Couverture de RHU_008

Article de revue

La ville sans plan ?

Le faubourg de la Prosperidad à Madrid (1860-1940)

Pages 103 à 128

Notes

  • [1]
    Laurent Coudroy de Lille, « La question des ensanches (1860-1910) : problème d’histoire et d’historiographie urbaine en Espagne », dans Jean-Frédéric Schaub (sous la direction de), Recherches sur l’Histoire de l’É tat dans le monde ibérique ( XVe - XXe siècles), Paris, Presse de l’ENS, 1993, p. 263-283.
  • [2]
    Voir, par exemple, le paragraphe consacré à l’extrarradio de la description générale du territoire municipal, dans la publication des résultats de la grande enquête sur la ville, entreprise par la mairie, Ayuntamiento de Madrid, Informació n sobre la ciudad, Madrid, 1929, p. 28.
  • [3]
    Sur les divers projets pour l’extrarradio, voir Carlos Sambricio et Lilia Maure, Madrid, urbanismo y gestió n municipal 1920-1940, Madrid, Gerencia Municipal de Urbanismo, 1984 et Carlos Sambricio, Madrid : ciudad-región. De la ciudad ilustrada a la primera mitad del siglo XX, Madrid, Comunidad de Madrid, 1999.
  • [4]
    Pedro Nú ñez Granés, El problema de la urbanizació n del Extrarradio de dicha Villa desde los puntos de vista técnico, económico, administrativo y legal, Madrid, 1920, p. 13.
  • [5]
    Chiffres produits par la mairie de Madrid : Resumen Estadístico del Ayuntamiento, Madrid, numéros de 1904 et 1930.
  • [6]
    Résultat de l’étude d’un échantillon de 430 individus, pour lesquels la profession est renseignée, dans le recensement municipal de 1900, Archivo Histó rico de Villa de Madrid (AHV).
  • [7]
    AHV, Recensement municipal de 1872.
  • [8]
    Resumen Estadístico del Ayuntamiento, Madrid, numéros de 1900 et 1930.
  • [9]
    Sur les premières opérations de lotissement à la Prosperidad, voir Charlotte Vorms, « Propriété populaire et urbanisation spontanée : l’Extrarradio madrilène (dernier tiers du XIXe siècle) », dans les actes du colloque dirigé par Philippe Lavastre et Rafael Mas, Propiedad inmobiliaria y crecimiento de la ciudad, tenu à la Casa de Velázquez à Madrid, les 4 et 5 février 2002, à paraître aux presses de l’Universidad Autó noma de Madrid.
  • [10]
    Ces chiffres sont le résultat d’une analyse de l’ensemble des demandes de permis de construire pour des « obras mayores » dans le faubourg pour cette période, conservés aux archives municipales, AHV. Notons que les permis pour « obras mayores » comprennent l’ensemble des travaux importants, comme les agrandissements et les ajouts d’étages et pas seulement la construction de nouveaux bâtiments. Ainsi, bien souvent, lorsqu’un particulier demande deux permis successifs, ceux-ci concernent un seul et même bâtiment.
  • [11]
    Voir, à leur sujet, Paloma Barreiro Pereira, Casas Baratas. La vivienda social en Madrid, 1900-1939, Madrid, COAM, 1991.
  • [12]
    Nomenclator de las ciudades, villas, lugares, aldeas y demás entidades de població n de España, Madrid, 1904.
  • [13]
    Ce chiffre est le résultat de l’observation d’un échantillon de 295 bâtiments pour lesquels nous disposons de cette information, dans le recensement municipal de 1930, AHV.
  • [14]
    Nous ne disposons pas d’un plan cadastral antérieur pour le XXe siècle, mais de 1936 au début des années 1940 les transactions immobilières sont interrompues par la guerre civile.
  • [15]
    Informació n sobre la ciudad, op. cit., p. 28.
  • [16]
    Voir par exemple, Cesar Chicote, La vivienda insalubre en Madrid, 1914.
  • [17]
    Ce sont ces deux types que l’historienne de l’art Clementina Díez de Baldeó n distingue lorsqu’elle étudie l’habitat ouvrier de la périphérie de Madrid. Clementina Díez de Baldeó n, Arquitectura y clases sociales en el Madrid del siglo XIX, Madrid, Siglo XXI, 1986.
  • [18]
    Notons qu’il est très difficile d’obtenir des données sérielles sur le mode d’occupation des logements pour cette période. En effet, le seul moyen de le connaître avec certitude est de croiser les données sur les occupants fournies par les recensements municipaux et celles sur les propriétés, donc les propriétaires, conservées au registre de la propriété, or cette opération possible dans le cadre d’études de cas n’est pas réalisable à grande échelle.
  • [19]
    Archivo Histó rico de Protocolos de Madrid (AHPM), tome 31446 et AHV recensement municipal de 1905.
  • [20]
    AHPM, tome 28048.
  • [21]
    AHPM, tome 31445.
  • [22]
    Les informations sur les ménages et leur logement, pour les trois études de cas développées dans ce paragraphe, nous sont fournies par les recensements municipaux à diverses dates, AHV.
  • [23]
    Les registres de la contribution sur les propriétés foncières et sur le bétail montre qu’elle est imposée l’année fiscale 1872-1873 pour 16 têtes de porcins. Archivo Histó rico Nacional, Fondo Contemporá neo, Delegación de Hacienda de Madrid, Fondo Exento, Libro 1207. Elle se déclare chiffonnière de profession au recensement municipal de 1872, AHV.
  • [24]
    On n’a retrouvé qu’un seul permis de construire à leur nom, celui qui concernait la toute première construction sur la petite parcelle, qu’ils cessent d’habiter pour la donner à bail dès 1871.
  • [25]
    Registro de la Propiedad (RP), 3ª secció n, tomo 264, finca 5195, folio 109, inscripció n no 4.
  • [26]
    AHV, 25-293-165.
  • [27]
    Nous ne proposerons pas ici d’évaluation de l’évolution de la part de la rente locative dans les ressources familiales, les inconnues étant trop nombreuses pour permettre une estimation fiable.
  • [28]
    RP, 3ª secció n, tomo 10, finca 187, folio 2 et cuartel 2, tomo 299, finca 1117, folio 213.
  • [29]
    RP, finca 1117, op. cit.
  • [30]
    RP, finca 187, op. cit.
  • [31]
    On peut suivre de près cet épisode, car la construction du four, d’abord sans permis, donne lieu à une procédure policière : AHV, 10-101-16.
  • [32]
    RP, 3ª secció n, tomo 72, finca 1571, folio 240 et tomo 73, finca 1572, folio 3.
  • [33]
    RP, 3ª secció n, tomo 166, finca 3526, folio 226.
  • [34]
    AHV, 17-38-57.
  • [35]
    AHV, 19-95-33.
  • [36]
    AHV, 27-273-14.
  • [37]
    AHV, 27-277-62.
  • [38]
    AHPM, tome 27338 et AHV, Secretaría 4-279-21.
  • [39]
    RP, secció n 2ª, tomo 94, folio 143, finca 1755 et AHV, 16-327-42.
  • [40]
    AHV, 19-93-32.
  • [41]
    AHV, 24-286-3.
  • [42]
    Il n’est pas possible de vérifier cette hypothèse de manière statistique, les sources ne le permettant pas, mais c’est l’impression qui se dégage des études de cas.
  • [43]
    Par exemple, AHPM, 27572.
  • [44]
    Pedro Navascues Palacios, Arquitectura y arquitectos madrileños del siglo XIX, Madrid, Instituto de Estudios Madrileños, 1973, p. 126.
  • [45]
    Rafael Mas Hernández, « Crecimiento espacial y mercado del suelo periférico en los inicios de la Restauració n », dans Á ngel Bahamonde Magro y Luis Enrique Otero Carvajal, (sous la direction de), La sociedad madrileña durante la Restauración 1876-1931, Madrid, Comunidad de Madrid, 1989, t 1.
  • [46]
    AHV, Secretaría 5-11-18.
  • [47]
    AHPM, tome 31283.
  • [48]
    AHV, Secretaría 9-38-169.
  • [49]
    RP, Cuartel 2e, tomo 992, finca 5751, folio 130 et secció n 2ª, tomo 89, finca 1673 folio 191.
  • [50]
    AHV, Secretaría 4-261-73.
  • [51]
    AHV, Secretaría 5-68-5.
  • [52]
    Pedro Nú ñez Granés, Proyecto para la urbanizació n del Extrarradio de dicha Villa, 2e édition, Madrid, 1910.
  • [53]
    AHV, Secretaría 7-245-32, par exemple.
  • [54]
    Voir, par exemple, les débats à la commission municipale permanente (équivalent du conseil municipal durant la dictature de Primo de Rivera) lors de la session du 6 août 1924.

1La notion de ville spontanée est communément utilisée pour décrire celle qui s’est construite sans plan, celle qui serait réductible à une somme d’actions individuelles. De l’invasion de terres où l’on construit en une nuit des baraques à la division et la vente légale de lots non frappés d’interdit de construire, mais non viabilisés, sans qu’aucun tracé de rues n’ait préalablement été approuvé ni dessiné, il existe, toutefois, un large éventail de variations de cette urbanisation dite spontanée. Les critères de différenciation sont multiples : la légalité, le niveau d’équipement, la nature des constructions, le degré d’unité de conception à des échelles diverses, sont les plus marquants. On tend ainsi, aujourd’hui, à nuancer la notion de ville spontanée, mais on continue de considérer l’opposition entre celle-ci et la ville planifiée comme une distinction fondamentale.

2Celle-ci semble trouver une expression particulièrement nette à Madrid, à partir de 1860. À cette date, en effet, pour faire face à la croissance démographique de la ville, la mairie adopte le plan d’extension urbaine de l’ingénieur Castro. Celui-ci diffère en bien des points du célèbre projet dessiné pour Barcelone par Cerdà, mais il relève du même urbanisme d’ensanche[1]. Castro délimite un nouveau territoire urbain et en dessine le plan. La nouvelle limite de la ville reste en deçà de la limite de la commune de Madrid; le plan distingue donc trois espaces à l’intérieur de cette commune : la vieille ville (interior), la ville projetée (ensanche) et un espace toujours qualifié de rural (extrarradio). Or, dès l’année qui suit l’adoption du plan, on assiste au début de l’urbanisation de fait de l’extrarradio.

Fig. 1

Madrid en 1875 : interior, ensanche et extrarradio.

graphique de
Fig. 1. Madrid en 1875 : interior, ensanche et extrarradio. Source : carte topographique de Madrid au 1 /50 000 (Instituto Geográ fico Nacional)

Madrid en 1875 : interior, ensanche et extrarradio.

carte topographique de Madrid au 1 /50 000 (Instituto Geográ fico Nacional)

3Ainsi la ville de Madrid s’étend-elle entre 1860 et les années 1930 simultanément sur deux fronts, selon des modalités distinctes, qui produisent deux villes de type opposé à bien des égards et clairement perçues comme telles. Dans l’ensanche, le plan projette un réseau de rues en damiers, régulièrement espacées qui isolent des îlots aux dimensions identiques, prévoit la viabilisation du sol et réglemente la construction par des normes strictes destinées à assurer la qualité et l’homogénéité du bâti. Le changement de statut du sol se fait donc idéalement de manière immé-diate : de rural, l’ensanche devient urbain. Dans l’extrarradio au contraire, les particuliers peuvent lotir librement des terres rurales car aucune autorisation préalable à la division des terrains ne les oblige à soumettre aux autorités un plan du lotissement et aucun travail de viabilisation ne leur est exigé; le passage de la ville à la campagne est lent, progressif et contrasté. Jusqu’aux années 1960, plus tard selon les lieux, les zones construites de l’extrarradio offrent l’image d’un espace intermédiaire, ni tout à fait ville, ni tout à fait campagne : on élève encore des poules, voire des cochons dans les cours des maisons et on cultive un jardin, la typologie architecturale reste longtemps marquée par la petite maison individuelle à un niveau, les habitants eux-mêmes sont souvent d’origine rurale, mais ces faubourgs insalubres n’ont pas non plus les vertus supposées de la campagne et leur population, par son activité, est bien urbaine. Si le sol de l’ensanche est l’objet d’une importante spéculation, celui de l’extrarradio est généralement acquis dans le but d’être rapidement construit. Enfin l’ensanche accueille une population bourgeoise, alors que l’extrarradio est le refuge des classes populaires.

4Dès le tournant du siècle, l’extrarradio apparaît, par opposition à l’ensanche, comme le symbole madrilène de la mauvaise urbanisation, la ville sans ordre, celle de la misère et de l’insalubrité [2]. Durant le premier tiers du XXe siècle, les pouvoirs publics considèrent cette urbanisation comme un échec de l’aménagement urbain, une excroissance maligne à éradiquer, ils ne cessent d’affirmer la nécessité de faire un plan pour le régulariser; les urbanistes multiplient les projets, mais aucun n’est jamais mis en œuvre [3].

5Pourtant, durant cette même période, cet espace aux marges de la ville est le secteur le plus dynamique de la construction dans la capitale, tant pour le nombre de constructions que pour l’effectif de la population logée. Le nombre de permis de construire accordés par la mairie est globalement supérieur dans l’extrarradio, quoique soumis à des variations annuelles plus fortes, qui reflètent la plus grande fragilité des investisseurs de cette zone. Un ouvragepublié en 1920 par l’ingénieur Nú ñez Granés, auteur d’un plan pour l’extrarradio, indique qu’entre 1905 et 1910, l’ensanche a un taux de croissance démographique de 11,08 % et l’extrarradio de 27,38 % [4].

Nombre de permis de construire accordés pour l’intérior, l’ensanche et l’extrarradio de Madrid (1905-1934)

figure im2
900 800 700 600 Interior 500 Ensanche 400 Extrarradio 300 200 100 0 1905 1907 1909 1911 1913 1915 1917 1919 1921 1923 1925 1927 1929 1931 1933 Nombre de permis de construire accordés pour l’intérior, l’ensanche et l’extrarradio de Madrid (1905-1934) Source : graphique élaboré à partir des chiffres publiés par le Boletín del Ayuntamiento de Madrid, 29/05/1935.

Nombre de permis de construire accordés pour l’intérior, l’ensanche et l’extrarradio de Madrid (1905-1934)

graphique élaboré à partir des chiffres publiés par le Boletín del Ayuntamiento de Madrid, 29/05/1935.

6Entre 1900 et 1930, la population madrilène passe de 533 000 à 825 000 habitants et l’urbanisation de l’extrarradio prend une part déterminante à la production de logements pour absorber cette croissance démographique [5]. Le décalage entre la croissance urbaine et celle de la construction provoque l’inflation des loyers et la dégradation des conditions de logements en terme de densité d’occupation; ce dont souffrent de manière particulièrement dramatique les familles pauvres. Or les caracté-ristiques des logements construits dans le cadre de l’extension planifiée ne correspondent pas à la demande des ménages populaires. La production de logements ouvriers est donc repoussée en marge de celle-ci, dans l’extrarradio qui commence à s’urbaniser. Ainsi les habitants du faubourg de la Prosperidad (dans l’extrarradio) sont-ils en 1900 à plus de 60 % des journaliers [6]. C’est dans cette périphérie que trouvent à se loger les migrants venus des campagnes et les enfants des ouvriers de la vieille ville. Cet espace construit hors du plan a donc une fonction essentielle dans la croissance de Madrid : répondre au manque de logements populaires. Il s’insère dans l’économie globale de la ville, dans son organisation sociale et dans sa morphologie générale.

7C’est pourquoi, nous nous proposons de considérer l’urbanisation spontanée de cette périphérie, non plus comme un secteur singulier, en marge du marché immobilier madrilène, mais comme une composante à part entière de celui-ci, susceptible comme telle d’être soumise aux mêmes méthodes d’analyse. C’est plus particulièrement aux formes de cet espace intermédiaire entre ville et campagne, que nous nous intéresserons dans le cadre de cet article. En retenant l’hypothèse que l’urbanisation de l’extrarradio relève du même phénomène que toute extension urbaine, plutôt que d’en décrire les éléments de désordre, nous chercherons, en analysant les processus qui l’engendrent, à mettre en évidence la manière dont elle s’ordonne; notre objectif étant de discuter son caractère radicalement opposé à l’ensanche.

8Les constructions de l’extrarradio se concentrent en noyaux d’urbanisation, qui constituent donc l’unité spatiale première de cette zone. C’est à cette échelle, qui se prête bien à l’étude fine de l’organisation morphologique et de sa genèse, que nous travaillerons. Notre démarche consiste ici à confronter observation générale et statistique du faubourg et études de cas, examen cartographique et de terrain des formes et recherche sur les processus qui conduisirent à leur production. Nous avons pris comme faubourg-test, la Prosperidad, situé au nord-est de Madrid, en périphérie de la zone de l’ensanche où la réalisation du plan est la plus avancée. Le premier lotissement est créé à la Prosperidad à la fin de l’année 1862, deux ans après l’adoption du plan d’ensanche; le lotisseur avait acheté la terre rurale en 1861. Dix ans plus tard, en 1872, le faubourg compte déjà 300 habitants, qui vivent isolés au milieu des champs sans aucun des équipements urbains élémentaires (éclairage, pavage des rues, adduction d’eau, etc.) [7]. En 1900, plus de 2000 personnes habitent à la Prosperidad et en 1930 13 800 [8]. C’est un faubourg ouvrier, dans lequel un début de diversification sociale se produit dans le premier tiers du XXe siècle et notamment à partir du milieu des années 1920.

9La croissance du faubourg résulte du lotissement successif de plusieurs terres agricoles, parfois le fait du propriétaire lui-même, mais plus souvent celui d’un intermédiaire. Ce sont des opérations isolées, qui ne sont pas le fait de professionnels. Le cadre juridique très lâche qui réglemente les transactions foncières et la construction dans cette zone de Madrid, officiellement réservée à des usages ruraux, permet de lotir ces terres sans aucune viabilisation; l’opération se réduit à la division de la terre et la revente des lots. Ceux-ci, de taille diverse – la moyenne sur l’ensemble de la période tourne autour de 300 m2 – sont vendus à des particuliers, qui les conservent, les revendent, les divisent ou les construisent à des rythmes et selon des modèles variables [9]. Le travail de planification du lotisseur étant minimal, la parcelle vendue constitue la véritable cellule de base du développement du faubourg. Les choix de l’acheteur de lot et la gestion qu’il fait de son patrimoine immobilier sont déterminants pour le dessin de la ville. C’est pourquoi, nous commencerons notre analyse à cette échelle. Nous aborderons, dans un second temps, celle du faubourg.

Formation et caractéristiques du bâti

LE MARCHÉ DE LA CONSTRUCTION : DE PETITES OPÉRATIONS ISOLÉES

10Les opérations de construction sont isolées, de petite taille et sont le fait de particuliers. Les premières sociétés immobilières et les opérations plus importantes n’apparaissent que dans les années 1920. Avant 1920,85 % des pétitionnaires de la Prosperidad ne déposent qu’un seul permis de construire et ils sont responsables de 68 % des demandes de permis; 83 % des permis sont le fait de particuliers qui ne font qu’une ou deux demandes [10]. À partir des années 1920, dans une période de très forte croissance du volume de la construction à Madrid, apparaissent des opé-rations de plus grosse envergure, intégrées depuis le lotissement jusqu’à la construction et conduites par des sociétés; celles-ci se caractérisent par une très grande homogénéité morphologique et architecturale. Elles s’inscrivent dans le cadre législatif créé par les lois d’habitat social de 1911,1921 et 1924 et adoptent toutes le type architectural du pavillon individuel; ces lotissements sont connus comme les « colonias de hotelitos » ou « colonias de casas baratas ». Celles-ci étant conçues et aménagées de manière unifiée à l’échelle du lotissement, elles sont hors de notre sujet [11]. Ce sont uniquement les autres lotissements, ceux qui se limitent à la division de terres rurales, qui retiendront notre attention.

11Les acheteurs et constructeurs de ces lotissements sont, en majorité ouvriers et parfois petits commerçants ou artisans. Constructeurs et habitants du faubourg de la Prosperidad présentent donc des caractéristiques sociales très proches : ils appartiennent aux couches populaires de la capitale et sont généralement originaires des campagnes espagnoles. Beaucoup construisent d’abord pour se loger eux-mêmes. Ainsi cet espace s’urbanise-t-il sous l’impulsion de personnes cherchant à se loger, contrairement à l’ensanche où les bâtiments sont des immeubles de rapport, édifiés par des investisseurs.

UNE TYPOLOGIE ARCHITECTURALE MIXTE, RURALE ET URBAINE

12Les bâtiments construits sont de petite taille : en 1900 sur 422 bâtiments (tous d’habitation) que compte le faubourg de la Prosperidad, près des deux tiers ont un seul niveau et la quasi-totalité des autres ont deux niveaux [12]. En 1930, deux tiers des bâtiments ont un ou deux niveaux, les bâtiments à un seul niveau restant majoritaires [13]. Ces caractéristiques vont de pair avec une très forte fragmentation de la propriété. La taille moyenne des parcelles des lotissements du faubourg de la Prosperidad, à la fin de notre période, d’après le plan parcellaire de 1945-47, est d’un peu moins de 300 mètres carrés [14].

13Les demandeurs de logements dans l’extrarradio ont des ressources faibles, aussi les types architecturaux se caractérisent-ils par leur simplicité et la modicité de leur coût de production. Le grand nombre d’ouvriers en bâtiment parmi les propriétaires de lot confirme l’importance de l’autoconstruction, du reste attestée par l’enquête municipale de 1929 [15]. Beaucoup travaillent le matin sur les chantiers de la ville nouvelle officielle (l’ensanche) et l’après-midi sur leur parcelle. Le type architectural le plus courant est la « casa baja », littéralement la « maison basse ». C’est une maison à un seul niveau, de faible surface, presque toujours alignée sur la ligne de façade de la parcelle; la porte du logement donne sur la rue et l’on passe donc directement de l’espace privé du foyer à l’espace public de la rue, comme dans un village. L’espace non construit en fond de parcelle est réservé à un usage semi-rural : un potager et une cour dans laquelle on élève des poules, des lapins et des cochons, parfois un âne ou une vache. Ce type architectural est caractéristique de l’habitat ouvrier des périphéries urbaines espagnoles de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, on l’appelle casa baja à Madrid, casa molinera en Castille et correa à Barcelone. Il contribue à donner à ces faubourgs une allure rurale, puisqu’il ressemble plus à l’habitat villageois qu’à celui de la ville et qu’il s’accompagne d’une activité agricole. On peut penser que l’absence d’un espace de transition entre le logement et la rue donne à celle-ci un caractère familier; on se l’approprie et son usage reflète une forme de vie communautaire entre voisins; ainsi la casa baja allait-elle de pair avec l’existence de liens sociaux forts à l’échelle locale, celle de la rue, du pâté de maisons et finalement du faubourg.

14L’architecture de l’extrarradio se caractérise aussi par un deuxième type, à première vue plus urbain, la casa de vecinos, bâtiment d’habitat collectif, dont les logements locatifs sont destinés à une occupation populaire. À Madrid, elle prend souvent la forme de la casa de corredor : les logements, généralement très petits, obscurs et mal aérés, donnent sur une cour centrale; on accède à ceux qui sont situés dans les étages par un couloir en coursive qui fait le tour de la cour. Celle-ci apparaît à la Prosperidad dès la fin du XIXe siècle et en nombre plus significatif au XXe siècle, donc après la casa baja, qu’on continue de construire en très grand nombre jusqu’à la fin de notre période et même au-delà. La casa de corredor est typique de l’habitat ouvrier madrilène du XIXe et début du XXe siècles. On en trouve de nombreux exemples dans les quartiers populaires de la ville ancienne. Elle est l’objet des plus vives critiques des hygiénistes qui en déplorent l’insalubrité et la promiscuité qu’elle occasionne [16]; elle apparaît comme un symbole des terribles conditions de vie des pauvres dans les villes. C’est un type commun aux quartiers populaires du centre et de la périphérie, qui constitue, de ce fait, une manifestation de l’intégration croissante de celle-ci à la ville et à son marché immobilier. La juxtaposition de la casa baja et de la casa de vecinos, qui peut avoir plusieurs étages, crée une impression de désordre dans le paysage et semble exprimer le caractère hybride de cet espace, entre la ville et la campagne.

15Ces deux types architecturaux [17] semblent correspondre à deux processus distincts : la casa baja serait le résultat de l’autoconstruction d’une parcelle achetée par une famille ouvrière qui veut se loger et la casa de vecinos, dont les logements sont, par définition, destinés à être loués, serait le fait d’un investisseur, que la modestie de ses moyens dirigerait vers le marché du logement ouvrier. Du point de vue des habitants, la distinction entre ces deux catégories de logements semble être tout aussi opératoire, puisque la forme de la casa baja, souvent associée à un mode d’occupation en propriété offrirait à la fois l’indépendance et la garantie d’un espace privé familial, tandis que le logement en casa de vecinos, signifierait l’aliénation économique et la réduction à l’extrême de l’espace du chez-soi [18]. Le film Surcos de José Antonio Nieves Conde, sorti en 1951, témoigne de la force de ces représentations dans l’imaginaire des Madrilènes; il oppose, en effet, le destin tragique de la famille récemment immigrée de la campagne qui s’installe dans une casa de corredor dans un quartier populaire du centre ville, Lavapiés, où elle court à la perdition et celui d’une autre famille pauvre mais moralement bonne et forte qui habite une casa baja en périphérie, à Legazpi, où elle mène une vie simple mais honnête et heureuse, entre la ville et la campagne.

16Pourtant, l’étude longitudinale de l’histoire de quelques propriétés immobilières nous oblige à nuancer les conclusions catégoriques de l’observation transversale.

UN BÂ TI MARQUÉ PAR LA SOUPLESSE DE SON ÉVOLUTION

17L’observation de la gestion que font de leur patrimoine immobilier les propriétaires de lot met à jour leur grande capacité d’adaptation aux aléas de leurs ressources et de leur vie familiale. Elle montre aussi une très grande souplesse de transformation du bâti et donc une évolution rapide de l’habitat qui nous conduit à nuancer la typologie présentée plus haut.

Souplesse des modes d’occupation Le cas de la famille Roca Solano

18Nombreux sont les acheteurs de lot qui construisent d’emblée deux ou trois casas bajas mitoyennes sur leur parcelle, soit un seul corps de bâtiment divisé en plusieurs logements avec chacun sa porte sur la rue et un morceau de patio privatif en fond de parcelle. Il s’agit, pour ses propriétaires, d’occuper un des logements et de donner les autres à bail, tout en ayant pour les descendants la sécurité d’un patrimoine constitué de logements. Ainsi Miguel Roca Solano, journalier né en 1837 dans un village de la province de Teruel, qui arrive à Madrid en 1863 et achète une parcelle de 600 m2 à la Prosperidad, semble y construire d’emblée trois logements mitoyens dans un bâtiment à un niveau aligné sur la rue. Il en occupe un et donne les deux autres à bail. Lorsque sa fille Fidela, l’aînée de ses trois enfants, se marie entre 1895 et 1898, elle s’installe naturellement dans l’un de ces deux logements [19].

Mutations de la typologie architecturale et de l’usage du sol Le cas de la famille Agut Fos

19On observe toujours une densification très progressive du bâti sur la parcelle. Felipa Fos est elle aussi originaire d’un village de la province de Teruel, où elle est née en 1815. Elle est arrivée à Madrid en 1856, à quarante et un ans – elle a donc vécu longtemps à la campagne, où ses deux enfants sont nés. Elle est veuve quand elle achète en 1868 une petite parcelle de 160 m2 à la Prosperidad, sur laquelle elle construit une casa baja qu’elle habite avec son fils journalier [20]. En 1871 elle achète une deuxième parcelle à la Prosperidad, de 620 m2, mitoyenne de celle qu’a achetée son gendre [21]. Elle la construit immédiatement et s’installe dans la nouvelle casa baja avec son fils [22]. La taille du terrain lui permet d’en consacrer une partie à des activités consommatrices d’espace, rurales ou typiques des périphéries urbaines : elle élève ainsi une quinzaine de cochons et se fait chiffonnière [23]. En 1880, son fils, Zacarias Agut, qui s’est marié, vit avec sa femme dans le logement familial. À cette date, il y a deux autres logements en rez-de-chaussée sur la parcelle; Felipa Fos a agrandi le bâtiment, réinvestissant probablement le produit de ses activités commerciales et agricoles, pour accroître ses revenus d’une rente locative. Entre 1880 et 1890, Felipa Fos meurt et Zacarias, qui a donné naissance à deux fils, continue la construction progressive du terrain, manifestement toujours sans permis [24]. En 1890, il y a ainsi, sur celui-ci, dix-huit logements d’un seul niveau. Zacarias, qui se déclare toujours journalier, semble avoir abandonné l’activité de chiffonnier de sa mère. Il préfère utiliser l’espace libre dont il dispose pour construire des logements locatifs. Le fond de la parcelle est progressivement construit et les logements, nécessairement très petits étant donné leur nombre et la taille du terrain, donnent sur une cour intérieure, toujours plus étroite, d’où on accède par un passage depuis la façade sur rue. Les logements donnant sur l’intérieur du terrain ne disposent sans doute plus d’un patio privatif, s’éloignant du type de la casa baja. Le plan de la parcelle d’alors est le fruit d’une longue et progressive évolution et n’a pas fait, au départ, l’objet d’un projet d’ensemble. En 1923, les deux fils de Zacarias, journaliers comme leur père, reconstruisent une casa baja sur l’autre terrain [25], où la première maison édifiée par leur grand-mère était vide et déclarée en ruine depuis 1910. Le cadet des deux fils s’y installe et ouvre un commerce de brocante dans les années 1930 (voir fig. 2); son frère ouvre à la même époque un commerce d’œufs [26].

20La famille Agut-Fos veut d’abord être propriétaire de son propre logement, dans lequel elle entend mener un mode de vie rural, puis le succès de l’urbanisation du faubourg la conduit à la mise en valeur progressive du terrain de façon de plus en plus exclusivement urbaine, avec la construction d’habitations. Celle-ci entraîne le recul de l’usage rural initial (le micro-élevage de la mère), du type de la casa baja (les logements donnés à bail disposent de moins en moins d’un patio privatif à cultiver) et conduit la famille à disposer d’une rente locative toujours plus significative [27]. Nous ne pouvons pas suivre le détail de la chronologie du remplissage de la parcelle, étant donné que la plupart des constructions se font sans permis; il est clair, toutefois, qu’à chaque étape, les travaux sont peu coûteux et très simples, jamais Zacarias Agut n’ajoute un deuxième niveau à ses corps de bâtiment. Notons enfin, que pour la famille Fos Agut, l’investissement immobilier est manifestement le moteur d’une promotion sociale, puisque les hommes de la troisième génération ne sont plus ouvriers, mais commerçants. En trois générations, l’achat de terrain par Felipa Fos, d’abord portée par le projet d’être propriétaire de son logement, a conduit tour à tour à une activité agricole et à une autre typique des périphéries urbaines, le recyclage des déchets de la ville, puis à un investissement dans le logement locatif et finalement dans le commerce; parallèlement, le mode de vie de la famille s’est lentement urbanisée.

Fig. 2

Maison construite par les fils de Zacarias Agut en 1932

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Fig. 2. Maison construite par les fils de Zacarias Agut en 1932. On observe deux portes en façade: celle de gauche donne accès à la maison, celle de droite au patio. Photo de l’auteur, 1999.

Maison construite par les fils de Zacarias Agut en 1932

Photo de l’auteur, 1999

Histoire d’un îlot Le cas de la famille Aceituno

21La famille Aceituno, partie avec un capital supérieur, donne un autre exemple de la constitution d’un patrimoine immobilier, mais cette fois d’une autre importance. Carlos Aceituno, charpentier, né à Madrid en 1830 est marié à Petra Ambite. En 1870, il hérite de deux parcelles à la Prosperidad. La plus grande de 600 m2 – sur la rue Ló pez de Hoyos, colonne vertébrale du faubourg qu’elle relie à la ville – est toujours en friche, elle est à la limite est des lotissements. Sur la plus petite de 300 m2, qui donne rue du Cardenal Siliceo, est déjà construite une maison, la première à compter deux niveaux à la Prosperidad [28]. Carlos Aceituno emménage donc dans la maison et installe à l’étage sa belle famille. En 1886, il emprunte auprès d’un particulier, en lui hypothéquant ses terrains et finance ainsi la construction sur la grande parcelle d’un bâtiment d’environ 36 mètres de long en façade, divisé en plusieurs logements – vraisemblablement quatre. C’est une série de casas bajas mitoyennes destinées à être données à bail. L’inscription qui les concerne au registre de la propriété les décrit ainsi : « la maison se compose d’un rez-de-chaussée divisé en plusieurs logements pour des ouvriers avec leur patio respectif pour la lumière et l’aération » [29]. Sa belle-famille n’habitant plus l’étage, Carlos et les siens y emménagent et louent le rez-de-chaussée à un boulanger, Ramó n Menéndez qui y installe sa boulangerie. En 1887, Carlos meurt. Sa fille María épouse le boulanger, la propriété des locaux et celle du commerce sont donc réunies. Quelques années plus tard, Petra déménage, avec sa fille et son gendre, dans un des logements construits par son mari sur la rue Ló pez de Hoyos et revend l’autre parcelle [30]. Après avoir contracté deux emprunts hypothécaires, elle construit, en 1893, un four à pain et ses dépendances pour son gendre, sur le terrain où ils viennent de s’installer [31] et achète, en 1894, une parcelle mitoyenne de la sienne de 750 m2, qui remembrée avec la première constitue un terrain de 1 356 m2[32]. Elle a choisi de concentrer son patrimoine immobilier, devenant propriétaire de presque la moitié de l’îlot. En 1896, Petra meurt; elle lègue à sa fille et son gendre un héritage composé d’une vaste parcelle, très partiellement construite, d’une boulangerie et de trois logements. En 1909, son gendre Ramó n Menéndez, après avoir contracté une série de crédits hypothécaires, acquiert une parcelle mitoyenne à celle de son épouse, qui donne sur la rue Antonio Zapata [33], renforçant encore la main mise familiale sur l’îlot. Le terrain qu’il achète est en partie bâti : une casa baja en façade et dans le patio des petits bâtiments de piètre qualité. La même année, il construit, en façade, un nouveau bâtiment à deux niveaux, divisé en quatre logements, destinés à être loués, il les désigne dans la demande de permis de construire explicitement par le terme de casa de vecinos[34] (voir fig. 3). En 1912, il ajoute un étage à la casa baja[35]. En 1913, Ramó n Menéndez et sa femme rehaussent d’un étage le bâtiment qu’ils habitent (celui qu’avait construit le père) sur la rue Ló pez de Hoyos [36]. En 1918, une inscription du registre de la propriété signale qu’un nouveau corps de bâtiment est en construction sur ce même terrain. Enfin, en 1928, Ramó n Menéndez construit le fond de la parcelle, qui donne désormais sur une rue récemment ouverte [37]. Les choix du propriétaire de la terre rurale mitoyenne, en matière de tracé des rues de son lotissement, sont une aubaine pour la famille Menéndez-Aceituno qui voit leur parcelle devenir traversante et gagner ainsi une deuxième façade sur rue. L’ensemble de cette propriété reste dans la famille jusqu’en 1967, date à laquelle la plus jeune fille de Ramó n et María, qui y habitait toujours, la vend à une société immobilière.

22La famille Aceituno-Menéndez, qui a d’abord cherché à être proprié-taire de son logement, se trouve finalement à la tête d’un commerce et d’un grand nombre de logements locatifs. Ils vivent longtemps dans une casa baja, comme leurs locataires. S’efforçant de concentrer leur propriété sur un seul îlot, en une seule grande parcelle, leur gestion patrimoniale, qui n’a pas été planifiée au départ, ne les conduit pas à tirer parti de la grande taille de leur terrain pour y construire un bâtiment spécifique. Leurs choix détermineront cependant la morphologie du dernier îlot, situé à la limite est du faubourg.

La casa de vecinos, resultat d’une longue evolution, Le cas de la famille Escribano

23La famille Escribano offre un autre cas de figure et confirme le caractère évolutif du bâti. Juan Escribano, né en 1868 dans un village de la province de Cuenca, n’est pas ouvrier en bâtiment, mais déjà commerçant lorsqu’il s’installe, semble-t-il au début des années 1890, à la Prosperidad. En 1895, il est locataire d’un rez-de-chaussée (un logement dans une série de casas bajas mitoyennes) rue Ló pez de Hoyos où il tient un bar à vin. Trois de ses sœurs habitent également le faubourg. Vers 1900, il épouse Asunció n Cano Escribano, dont les parents sont aussi originaires de la province de Cuenca. Celle-ci habite la Prosperidad depuis longtemps : son père est un pionner du quartier, c’est un des premiers à avoir acheté un petit lot de terre en 1863, de 170 m2, pour y construire une casa baja où il s’était installé avec sa femme et ses enfants [38]. En 1900, Juan Escribano achète une parcelle de 470 m2 rue Ló pez de Hoyos, il contracte un emprunt hypothécaire auprès d’un particulier (le propriétaire du logement de sa sœur) et construit d’emblée un immeuble de deux niveaux et une cave [39]. Le bâtiment a une façade de 15 mètres de long et mesure 138 m2. Le rezdechaussée est aménagé en boutique, il y déménage son bar à vin et l’étage est divisé en deux logements. Il s’installe donc avec sa femme et bientôt leurs deux fils au rez-de-chaussée. Juan Escribano rentre, semble-t-il, rapidement dans ses fonds, car dès 1904, l’hypothèque est levée. En 1909, il ajoute une aile à un seul niveau le long de la clôture latérale [40]. Il reste avant tout commerçant et c’est le seul agrandissement auquel il procède. Lorsque ses deux fils héritent de lui en 1917, ils se déclarent tous les deux journaliers. Ils se lancent en 1923 dans un vaste programme de construction. Fils d’un commerçant, propriétaires d’un terrain bien situé sur la rue principale du faubourg, Juan et José Escribano Cano choisissent de rentabiliser au maximum leur terrain en édifiant un immeuble de logements populaires, avec une densité d’occupation du sol très élevée. Ils construisent tout autour de la cour de 266 m2, un bâtiment de 174 m2 au sol, à trois ailes sur trois niveaux divisé en cinq logements par étage qui s’ouvrent sur un patio central et trois puits de lumière dans les angles et ajoutent un étage, divisé en deux logements, au bâtiment existant [41]. C’est le type abouti de la casa de corredor. Les fils Escribano perçoivent, désormais, les revenus d’un nombre important de logements locatifs. La maison reste dans la famille jusqu’en 1964. À cette date, l’immeuble est divisé, dans le cadre juridique nouvellement créé de la propriété horizontale, en vingt propriétés, 18 logements et deux locaux, l’un sur rue, l’autre sur cour.

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24Ces quatre itinéraires, qui concernent des familles parties de situations professionnelles et d’épargne initiales diverses, montrent cependant comment l’achat de terrain et la construction, motivés en premier lieu par le besoin de se loger, permet la réalisation d’un projet professionnel – disposer d’un local commercial – et conduit finalement à une rentabilisation essentiellement urbaine avec la promotion croissante de logements locatifs. Ceci est possible du fait du caractère très progressif de la construction et de la densification de l’occupation du sol, qui permet une rentabilisation immédiate de petits investissements aux risques limités. Pour ces familles, l’investissement foncier et immobilier semble avoir été moteur d’enrichissement et de promotion sociale et c’est précisément les caractéristiques propres de la construction dans l’extrarradio qui ont rendu cela possible.

25Enfin, ces exemples montrent combien la typologie architecturale, qui apparaît à première vue, rend mal compte de la réalité de sa production. La casa de vecinos est souvent le résultat d’une lente évolution et de l’agrandissement successif d’une casa baja. Du reste, les types intermé-diaires abondent. On trouve ainsi de nombreux exemples de bâtiments à un seul niveau et à trois ailes qui donnent sur une cour centrale réduite à l’état de passage, dont ils font le tour. Ce sont des casas de corredor, mais l’absence d’étage rapproche chacun des logements d’une casa baja sans patio privatif (voir fig. 4). Nous n’avons d’ailleurs trouvé aucun exemple de la construction en une seule étape d’un gros immeuble destiné au logement ouvrier. La construction d’une casa de vecinos peut être l’aboutissement de la trajectoire d’une famille du faubourg dont les membres continuent d’habiter des logements identiques à ceux qu’ils donnent à bail. L’hétérogénéité apparente des constructions masque le fait que leur production relève des mêmes processus et peuvent être le fait des mêmes acteurs.

26Les constructeurs du faubourg sont souvent ses habitants, ce qui n’enlève rien à la relative homogénéité de la société locale. Par leurs modes de vie, leur appartenance aux milieux populaires madrilènes, voire leur origine souvent rurale et ouvrière, par leurs logements enfin, les habitants de la Prosperidad forment un groupe, dont les liens sont consolidés par les relations de voisinage et les fréquentes unions matrimoniales internes. Celui-ci n’en est pas moins complexe et ouvert à des possibilités de mobilité interne. Il semble en fait assez rare que l’ascension sociale d’une famille liée au faubourg se solde par son déménagement hors de celui-ci [42].

Fig. 4

Exemple d’un type intermédiaire. Vue intérieure d’une casa de corredor sans étage : les logements, en rez-de-chaussée, donnent tous sur une cour centrale.

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Fig. 4. Exemple d’un type intermédiaire. Vue intérieure d’une casa de corredor sans étage : les logements, en rez-de-chaussée, donnent tous sur une cour centrale. Photo de l’auteur, 2000.

Exemple d’un type intermédiaire. Vue intérieure d’une casa de corredor sans étage : les logements, en rez-de-chaussée, donnent tous sur une cour centrale.

Photo de l’auteur, 2000

L’ordonnancement générale du faubourg

27L’homogénéité retrouvée des formes du bâti à l’échelle de la parcelle nous a conduit à faire une recherche similaire à une autre échelle, celle du faubourg. Nous pensions y trouver la juxtaposition de lotissements, qui obéiraient chacun à la règle stricte de l’intérêt particulier du lotisseur. Les modalités de l’urbanisation du faubourg, en marge de la planification officielle, expliqueraient qu’il ne présente pas d’unité morphologique, qu’il ne soit qu’une mosaïque de lotissements, voire de parcelles. L’observation du plan de la Prosperidad nous oblige, pourtant, à nuancer cette affirmation. Celui-ci présente, en effet, des éléments de cohérence.

LE RÉSEAU DES RUES ET LE PARCELLAIRE

28Le tracé des rues et des lotissements obéit bien d’abord au souci d’économiser au maximum l’espace public, dans l’intérêt du lotisseur. Ainsi le parcellaire rural originel apparaît-il encore nettement dans le plan des années 1940 : les chemins ruraux sont devenus des rues et les périmètres des anciennes propriétés rurales loties sont aisément identifiables. Dans la plupart des cas, l’ensemble de la propriété est revendue en lots en un délai très bref, quelques années; le lotisseur procède donc au dessin de ses rues avant de vendre les lots. La plupart des lotissements présentent ainsi un maillage régulier de rues perpendiculaires. Les îlots sont rectangulaires et allongés, les rues transversales étant éloignées les unes des autres par économie d’espace – il n’y en a souvent qu’une seule par lotissement. Les parcelles sont aussi rectangulaires et allongées, orientées perpendiculairement aux îlots, avec des façades étroites. Selon les lotisseurs, la planification dépasse ou non le dessin des rues. À l’intérieur des îlots, en effet, certains semblent dessiner un plan des lots à mettre en vente, d’autres ne procèdent pas à la division préalable du terrain et découpent manifestement leurs lots à la demande du client.

29Les lotissements des années 1920 et 1930, pour certains tout à fait isolés du reste du bâti, sont les éléments de rupture les plus manifestes, mais la partie centrale du faubourg, celle qui date du XIXe siècle, obéit à un ordre certain. Or aucune concertation entre les lotisseurs n’est exigée par les pouvoirs publics, pas plus que les travaux de viabilisation ou de terrassement des terrains ne leur sont imposés. Les discordances flagrantes dans le tracé des rues existent, mais elles sont rares. Dans la quasi totalité des cas, les lotisseurs poussent leur rue jusqu’au bout de leur terrain, préparant ainsi la possibilité qu’elle soit continuée et les impasses sont rares. Un certain nombre d’indices semblent indiquer que la plupart des premiers lotissements de la Prosperidad ont été dessinés par un même géomètre et maître d’œuvre Esteban Esteban Latorre. Les actes de vente d’un des lotissements le désignent expressément comme l’auteur de la division en lots du terrain et son nom apparaît parfois au hasard des archives en relation avec d’autres lotisseurs du faubourg [43]. Il habite d’ailleurs dans le même quartier de la ville que certains d’entre eux. Tout semble confirmer l’hypothèse qu’il est l’auteur du tracé des rues des premiers lotissements, donc de cette partie centrale du faubourg, dont la cohérence du plan donnait à penser qu’elle résultait d’une unité de conception. C’est enfin ce même géomètre maître d’œuvre qui signe un nombre important des plans dans les dossiers de demande de permis de construire déposés à la mairie. Nous ne disposons pas de beaucoup d’informations sur cet homme vers lequel semblent converger l’observation croisée des représentations cartographiques, des dossiers de permis de construire et des actes notariés de vente de lots. Il est difficile d’estimer sa part d’initiative dans l’urbanisation de l’extrarradio. Sont-ce les lotisseurs qui se connaissent, conçoivent ensemble le projet de ces opérations immobilières et font appel à lui ou est-ce lui qui en a l’initiative et qui a réuni des bailleurs de fonds ? Né à Madrid et formé comme les architectes municipaux à l’Académie des Beaux Arts de San Fernando, Esteban Esteban Latorre signe en tant qu’« architecte suppléant » les plans de l’hôpital de l’Enfant Jésus (de l’architecte Jareño), plusieurs fois primé, à l’époque même où il opère à la Prosperidad [44]. Il est peu concevable que les experts de la mairie aient ignoré sa participation à la construction des faubourgs. Quels sont donc ses relations avec les architectes et urbanistes municipaux ? Il n’est pas possible ici de dépasser le stade des hypothèses, pourtant l’importance de ce personnage pourrait jeter un éclairage nouveau, voire nuancer, le caractère hors plan de l’urbanisation de l’extrarradio.

LA PARTICIPATION DES ÉLITES URBAINES

30Un autre personnage, cette fois-ci issu des élites urbaines, Francisco Maroto, joue un rôle important dans la construction du faubourg. Ce dernier est, en 1865, l’un des plus gros propriétaires fonciers de l’ensanche et de l’extrarradio, une des très grandes fortunes madrilènes [45]. La gestion de son patrimoine immobilier est donc déterminante pour l’économie et la morphologie de la capitale. Il est remarquable que ce grand propriétaire de l’ensanche prenne part à l’urbanisation de l’extrarradio, alors que les béné-fices économiques qu’il peut en attendre, rapportés à son patrimoine, semblent négligeables. Or, il s’intéresse très tôt à la Prosperidad et d’une manière originale. En 1870, l’Association des Catholiques de la province de Madrid lance un appel à souscription pour doter la Prosperidad d’une chapelle; les 300 habitants du faubourg ont en effet été approchés par « trois soi-disant pasteurs protestants », qui font de la « propagande » [46]. Carlos Aceituno, dont la gestion de son patrimoine a retenu notre attention plus haut, ouvre alors sa porte à ses voisins et c’est chez lui que l’on célèbre la première messe à la Prosperidad. Toutefois, cette solution de fortune ne pouvait être que provisoire, il fallait construire une chapelle.

31C’est alors que Francisco Maroto répond à l’appel, en faisant don, le 9 janvier 1871 à l’Association des Catholiques, représentée par son président et professeur à l’Université Centrale Vicente de la Fuente, d’une parcelle d’un peu plus de 1000 m2[47]. La cession, gratuite, est soumise à des conditions : la terre doit être destinée à la construction d’une église, puis éventuellement d’une école catholique; la construction d’un logement pour le chapelain et d’un bâtiment pour abriter la congrégation religieuse qui aura la charge de la chapelle est autorisée, en revanche la construction de logements est expressément interdite. Le donateur choisit la Vierge à l’invocation de laquelle sera dédiée la chapelle, Notre-Dame du Carmen et demande à ce que son acte soit rémunéré par « les droits et honneurs que l’É glise concède à ceux qui font la donation d’un espace pour un objet comme celui dont il est ici question » et qu’il soit commémoré par « une inscription en pierre » que l’on fixera sur les lieux. Maroto est responsable du premier équipement d’usage collectif du faubourg, l’église. La terre, qu’il possède autour du terrain cédé, se trouve, de ce fait, revalorisée : il la revend à un lotisseur l’année suivante plus de deux fois le prix observé à cette période.

32L’action de Maroto reçoit le soutien symbolique des autorités municipales; son inauguration est, pour celles-ci, l’occasion de prendre acte de l’existence du faubourg et d’y entrer solennellement pour la première fois [48]. Le maire du district de Buenavista, dont relève la Prosperidad, assiste à la cérémonie. Il la considère manifestement comme importante politiquement, car il prie le maire de Madrid en personne de se joindre à lui. Ce dernier décline l’invitation, mais envoie le Regidor, son adjoint. La délégation municipale est constituée d’un Visiteur, six gardes de la ronde spéciale, l’inspecteur de jour et deux gardes du district. Enfin le maire de Buenavista demande « afin que la mairie soit bien représentée » qu’on lui fournisse une voiture. Celle-ci lui est d’autant plus nécessaire qu’il voudrait « profiter de l’occasion pour visiter ce lieu que, du fait de la grande distance, [il] n’avai[t] pu contrôler ». La participation de Francisco Maroto à l’équipement du faubourg est donc jugée salutaire par la mairie, qui se joint symboliquement à l’événement et l’utilise pour rappeler aux habitants que ce territoire relève de sa juridiction.

33Dix ans plus tard, l’intérêt de la famille Maroto pour le faubourg se manifeste par une autre opération : les deux enfants et héritiers de Francisco commencent le lent lotissement d’une vaste terre de plus de 73 000 m2[49]. Ils font partie des rares propriétaires fonciers qui procèdent eux-mêmes au lotissement de leurs terres rurales. Ils choisissent un plan qui rappelle le maillage de l’ensanche : des îlots rectangulaires mais peu allongés, de 60 ou 70 mètres sur 80 ou 100 mètres, arrondis aux angles; les îlots sont donc plus petits, mais ils ont des proportions semblables à celles choisies pour l’extension officielle. Les Maroto ont sacrifié le souci de la rentabilité qui fait opter les autres pour des îlots très allongés à des préoccupations urbanistiques. Leur effort de planification s’arrête, cependant, au tracé des rues. Ils revendent certains îlots entiers, laissant à d’autres le soin de les aménager et procèdent au lotissement de certains autres. Dans tous les cas, ils n’imposent pas aux acheteurs de cahier des charges sur la gestion et la construction des parcelles. Ainsi chaque terrain est-il divisé ou remembré au gré de son nouveau propriétaire et la typologie du bâti, dans cette partie du faubourg, est particulièrement hétérogène, du fait du choix des acheteurs.

34La participation à la construction de l’extrarradio de Francisco Maroto et ses enfants, figures de l’élite urbaine madrilène et le fait que celle-ci soit connue des bureaux de la mairie, viennent renforcer notre interrogation sur la place de cette extension hors plan dans la gestion municipale.

L’URBANISATION HORS PLAN PRISE EN COMPTE PAR LA MUNICIPALITÉ ?

35Le discours des autorités publiques sur l’urbanisation informelle de l’extrarradio est, à partir du tournant du siècle, celui du rejet : il s’agit d’une excroissance malsaine qu’il faut éradiquer. C’est à ce projet que s’attellent alors les urbanistes et architectes, produisant des plans jamais mis en œuvre, objets d’étude pour les historiens de l’urbanisme. Nous nous proposons d’aborder cette question sous un autre angle, en observant la façon dont les édiles municipaux gèrent, dans la pratique, la construction de l’extrarradio.

36Les rapports officiels des pouvoirs publics avec le phénomène de l’urbanisation de l’extrarradio, se limitent longtemps aux seuls permis de construire. Il n’y a pas de plan régissant les usages du sol pour cette zone et chaque propriétaire rural est donc libre de diviser et de vendre son bien comme bon lui semble. Les ordonnances qui réglementent la construction concernent des questions de solidité, d’hygiène, d’alignement des bâtiments sur les voies et calibrent la taille de ceux-ci en fonction de la largeur de celles-là. Or, il n’y a pas de rues officiellement tracées pour cette zone, ce qui rend l’application des ordonnances impossibles.

37Les demandes de permis de construire hors de l’interior, la vieille ville, relèvent toutes des compétences de la commission d’ensanche, présidée d’abord par Carlos María de Castro, l’auteur du plan d’ensanche. Ce sont donc les mêmes autorités qui traitent des deux zones d’extension urbaine. Or, le désintérêt de la commission pour la construction progressive de l’extrarradio, qui pourrait être interprétée comme un relatif échec du plan – puisqu’il ne parvient pas à avoir le monopole de l’extension urbaine – ou, du moins, comme un phénomène qui risque d’en ralentir la réalisation et d’en pervertir le sens, est manifeste. En effet, les premiers permis de construire demandés dans l’extrarradio, datés des années 1860, sont tous accordés et Carlos María de Castro signe une note en marge des dossiers disant que « le faubourg [barriada] dont il est question, se trouvant à une très longue distance de la ligne limite [de l’ensanche], [il] ne voit pas d’inconvénient à ce qu’on accède à la demande » [50]. Cette politique de laisser-faire devant l’apparition des faubourgs, montre combien le plan d’ensanche, dans l’esprit de ses concepteurs, n’a pas pour vocation première de résoudre la question de la pénurie de logements. L’urbanisation de l’extrarradio, lorsqu’elle se confirme, n’est pas en concurrence avec celle de l’ensanche, elle n’a pas la même fonction et les deux zones d’extension peuvent donc coexister. À partir des années 1870, les permis de construire accordés dans l’extrarradio portent une mention particulière : « la Ville ne s’engage pas à paver les rues, installer l’éclairage ni aucun autre service public dans la localité dont il est question » [51]. Ainsi la mairie laisse-t-elle faire, dans la pratique, la construction de l’extrarradio, tout en s’exonérant d’avance de toute responsabilité pour les constructions qui ne s’inscrivent pas dans le cadre qu’elle a élaboré.

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38Dans le premier tiers du XXe siècle, alors même qu’elle réclame, puis travaille à l’élaboration d’un plan pour l’extrarradio – elle en adopte un en 1916, qu’elle ne mettra jamais en œuvre –, la municipalité continue cette politique de laisser-faire. Le plan adopté surimpose au bâti et au réseau de rues existant un nouvelle trame, entièrement conçue en fonction de la ville officielle, interior et ensanche, comme un prolongement de celle-ci et ne prend pas en considération la réalité des rues existant de fait dans l’extrarradio – elles sont encore pour la plupart de propriété privée [52]. Alors que le plan suppose des expropriations nombreuses, les édiles municipaux continuent d’accorder les permis de construire demandés. Il est vrai que les permis accordés dans l’extrarradio stipulent, à partir des années 1880, que « cette concession ne donne aucun droit pour le jour où les projets d’aménagement de la ville rendraient nécessaire une étude des alignements et des pentes dans cette zone » [53]. Toutefois il est peu probable que dans les années 1910 et 1920, à une époque où l’urbanisation de l’extrarradio est très avancée, la municipalité songe encore à appliquer cette condition, à la légalité du reste discutable. Le phénomène se poursuit dans les années 1930, alors qu’on prépare un nouveau plan. Contre les conseillers municipaux qui réclament la suspension des permis de construire, les autres objecteront toujours la même chose : en période de crise du logement, il est absurde de faire obstacle à la construction en refusant des permis de construire [54]. Cet argument sert l’intérêt des propriétaires, mais il reflète aussi une réalité : de fait, c’est dans l’extrarradio que les ménages populaires trouvent à se loger.

39Voilà un faisceau d’éléments au crédit de l’idée que les pouvoirs publics ont sans doute tôt compris cette fonction de l’urbanisation informelle et sa place dans la croissance urbaine de la ville comme réponse à un problème que la ville officiellement planifiée n’était pas habilitée ni destinée à résoudre. On peut penser, dès lors, que la mairie voit d’un bon œil un géomètre maître d’œuvre dessiner les noyaux d’urbanisation de la ville ouvrière informelle et un des grands bourgeois de la capitale prendre part au développement de celle-ci.

40L’anarchie supposée de l’extrarradio madrilène, construit hors plan et symbole de la mauvaise urbanisation, par opposition à l’extension urbaine officielle, l’ensanche dessiné par l’ingénieur Castro, doit être nuancée. Son caractère architecturalement hybride qui voit se côtoyer immeuble d’habitat locatif et petite maison proche de l’habitat rural, relève en réalité d’un même processus de construction et est généralement le fait des mêmes acteurs. Dans le cadre global de la capitale espagnole, l’urbanisation marginale de l’extrarradio a un rôle économique et social essentiel. Elle mobilise l’épargne des couches populaires dans la construction de logements qui leur sont destinés et constitue, par là-même le moteur d’un relatif renouvellement des classes moyennes.

41Le désordre supposé de la trame du faubourg ne résiste pas à l’analyse. Des éléments morphologiques révèlent manifestement un début de conception d’ensemble à une échelle qui dépasse la parcelle et le lotissement. Cela nous conduit à nuancer le caractère spontané de ce faubourg et son rejet par les autorités municipales. L’urbanisation de l’extrarradio répond à la demande de logements populaires, fonction que la ville officielle ne veut pas ou ne sait pas remplir. Dans une société où une grande partie des services à la collectivité relèvent de l’initiative privée, le plan de l’ingénieur Castro n’avait pas comme vocation première de résoudre la question du logement. Il n’est donc pas absurde de penser que, contre l’avis des urbanistes, certains édiles municipaux ne désapprouvent pas l’autoconstruction de logements ouvriers en marge du plan officiel, surtout dans la mesure où la participation naturelle des élites urbaines et de professionnels leur semblent constituer une relative garantie. L’opposition entre la ville officielle, avec sa très forte unité de conception et sa périphérie, habituellement perçue comme anarchique et en marge du contrôle municipal, semble, au terme de cette étude, moins radicale qu’il n’y paraissait d’abord.

Notes

  • [1]
    Laurent Coudroy de Lille, « La question des ensanches (1860-1910) : problème d’histoire et d’historiographie urbaine en Espagne », dans Jean-Frédéric Schaub (sous la direction de), Recherches sur l’Histoire de l’É tat dans le monde ibérique ( XVe - XXe siècles), Paris, Presse de l’ENS, 1993, p. 263-283.
  • [2]
    Voir, par exemple, le paragraphe consacré à l’extrarradio de la description générale du territoire municipal, dans la publication des résultats de la grande enquête sur la ville, entreprise par la mairie, Ayuntamiento de Madrid, Informació n sobre la ciudad, Madrid, 1929, p. 28.
  • [3]
    Sur les divers projets pour l’extrarradio, voir Carlos Sambricio et Lilia Maure, Madrid, urbanismo y gestió n municipal 1920-1940, Madrid, Gerencia Municipal de Urbanismo, 1984 et Carlos Sambricio, Madrid : ciudad-región. De la ciudad ilustrada a la primera mitad del siglo XX, Madrid, Comunidad de Madrid, 1999.
  • [4]
    Pedro Nú ñez Granés, El problema de la urbanizació n del Extrarradio de dicha Villa desde los puntos de vista técnico, económico, administrativo y legal, Madrid, 1920, p. 13.
  • [5]
    Chiffres produits par la mairie de Madrid : Resumen Estadístico del Ayuntamiento, Madrid, numéros de 1904 et 1930.
  • [6]
    Résultat de l’étude d’un échantillon de 430 individus, pour lesquels la profession est renseignée, dans le recensement municipal de 1900, Archivo Histó rico de Villa de Madrid (AHV).
  • [7]
    AHV, Recensement municipal de 1872.
  • [8]
    Resumen Estadístico del Ayuntamiento, Madrid, numéros de 1900 et 1930.
  • [9]
    Sur les premières opérations de lotissement à la Prosperidad, voir Charlotte Vorms, « Propriété populaire et urbanisation spontanée : l’Extrarradio madrilène (dernier tiers du XIXe siècle) », dans les actes du colloque dirigé par Philippe Lavastre et Rafael Mas, Propiedad inmobiliaria y crecimiento de la ciudad, tenu à la Casa de Velázquez à Madrid, les 4 et 5 février 2002, à paraître aux presses de l’Universidad Autó noma de Madrid.
  • [10]
    Ces chiffres sont le résultat d’une analyse de l’ensemble des demandes de permis de construire pour des « obras mayores » dans le faubourg pour cette période, conservés aux archives municipales, AHV. Notons que les permis pour « obras mayores » comprennent l’ensemble des travaux importants, comme les agrandissements et les ajouts d’étages et pas seulement la construction de nouveaux bâtiments. Ainsi, bien souvent, lorsqu’un particulier demande deux permis successifs, ceux-ci concernent un seul et même bâtiment.
  • [11]
    Voir, à leur sujet, Paloma Barreiro Pereira, Casas Baratas. La vivienda social en Madrid, 1900-1939, Madrid, COAM, 1991.
  • [12]
    Nomenclator de las ciudades, villas, lugares, aldeas y demás entidades de població n de España, Madrid, 1904.
  • [13]
    Ce chiffre est le résultat de l’observation d’un échantillon de 295 bâtiments pour lesquels nous disposons de cette information, dans le recensement municipal de 1930, AHV.
  • [14]
    Nous ne disposons pas d’un plan cadastral antérieur pour le XXe siècle, mais de 1936 au début des années 1940 les transactions immobilières sont interrompues par la guerre civile.
  • [15]
    Informació n sobre la ciudad, op. cit., p. 28.
  • [16]
    Voir par exemple, Cesar Chicote, La vivienda insalubre en Madrid, 1914.
  • [17]
    Ce sont ces deux types que l’historienne de l’art Clementina Díez de Baldeó n distingue lorsqu’elle étudie l’habitat ouvrier de la périphérie de Madrid. Clementina Díez de Baldeó n, Arquitectura y clases sociales en el Madrid del siglo XIX, Madrid, Siglo XXI, 1986.
  • [18]
    Notons qu’il est très difficile d’obtenir des données sérielles sur le mode d’occupation des logements pour cette période. En effet, le seul moyen de le connaître avec certitude est de croiser les données sur les occupants fournies par les recensements municipaux et celles sur les propriétés, donc les propriétaires, conservées au registre de la propriété, or cette opération possible dans le cadre d’études de cas n’est pas réalisable à grande échelle.
  • [19]
    Archivo Histó rico de Protocolos de Madrid (AHPM), tome 31446 et AHV recensement municipal de 1905.
  • [20]
    AHPM, tome 28048.
  • [21]
    AHPM, tome 31445.
  • [22]
    Les informations sur les ménages et leur logement, pour les trois études de cas développées dans ce paragraphe, nous sont fournies par les recensements municipaux à diverses dates, AHV.
  • [23]
    Les registres de la contribution sur les propriétés foncières et sur le bétail montre qu’elle est imposée l’année fiscale 1872-1873 pour 16 têtes de porcins. Archivo Histó rico Nacional, Fondo Contemporá neo, Delegación de Hacienda de Madrid, Fondo Exento, Libro 1207. Elle se déclare chiffonnière de profession au recensement municipal de 1872, AHV.
  • [24]
    On n’a retrouvé qu’un seul permis de construire à leur nom, celui qui concernait la toute première construction sur la petite parcelle, qu’ils cessent d’habiter pour la donner à bail dès 1871.
  • [25]
    Registro de la Propiedad (RP), 3ª secció n, tomo 264, finca 5195, folio 109, inscripció n no 4.
  • [26]
    AHV, 25-293-165.
  • [27]
    Nous ne proposerons pas ici d’évaluation de l’évolution de la part de la rente locative dans les ressources familiales, les inconnues étant trop nombreuses pour permettre une estimation fiable.
  • [28]
    RP, 3ª secció n, tomo 10, finca 187, folio 2 et cuartel 2, tomo 299, finca 1117, folio 213.
  • [29]
    RP, finca 1117, op. cit.
  • [30]
    RP, finca 187, op. cit.
  • [31]
    On peut suivre de près cet épisode, car la construction du four, d’abord sans permis, donne lieu à une procédure policière : AHV, 10-101-16.
  • [32]
    RP, 3ª secció n, tomo 72, finca 1571, folio 240 et tomo 73, finca 1572, folio 3.
  • [33]
    RP, 3ª secció n, tomo 166, finca 3526, folio 226.
  • [34]
    AHV, 17-38-57.
  • [35]
    AHV, 19-95-33.
  • [36]
    AHV, 27-273-14.
  • [37]
    AHV, 27-277-62.
  • [38]
    AHPM, tome 27338 et AHV, Secretaría 4-279-21.
  • [39]
    RP, secció n 2ª, tomo 94, folio 143, finca 1755 et AHV, 16-327-42.
  • [40]
    AHV, 19-93-32.
  • [41]
    AHV, 24-286-3.
  • [42]
    Il n’est pas possible de vérifier cette hypothèse de manière statistique, les sources ne le permettant pas, mais c’est l’impression qui se dégage des études de cas.
  • [43]
    Par exemple, AHPM, 27572.
  • [44]
    Pedro Navascues Palacios, Arquitectura y arquitectos madrileños del siglo XIX, Madrid, Instituto de Estudios Madrileños, 1973, p. 126.
  • [45]
    Rafael Mas Hernández, « Crecimiento espacial y mercado del suelo periférico en los inicios de la Restauració n », dans Á ngel Bahamonde Magro y Luis Enrique Otero Carvajal, (sous la direction de), La sociedad madrileña durante la Restauración 1876-1931, Madrid, Comunidad de Madrid, 1989, t 1.
  • [46]
    AHV, Secretaría 5-11-18.
  • [47]
    AHPM, tome 31283.
  • [48]
    AHV, Secretaría 9-38-169.
  • [49]
    RP, Cuartel 2e, tomo 992, finca 5751, folio 130 et secció n 2ª, tomo 89, finca 1673 folio 191.
  • [50]
    AHV, Secretaría 4-261-73.
  • [51]
    AHV, Secretaría 5-68-5.
  • [52]
    Pedro Nú ñez Granés, Proyecto para la urbanizació n del Extrarradio de dicha Villa, 2e édition, Madrid, 1910.
  • [53]
    AHV, Secretaría 7-245-32, par exemple.
  • [54]
    Voir, par exemple, les débats à la commission municipale permanente (équivalent du conseil municipal durant la dictature de Primo de Rivera) lors de la session du 6 août 1924.
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