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Article de revue

« Oraşul Stalin » (La Ville de Staline) 1950-1960

La construction politique d'une identité à Braşov

Pages 49 à 68

Notes

  • [1]
    Cet article est la version remaniée d’une communication prononcée à l’Université Européenne d’Été, Lyon, ENS-LSH, 2007.
  • [2]
    Per Ronnas, Urbanization in Romania : A Geography of Social and Economic Change Since Independence, Stockholm, The Economic Research Institute Stockholm School of Economics, 1984, p. 195 et 219-220.
  • [3]
    Tout au long de son histoire, la ville de Bras?ov a connu plusieurs dénominations officielles. Dans une première étape, comprenant la période d’avant la mise en place du dualisme austro-hongrois, la ville s’appelait Kronstadt. À partir de 1867 elle prit le nom hongrois de Brassó. En 1918, une fois la Transylvanie intégrée au Royaume de Roumanie, elle reçut le nom roumain de Bras?ov.
  • [4]
    Interviews réalisées par l’auteur avec Octav Bjoza, Gernot Nüssbacher et Ioan F?tu à Bras?ov, en septembre 2007. Les personnes interviewées ont habité ou ont travaillé dans la ville dans les années 40-50. Leurs témoignages révèlent qu’on employait le nom officiel dans les endroits publics, notamment en contact avec les institutions officielles, tandis que l’emploi des noms anciens faisait courir le risque d’un avertissement de la part des autorités.
  • [5]
    Voir James H. Bater, The Soviet City : Ideal and Reality, London, Edward Arnold, 1980 ; Richard Anthony French, Ian F. E. Hamilton (eds.), The Socialist City : Spacial Structure and Urban Policy, Chichester, John Wiley, 1979 ; Stephe Kotkin, Magnetic Mountain : Stalinism as Civilisation, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1995.
  • [6]
    Anders Åman, Architecture and Ideology in Eastern Europe during the Stalin Era : An Aspect of Cold War History, New York, The Architectural History Foundation, INC, Cambridge, Massachusetts, London, England, The MIT Press, 1992, p. 43-44.
  • [7]
    Katherine Verdery, The Political Lives of Dead Bodies : Reburial and Postsocialist Change, New York, Chichester, West Sussex, Columbia University Press, 1999, p. 23-40.
  • [8]
    Jean Remy, Liliane Voyé, Ville, ordre et violence, Paris, PUF, 1981, p. 86.
  • [9]
    PMR : « Partidul Muncitoresc Român » (Le Parti ouvrier roumain).
  • [10]
    Pour plus de détails concernant l’histoire de la ville, voir Harald Roth (Hnsg.), Kronstadt. Eine siebenbürgishe Stadtgeschichte, München, Universitas Verlag, 1999.
  • [11]
    Per Ronnas, Urbanization in Romania..., op. cit., p. 341.
  • [12]
    « În locul vechii cet??i feudale, un oras? al muncitorilor » (À la place de la vieille cité féodale, une ville des ouvriers), Drum Nou (désormais DN), no 1783, 19 août 1950, p. 4. Dans la presse communiste on ne signait pas les articles, ou alors seulement par des initiales. C’est le cas de la plupart de ceux qui sont utilisés ici.
  • [13]
    Johann Bergleiter, Noul plan s?i c?l?uza oras?ului Bras?ov 1934, Bras?ov, Verlag M. Bergleiter Editura, 1934 et C?l?uza municipiului Bras?ov, Sfântu Gheorghe, Tipografia Patria, 1940.
  • [14]
    On retrouve une approche contradictoire semblable dans la période qui suit le moment 1789, lorsque les dégâts engendrés par le déferlement de la Révolution provoquent la réaction des gens intéressés par la valeur historique et artistique des monuments en péril. C’est ainsi que le concept moderne de patrimoine, dans ses formes institutionnalisées, fait son apparition. Voir André Chastel, « La notion de patrimoine », dans Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1986, pp. 410-413.
  • [15]
    Archives Nationales de Roumanie. Direction Départementale de Bras?ov (désormais ANRDDB), « Fond Sfatul Popular al Regiunii Stalin, Sec?ia Consiliul Tehnico-Stiin?ific », dossier no 1952/1954, fol 4-5, « Proiect nr. 776 ».
  • [16]
    « Ieri oras? al exploat?rii, azi s?antier al costruc?iei socialiste » (Hier, ville de l’exploitation, aujourd’hui chantier de la construction socialiste), DN, no 1782, 18 août 1950, p. 1.
  • [17]
    Titus Evolceanu, Introducere în probleme generale de construc?ia oras?elor, Bucures?ti, Editura Tehnic?, 1956, p. 22-25 et 88-89.
  • [18]
    « S? ne gândim la S?cheii Bras?ovului » (Pensons à S?cheii Bras?ovului), DN, no 80, 15 décembre 1944, p. 3.
  • [19]
    « Se schimb? înf??is?area Oras?ului Stalin » (La Ville de Staline change d’aspect), DN, no 2174, 30 novembre 1951, p. 1.
  • [20]
    Petre S?lcudeanu, Bras?ov, Bucures?ti, Editura Meridiane, 1962, p. 17.
  • [21]
    Titus Evolceanu, Introducere în probleme..., op. cit., p. 22-28 et 34-35.
  • [22]
    Cette illustration et les suivantes sont des reproductions de cartes postales datant des années 50. Bibliothèque Centrale Universitaire de Cluj-Napoca (Biblioteca Central? Universitar? Cluj-Napoca), Salle des collections spéciales, Fonds des cartes postales – Bras?ov, I – 3151, 3422, 3437, 3638, 3146, 3148, 3150.
  • [23]
    « Muncitorii feroviari îs?i construiesc locuin?e » (Les cheminots bâtissent leurs propres appartements), DN, no 1961, 24 mars 1951, p. 3.
  • [24]
    Noua nomenclatur? a str?zilor din Oras?ul Stalin, Bras?ov, 1950.
  • [25]
    En étudiant les enjeux de la « fête révolutionnaire », Mona Ozouf remarquait : « Elle est exactement ce qu’elle souhaitait être : un commencement des temps ». Mona Ozouf, La fête révolutionnaire 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 474.
  • [26]
    « Oras?ul nostru s? poarte numele Marelui Stalin » (Que notre ville porte le nom du grand Staline), DN, no 1782, 18 août 1950, p. 1.
  • [27]
    « În locul vechii cet??i feudale... », op.cit., p. 4.
  • [28]
    « Oras?ul nostru s? poarte... », op. cit., p. 1 , 5. L’article se réfère au développement touristique de Bras?ov pendant l’Entre-deux-guerres. Sa proximité de Bucarest, de même que le pittoresque des environs, facilitaient, à l’époque, la transformation de la région en une destination de vacances habituelle pour l’élite bucarestoise.
  • [29]
    « Oamenii muncii din Bras?ov propun ca oras?ul lor s? poarte numele marelui Stalin » (Les ouvriers de la ville de Brasov proposent que leur ville porte le nom du grand Staline), Scânteia (désormais S), no 1816, 19 août 1950, p. 1.
  • [30]
    ANRDDB, « Fond Comitetul Jude?ean PCR (PMR), Sec?ia Agita?ie s?i Propagand? », dossier no 10/1950, fol. 171-174, « Plan de munc? », « Raport din 29 august 1950 ».
  • [31]
    « Scrisoare c?tre CC al PMR » (Lettre au CC du PMR), DN, no 1784, 20 août 1950, p. 1.
  • [32]
    « Decretul nr. 211 » (Arrêté no211), Buletinul Oficial al Republicii Populare Române, no 71 bis, 22 août 1950.
  • [33]
    « M?rea?a manifesta?ie din Oras?ul Stalin » (La grande manifestation de la Ville de Staline), S, no 1823, 26 août 1950, p. 3 ; « Prin schimbarea numelui oras?ului cu acela de Oras?ul Stalin oamenii muncii au transformat s?rb?torirea zilei de 23 august într-o manifesta?ie de ne??rmurit? recunos?tin?? fa?? de Marele Stalin s?i de hot?râre nestr?mutat? de a ap?ra pacea » (En choisissant de remplacer le nom de leur ville par le nom de Staline les ouvriers ont transformé la Fête du 23 août en une manifestation d’inexprimable gratitude envers le grand Staline et en une décision invincible de défendre la paix), DN, no 1786, 25 août 1950, p. 1-2.
  • [34]
    Mona Ozouf, La fête révolutionnaire..., op. cit., p. 88, 102 et 327-328.
  • [35]
    Anne-Marie Lecocq, « La symbolique de l’État. Les images de la monarchie des premiers Valois à Louis XIV » dans Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, op. cit., p. 149-150.
  • [36]
    ANRDDB, « Fond Comitetul Jude?ean PCR (PMR), Sec?ia Agita?ie s?i Propagand? », dossier no 10/1950, fol. 173-174, 178, « Raport din 29 august 1950 », « Raport din 30 august ».
  • [37]
    « Monumentul Eroului Sovietic » (Le Monument du Héros Soviétique), DN, no 1548, 10 novembre 1949, p. 1 ; « Dezvelirea Monumentului Sovietic » (La cérémonie de l’inauguration du Monument Soviétique), DN, no 1551, 13 novembre 1949, p. 1.
  • [38]
    « Întâmpinând cea de a 34-a aniversare a Marii Revolu?ii Socialiste din Octombrie, oamenii muncii au împodobit oras?ul nostru cu o impun?toare statuie a Generalissimului Iosif Vissarionovici Stalin » (Pour célébrer la 34e anniversaire de la Grande Révolution d’Octobre, les ouvriers ont paré notre ville d’une imposante statue du Grand Général Iossif Vissarionovitch Staline), DN, no 2155, 7 novembre 1951, p. 3.
  • [39]
    « O incursiune prin câteva procese verbale s?i o excursie... pe Tâmpa » (Une incursion en quelques procès verbaux et une excursion... sur le Tâmpa), DN, no 2 1 50, 1 er novembre 195 1 , p. 3.
  • [40]
    Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne, L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001, p. 97.
  • [41]
    . La Roumanie présente d’autres cas similaires, comme par exemple le canal liant le Danube à la Mer Noire ou bien les nombreux barrages hydro-électriques employés par le régime comme autant d’outils de propagande politique.
  • [42]
    Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne..., op. cit., p. 35.
  • [43]
    Vladimir Tism?neanu, Stalinism pentru eternitate. O istorie politic? a comunismului românesc, Ias?i, Polirom, 2005, p. 181-184, 205 et 214-222.

1 Bras?ov est l’une des villes est-européennes qui, dans les années 1950, a connu une métamorphose radicale engendrée par des mutations politiques, socio-économiques et ethniques profondes [2]. À l’instar de la Roumanie tout entière, elle a été soumise à une politique de soviétisation politique, culturelle, économique et sociale. Mais l’adaptation du modèle soviétique aux réalités de la nouvelle République populaire, du moins dans le cas roumain, relevait davantage de la propagande que de la réalité. En outre, elle entrait en contradiction avec les traditions, les sensibilités locales et avec les ressources matérielles et humaines du pays. Pendant les années 1950-1960, la soviétisation se traduisit notamment par l’imposition d’une nouvelle identité à la ville de Bras?ov (Kronstadt en allemand, Brassó en hongrois [3]) : elle devint la « ville de Staline » (Oras?ul Stalin). Le cas de Bras?ov n’est pas unique. On retrouve des situations analogues dans les autres démocraties populaires : en RDA (Eisenhüttenstadt-Stalinstadt), en Pologne (Katowice-Stalinogrod), en Hongrie (Dunajváros-Sztálinváros), en Tchécoslovaquie (Kárviná Nove Mìsto-Stalingrad), en Bulgarie (Varna-Stalin), en Albanie (Kucove-Qyteti Stalin), et bien sûr en URSS (Volgograd-Stalingrad).

2 Cet article examine la manière dont les autorités politiques, représentées par les organes centraux et locaux du Parti et de l’État, ont fondé une « identité officielle » à l’encontre des traditions locales. Le changement du nom de la ville et de celui de la plupart des rues, des places et des bâtiments administratifs constitue le premier niveau de cette politique. Le deuxième niveau est représenté par la modification du paysage urbain par l’édification de nouveaux monuments, l’aménagement des parcs et la construction de nouveaux ensembles architecturaux. Le dernier niveau est celui des fonctions et des valeurs sociales attachées à la ville. Comme nous allons le voir par la suite, ces fonctions et valeurs seront fondées à l’encontre de l’histoire et des traditions de la ville. Il s’agit bien alors d’une identité « officielle », non assumée par les habitants. Les interviews effectuées montrent que l’appellation de « Ville de Staline » n’était employée que dans l’espace public, alors que dans le milieu privé, on continuait d’employer les anciens toponymes [4]. Une des causes de l’échec des autorités est aussi la période bien courte (dix ans seulement) pendant laquelle la nouvelle identité a été mise en place. Enfin celle-ci accompagnait un processus général de construction d’identités sociales dans un monde nouveau. Dans cette période des années 50, on redéfinit, au niveau du discours officiel, la plupart des identités structurant une société, qu’elles soient nationales, religieuses ou de classe. C’est dans ce contexte complexe que vient s’inscrire l’identité de la « Ville de Staline », présentée par la presse officielle comme un modèle de développement pour les autres villes du pays.

3 Quoique le thème de la ville à l’époque socialiste ait intéressé un grand nombre de chercheurs provenant de diverses branches des sciences sociales, les politiques concernant la construction de nouvelles identités urbaines ont été moins étudiées [5]. Le cas de la ville de Bras?ov bénéficie toutefois d’un examen général dans l’ouvrage d’Anders Åman : Architecture and Ideology in Eastern Europe during the Stalin Era[6]. Nous proposons d’analyser ici le cas de Bras?ov en utilisant la notion de symbole politique, emprunté à Katherine Verdery [7], défini comme une entité qui transmet un message politique déchiffrable grâce à un code de significations. Dans le cas qui nous intéresse il s’agit du code de significations spécifique au monde communiste. Quant à la notion de « centre-ville », nous la définissons à l’instar de Jean Remy et Liliane Voyé comme un espace à fonctions symboliques d’où « s’exerce le pouvoir et s’unifie le groupe ». C’est le lieu où se déroulent les manifestations publiques et dont la spécificité des « formes exprime le caractère unique et original de l’entité urbaine »  [8].

4 Les sources ici mobilisées pour retracer l’histoire de la construction de la nouvelle identité sont les archives locales du Parti et de l’administration locale, les publications officielles du PMR [9] au niveau central (Scânteia L’Étincelle) et local (Drum Nou La Nouvelle Voie), des bulletins officiels, des livres et des brochures de présentation de la ville depuis les années 30 jusqu’aux années 50, des cartes, des images de cartes postales illustrées et des albums.

PROLÉGOMÈNES

5 Les origines de la cité médiévale remontent au processus de colonisation germanique de la Transylvanie aux XIIe et XIIIe siècles. L’enjeu de cet échange de population, tel que la Couronne hongroise le concevait, était d’assurer l’essor économique de cette région du royaume, de la sécuriser et de consolider ainsi des territoires qu’elle venait de conquérir. La majorité de la population colonisée (qu’on appellera plus tard Saxons) venait des régions allemandes situées à l’Ouest du Rhin et s’était établie surtout dans la partie Sud de la Transylvanie. Attestée par les documents dès 1235, la ville de Kronstadt (Bras?ov) connut l’apogée de son développement économique pendant les XIVe-XVIe siècles : elle fut pendant longtemps la plus importante ville commerciale et ouvrière de Transylvanie [10].

6 Après le recul de son importance stratégique de la deuxième moitié du XVIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle, la ville connut un essor rapide au tournant des XIXe et XXe siècles. Cette tendance se poursuivit pendant l’Entre-deux-guerres. La ville jouissait d’une politique de soutien industriel aussi bien de la part de l’administration hongroise de la période dualiste, que de l’administration roumaine mise en place à la fin de la première guerre mondiale. Située très près de la frontière qui sépare l’Empire austro-hongrois du Royaume de Roumanie, son importance commerciale dépendait de l’évolution des relations économiques entre les deux pays. En ce qui concerne les infrastructures, le régime dualiste entreprit des travaux d’extension et de systématisation des rues, ainsi que la construction d’un centre moderne à l’entrée de la vieille cité médiévale. Le nouveau centre était spacieux, tandis que les établissements publics étaient bâtis dans un style inspiré de la capitale orientale de l’Empire, Budapest. La construction de ce nouveau centre administratif, commencée par les autorités hongroises à la fin du XIXe, et au début du XXe siècle, fut poursuivie par les autorités roumaines de l’Entre-deux-guerres selon de tout autres critères stylistiques. Près de la place médiévale à laquelle deux artères principales le reliaient, le centre moderne constituait, avec le centre médiéval, un ensemble concentrant tous les organes décisionnels de la ville. On appellera plus loin « centre-ville » l’ensemble central, « ville ancienne » l’espace jalonné par les fortifications de l’ancienne cité médiévale, et « ancien centre » la place médiévale dominée par le palais Casa Sfatului (L’Hôtel de Ville).

7 Dans les années 1944-1956 la ville connut une métamorphose radicale, affectant aussi bien son économie que sa structure sociale et ethnique. Son industrialisation accélérée engendra une augmentation massive de la population ouvrière, venant surtout des régions les plus pauvres du pays. Du point de vue ethnique, cette immigration était surtout roumaine. Ce fait, combiné à la déportation d’une partie de la population saxonne dans l’Union soviétique dans les années 1944-1945, explique la croissance considérable de la part roumaine de la population et le recul relatif des composantes saxonne et magyare. En effet, selon le recensement de 1930, la population roumaine de la ville de Bras?ov représentait 32,7% du total des habitants, la population allemande 22,4%, tandis que les Hongrois en formaient 42, 2% ; en revanche, en 1956, la population roumaine constituait 71 , 6 % du total de la population, les Allemands 8,4 % et les Hongrois 19,5%. Si le processus de roumanisation commence dès l’Entre-deux-guerres, sa progression maximale date de la période 1944-1945. Dans les années 1948-1956, la population de Bras?ov augmente de 82 984 à 123 834 habitants, alors que, en 1930, il n’y avait que 59 232 habitants [11]. Économiquement, la bourgeoisie saxonne souffrit beaucoup des nationalisations effectuées à la fin des années 40. Le pouvoir économique de cette communauté s’affaiblit par rapport à son poids démographique. L’uniformisation ethnique et sociale aidant, d’une ancienne ville pluriethnique diversifiée socialement, Bras?ov se transforma en une ville ouvrière majoritairement roumaine.

« À la place de la vieille cité féodale, une ville ouvrière » [12]

8 Dans les albums et les brochures de publicité de la ville des années 30, toutes les présentations commencent par la description du centre médiéval de Bras?ov, les images représentatives étant Casa Sfatului et Biserica Neagr? (l’Église Noire)  [13]. Après 1945, l’attitude envers le passé médiéval devient ambivalente. D’une part, la ville médiévale est le témoignage d’une période « ténébreuse », marquée négativement du point de vue idéologique ; d’autre part, on perçoit ces vestiges comme un patrimoine architectural et artistique [14]. Dans les années 1945-1958, les autorités locales se focalisent sur la modernisation et l’extension des quartiers ouvriers, négligeant la vieille ville. On réalise des travaux d’entretien de faible envergure sur les murs médiévaux comme, par exemple, la restauration des quatre tours et du mur méridional de la cité, en 1954-1955. On exécute aussi des travaux d’entretien des vieux bâtiments occupés par les institutions de l’État [15]. Plus tard seulement, dans les années 1958-1966, des travaux de restauration plus intenses sont réalisés dans le cadre de grands programmes nationaux d’entretien du patrimoine culturel et de développement touristique. La nouvelle identité que les autorités essayent d’assigner à la ville dans les années 50 s’appuie sur les grands complexes industriels et sur les nouveaux quartiers périphériques. Le caractère industriel, du point de vue économique, et le caractère ouvrier, du point de vue social, sont les composantes essentielles du discours utilisé dans les écrits sur la ville (monographies ou articles) et dans les propos des autorités.

9 Le discours officiel sur la nouvelle identité de la ville cherche à en présenter l’évolution par quelques comparaisons antithétiques projetées sur le canevas d’une coupure temporelle. Après la mise en place du régime de la démocratie populaire, le cours de l’histoire change d’une manière radicale. Le changement de nom de la ville marque la rupture avec un passé qui, comme la vieillesse, est perçu négativement par l’idéologie communiste. Cette vision antithétique par rapport au passé est parfaitement exprimée par la phrase si répandue à l’époque : « Hier, ville de l’exploitation, aujourd’hui chantier de la construction socialiste. »  [16]

10 Conformément à la vision urbanistique imprégnée d’idéologie des années 1950, la ville est un reflet du mode de production et des rapports de classe [17]. D’un côté, les exploiteurs habitaient des villas luxueuses au centre-ville et de l’autre, les exploités étaient obligés de vivre dans les appartements insalubres de banlieues sous-équipées. La ville des bourgeois et des grands propriétaires se définissait par les ténèbres et le sous-développement. On invoquait « le manque total de réseaux de canalisation », « d’électricité », « d’institutions de santé publique et d’enseignement »  [18]. La rupture avec le passé est remémorée chaque année le 23 août ; la signification véritable de la fête n’est pas celle qui est proclamée, à savoir la libération de l’occupation fasciste, mais bien celle qui lui est subsidiaire, l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire de la Roumanie. Celle-ci nivèle les contradictions sociales du développement urbain par l’épanouissement de la banlieue ouvrière. La ville connut en effet une transformation rapide  [19].

11 Le commentaire d’une image représentant de nouveaux immeubles près de maisons anciennes en banlieue souligne les rapports conflictuels existant entre les ruines en désordre de l’ancienne périphérie et l’ordre urbain systématique, spécifique au nouveau régime : « Le passé et le présent s’affrontent ici, rue du 13 décembre »  [20]. Les autorités mirent en œuvre un programme de systématisation de ces espaces au développement chaotique [21]. Les nouveaux quartiers construits sont des complexes attachés aux entreprises des environs. Chaque quartier a ses écoles, ses hôpitaux, ses parcs, ses terrains de sport et ses centres commerciaux ; ainsi est-il autonome par rapport au centre-ville. Le centre politique et social de ces zones est l’entreprise autour de laquelle elles ont été construites et qui donne, le plus souvent, son nom au quartier [22].

Figure 1

Le quartier « Steagu Ros?u ». Ensemble de logements collectifs

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Le quartier « Steagu Ros?u ». Ensemble de logements collectifs


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.

12 La construction même des nouveaux quartiers est un geste chargé de significations politiques, figurant la fondation de la société nouvelle par les ouvriers. La propagande officielle insiste souvent sur la nature volontaire des travaux effectués pour la construction des immeubles ou des bâtiments publics. On souligne que les ouvriers des Ateliers des CFR (Les Chemins de Fer Roumains) emploient, dans la construction des nouveaux appartements, des matériaux obtenus par la démolition de vieilles maisons. Ainsi ont-ils trouvé une nouvelle forme de récupération des débris d’un passé rejeté [23].

Figure 2

Vue panoramique du quartier « Steagu Ros?u ».

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Vue panoramique du quartier « Steagu Ros?u ».


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.
Figure 3

Vue panoramique du quartier « Tractorul » (Le Tracteur).

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Vue panoramique du quartier « Tractorul » (Le Tracteur).


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.

Le baptême

13 La métamorphose économique et sociale de la ville va de pair avec la soviétisation des noms de la plupart des espaces publics. Les grands boulevards qui, avant, portaient les noms des rois et des reines de la Roumanie ancienne prennent le nom de figures centrales du monde communiste international ou soviétique : Staline, Karl Marx, Friedrich Engels ou encore le général Vorochilov. Le Parc central devient le Parc de l’amitié roumano-soviétique. Les places les plus importantes s’appelaient Stalin et 23 August (date où, conformément à la propagande officielle, l’ancien régime du général Antonescu s’est effondré sous la pression des communistes avec l’aide « fraternelle » de l’Union soviétique). Les entreprises de la ville, nationalisées en 1948, reçoivent à leur tour des noms conformes à l’esprit de la nouvelle époque : Steagul Ros?u (Le Drapeau rouge), Ernst Thälmann (nom d’un héros communiste de la République démocratique allemande), Ioan Fonaghi, Partizanul (Le Partisan), Dezrobirea (La Libération). Certaines rues moins importantes, hôpitaux et écoles héritent de noms de héros locaux de la mythologie communiste. Parmi ceux-ci on remarque Ilie Pintilie, un ouvrier des CFR proche du groupe de Gheorghiu-Dej et mort en prison en 1943 [24].

14 Mais l’élément central dans la fondation de la nouvelle identité réside dans le changement du nom de la ville elle-même, le 23 août 1950. Les manifestations organisées à l’occasion de cette journée associent la symbolique de la Fête nationale du 23 août à la procession politique accompagnant ce changement de nom. L’importance de la fête est ainsi redoublée, célébrant le début d’une ère nouvelle à la fois au niveau national et local  [25]. Du point de vue de la direction centrale du Parti, le fait de nommer une ville « Staline » constituait un acte de reconnaissance de la suprématie soviétique. Pourquoi alors Bras?ov ? Ce choix peut s’expliquer aisément dans le contexte de l’essor de cette ville à la fin des années 40 et au début des années 50. L’industrie y drainait des investissements considérables, grâce à ses bonnes infrastructures, sa tradition industrielle et son emplacement géographique stratégique, au cœur du pays. Le développement de l’industrie locale propulse Bras?ov comme un modèle d’industrialisation rapide. Son statut de ville-modèle de la nouvelle ère industrielle, son importance à l’échelle nationale de même que la contribution de la technologie soviétique à son essor industriel en ont fait la candidate idéale dans la course pour gagner le nom de Staline.

15 Du 17 au 23 août 1950, on organisa toute une série de manifestations, dont l’enjeu principal était de suggérer que la nouvelle appellation de la ville n’était nullement imposée par les organes supérieurs, par décision politique, mais au contraire le fruit de l’initiative des ouvriers de la ville. Outre cet enjeu de légitimation populaire de la décision, les manifestations avaient comme objectif la mobilisation de la population dans un défilé politique ; la participation active ou passive de chacun à celui-ci était entendue comme un acte implicite d’adhésion. On offrait aux ouvriers un rôle politique qui faisait d’eux des sujets du contrôle idéologique du Parti dès lors qu’ils l’acceptaient. Selon la propagande officielle, les ouvriers des Ateliers des Chemins de Fer Roumains (Atelierele CFR) de Bras?ov, influencés par l’approche du moment de l’anniversaire de la Fête nationale et par l’image paternelle de Staline, se décident à proposer aux organes supérieurs du Parti que leur ville « porte » le nom du « grand dirigeant et maître ». L’initiative appartient à trois ouvriers qui sont aussi des membres de l’organisation du PMR au niveau de l’entreprise. Elle est rendue publique le 17 août 1950 lors d’une séance de la cellule du Parti qui se tient à 9 heures du matin, dans la halle des fours. On avance deux arguments essentiels en faveur de la proposition. Le premier met en relief le fait que le nom de Bras?ov est associé à la période d’exploitation capitaliste pendant laquelle la ville constituait pour la bourgeoisie « une source d’enrichissement et une occasion de fêtes perpétuelles » alors que pour les ouvriers ce n’était qu’une « vie menée dans les ténèbres, une misère sans fin »  [26]. Le second argument souligne le rôle fondamental de l’Union soviétique, et implicitement de son dirigeant, dans la « libération » du joug nazi, ainsi que dans le processus d’industrialisation par transfert de technologie. Pour justifier le remplacement du nom ancien, on le politise en lui attachant des connotations idéologiquement négatives : « le nom de la vieille cité féodale ne correspond plus, il est devenu réactionnaire »  [27]. En raison de la tradition de la bourgeoisie roumaine de l’Entre-deux-guerres d’y passer ses vacances, l’endroit est vu comme une ville où les capitalistes « venaient reposer l’oisiveté de leurs corps avachis »  [28]. Le nom de Staline allait apporter, par sa simple présence, un souffle nouveau à la ville. L’argumentation profondément idéologisée de leurs discours, de même que les réactions amples et organisées qui ont suivi dans le reste des entreprises de la ville tout au long de la même journée alimentent la thèse selon laquelle l’initiative a été minutieusement préparée par le Parti et qu’elle n’est pas spontanément venue à l’esprit des travailleurs [29]. Les archives locales attestent à leur tour le fait que l’activité des cellules de parti, surtout au niveau des entreprises, était surveillée et contrôlée de près par les organes supérieurs [30]. En effet, après cette séance du Parti, un rassemblement est organisé dans le dépôt des CFR ; les ouvriers y sont mobilisés pour défendre la proposition et signer l’appel aux autorités. L’appel est rédigé et signé sur une locomotive, et la presse diffuse de nombreuses photographies qui inscrivent spatialement l’acte politique des ouvriers. Au niveau officiel, l’appel se matérialise par une lettre ouverte adressée au Comité Central du PMR et au gouvernement de la Roumanie. On y justifie le choix de renoncer au nom ancien en invoquant l’importance industrielle de la ville de Bras?ov, la notoriété que ses entreprises ont acquise les derniers temps, et l’on garantit l’engagement des travailleurs de la future Ville de Staline de se montrer dignes du nom de leur ville par de futurs succès dans la production industrielle [31]. L’acte rédigé par les ouvriers des Ateliers des CFR est renforcé par des démonstrations de soutien organisées dans toutes les entreprises de la ville. Dans le cadre du rassemblement qui a lieu à Sovromtractor (l’usine de tracteurs) les ouvriers signent, sur le 5 266e tracteur, un document pour soutenir les cheminots.

16 A la suite d’intenses préparatifs d’embellissement de la ville, après des travaux réalisés du 18 au 22 août pour effacer les dernières traces de la guerre, la procession publique organisée pour le changement du nom de la ville est inaugurée le 23 août 1950 au matin, grâce à la mobilisation générale des employés d’entreprises, des élèves et des étudiants. Les habitants de la ville sont censés y prendre part en affichant des slogans et des portraits aux fenêtres. Venues de tous les coins de la ville, les colonnes de participants se dirigent vers la Place du 23 Août, correspondant au centre-ville. Le défilé se fait sur les accords d’une fanfare. Des portraits géants de leaders soviétiques et locaux, des slogans, des échantillons des réalisations techniques des entreprises locales, de même que les nouveaux modèles de tracteurs KD-35 d’inspiration soviétique constituent les éléments de décor des manifestations. La procession se concentre ensuite sur la Place du 23 Août, où des membres des autorités locales du Parti et de l’État, auxquels s’ajoutent des représentants des autorités centrales font part de la décision de la Grande Assemblée Nationale de soutenir l’initiative des ouvriers des CFR par la promulgation d’un décret stipulant le changement officiel du nom de la localité (le 22 août 1950)  [32].

17 Une fois ce moment solennel passé, les ouvriers se dirigent vers les institutions et les entreprises de la ville pour remplacer les enseignes. La presse se focalise surtout sur celles de la gare, qui sont abattues et remplacées par de nouvelles. Ce geste se joint à l’entrée en gare d’une locomotive portant le portrait de Staline. Par la suite, une campagne de diffusion de la nouvelle appellation de la ville dans l’usage de tous les jours est lancée [33].

18 Ces festivités officielles ont exigé la mobilisation d’un nombre impressionnant de personnes. Dans le cadre de la procession, chaque groupe était censé jouer un rôle distinct. Par exemple, pendant la première étape, celle de la proposition, trois ouvriers, par leurs discours, avancent des arguments en faveur du remplacement du nom de la ville. Puis entrent en scène les groupes d’ouvriers des Ateliers des CFR et des entreprises importantes de la ville. Par des manifestations communes ou par les discours de leurs représentants dûment préparés, chaque groupe exprime son adhésion à la proposition des cheminots. Les espaces et le décor contribuent au message transmis : le mémoire des ouvriers des CFR est signé dans le dépôt de la ville sur une locomotive, la manifestation des ouvriers de Sovromtractor est organisée à l’ombre des tracteurs réalisés selon le modèle soviétique, le défilé suit les boulevards Lénine et Staline et aboutit à la Place du 23 Août. Les habitants expriment leur adhésion en affichant des portraits et des pancartes aux fenêtres.

19 Comme Mona Ozouf le remarquait, dans le cas des fêtes révolutionnaires, le rôle de ce type de manifestations publiques est de créer une unanimité et de refaire, de la sorte, l’unité de la société grâce au rassemblement de tous ses citoyens. Ce sont des occasions de faire apprendre « l’esprit civique », de faire passer une « éducation collective » et de « diffuser » dans la société les valeurs du nouveau régime [34]. Les rites et les images symboliques ont pour but d’attirer l’attention, et de fixer dans la mémoire un discours répétitif, souvent en conflit avec la réalité immédiate  [35].

20 Pour qu’une masse de gens puisse être manipulée dans le cadre de manifestations complexes telles que ces moments festifs, manifestations, processions ou travaux volontaires, le PMR a dû développer, au niveau des institutions locales et des entreprises, un grand appareil de propagande. Les réseaux locaux de mobilisation majeurs étaient les organisations du Parti au niveau de l’entreprise, l’organisation ARLUS (l’Association pour le renforcement des liens d’amitié avec l’Union soviétique) et les syndicats. Le réseau du parti était aussi le plus important en raison du pouvoir qu’il exerçait sur la direction des entreprises et, par là, sur les ouvriers. Le siège central lui assignait des tâches très diversifiées : la formation idéologique des ouvriers, leur mobilisation en vue de mener à bonne fin les plans économiques des entreprises, les activités politiques et les travaux en commun. Selon les archives des structures régionales du PMR, durant les manifestations publiques organisées lors de la dénomination de la ville, cet appareil de propagande et de mobilisation des masses fut exploité au maximum. Des « agitateurs » spécialement entraînés, membres du Parti furent mobilisés à cet effet [36].

La conquête de l’espace symbolique

21 Le premier monument de la Bras?ov stalinienne est inauguré le 12 novembre 1949. Lors de ce moment solennel, le Consul général de l’Union soviétique se joint aux autorités locales. Malgré les grands efforts déployés, et alors qu’on avait « travaillé jour et nuit » pour son achèvement le 7 novembre 1949, le délai n’a pas pu être respecté ; c’est pourquoi la cérémonie de l’inauguration du monument n’eut pas lieu en même temps que la célébration de la Révolution bolchevique. C’est l’organisation départementale du PMR qui devait prendre en charge la construction du monument. À la suite d’un concours de projets on opta pour une colonne de 14,66 mètres de hauteur, comportant à sa base une statue en bronze du « soldat-héros de l’Union soviétique ». Les deux tonnes de bronze provenaient d’une collecte faite dans les principales usines de la ville, ainsi impliquées dans le projet. Le moulage fut réalisé à l’entreprise Sovromtractor grâce au travail bénévole des ouvriers en dehors de leurs huit heures de travail quotidien [37]. Comme pour la plupart des monuments de ce type, on choisit pour emplacement un grand parc mettant en valeur la fonction commémorative du monument de même que ses dimensions gigantesques.

22 Deux ans plus tard, le 6 novembre 1951, à l’occasion de la célébration du même événement, le Conseil Populaire (Sfatul Popular) achève la construction d’une statue de Staline qui devait marquer le changement d’identité de la ville. À cette festivité sont présents, outre les autorités locales et les délégations d’ouvriers et d’élèves, Gheorghe Apostol, l’un des chefs marquants du PMR à l’échelle nationale, et A. Golinceacov, le premier secrétaire de l’Ambassade de l’URSS à Bucarest. À partir de ce moment, la statue de Staline devint le repère central des manifestations courantes du nouveau régime [38].

Figure 5

La statue de Staline placée dans un important carrefour.

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La statue de Staline placée dans un important carrefour.


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.
Figure 4

Le Monument du Héros Soviétique.

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Le Monument du Héros Soviétique.


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.

23 Dans le laps de temps séparant les deux inaugurations de monuments, on procède à un marquage symbolique moins commun de l’espace : le nom de Staline est en effet inscrit sur les pentes du mont Tâmpa grâce à la plantation d’espèces d’arbres de couleurs différentes. Les prémisses de cette intervention sont à trouver dans l’incendie qui avait dévasté, en 1946, la forêt couvrant le mont Tâmpa. Une enquête journalistique rendue publique en automne 1951 raconte comment en avril de cette même année, on procéda au reboisement du mont. Les autorités locales étaient accusées de n’avoir pas assuré une bonne surveillance du parc, et de n’avoir pas alloué des fonds suffisants pour la remise en état des routes en lacet, de sorte que la jeune plantation était menacée de disparaître. L’auteur remarque, d’un ton accusateur, que le Conseil populaire « ne tient pas le mont Tâmpa pour un parc de la Ville de Staline, méritant ainsi une attention particulière »  [39]. Au-delà du souci d’entretien des parcs de la ville, l’enjeu de la critique concernait le message politique que pouvaient porter ces espaces verts.

24 Les trois composantes analysées ci-dessus forment donc un ensemble cohérent. La statue de Staline et le Monument du Héros Soviétique occupent de vastes espaces, ouvrant des perspectives panoramiques sur le centre-ville. Ils se trouvent aux deux entrées principales de la ville ancienne, marquant les deux nœuds centraux du trafic routier. Tout autour de ces deux monuments se trouvent les bâtiments abritant les institutions locales du régime monarchiste, et qui avaient été saisis par le nouveau régime : le Conseil populaire, le Siège local du PMR, le siège de l’ARLUS, le Palais de Justice. Le combat politique et idéologique est ainsi transposé dans le « champ symbolique »  [40].

Figure 7

Le mont Tâmpa et la cité médiévale.

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Le mont Tâmpa et la cité médiévale.


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.
Figure 6

Panorama avec les deux monuments et les plus importants bâtiments administratifs de la ville.

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Panorama avec les deux monuments et les plus importants bâtiments administratifs de la ville.


Bibliothèque centrale universitaire de Cluj-Napoca.

25 Ces deux monuments dominent un espace concentrant les principales fonctions politiques de la ville. Le mont Tâmpa rappelle davantage dans son aménagement et ses enjeux symboliques les immenses palais bâtis à Bucarest et à Varsovie (Casa Scânteii et le Palais de la Culture). De même, dominant par sa hauteur tout l’espace de la ville, son rôle d’ « émetteur » est situé à une échelle de couverture différente. Le marquage et l’aménagement des milieux naturels dans les régimes communistes faisaient donc partie des pratiques de transmission de messages politiques, via l’utilisation d’un point d’émission géographique [41].

26 En ce qui concerne la statue de Staline, on peut remarquer que sa main n’est pas levée vers l’est, vers la zone ouvrière de la ville, mais bien vers la ville ancienne où se trouve aussi la place médiévale. On peut faire un constat similaire dans le cas du mont Tâmpa : le meilleur angle de vue pour lire l’inscription se trouve dans l’ancien centre de la ville, et non pas dans les nouveaux quartiers ouvriers. Cet ensemble domine une ville médiévale envers laquelle le pouvoir politique a une attitude ambivalente : il n’a pas choisi de démolir ce patrimoine historique et artistique considérable. Les interventions architecturales dans la vieille ville de Bras?ov sont donc limitées dans les années 1950. À l’inverse, le développement chaotique du centre historique de certaines villes de Moldavie et de Valachie, leur manque d’infrastructures et les effets de la guerre ont constitué des arguments pour en justifier la démolition.

27 Les statues, comme l’a remarqué Maurice Agulhon, apportent avec elles tout un cérémonial [42]. Celles de Bras?ov sont les éléments essentiels du décor dans lequel se placent les manifestations politiques quotidiennes du nouveau régime. Les festivités solennelles qui ont lieu dans leur entourage leur confèrent une aura sacrée : à la mort de Staline, par exemple, des ouvriers veillent sur sa statue. À l’occasion des festivités ayant un rapport avec l’Union soviétique des gerbes de fleurs sont déposées au pied du monument du Héros Soviétique. Le rôle des statues est d’autant plus important à Bras?ov qu’aucun changement important, comme par exemple la construction de nouveaux édifices, n’a transformé le paysage urbain.

28 Le remplacement du nom de Bras?ov par « Ville de Staline » en août 1950 n’est que le pivot central d’une identité nouvelle et complexe construite par les autorités politiques centrales et locales dans les années 1945 à 1960. Cette nouvelle identité est configurée par le discours officiel, les travaux d’embellissement de la ville, les manifestations politiques de masse et le programme de développement économique et social. Nous avons essayé de présenter et d’analyser le processus de fondation de cette identité par l’intermédiaire de trois composantes. Tout d’abord, le discours officiel concernant le développement de la ville souligne que la nouvelle identité se construit dans une relation antithétique et de rupture par rapport au passé. Les zones industrielles et le caractère ouvrier de la ville sont les motifs principaux de la nouvelle identité. La deuxième composante réside dans la série de manifestations publiques réclamant le changement de nom. À cette occasion on implique les habitants de la ville, qui reçoivent des rôles dans un scénario mis en scène par les autorités. De spectateurs passifs, les habitants deviennent des acteurs politiques manipulés. C’est ainsi que la population assume et légitime publiquement le changement d’identité de la ville. L’enjeu de la troisième composante, à savoir la construction, entre 1949 et 1951, d’émetteurs de messages symboliques, n’est pas seulement la matérialisation de la nouvelle identité et de la domination de l’espace public central. Le Monument du Héros Soviétique, la statue de Staline et le marquage politique du mont Tâmpa contribuent en même temps à l’assimilation d’un passé idéologiquement problématique à la nouvelle identité politique de la ville. Cette identité imposée par les organes supérieurs n’a pourtant été acceptée et intériorisée que partiellement, dans sa composante économique et sociale. Son échec est dû à sa courte période d’existence et surtout à son rapport conflictuel avec la tradition de la ville.

29 À la différence d’autres pays satellites de l’Union soviétique, la Roumanie ne connut pas, après 1956, de réelle déstalinisation. Gheorghiu-Dej n’eut de cesse de renforcer son pouvoir, malgré des mesures de façade dont le but était de rassurer les Soviétiques. Après 1960, le régime communiste roumain adopta cependant une politique censée accroître l’autonomie du pays par rapport à Moscou, soucieuse de remporter l’adhésion d’une population hostile aux Soviétiques. La séparation graduelle de Moscou se manifesta également par une action de dérussification culturelle  [43].

30 Dans ce contexte politique, on procéda, en 1960, à la renomination de la ville selon son ancien nom et, en 1962, à l’enlèvement discret de la statue de Staline. En revanche, le Monument du Héros Soviétique resta en place jusqu’à la chute du communisme. En ce qui concerne le mont Tâmpa, l’ironie du sort et les lois de la nature firent que longtemps après le changement du nom de la ville, on pouvait encore y lire le nom de Staline. La manière discrète avec laquelle ont été opérés ces changements révèle bien les rapports complexes qui liaient l’Union soviétique et les communistes roumains.


Date de mise en ligne : 01/11/2009.

https://doi.org/10.3917/rhu.025.0049

Notes

  • [1]
    Cet article est la version remaniée d’une communication prononcée à l’Université Européenne d’Été, Lyon, ENS-LSH, 2007.
  • [2]
    Per Ronnas, Urbanization in Romania : A Geography of Social and Economic Change Since Independence, Stockholm, The Economic Research Institute Stockholm School of Economics, 1984, p. 195 et 219-220.
  • [3]
    Tout au long de son histoire, la ville de Bras?ov a connu plusieurs dénominations officielles. Dans une première étape, comprenant la période d’avant la mise en place du dualisme austro-hongrois, la ville s’appelait Kronstadt. À partir de 1867 elle prit le nom hongrois de Brassó. En 1918, une fois la Transylvanie intégrée au Royaume de Roumanie, elle reçut le nom roumain de Bras?ov.
  • [4]
    Interviews réalisées par l’auteur avec Octav Bjoza, Gernot Nüssbacher et Ioan F?tu à Bras?ov, en septembre 2007. Les personnes interviewées ont habité ou ont travaillé dans la ville dans les années 40-50. Leurs témoignages révèlent qu’on employait le nom officiel dans les endroits publics, notamment en contact avec les institutions officielles, tandis que l’emploi des noms anciens faisait courir le risque d’un avertissement de la part des autorités.
  • [5]
    Voir James H. Bater, The Soviet City : Ideal and Reality, London, Edward Arnold, 1980 ; Richard Anthony French, Ian F. E. Hamilton (eds.), The Socialist City : Spacial Structure and Urban Policy, Chichester, John Wiley, 1979 ; Stephe Kotkin, Magnetic Mountain : Stalinism as Civilisation, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1995.
  • [6]
    Anders Åman, Architecture and Ideology in Eastern Europe during the Stalin Era : An Aspect of Cold War History, New York, The Architectural History Foundation, INC, Cambridge, Massachusetts, London, England, The MIT Press, 1992, p. 43-44.
  • [7]
    Katherine Verdery, The Political Lives of Dead Bodies : Reburial and Postsocialist Change, New York, Chichester, West Sussex, Columbia University Press, 1999, p. 23-40.
  • [8]
    Jean Remy, Liliane Voyé, Ville, ordre et violence, Paris, PUF, 1981, p. 86.
  • [9]
    PMR : « Partidul Muncitoresc Român » (Le Parti ouvrier roumain).
  • [10]
    Pour plus de détails concernant l’histoire de la ville, voir Harald Roth (Hnsg.), Kronstadt. Eine siebenbürgishe Stadtgeschichte, München, Universitas Verlag, 1999.
  • [11]
    Per Ronnas, Urbanization in Romania..., op. cit., p. 341.
  • [12]
    « În locul vechii cet??i feudale, un oras? al muncitorilor » (À la place de la vieille cité féodale, une ville des ouvriers), Drum Nou (désormais DN), no 1783, 19 août 1950, p. 4. Dans la presse communiste on ne signait pas les articles, ou alors seulement par des initiales. C’est le cas de la plupart de ceux qui sont utilisés ici.
  • [13]
    Johann Bergleiter, Noul plan s?i c?l?uza oras?ului Bras?ov 1934, Bras?ov, Verlag M. Bergleiter Editura, 1934 et C?l?uza municipiului Bras?ov, Sfântu Gheorghe, Tipografia Patria, 1940.
  • [14]
    On retrouve une approche contradictoire semblable dans la période qui suit le moment 1789, lorsque les dégâts engendrés par le déferlement de la Révolution provoquent la réaction des gens intéressés par la valeur historique et artistique des monuments en péril. C’est ainsi que le concept moderne de patrimoine, dans ses formes institutionnalisées, fait son apparition. Voir André Chastel, « La notion de patrimoine », dans Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 1986, pp. 410-413.
  • [15]
    Archives Nationales de Roumanie. Direction Départementale de Bras?ov (désormais ANRDDB), « Fond Sfatul Popular al Regiunii Stalin, Sec?ia Consiliul Tehnico-Stiin?ific », dossier no 1952/1954, fol 4-5, « Proiect nr. 776 ».
  • [16]
    « Ieri oras? al exploat?rii, azi s?antier al costruc?iei socialiste » (Hier, ville de l’exploitation, aujourd’hui chantier de la construction socialiste), DN, no 1782, 18 août 1950, p. 1.
  • [17]
    Titus Evolceanu, Introducere în probleme generale de construc?ia oras?elor, Bucures?ti, Editura Tehnic?, 1956, p. 22-25 et 88-89.
  • [18]
    « S? ne gândim la S?cheii Bras?ovului » (Pensons à S?cheii Bras?ovului), DN, no 80, 15 décembre 1944, p. 3.
  • [19]
    « Se schimb? înf??is?area Oras?ului Stalin » (La Ville de Staline change d’aspect), DN, no 2174, 30 novembre 1951, p. 1.
  • [20]
    Petre S?lcudeanu, Bras?ov, Bucures?ti, Editura Meridiane, 1962, p. 17.
  • [21]
    Titus Evolceanu, Introducere în probleme..., op. cit., p. 22-28 et 34-35.
  • [22]
    Cette illustration et les suivantes sont des reproductions de cartes postales datant des années 50. Bibliothèque Centrale Universitaire de Cluj-Napoca (Biblioteca Central? Universitar? Cluj-Napoca), Salle des collections spéciales, Fonds des cartes postales – Bras?ov, I – 3151, 3422, 3437, 3638, 3146, 3148, 3150.
  • [23]
    « Muncitorii feroviari îs?i construiesc locuin?e » (Les cheminots bâtissent leurs propres appartements), DN, no 1961, 24 mars 1951, p. 3.
  • [24]
    Noua nomenclatur? a str?zilor din Oras?ul Stalin, Bras?ov, 1950.
  • [25]
    En étudiant les enjeux de la « fête révolutionnaire », Mona Ozouf remarquait : « Elle est exactement ce qu’elle souhaitait être : un commencement des temps ». Mona Ozouf, La fête révolutionnaire 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 474.
  • [26]
    « Oras?ul nostru s? poarte numele Marelui Stalin » (Que notre ville porte le nom du grand Staline), DN, no 1782, 18 août 1950, p. 1.
  • [27]
    « În locul vechii cet??i feudale... », op.cit., p. 4.
  • [28]
    « Oras?ul nostru s? poarte... », op. cit., p. 1 , 5. L’article se réfère au développement touristique de Bras?ov pendant l’Entre-deux-guerres. Sa proximité de Bucarest, de même que le pittoresque des environs, facilitaient, à l’époque, la transformation de la région en une destination de vacances habituelle pour l’élite bucarestoise.
  • [29]
    « Oamenii muncii din Bras?ov propun ca oras?ul lor s? poarte numele marelui Stalin » (Les ouvriers de la ville de Brasov proposent que leur ville porte le nom du grand Staline), Scânteia (désormais S), no 1816, 19 août 1950, p. 1.
  • [30]
    ANRDDB, « Fond Comitetul Jude?ean PCR (PMR), Sec?ia Agita?ie s?i Propagand? », dossier no 10/1950, fol. 171-174, « Plan de munc? », « Raport din 29 august 1950 ».
  • [31]
    « Scrisoare c?tre CC al PMR » (Lettre au CC du PMR), DN, no 1784, 20 août 1950, p. 1.
  • [32]
    « Decretul nr. 211 » (Arrêté no211), Buletinul Oficial al Republicii Populare Române, no 71 bis, 22 août 1950.
  • [33]
    « M?rea?a manifesta?ie din Oras?ul Stalin » (La grande manifestation de la Ville de Staline), S, no 1823, 26 août 1950, p. 3 ; « Prin schimbarea numelui oras?ului cu acela de Oras?ul Stalin oamenii muncii au transformat s?rb?torirea zilei de 23 august într-o manifesta?ie de ne??rmurit? recunos?tin?? fa?? de Marele Stalin s?i de hot?râre nestr?mutat? de a ap?ra pacea » (En choisissant de remplacer le nom de leur ville par le nom de Staline les ouvriers ont transformé la Fête du 23 août en une manifestation d’inexprimable gratitude envers le grand Staline et en une décision invincible de défendre la paix), DN, no 1786, 25 août 1950, p. 1-2.
  • [34]
    Mona Ozouf, La fête révolutionnaire..., op. cit., p. 88, 102 et 327-328.
  • [35]
    Anne-Marie Lecocq, « La symbolique de l’État. Les images de la monarchie des premiers Valois à Louis XIV » dans Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, op. cit., p. 149-150.
  • [36]
    ANRDDB, « Fond Comitetul Jude?ean PCR (PMR), Sec?ia Agita?ie s?i Propagand? », dossier no 10/1950, fol. 173-174, 178, « Raport din 29 august 1950 », « Raport din 30 august ».
  • [37]
    « Monumentul Eroului Sovietic » (Le Monument du Héros Soviétique), DN, no 1548, 10 novembre 1949, p. 1 ; « Dezvelirea Monumentului Sovietic » (La cérémonie de l’inauguration du Monument Soviétique), DN, no 1551, 13 novembre 1949, p. 1.
  • [38]
    « Întâmpinând cea de a 34-a aniversare a Marii Revolu?ii Socialiste din Octombrie, oamenii muncii au împodobit oras?ul nostru cu o impun?toare statuie a Generalissimului Iosif Vissarionovici Stalin » (Pour célébrer la 34e anniversaire de la Grande Révolution d’Octobre, les ouvriers ont paré notre ville d’une imposante statue du Grand Général Iossif Vissarionovitch Staline), DN, no 2155, 7 novembre 1951, p. 3.
  • [39]
    « O incursiune prin câteva procese verbale s?i o excursie... pe Tâmpa » (Une incursion en quelques procès verbaux et une excursion... sur le Tâmpa), DN, no 2 1 50, 1 er novembre 195 1 , p. 3.
  • [40]
    Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne, L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001, p. 97.
  • [41]
    . La Roumanie présente d’autres cas similaires, comme par exemple le canal liant le Danube à la Mer Noire ou bien les nombreux barrages hydro-électriques employés par le régime comme autant d’outils de propagande politique.
  • [42]
    Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne..., op. cit., p. 35.
  • [43]
    Vladimir Tism?neanu, Stalinism pentru eternitate. O istorie politic? a comunismului românesc, Ias?i, Polirom, 2005, p. 181-184, 205 et 214-222.
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