Notes
-
[1]
George Espinas, Les origines du capitalisme, 2 volumes, Lille, Émile Raoust, 1933 et 1936.
-
[2]
Marie-Christine Laleman et Patrick Raveschot, Inleiding tot de studie van de woonhuisen in Gent, Periode 1100-1300, De Kelders, AWLSK, Bruxelles, 1991.
-
[3]
Jean-Denis Clabaut, Les caves médiévales de Lille, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2001.
-
[4]
Archives Municipales de Lille (désormais A.M.L.), AG c 1397.
-
[5]
Archives Communales de Douai (désormais A.C.D.), FF669, n 6794.
-
[6]
A.C.D, CC745.
-
[7]
A.M.L., 16096/16097, Comptes de la ville, fol. 32 verso.
-
[8]
A.C.D, CC745.
-
[9]
A.C.D, CC746.
-
[10]
A.C.D, FF665, avril 1288.
-
[11]
A.C.D, FF715 du 5 juillet 1410.
-
[12]
A.C.D, CC224, fol. 53 verso.
-
[13]
A.M.L., 16019, Comptes de la ville pour l’année 1330, « rechepte des lowages », fol. 28 recto.
-
[14]
A.M.L., 16075/16076/16077, Comptes de la ville pour l’année 1361, « payments en diverses pieches », fol. 12 verso et fol. 13 recto.
-
[15]
A.M.L., 16083/16084, Comptes de la ville, fol. 32 verso.
-
[16]
Archives Départementales du Nord (désormais A.D.N.), 16G380, p3253 du 24 octobre 1331.
-
[17]
A.D.N., 16G379, p3232 d’avril 1293.
-
[18]
Mgr. Edouard Hautcoeur (édité par), Cartulaires de l’église collégiale de Saint-Pierre de Lille, 2 volumes, Lille, L. Quarré, Paris, A. Picard, 1894, volume 1, p. 363 : cession de rente supra domum Radulficognimitati Radoul.
-
[19]
A.C.D., DD272.
-
[20]
A.M.L., 725, « registre aux visitations de maisons », 1618-1623, fol. 8 recto : Philippe le Bas, « chargé de feme et enffans, quil demeure a present au chelier au dessoubz de la maison Philippe Cherbault boullenghier ».
-
[21]
A.M.L., BB10, No 390, fol. 175 recto, du 17 août 1677.
1Lille et Douai sont deux villes proches du Nord de la France, distantes d’une quarantaine de kilomètres et dont les histoires réciproques témoignent de nombreux parallèles. Aujourd’hui, la première a pris le pas sur la seconde mais Douai conserve néanmoins des témoins de son importance passée et, à défaut d’avoir pu conserver dans ses murs l’université, elle reste le siège de la cour d’appel. Au Moyen Âge, notamment du XIIIe au XVe siècle, les villes font jeu égal.
2Douai apparaît pourtant dans l’histoire près d’un siècle avant sa grande voisine, dans le courant du Xe siècle, alors que l’émergence du phénomène urbain lillois ne remonte pas au-delà du milieu du siècle suivant. Pourtant, dès la fin du XIIIe siècle, les deux villes sont au coude à coude, notamment grâce à une activité économique florissante. Villes drapantes, elles exportent toutes deux leurs productions, à l’image des autres villes flamandes, et les foires qui se tiennent sur leurs places principales sont le centre d’une intense activité d’échange. Certains négociants ont laissé leur nom dans l’histoire. Ainsi Jehan Boinebroke à Douai, grand exportateur de draps, contrôlait la production de l’approvisionnement en laine en provenance de l’autre côté de la Manche, jusqu’à la vente des draps tissés; la prospérité de ce bourgeois est telle que Georges Espinas, dans les années 1930, en fait un père du capitalisme moderne [1].
3Est-ce à dire que le négoce des draps est l’activité principale qui a donné leur prospérité aux deux grandes villes ? Certes non. Les documents d’archives, notamment les comptes des villes conservés depuis le début du XIVe siècle, et surtout les grands espaces voûtés encore en place dans le sous-sol de chacune d’entre elles, témoignent d’une autre activité lucrative : le commerce, le stockage et le négoce du vin.
4Un travail sur les caves médiévales avait été mené à Gand [2], mettant en évidence l’intérêt de leur étude en liaison avec celle des maisons médié-vales qui y sont encore conservées. Dans d’autres villes de la France septentrionale, Rouen, Senlis ou Valenciennes par exemple, des caves anciennes étaient régulièrement mises au jour et permettaient de progresser dans l’étude de la ville ancienne, sans oublier les architectures souterraines observées depuis longtemps à Provins. Il fallait donc franchir le pas du recensement systématique, afin d’évaluer le potentiel encore en place à Douai puis à Lille. Les chantiers menés dans le centre de Douai avaient montré l’existence de caves du Moyen Âge, et des érudits locaux en avaient reconnu un certain nombre entre les deux guerres. À Lille, les caves n’étaient ponctuellement mentionnées que par des articles de presse et n’avaient, jusque-là, pas attiré les chercheurs.
Présentation des caves recensées
5C’est dans le cadre d’une maîtrise en archéologie, menée sur la ville de Douai, qu’a débuté le recensement systématique des sous-sols urbains médiévaux. Trois années ont été nécessaires pour achever ce travail, suivi pendant six ans par l’étude des architectures souterraines de Lille. Ce long travail de terrain, nécessaire afin de quadriller la quasi-totalité des centres anciens, a permis de mettre au jour dans chacune des villes plusieurs dizaines de caves, datées du XIIe au XVe siècle. Les recherches parallèles dans les archives départementales et celles des deux villes étudiées, ont permis non seulement de contribuer à dater ces structures, mais aussi d’en déterminer la fonction et, parfois, les propriétaires.
6L’uniformité n’est pas de mise dans les architectures recensées, notamment dans les matériaux employés : si à Douai le grès est le matériau exclusif, extrait des carrières proches de Bugnicourt, à Lille, c’est la pierre calcaire locale qui est le matériau principal, dont les gisements étaient situés au sud de la ville et dans la commune voisine de Lezennes. Cette pierre, relativement fragile, était remplacée par le grès ou la pierre de Tournai pour les endroits exposés ou recevant des pressions importantes : marches d’escaliers, angles de murs et dernières assises au-dessus des colonnes. La proximité des gisements a été le critère principal dans le choix des matériaux de construction, pour des raisons bien évidentes de réduction des coûts, quitte à employer à Lille une pierre calcaire jugée encore aujourd’hui trop friable. Elle a néanmoins résisté aux vicissitudes que la ville a subies et compose l’essentiel des voûtes qui couvrent encore les différents espaces souterrains.
7Les 26 caves répertoriées à Lille sont toutes concentrées sur l’axe majeur du cœur historique de la ville, la Rue de la Grande Chaussée, qui relie l’ancien port fluvial à la place du marché au blé [3]. Cette rue est évidemment l’axe économique majeur de la ville, mais aussi une butte géologique de quelques mètres, suffisamment haute pour être hors d’atteinte des inondations récurrentes de la rivière qui sculptait le premier paysage urbain. La ville tire d’ailleurs son nom de cette confrontation permanente avec l’eau et les espaces secs et fermes ont été les premiers a être urbanisés, seuls endroits où il était possible de creuser des caves.
8À Douai, ce sont plus de 50 caves qui ont été recensées et chaque intervention de voirie en révèle de nouvelles sous les chaussées, fragmentaires ou bien conservées. Elles sont très nombreuses le long de l’actuelle Rue de la Mairie, ancienne Rue du Pont-amont et du Pont-aval, qui reliait le port avec la place du marché. Il en existe aussi en grand nombre, réparties dans les autres rues adjacentes et la carte de répartition présente une concentration beaucoup plus importante qu’à Lille. Il est vrai que le sous-sol y est moins ingrat, mais cela reflète aussi un dynamisme économique sans doute plus prononcé, pour une ville dont le développement est largement antérieur à celui de sa voisine.
9Le type le plus représenté, tant à Lille qu’à Douai, est aussi le plus simple et donc le moins onéreux à bâtir. Il s’agit des caves couvertes en berceau, partant directement du sol ou parfois posé sur un soubassement vertical de quelques dizaines de centimètres. Ces caves développent des plans rectangulaires perpendiculaires à la rue; elles ne mesurent guère plus de deux mètres sous voûte et présentent des largeurs comprises entre 3,5 et 5 mètres, pour des longueurs qui peuvent ponctuellement dépasser la dizaine de mètres. Au total, ce sont des espaces de volume assez restreint, ouverts sur la rue par un escalier parfois conservé en milieu de façade.
10D’autres techniques étaient adoptées pour construire les caves, dont une qui a bien mal résisté au temps. Il s’agit des caves couvertes par un plancher qui reposait sur des arcatures soutenues par des colonnes ou piliers pour les plus grandes, ou simplement, par l’intermédiaire de corbeaux, sur les murs latéraux. Les planchers ont depuis disparu, remplacés par des voûtes de brique et bien souvent, ces anciens volumes ont été divisés et ne nous parviennent plus que sous forme fragmentaire, reconnaissables par les arcatures ou les corbeaux ponctuellement encore visibles dans certaines caves.
Répartition des caves de Douai dans la paroisse étudiée.
Répartition des caves de Douai dans la paroisse étudiée.
11Les architectures qui ont le mieux supporté les aléas de l’histoire sont celles couvertes de voûtes d’arêtes ou de branches d’ogives. Curieusement, on ne trouve ces dernières qu’à Douai où elles sont systématiquement datées de l’extrême fin du XIVe siècle et du siècle suivant. Elles développent des surfaces parfois considérables et se décomposent en deux ou trois nefs, divisées en plusieurs travées, où les voûtes sont soutenues par des colonnes couronnées de chapiteaux polygonaux. À Lille, seules les voûtes d’arêtes sont utilisées pour couvrir des surfaces dont les largeurs, comme à Douai, sont voisines de six mètres pour des longueurs avoisinant les vingt mètres pour les plus grandes. Là, les colonnes qui soutiennent les voûtes culminant souvent à près de cinq mètres, sont ornées de chapiteaux à crochets, plus ou moins sobres et sphériques, caractéristiques des constructions du XIIIe siècle dans la région mais dont les plus anciens exemples peuvent être datés du milieu du siècle précédent.
12Les volumes dégagés dans ces caves sont particulièrement impressionnants, encore augmentés lorsque certaines d’entre elles disposent de deux niveaux superposés, ce qui ne s’observe qu’à Douai. La présence systématique des escaliers, très souvent conservés et ouverts en façade, prouve bien qu’il s’agit là de locaux creusés dans le substrat dès l’origine et non pas de rez-de-chaussée qui se seraient retrouvés enterrés à la suite d’un exhaussement du sol.
13Il n’existe que très peu d’aménagements dans ces vastes locaux. L’escalier de façade, bien sûr, parfois la trace d’un second accès vers l’arrière, souvent de dimension plus modeste, quelques trappes ouvertes dans les voûtes mais en nombre très restreint et, dans quelques cas, des niches en nombre varié percées dans les parois, à environ un mètre au-dessus du sol de la cave, destinées autant à poser un système d’éclairage qu’à servir de marque de propriété : c’est celui vers lequel s’ouvre la niche qui est propriétaire du mur, ce qui est très utile pour marquer de façon définitive l’appartenance d’une paroi mitoyenne entre deux maisons.
Plan restitué de la cave 9a, Douai.
Plan restitué de la cave 9a, Douai.
Colonne centrale de la cave 8h, rue de la Mairie, Douai.
Colonne centrale de la cave 8h, rue de la Mairie, Douai.
14Il faut mentionner parfois la présence de puits qui s’ouvrent soit directement dans le sol de la cave, ou sont maçonnés à l’extérieur d’une des parois; ils communiquent alors vers la cave par un petit passage percé dans l’épaisseur du mur. Il n’y a aucun autre aménagement qui pourrait laisser supposer une quelconque fonction d’habitation. Ce sont des locaux avant tout construits pour ménager des volumes destinés au stockage, en grosse quantité. Les escaliers de façade, qui sont systématiquement présents, montrent bien que l’accès principal est orienté vers la chaussée : il s’agit donc de celliers destinés à encaver des produits véhiculés par charrettes et déchargés par l’intermédiaire des escaliers dont la largeur, entre 1,2 et 1,5 mètre, permet la manipulation de denrées volumineuses. L’absence quasi totale de communications verticales internes, trappes ou trémies d’escaliers, témoigne de l’autonomie du rezdechaussée par rapport à la cave. Ce sont des locaux indépendants des parties supérieures, et non pas, par conséquent, des caves privatives liées à la maison bâtie au-dessus.
Utilisation des caves
15Dans une région où l’activité de brassage de la bière est encore bien implantée, la première hypothèse d’utilisation de ces vastes surfaces est celle du stockage de la bière. Il est vrai qu’il s’agit au Moyen Âge de la boisson par excellence mais, comme elle est produite sur place, il n’est pas nécessaire de la conserver, sauf pour quelques rares productions de garde qui ne justifient pas la construction de telles caves.
16Les textes viennent alors à notre aide pour permettre de comprendre l’utilisation de ces vastes locaux. En effet, à Douai comme à Lille, il n’est fait mention des caves, sous les termes de « cheliers » ou « boves », que dans le cas de stockage de vin. Le commerce n’est même pas mentionné et, dans les comptes des villes conservés depuis le début du XIVe siècle, les caves sont uniquement décrites comme locaux destinés à entreposer les barriques de vin, sans mention de vente au détail ou de débit de boisson.
17La région n’est pas productrice, hormis un blanc local qualifié de « verjus » qui a laissé son nom à une ruelle de Douai. Ces quelques pieds de vigne, à la production irrégulière, existaient aussi à Lille où la cathé-drale de la ville est encore placée sous le patronage de « Notre Dame de la Treille ». Néanmoins, la consommation de vin est importante et il est donc nécessaire d’en importer en quantité. Dans les comptes de la ville de Lille, au XIVe siècle, une rubrique spéciale et conséquente est consacrée aux « paymens en vins», qui sont utilisés pour faire des cadeaux aux visiteurs, aux souverains ou remercier des personnes pour des démarches ou des actions importantes : ces cadeaux couvrent de nombreuses pages et attestent l’importance du nombre de barriques qui étaient stockées en ville.
18Les régions qui fournissent le vin couvrent une bonne partie de la France. Les « touniels de Gascoigne», les « grandes et petites pipes Remoises» et les « vins Francois» sont mentionnés dans le compte d’entrée des vins dans la ville de Lille daté de 1269 [4]. À Douai, ce sont les vins « de la rochelle », terme générique désignant les productions du Sud-Ouest embarquées au port de La Rochelle, qui sont le plus souvent mentionnés, ainsi que les vins dits « français », correspondant aux vignobles de la région de Laon et de Soissons : n’oublions pas qu’à cette époque, Lille et Douai sont en Flandre. Ces vins arrivent à Douai principalement par la voie fluviale, mais le transport terrestre est également attesté et certains vins français sont amenés par charrette d’Arras, mais aussi de Bapaume. Une quittance de 1310 mentionne en outre une compagnie de vins rhénans à Douai [5]. Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner les vins nobles, dénommés « vins dauchoire» [6], que sont les bourgognes coûteux stockés pour leur part en petites quantités.
19Pour tous les vins qui transitent par voie fluviale, on ne dénombre qu’un seul arrivage par an. Il faut donc entreposer les barriques pour une année complète, ce qui nécessite d’avoir à disposition des locaux de grande capacité de stockage. Les caves répondent très bien à cette exigence, d’autant plus que la température y est constante et que l’hygrométrie en est contrôlée par la présence des ouvertures en façade et dans la paroi arrière, même si celles-ci sont très rarement conservées à cause des nombreux remaniements qui ont affecté les cloisons arrières. Larges de 1,2 à 1,5 mètre, donc calibrés sur la taille des barriques, les escaliers s’ouvrent directement en direction de la chaussée par où étaient acheminés les vins. Parfois, on a encore conservé la pierre de seuil dans laquelle se trouvent fixés deux anneaux qui servaient à fixer les cordes permettant de contrôler la descente des tonneaux roulant sur les planches, celles-ci étant posées directement sur les marches. Les entrées des caves, qui débordaient sur la chaussée, étaient protégées par deux vantaux en bois inclinés, tels qu’on peut encore en observer à Arras, sous les arcades qui cernent la grandplace.
20À Douai et Lille, ils ont systématiquement été condamnés à la fin du XIXe siècle. « L’affaire des caves de Lille » est un document juridique daté de 1875, par lequel la ville s’octroie la propriété de toutes les constructions situées sous la chaussée. Or, bon nombre de caves possédaient des appendices maçonnés sous la voie publique, comme il en subsiste à Douai, et les propriétaires n’ont eu d’autre choix que de murer ces espaces. Le même document condamne aussi l’existence des ouvertures débordant sur le trottoir, appelées « burguet », qui occasionnent trop d’accidents aux personnes. Puisque les caves ne peuvent plus s’ouvrir vers la rue, leur activité de stockage est alors définitivement condamnée.
21Au Moyen Âge, les négociants qui importent ces grandes quantités de vin cherchent surtout à faire une plus-value avec ce produit à forte valeur ajoutée. Encore faut-il que les vins puissent tenir sans se piquer trop vite, ce qui n’est pas rare à cette époque. Aussi, les échevins sont-ils mis à contribution, notamment à Lille où ils sont envoyés régulièrement « p(ar) les cheliers des taverniers assayer les vins estans p(our) les vies vins separer des nouviaus» [7].
Volumes encavés et propriété des caves
22Le compte d’entrée des vins à Douai, daté de 1310 [8] et qui se présente sous la forme d’un rouleau assez bien conservé, mentionne 12 propriétaires de « celliers et boves » dans lesquels sont entreposés les tonneaux et les « keuves » que la ville fait venir pour ses besoins. Les dates d’arrivée des vins sont précisées, ainsi que les quantités. Ce sont souvent quelques tonneaux, dix au plus, arrivés par charrettes d’autres villes et destinés à être entreposés dans un ou deux celliers différents, mais aussi des pièces qui peuvent provenir d’une autre cave.
23La ville entrepose ainsi au cours de cette même année 416 tonneaux de vin « franchois » ainsi que 489 autres provenant « dauchoire ». Ces quantités représentent des stockages qui varient entre 62 et 110 tonneaux dans une même cave, opération qui nécessite des volumes importants pour lesquels les grandes caves sont tout à fait adaptées.
24Ce vin est certes destiné aux cadeaux de la ville, ainsi qu’il a été dit, mais il est aussi vendu aux particuliers ou en gros et pas moins de neuf personnes sont chargées de ce travail, qui peuvent être ou non des proprié-taires de caves dans lesquelles la ville a encavé son vin.
25Ainsi, Thumas Piket a vendu de nombreuses barriques en 1310, qui se répartissent comme suit :
- neuf tonneaux et cinq cuves au cellier de Jehan Painmouillet,
- cinq tonneaux et une cuve au cellier du Dragon,
- dix tonneaux au cellier de Baudes de Querchin,
- neuf tonneaux et une cuve au cellier de Estevenon Trubert,
- 17 tonneaux et une cuve au cellier de Willem Caron,
- 14 tonneaux et une cuve au Connestablesses,
- dix tonneaux et une cuve au cellier Boine Vie,
- six tonneaux au cellier Jakemon Dorchies.
26Thumas Piket a donc vendu 80 tonneaux et dix cuves issus de huit celliers différents, alors que lui-même, cette année-là, ne stocke aucune barrique de la ville, à l’inverse de l’année 1319 [9] où son nom apparaît dans les celliers utilisés par les échevins.
27Plus de 50 caves ont jusqu’à présent été répertoriées à Douai, dont au moins une trentaine étaient déjà construites en 1310. Étant donné que seuls 12 celliers sont mentionnés dans le document, il faut alors considérer que les autres servaient à entreposer le vins importés par des négociants indépendants. Comme les caves sont des lieux clos qui ne s’ouvrent que vers la rue, sans communication avec le niveau supérieur, ils ont été conçus pour être autonomes dès la construction. Ce sont donc des espaces de stockage sans lien avec les activités exercées au rezdechaussée, mais probablement aussi des lieux de vente puisque la majorité des habitants n’achetaient pas le vin par tonneaux mais venaient se fournir avec des cruches. Cette fonction d’accueil du public, au quotidien et à l’occasion des foires, peut permettre d’expliquer la présence de supports à chapiteaux sculptés pour soutenir les voûtes, là où de simples piliers maçonnés auraient été suffisants. Il s’agit pour le propriétaire de montrer sa richesse en utilisant un vocabulaire décoratif qu’on ne trouve à l’époque que dans les constructions relevant des pouvoirs civils et religieux.
28Parmi les différents noms de propriétaires mentionnés, deux nous sont bien connus par les textes. Il s’agit du « grant chelier dou dragon » qui correspond à une auberge connue depuis 1288 à l’occasion d’une cession de rente « sour le maison Jakemon au draghon» [10], toujours en fonction à la fin du siècle suivant. La cave de cette maison, entièrement maçonnée en grès et construite sur deux niveaux, a été observée et dessinée par le président Wagon, érudit douaisien qui s’est le premier intéressé aux caves et a laissé un croquis de celle-ci, daté de 1934. Elle est aujourd’hui malheureusement condamnée mais disposait d’une surface de plus de 100 m2 avec une voûte culminant à 4,5 mètres de hauteur. En 1310, la ville y avait entreposé 99 tonneaux et, en établissant un rapport identique entre la surface et le nombre de tonneaux avec les autres caves, elles devaient avoir des surfaces comprises entre 70 et 120 m2. Il s’agit certes d’une approximation à manier avec prudence, mais ces dimensions correspondent aux plus grandes caves recensées dans le centre ville de Douai.
Compte d’entrée des vins dans la ville, année 1310, A.M.D., CC 745
Compte d’entrée des vins dans la ville, année 1310, A.M.D., CC 745
29Le second cellier connu appartenait à Estevenon Trubert. Il n’existe plus depuis que les échevins l’ont acheté pour agrandir la maison communale – c’est encore la mairie aujourd’hui – située dans la rue principale qui reliait la place du marché au port. Nous ne connaissons pas l’aspect de cette cave mais, alors que le « tenement qui fu le truberde », du nom de son ancien propriétaire, était déjà possession de la ville en 1410 [11], des travaux y furent menés en 1455 pour soutenir le cellier défaillant. Un charpentier est alors payé pour « estanchonner les pillers et vaulsure du chellier et bove de le maison de le ville [...] pour ce que lesdictes vaulsures estoient fort fourfaites» [12]. Il s’agissait donc d’une grande cave avec colonnes, voûtée probablement d’arêtes, ce qui semble confirmer l’hypothèse formulée de l’utilisation par la ville des plus grandes caves. Il existait donc un système assez complexe de propriété et de location, où chaque négociant devait encaver son propre vin pour la spéculation et la revente, mais pouvait aussi louer son cellier pour y entreposer les vins de la ville.
30À Lille, il n’existe pas de document identique mais on peut penser que la pratique des échevins, pour conserver les nombreuses barriques utilisées comme cadeaux, devait être la même. C’est ce que suggèrent les comptes de la ville de Lille : les caves de certains propriétaires sont alors mises à contribution. Ainsi, en 1330, il est fait état de trois « lowage dou celier» [13], sans précision quant à l’utilisation de ceux-ci alors qu’en 1361, ce sont trois particuliers qui louent leurs celliers « pour li vin de la ville » [14], de même qu’un autre en 1364 et un certain « bariziel» est payé pour « mener et ramener p(ar) II fois dou chelier Jeh(an) dou Castiel au chelier Jehan Riqevier XIII pieches de vin de le ville » [15].
31Le compte d’entrée des vins de l’année 1269 a été, par chance, préservé. Il est moins détaillé que celui de Douai en matière de répartition des barriques des différents négociants, mais il présente un très grand intérêt pour étudier la localisation des celliers dans la ville. Il a en effet été rédigé en suivant un itinéraire très précis qui part du port fluvial de la ville, remonte l’axe majeur du centre médiéval qu’est la Rue de la Grande Chaussée et fait le tour de la place du marché au blé, l’actuelle place du théâtre. Les noms des propriétaires de celliers sont systématiquement indiqués avec la somme correspondant au nombre de barriques encavées.
32Les vins « ki vienent du rivage» sont alors transportés « des nevs au celier» dont le nombre se monte à 41. Ils sont tous répartis sur l’itinéraire indiqué et le document précise même qu’il n’y a pas de vin stocké dans d’autres quartiers de la ville. Comme toutes les caves recensées à Lille sont situées sur les axes attestés par le document, cette observation confirme définitivement l’utilisation des caves comme locaux de stockage du vin, au moins dans le courant du XIIIe et du XIVe siècle.
33Les différents noms de propriétaires de caves peuvent être recoupés, pour certains d’entre eux, avec d’autres documents qui indiquent qu’ils sont bien propriétaires de maisons, particulièrement le long de la Rue de la Grande Chaussée. On reconnaît ainsi Hellin le Sarrazin, dont le nom figure en quatorzième place dans le compte d’entrée des vins, et qui est aussi mentionné en 1331 à l’occasion d’une cession de rente Rue de la Grande Chaussée, sur une maison située à côté d’un « hiretage Pieron de Courtray ki fu Hellin le Sarrazin» [16]. Il en est de même pour Estiennon de la Ruielle, attesté en 1293 [17] ou le « signeur Radoul» dont le nom apparaît en 1256 [18].
Abandon progressif des caves
34Aux XIVe et XVe siècles, les caves sont régulièrement mentionnées toujours en association avec le commerce du vin mais, progressivement, les textes deviennent de moins en moins nombreux. À Douai, un document fiscal daté de 1568 [19] décrit toutes les maisons de la ville pour estimer leur taux d’imposition. Les caves y sont aussi mentionnées et sont encore au nombre de 21, ce qui paraît déjà peu par rapport à la soixantaine de caves existantes, reconnues par les divers chantiers de fouilles archéologiques et le recensement. Dans ce même document, 39 auberges sont mentionnées dont seulement trois possèdent une cave. La pression foncière augmentant, dans les deux villes mais surtout à Lille, il est nécessaire de loger un nombre croissant d’habitants à l’intérieur des fortifications étriquées. Les caves servent alors de moins en moins au stockage des barriques. Les sondages menés dans certaines caves afin de mettre au jour les colonnes noyées dans le comblement accumulé, ont révélé des niveaux d’épaisseurs importantes, voisins de 0,5 à 0,8 mètre, datés pour les premiers du courant du XIVe siècle. Il s’agit souvent de déchets issus de la destruction des maisons qui ont été reconstruites : ce qui était récupé-rable l’a été et les gravats inutiles ont été poussés directement dans la cave, fait qui indique qu’elle n’avait déjà plus la même utilisation que lors de sa construction. Le même phénomène se retrouve dans toutes les grandes caves de Lille. D’ailleurs, au XVIIe siècle, de nombreuses personnes habitent dans les caves [20] et les échevins sont contraints d’édicter des « deffence a toutes personnes d’habiter dans aucunes caves de cette ville et aussy dans les petites caves» [21]. L’augmentation constante de la population rend ces règlements inefficaces et tous les lieux habitables sont utilisés comme logement. Avec l’industrialisation et l’implantation des usines en cœur de ville, ce sont des familles entières qui sont logées dans les caves, dans des situations sanitaires dont Victor Hugo porte le témoignage, pour le quartier Saint-Sauveur, dans La Légende des siècles : « caves de Lille, on meurt sous vos plafonds de pierre ».
35Depuis « l’affaire des caves de Lille » de la fin du XIXe siècle, il n’y a plus d’accès vers la rue et ces vastes locaux sont aujourd’hui souvent inexploités. Ce sont pourtant, particulièrement à Lille, les ultimes témoins des constructions médiévales qui attestent la structure cadastrale dans le centre ancien, alors qu’il ne subsiste aucune maison antérieure au XVIIe siècle dans la ville. L’étude des caves de Lille et de Douai permet de mettre en lumière les techniques et les matériaux de construction de cette époque, mais aussi de comprendre l’utilisation de ces vastes volumes, et met en évidence l’importance du commerce du vin au Moyen Âge dans ces contrées septentrionales.
36D’autres villes régionales possèdent des caves en nombre : elles sont bien connues à Arras, ou restent encore à étudier comme à Boulognesurmer ou Saint-Omer, mais constituent dans chacun des cas un des patrimoines les plus anciens de ces villes. Un recensement et une étude de ces architectures particulières, menés à l’échelle régionale, pourraient permettre de révéler un patrimoine méconnu, mais aussi d’établir une typologie régionale. Ces constats, enrichis d’études en archives, seraient particulièrement utiles pour affiner les datations et fourniraient des outils de recherche sur l’organisation et l’évolution de la ville ancienne, particulièrement appréciables dans les centres urbains où les fouilles archéologiques sont tributaires des travaux qui y sont menés.
Notes
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[1]
George Espinas, Les origines du capitalisme, 2 volumes, Lille, Émile Raoust, 1933 et 1936.
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[2]
Marie-Christine Laleman et Patrick Raveschot, Inleiding tot de studie van de woonhuisen in Gent, Periode 1100-1300, De Kelders, AWLSK, Bruxelles, 1991.
-
[3]
Jean-Denis Clabaut, Les caves médiévales de Lille, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2001.
-
[4]
Archives Municipales de Lille (désormais A.M.L.), AG c 1397.
-
[5]
Archives Communales de Douai (désormais A.C.D.), FF669, n 6794.
-
[6]
A.C.D, CC745.
-
[7]
A.M.L., 16096/16097, Comptes de la ville, fol. 32 verso.
-
[8]
A.C.D, CC745.
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[9]
A.C.D, CC746.
-
[10]
A.C.D, FF665, avril 1288.
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[11]
A.C.D, FF715 du 5 juillet 1410.
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[12]
A.C.D, CC224, fol. 53 verso.
-
[13]
A.M.L., 16019, Comptes de la ville pour l’année 1330, « rechepte des lowages », fol. 28 recto.
-
[14]
A.M.L., 16075/16076/16077, Comptes de la ville pour l’année 1361, « payments en diverses pieches », fol. 12 verso et fol. 13 recto.
-
[15]
A.M.L., 16083/16084, Comptes de la ville, fol. 32 verso.
-
[16]
Archives Départementales du Nord (désormais A.D.N.), 16G380, p3253 du 24 octobre 1331.
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[17]
A.D.N., 16G379, p3232 d’avril 1293.
-
[18]
Mgr. Edouard Hautcoeur (édité par), Cartulaires de l’église collégiale de Saint-Pierre de Lille, 2 volumes, Lille, L. Quarré, Paris, A. Picard, 1894, volume 1, p. 363 : cession de rente supra domum Radulficognimitati Radoul.
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[19]
A.C.D., DD272.
-
[20]
A.M.L., 725, « registre aux visitations de maisons », 1618-1623, fol. 8 recto : Philippe le Bas, « chargé de feme et enffans, quil demeure a present au chelier au dessoubz de la maison Philippe Cherbault boullenghier ».
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[21]
A.M.L., BB10, No 390, fol. 175 recto, du 17 août 1677.