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Article de revue

La SCIC, premier promoteur français des grands ensembles (1953-1958)

Pages 71 à 80

Notes

  • [1]
    Archives de la CDC, Procès verbal de la Commission de surveillance, 9 avril 1954.
  • [2]
    François Bloch-Lainé, (avec Françoise Carrière), Profession : fonctionnaire, Paris, Le Seuil, 1976, p. 140.
  • [3]
    Mises en place en avril 1953 par le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, Pierre Courant, les normes des « Logements économiques et familiaux » (Logécos) s’inscrivaient dans le cadre d’un « secteur aidé », permettant une relance de la construction de logements à l’écart des procédures du secteur HLM. Voir à ce sujet Sabine Effosse, L’invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003,287 p.
  • [4]
    Jean-Charles Fredenucci, « L’entregent colonial des d’ingénieurs des Ponts et Chaussées intervenant dans l’urbanisme des années 1950-1970 », Vingtième siècle, 2003, no 79, juilletseptembre 2003, p. 79-94.
  • [5]
    Jean-Claude Thoenig, L’ère des technocrates. Le cas des Ponts et Chaussées, Paris, L’Harmattan, 1987,317 p.
  • [6]
    Archives de la CDC, Procès verbal de la Commission de surveillance, 10 juillet 1953.
  • [7]
    Archives de la CDC, annexe no 1 au Procès verbal de la Commission de surveillance, 28 janvier 1955.
  • [8]
    Ibidem.
  • [9]
    Benoît Pouvreau, Eugène Claudius-Petit, un politique en architecture, Paris, Le Moniteur, 2004.
  • [10]
    Voir dans le même volume la contribution de Thibault Tellier.
  • [11]
    Voir dans le même volume les contributions de Loïc Vadelorge et de Lucie Haguenauer.
  • [12]
    L’adjectif est de Christian Topalov, La société centrale immobilière de la Caisse des dépôts. É tude monographique d’un groupe immobilier para-public, rapport provisoire, Centre de socio-logie urbaine, octobre 1969,95 p.
  • [13]
    Le calcul est le suivant : l’É ducation nationale ne s’engage pas dans la réalisation d’écoles primaires de moins de 25 classes; chaque classe comprend environ 40 élèves par classe; il faut donc 1 000 enfants au minimum par école; la moyenne à l’époque est d’environ un enfant par logement; il est donc nécessaire de constituer des groupes de 1 000 logements pour obtenir priorité dans la construction d’une école primaire. Archives de la CDC, PA433.
  • [14]
    François Parfait, « Caractéristiques des voies urbaines », Urbanisme no 38,1954; du même, « Principes d’organisation de la voie de desserte », Urbanisme, no 41-42,1955.
  • [15]
    Adrien Spinetta, « Les grands ensembles pensés pour l’homme, au service d’une politique active et humanisée de l’habitat », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 46, février-mars 1953.
  • [16]
    Viviane Claude, Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Marseille, Parenthèses, 2006.
  • [17]
    Anatole Kopp, Quand le moderne n’était pas un style mais une cause, Paris, É cole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1988, p. 7.
  • [18]
    Paulette Girard, « Mourenx : de la ville nouvelle à la ‘‘ville de banlieue’’», Histoire Urbaine, no 17, décembre 2006, p. 99-108.
  • [19]
    Techniques & Architecture, no 1,21e série, novembre 1960.

1e milieu des années 50 marque un tournant dans les rapports de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) à la difficile question de l’habitat « populaire ». Alors qu’elle n’était jusque-là qu’une banque de prêts pour les collectivités publiques et les organismes constructeurs de logements, cet acteur majeur de la politique financière, économique et sociale du pays décide de s’engager lui-même dans la réalisation d’opérations d’envergure. La création, le 11 juin 1954, d’une première filiale technique, la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC), inaugure une fonction nouvelle dans l’histoire de l’établissement : celle de maîtrise d’ouvrage. Cette intervention directe ne peut être envisagée comme une simple extension de la participation de la Caisse à la politique sociale du Gouvernement, enrichie tout au long de la première moitié du vingtième siècle, de rôles de garantie pour les retraites, d’indemnisation pour les accidents du travail ou de concours direct aux œuvres sociales. L’action de la CDC dans le domaine de la construction rend compte de véritables innovations, dans la définition des problèmes de construction et d’urbanisme comme dans le choix des modes opératoires à mettre en œuvre pour tenter de les résoudre. Ces innovations seront déterminantes dans l’élaboration de la politique du logement qui sera celle de la Ve République et dans la tentative de généralisation d’un nouveau modèle d’habitation équipée : le grand ensemble.

Du financeur au promoteur

2Bien que la crise du logement soit un des principaux sujets de préoccupation de l’Après-guerre, rien ne laissait imaginer la possibilité de voir la CDC devenir un acteur de la construction, au même titre que certains promoteurs privés ou organismes HBM. Comment expliquer ce soudain engagement, cette prise de responsabilité faisant suite à une prise de conscience déjà ancienne ? Il semble que la réponse à cette question soit à rechercher du côté des rapports entre la CDC et le pouvoir politique plutôt qu’au sein de l’histoire interne de l’établissement. La concordance des dates est, à ce titre, éclairante. Au cours du même mois de janvier 1953, François Bloch-Lainé remplace Jean Watteau, directeur général de la Caisse depuis la Libération. Pierre Courant, maire du Havre, succède à Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, en fonction depuis près de 5 ans. Le nouveau directeur général et nouveau ministre vont immédiatement mettre sur pied un programme et une loi concernant le logement. Le premier décide d’utiliser les bénéfices importants des activités financières des années passées dans la réalisation d’un programme d’habitation. Le second institue une véritable économie mixte de la construction qui échappe au secteur HBM. Le dispositif de Logécos ainsi mis en place permettra alors à la CDC d’engager la construction de logements populaires sous la forme d’un placement immobilier.

3Le Gouvernement considérera alors l’initiative de François Bloch-Lainé comme l’occasion d’expérimenter une nouvelle organisation de la maîtrise d’ouvrage, au même titre que les « chantiers expérimentaux » réalisés quelques années plus tôt dans le domaine de l’industrialisation du bâtiment. Car le constat est indéniable : si la France n’a pas réussi, au début des années 1950, à réaliser les logements comme les voitures, cela est certainement dû à l’archaïsme des métiers du bâtiment, mais également à la faiblesse financière et culturelle des maîtres d’ouvrage, incapables, pour la plupart, de construire à une échelle suffisante pour permettre l’application des principes requis de continuité et de répé-tition. L’intervention de la CDC doit ainsi initier le développement d’une nouvelle économie de la croissance dans le domaine de l’habitation et insuffler un élan que pourront ensuite suivre d’autres organismes constructeurs.

4Cet engagement direct dans la construction de logements ne fait cependant pas l’unanimité. Pour y parvenir, François Bloch-Lainé devra composer entre la volonté du Gouvernement d’instrumentaliser la Caisse et la tradition d’autonomie de l’établissement. Il faudra plusieurs mois pour parvenir à un accord et développer un modèle d’action inédit, associant économie publique et privée.

LE CHOIX DE L’ÉCONOMIE PRIVÉE

5La nouvelle société que la CDC constitue le 11 juin 1954 est à l’image des nouveaux accords entre les domaines publics et privés que souhaite mettre en place son directeur général. Il s’agit d’un organisme satellite destiné à construire et à gérer les logements pour le compte de la Caisse. François Bloch-Lainé souhaite en effet sortir du contexte dans lequel la CDC réalisait jusque-là ses investissements immobiliers. Son principal objectif est en effet de préserver une autonomie d’action et de ne pas soumettre chacune de ses décisions au dispositif de contrôle habituel. Au lieu du service « géré » sous la forme d’un établissement public – principe mis en œuvre dans le cadre des régimes de solidarité et de prévoyance – il propose la constitution de sociétés filiales dont la gestion est assurée par un organisme privé autonome « service constructeur de la Caisse » [1]. Selon François Bloch-Lainé, un tel régime permet de se prémunir contre le reproche, qui pourrait être fait à la Caisse, de bénéficier des prêts qu’elle-même lui consent [2]. Mais ce choix de l’économie privée a également une autre fonction. Celui de pouvoir faire assumer à l’établissement le rôle de libre prestataire pour les collectivités locales. Au-delà du soutien financier, la Caisse dispose en effet, par l’ampleur de ses moyens propres, de facultés exceptionnelles pour exécuter ce que d’autres organismes ne sont pas en mesure de réaliser dans le domaine des équipements et de l’accompagnement social. Le programme immobilier de la Caisse devient ainsi un moyen de répondre à l’immense besoin en logement, dont souffre la population comme les entreprises, sans négliger pour autant les objectifs de réforme sociale auxquels reste attaché François Bloch-Lainé.

6Une telle manière d’agir par la « base » pour concurrencer l’action directe de l’É tat constitue à elle seule une innovation. Plus d’É tatmécène ni de chantiers expérimentaux : ce n’est plus l’art de bâtir qui transformera l’habitation mais l’art d’assembler les obligations sociales des entreprises et des collectivités. Cette manière de faire n’est pas contradictoire avec les objectifs du Gouvernement. Celui-ci souhaite en effet garder un contrôle de l’initiative privée qui a pris, avec la mise en œuvre du plan Courant, le relais des initiatives publiques et semi-publiques en termes de construction de logements. Ce contrôle doit porter sur trois niveaux : la normalisation des filières de production, encore très diffé-rentes entre elles du point de vue des combinaisons de capitaux et des associations d’acteurs; l’unification des types de logements, que le maintien des normes HLM ajouté aux récentes normes « logécos » a rendu très complexe [3]; et, enfin, la diminution des prix de la construction, compromise par la multiplication des initiatives de construction. En jouant le jeu de l’économie privée, la CDC offre une vraie possibilité au Gouvernement d’expérimenter une régularisation du marché du logement, aussi bien que de son architecture et de ses conditions de réalisation.

7Toute l’habileté des administrateurs de la Caisse aura consisté à inscrire « structurellement » la présence du public au sein d’une société privée. Car celle-ci relève du régime de la loi de 1867 sur les sociétés anonymes et, à la différence d’un service géré sous la forme d’un établissement public, de telles sociétés ne sont pas compatibles avec un contrôle du Gouvernement. La CDC va donc mettre en place une disposition originale pour permettre à sa Commission de surveillance – où sont représentés les intérêts du Gouvernement – de maintenir son autorité : elle mandatera deux de ses membres (un Conseiller d’É tat et un Conseiller maître à la Cour des comptes) pour être les censeurs de la société tandis qu’un contrôle permanent des dépenses engagées sera assuré par un magistrat de la Cour des comptes. Ce dispositif constitue une véritable innovation dans les rapports entre intérêt général et intérêts spéculatifs. Ni simple placement immobilier (relevant du droit commun) ni fonctionnement d’un service de la Caisse (sous tutelle de la Commission de surveillance), le service constructeur de l’établissement dispose d’une liberté d’action inédite dans l’histoire de l’institution.

UN INGÉNIEUR À LA CAISSE DES DÉPÔTS

8Cette liberté d’action sera d’autant plus grande que la CDC s’attachera également à détacher la fabrication du logement des domaines de spécialité reconnus jusque là. François Bloch-Lainé choisira en effet de s’adresser à un ingénieur des Ponts et Chaussées pour mettre au point le programme de logements de la CDC. Cette décision est doublement audacieuse : d’une part parce qu’aucun ingénieur n’avait encore jamais été embauché à la Caisse; d’autre part parce que le domaine technico-administratif des HBM ou des CIL relevait jusque-là de maîtres d’œuvre spécialisés, d’industriels philanthropes ou de médecins hygiénistes et non du « corps » des Ponts et Chaussées. Un tel choix a-t-il été influencé par le rôle grandissant de ces ingénieurs dans les colonies ? Dans les territoires de la France d’Outremer, les techniques de génie civil s’orientent en effet, à partir des années 1950, vers des activités plus stratégiques relevant de l’aménagement régional [4]. Cette capacité à combiner les techniques de mise en œuvre opérationnelles et de programmation, que peu d’architectes de l’époque paraissent posséder, intéresse certainement François Bloch-Lainé. Celui-ci délaisse le comité d’experts des architectes de la Caisse – constitué à l’occasion d’un important programme immobilier, démarré dans les années 1930, à Neuilly-sur-Seine – et choisit de mettre en avant une personnalité qui symbolise le « vrai technocrate », serviteur exclusif de l’É tat possédant une double compétence d’organisateur et de constructeur [5].

9C’est Léon-Paul Leroy (1915-2001 ) qui sera choisi, dès juillet 1953, pour bâtir le premier programme de ce qui deviendra, quelques mois plus tard, la SCIC [6]. Ce jeune ingénieur des Ponts, au dynamisme légendaire, était alors sous-directeur de l’Office National de la Navigation – poste qu’il occupait depuis 1947 – et où il avait déjà été chargé de la reconstruction de 3 000 bateaux fluviaux. Il travaille alors avec Louis Tissot (1909-1985), ancien Résistant, membre du Bureau central de la CDC et spécialiste du financement des HLM. Les premiers mois suivant sa prise de fonctions seront consacrés à une prise de connaissance d’autres expériences en matière de logements. Il visitera les opérations expérimentales du MRU ainsi que diverses réalisations, en particulier dans les pays scandinaves, tout en élaborant un premier programme de 11 000 logements associant, dans le cadre du plan Courant, diverses entreprises au titre du 1% patronal. Ce programme équivaut, à lui seul, à celui réalisé, dans les vingt ans de l’Entre-deux guerres, par le célèbre Office Public d’HBM de la Seine, dirigé par Henri Sellier.

10Bien que mis en place dans l’urgence, ce premier programme de logements sera l’occasion de développer, au sein de l’équipe de Léon-Paul Leroy, des procédures dont le but explicite est de réduire la marge de manœuvre des architectes. La SCIC refuse, par exemple, dans la plupart des projets, d’adjoindre des bureaux d’études aux architectes qu’elle missionne, formule pourtant « chaudement recommandée par le Ministère de la Reconstruction », considérant qu’elle dispose elle-même « de cadres techniques pour assurer la coordination et la surveillance » [7]. Elle tente ainsi de nouer, autour d’un même objectif d’efficacité et de rendement, une nouvelle forme de relation entre l’architecte et son commanditaire. En s’appropriant la maîtrise technique des opérations, Léon-Paul Leroy cherche en effet à dissoudre toute visée architecturale ou sociétale au profit d’une démarche entièrement guidée par la performance de la méthode. Le maître d’œuvre n’a plus pour objet de formaliser l’idéal communautaire du maître d’ouvrage – tel Alexandre Maisstrasse pour Henri Sellier –; il est là pour contribuer à l’efficacité d’un dispositif dont l’objectif reste avant la performance quantitative et temporelle : construire le plus possible dans un temps le plus réduit possible. Invoquant la crise du logement, François Bloch-Lainé et Léon-Paul Leroy multiplient les interventions pour signifier que « s’agissant de constructions populaires [...] il importe avant tout de dégager un coefficient d’utilisation le plus élevé possible » et d’ajouter que dans un tel domaine « les considérations esthé-tiques restent nécessairement au second plan » [8]. Léon-Paul Leroy, de son côté, évitera soigneusement de confier l’étude de ses projets aux architectes qui, aux côtés de l’ancien ministre Eugène Claudius-Petit, étaient devenus les défenseurs d’une nouvelle architecture moderne en France [9].

Davantage qu’un maître d’ouvrage...

11À l’écart du socialisme municipal défendu par Henri Sellier, en dehors du cercle des architectes modernes soutenus par Eugène Claudius-Petit, la CDC mettra à profit son premier programme de logements pour développer ses propres conceptions urbaines et sociales. Ces conceptions doivent leur cohérence aux deux organismes supplémentaires que la CDC fonde, un an à peine après la SCIC : l’Association pour le logement familial (ALFA) chargée, dans un premier temps, d’animer les maisons sociales dans les groupes d’habitation [10], et la Société centrale d’équipement du territoire (SCET) dont le but était de seconder l’action des collectivités locales en vue de réaliser de grands équipements régionaux et d’aménager des zones industrielles ou d’habitation [11].

L’UNITÉ DE 1 000 LOGEMENTS

12Ne disposant pas d’une véritable maîtrise de la grande échelle des opérations, la SCIC propose rapidement de déplacer sa sphère d’influence vers le financement et la réalisation des équipements. Elle compense ainsi la faiblesse de moyens des collectivités locales pour faire face aux nouveaux afflux de population. C’est ainsi que se manifeste son statut de grand constructeur « para-public » [12]. À défaut d’une envergure suffisante des groupes d’habitation – dans un premier temps du moins – le très grand nombre d’opérations engagées permet d’entreprendre de telles actions. Adossée à la CDC, la SCIC dispose en effet de moyens que n’ont pas les autres maîtres d’ouvrage pour assurer la réalisation simultanée des équipements. De nombreux groupes scolaires sont ainsi pré-financés avec le concours de la CDC dans le cadre de conventions passées avec l’É tat et les communes intéressées. La volonté d’accompagner les locataires par la construction immédiate des maisons sociales de l’ALFA et des centres commerciaux – même provisoires – s’étend ainsi aux bâtiments publics, scolaires, mais également culturels et sportifs.

13L’unité de mille logements apparaît, dès lors, comme le plus petit dénominateur commun des opérations. En deçà d’un tel seuil, la maîtrise d’ouvrage ne dispose pas, en effet, des moyens d’implanter une école primaire [13]. L’unité peut cependant être constituée par l’intégration d’un groupe d’habitation de plusieurs centaines de logements au sein d’un ensemble sous-équipé ou par l’assemblage de plusieurs opérations relevant de financement différents. Toute la difficulté pour la SCIC consistera à concilier les difficultés liées aux achats de terrains avec cet objectif de mille logements. Les deux architectes les plus appréciés de Léon-Paul Leroy, Gustave Stoskopf et Jacques-Henri Labourdette, développeront pour ce faire, un nouveau champ de compétence. En composant avec l’empirisme des acquisitions foncières et l’ordre distinct des collectifs, ils préfigureront un découpage de la banlieue parisienne en fonction des unités d’équipements. À Créteil Mont-Mesly, la première tranche de travaux réalisée à partir de juin 1956 s’organise autour d’un véritable centre civique alors même que l’assiette foncière ne permet pas encore de dépasser la construction de quelques centaines de logements. Quatre tours d’habitation et de commerces, placées aux quatre angles d’une place de 150 par 200 m, fondent le tracé de deux axes perpendiculaires que Gustave Stoskopf aura ensuite toutes les peines à prolonger. À Sarcelles par contre, Jacques-Henri Labourdette ré-assemble, dans une nouvelle cohérence d’ensemble, chaque nouvelle phase de construction avec l’ancienne transformant subrepticement, durant vingt ans, un îlot de trois barres à proximité de maisons Castors en une véritable ville équipée de 10 000 logements. Ce principe de développement des opérations au gré des acquisitions de terrain a été rendu possible par un dispositif de voirie : la voie de desserte. Dispositif que théorisera, dès le début des années 1950, un autre ingénieur des Ponts-et-Chaussée, François Parfait, qui deviendra bientôt le directeur technique de la SCET [14]. Il montrera comment la voie de desserte peut servir plusieurs fins : émanciper l’architecture de la contrainte des réseaux publics et recomposer librement un territoire en fonction d’unités d’équipements. Le « renversement des valeurs » [15], où l’implantation des volumes bâtis prime désormais sur l’organisation des rues, ouvre ainsi la voie à de nouveaux assemblages dans le paysage chaotique de la banlieue parisienne.

14La contradiction entre les contraintes foncières et l’urgence de réaliser les opérations oblige la SCIC à abandonner le projet d’une organisation territoriale des équipements et des axes de circulation. La rationalité d’un plan d’ensemble perd ainsi de sa valeur au profit d’une rationalité statistique. Essentielle en cette période de « baby-boom », l’étude des recensements avant l’élaboration des programmes va devenir une des clés du contrôle spatial des filiales techniques de la Caisse. François Bloch-Lainé, également membre de la Commission centrale d’études pour le Plan d’aménagement national, tirera aussitôt les conséquences de ce rapprochement entre urbanisme et démographie : en 1956, il provoque une concertation entre le Commissariat général au Plan (CGP) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) pour coordonner les études de la Direction de l’aménagement du territoire (DAT) [16].

MOURENX-VILLE NOUVELLE

15Le but de la SCIC n’est pas de réaliser des entités opérationnelles – au même titre que les « contre-sociétés auto-suffisantes » décrites par Anatole Kopp à propos des « Siedlungen » de l’Entre-deux guerres [17] – mais bien davantage de constituer des noyaux susceptibles d’évolutions en mettant les nouvelles fonctions urbaines à disposition des quartiers alentour. C’est la raison pour laquelle les unités de quartier (mille logements avec école, maison sociale et centre commercial) n’apparaissent généralement pas, dans les projets, comme des unités urbaines identifiables. La répétition de dispositifs spatiaux constituant des unités de voisinage, telle que proposée à Bron-Parilly, à Marly-les-Grandes-Terres ou dans le projet de Fayeton pour le concours de Strasbourg, ne se retrouve dans aucun des projets de la SCIC. Il est rare, également, que les plansmasses s’organisent autour de longues barres courbes structurant le site comme à Beaulieu-Le Rond-Point à Saint-É tienne ou aux Courtillères à Pantin. L’objectif de la SCIC n’est pas, en effet, d’opposer de grandes figures autonomes au désordre de la banlieue mais bien de diffuser une capacité d’équipement dans un contexte de pénurie, à l’écart de toute modélisation sociale.

16Ce positionnement original de la CDC est particulièrement lisible à Mourenx où la SCIC est chargée de répondre dans des délais extrêmement courts à une importante demande de logements de la Société nationale des pétroles d’Aquitaine (SNPA) et des autres entreprises nouvellement implantées autour du gisement de gaz de Lacq [18]. Bien que réalisée dans le cadre d’une SCI, cette opération de 2 836 logements dont le chantier démarre en 1957, répond à une commande extrêmement précise de l’É tat et des employeurs. Les modes opératoires de la SCIC s’opposeront rapidement à l’idéologie sociale sous-tendue par le projet initial aussi bien qu’avec les exigences patronales des entreprises réservataires. Une première mission de maîtrise d’œuvre avait en effet été confiée à l’architecte Jean Maneval, avant la désignation de la SCIC comme maître d’ouvrage, pour concevoir cette première ville nouvelle en France. Proche de la SNPA, son projet reproduisait la hiérarchie du personnel dans les groupes d’habitation – conformément aux traditions du logement patronal – tout en proposant un regroupement des logements au sein de cinq quartiers de 300 logements organisés chacun autour d’une tour de douze étages. Au pied de ces tours étaient prévus quatre commerces quotidiens ainsi qu’un terrain de jeux, un local gardien, un local pour assistantes sociales et une salle de réunions pour les jeunes. Jean Maneval voyait dans chacune de ces unités de 300 logements « un échelon social reconnu par les sociologues comme favorables à la naissance de micro-organismes où l’individu ne se sent pas isolé, mais prend au contraire conscience du rôle qu’il joue dans la Cité » [19]. Inspirée directement des notions de « condensateur social » du Constructivisme sovié-tique, elles-mêmes issues du modèle de phalanstère élaboré par Fourier au XIXe siècle, cette théorie « communautaire » est contestée par la CDC qui favorise au contraire, au travers de l’ALFA, un repli sur la sphère familiale du logement. Les architectes René-André Coulon et Philippe Douillet, plus proches de la CDC, auxquels Léon-Paul Leroy confia la dure mission de réorienter le projet alors même que le chantier avait déjà démarré, élaborèrent une véritable stratégie pour imposer les vues de la SCIC. Profitant d’une densification du programme initial, ils s’attachèrent à dissoudre les unités de 300 logements au sein d’une organisation plus complexe de laquelle se distingue un seul et véritable centre. Le plan réalisé ne différencie plus que trois groupes d’environ 900 logements, séparés par les voies principales de circulation. Les seules unités sont désormais scolaires – chaque groupe dispose d’une école primaire – tandis que les commerces et les équipements sont, pour la plupart, rassemblés dans le centre.

17Il faut insister sur l’importance que représente, à Mourenx, ce passage de cinq unités de 300 à trois ensembles de 900 logements. Un des résultats profonds de cette modification de structure est le renoncement implicite des fondements idéologiques de l’architecture moderne et la volonté de réintégrer les dispositifs d’identification courants de la ville et de la famille. L’aventure de Mourenx marque ainsi une étape dans l’histoire toute récente de la filiale de la Caisse. C’est à cette occasion que s’affirme son objectif de voir supplanter ses propres méthodes de maître d’ouvrage aux théories architecturales défendues, notamment, par Eugène Claudius Petit dans l’immédiat après-guerre, alors qu’il était encore ministre de la Reconstruction et de l’urbanisme. Ces méthodes, expérimentées au cours des années 1950 à une échelle encore inconnue – le 31 décembre 1958, jour où est publié le décret des « Zones à urbaniser en priorité » (ZUP), elle aura lancé la réalisation de 76 455 logements sur plus de 400 programmes distincts – seront bientôt diffusées dans la politique des grands ensembles des années 1960. L’organisation statistique et le resserrement autour de la sphère familiale du logement deviendront alors le credo de la nouvelle ère des grands ensembles qu’aura annoncé la SCIC.


Date de mise en ligne : 05/01/2009

https://doi.org/10.3917/rhu.023.0071

Notes

  • [1]
    Archives de la CDC, Procès verbal de la Commission de surveillance, 9 avril 1954.
  • [2]
    François Bloch-Lainé, (avec Françoise Carrière), Profession : fonctionnaire, Paris, Le Seuil, 1976, p. 140.
  • [3]
    Mises en place en avril 1953 par le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, Pierre Courant, les normes des « Logements économiques et familiaux » (Logécos) s’inscrivaient dans le cadre d’un « secteur aidé », permettant une relance de la construction de logements à l’écart des procédures du secteur HLM. Voir à ce sujet Sabine Effosse, L’invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003,287 p.
  • [4]
    Jean-Charles Fredenucci, « L’entregent colonial des d’ingénieurs des Ponts et Chaussées intervenant dans l’urbanisme des années 1950-1970 », Vingtième siècle, 2003, no 79, juilletseptembre 2003, p. 79-94.
  • [5]
    Jean-Claude Thoenig, L’ère des technocrates. Le cas des Ponts et Chaussées, Paris, L’Harmattan, 1987,317 p.
  • [6]
    Archives de la CDC, Procès verbal de la Commission de surveillance, 10 juillet 1953.
  • [7]
    Archives de la CDC, annexe no 1 au Procès verbal de la Commission de surveillance, 28 janvier 1955.
  • [8]
    Ibidem.
  • [9]
    Benoît Pouvreau, Eugène Claudius-Petit, un politique en architecture, Paris, Le Moniteur, 2004.
  • [10]
    Voir dans le même volume la contribution de Thibault Tellier.
  • [11]
    Voir dans le même volume les contributions de Loïc Vadelorge et de Lucie Haguenauer.
  • [12]
    L’adjectif est de Christian Topalov, La société centrale immobilière de la Caisse des dépôts. É tude monographique d’un groupe immobilier para-public, rapport provisoire, Centre de socio-logie urbaine, octobre 1969,95 p.
  • [13]
    Le calcul est le suivant : l’É ducation nationale ne s’engage pas dans la réalisation d’écoles primaires de moins de 25 classes; chaque classe comprend environ 40 élèves par classe; il faut donc 1 000 enfants au minimum par école; la moyenne à l’époque est d’environ un enfant par logement; il est donc nécessaire de constituer des groupes de 1 000 logements pour obtenir priorité dans la construction d’une école primaire. Archives de la CDC, PA433.
  • [14]
    François Parfait, « Caractéristiques des voies urbaines », Urbanisme no 38,1954; du même, « Principes d’organisation de la voie de desserte », Urbanisme, no 41-42,1955.
  • [15]
    Adrien Spinetta, « Les grands ensembles pensés pour l’homme, au service d’une politique active et humanisée de l’habitat », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 46, février-mars 1953.
  • [16]
    Viviane Claude, Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Marseille, Parenthèses, 2006.
  • [17]
    Anatole Kopp, Quand le moderne n’était pas un style mais une cause, Paris, É cole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1988, p. 7.
  • [18]
    Paulette Girard, « Mourenx : de la ville nouvelle à la ‘‘ville de banlieue’’», Histoire Urbaine, no 17, décembre 2006, p. 99-108.
  • [19]
    Techniques & Architecture, no 1,21e série, novembre 1960.

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