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Article de revue

Temps des loisirs, espaces de la ville

Pages 163 à 168

Notes

  • [1]
    Cet entretien a eu lieu le 10 novembre 1999. Nous remercions vivement Alain Corbin pour l’échange de vues qu’il a permis.
  • [2]
    Alain Corbin, « Le vertige des foisonnements. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », RHMC, janvier-mars 1992, p. 103-126.
  • [3]
    Alain Corbin, Les Cloches de la terre, paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994,259 p.
  • [4]
    Simone Delattre, « Les Douze Heures noires ». La nuit à Paris (1815-1870), thèse en histoire sous la direction d’Alain Corbin, université de Paris-I, 1999, à paraître.
  • [5]
    Voir également Daniel Roche, Histoire des choses banales, Paris, Fayard, 1997,323 p.
  • [6]
    Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998,342 p.
  • [7]
    T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 (traduction de The Theory of the Leisure Class, 1899).
  • [8]
    Vanessa R. Schwartz, Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-Siècle, University of California Press, Berkeley, 1998; Huejeong Hazel Hahn, Street Picturesque, Advertising in Paris, 1830-1914, Ph. D. University of California, Berkeley, 1997.
  • [9]
    Voir l’introduction des notes dans A. Corbin (dir.), L’Avènement..., op. cit., p. 418 sur les effets historiographiques de cette myopie : « C’est ainsi que des rayons de bibliothèques ont été consacrés aux Universités populaires, qui ne concernaient que quelques centaines d’individus, et que presque rien n’a été dit de la pêche à la ligne qui a passionné des milliers de travailleurs. »
  • [10]
    Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage. 1750-1840, Paris, Aubier, 1988,411 p.
  • [11]
    Alain Faure, Les premiers banlieusards, Aux origines des banlieues de Paris, 1860-1940, Paris, Créaphis, 1991,284 p.
  • [12]
    Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, 1621.
  • [13]
    La Ville et son paysage, Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, no 83,1994, premier trimestre.
  • [14]
    Alain Corbin, L’Avènement des loisirs, op. cit.

1 Pour compléter ce dossier consacré aux loisirs dans la ville, Florence Bourillon et Annie Fourcaut sont allées interroger Alain Corbin [1], professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris I et à l’Institut Universitaire de France, maître d’œuvre de L’Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995. Cet ouvrage collectif ne porte pas que sur la ville, même s’il apporte beaucoup sur les temps, les lieux, les formes des loisirs urbains. Mais l’avènement des loisirs et sa liaison avec l’urbanisation, comme l’émergence des loisirs de masse à partir de préoccupations antiurbaines nous paraissaient mériter discussion. Au-delà de l’histoire du loisir dans son rapport à la ville, l’entretien a porté sur les méthodes de cette « histoire sans nom » [2] qu’a développée Alain Corbin, et dont l’histoire urbaine doit s’emparer. Nous avons laissé à ce dense entretien la forme de libre discussion qu’il a eue.

2Dans l’ouvrage que vous avez dirigé, le loisir est défini par l’élaboration d’une relation spécifique au temps et comme l’effet d’une perception nouvelle. Comment peut-on entendre ces changements ?

3La vision serait restrictive si l’on ne considérait pas le loisir comme l’un des usages sociaux du temps. On tomberait alors dans l’inventaire ou l’anecdotique. Les loisirs s’intègrent à la charpente temporelle de la société considérée. Donc leur histoirene se comprend qu’inscrite dansune histoire globale des usages sociaux du temps et du changement de ses rythmes.

4Or, au XIXe siècle, s’opère une accélération de l’évolution des cadres temporels. Les rythmes saisonniers et le temps liturgique perdent de leur force, surtout dans les villes. Les marqueurs et les synchroniseurs du temps évoluent. Le désenchantement du monde entraîne une relégation du rôle de la cloche [3] qui, de signe de modernité, devient obsolète. Le rythme des jours se modifie du fait de la victoire du temps neutre, linéaire, celui de l’horloge.

5Le temps devient alors prévisible et peut être organisé. L’agenda, tel que nous le connaissons, naît au XIXe siècle. Il semble ainsi que Tocqueville en possédait un. Tout participe à la généralisation et à la propagation de l’emploi du temps, ce qui provoque la fin du travail polychrone au profit d’activités monochrones. Le découpage du temps, la précision plus grande imposent, en effet, l’affectation des séquences de temps à une seule activité. La crainte « d’être dérangé » s’avive.

6Ainsi, la disponibilité disparaît de plus en plus. Le loisir devient actif et organisé. Il n’y a plus de place pour l’ennui. Au XXe siècle, l’enfant de la moyenne bourgeoisie est constamment occupé. Son emploi du temps, comme celui de sa mère, est entièrement construit. Cette densité constitue une véritable révolution des loisirs urbains. Au XIXe siècle, l’enfant avait encore droit à l’ennui.

7Un ensemble de processus conjoints conduit au quadrillage d’un temps accéléré. L’heure officielle apparaît à la fin du XIXe siècle avec le choix de celle du méridien de Greenwich. L’horaire strict des trains, la généralisation de la montre – que les agriculteurs recevaient pour leur première communion mais qu’ils ne portaient guère – conduisent à une intériorisation des normes horaires. De plus, cela se lie aux représentations du temps. Prenons l’exemple du jour et de la nuit : Simone Delattre montre, au XIXe siècle, l’extension sociale et le réaménagement du noctambulisme. Le loisir doit être pensé en fonction de cette mutation des cadres temporels [4].

8Que peut-on entendre par l’individualisation du loisir ? Est-ce une révé-lation et une quête de soi ?

9Cette expérience est l’héritière de l’otium aristocratique conçu comme maîtrise personnelle du loisir. Cela avait-il un sens pour la masse de la population ? Certes, on ne peut affirmer que cela n’existait pas, sous prétexte que nous disposons de peu de traces écrites [5]. Ces mêmes traces écrites qui ne présentent les classes populaires qu’en groupe ou en collectivité risquent d’occulter la recherche d’un temps pour soi. Le développement de la pêche à la ligne ou de la balade à vélo à la fin du XIXe siècle témoigne du développement du loisir personnel.

10Il faut se méfier des effets de sources. Les observateurs parisiens du XIXe siècle se moquent des migrants limousins qui passent leur temps libre à regarder couler la Seine, en fumant leur pipe, et qui refusent les loisirs collectifs du peuple parisien. Ils ne voient qu’abrutissement et étrangeté là où il y a peut-être une maîtrise personnelle, moderne du temps libre.

11On touche ici à la difficulté d’une histoire des individus et de leur affect [6]. Au XXe siècle, la peur de se trouver face à soi-même régit une partie des comportements. L’expérience de la méditation religieuse a presque disparu; le silence effraie. Et les formes laïcisées du silence – la minute de silence – ne remplacent pas le temps plein de la méditation.

12Comment concilier cette tendance à l’individualisation avec le développement des loisirs de masse ?

13Au cours de la première moitié du XIXe siècle, cette relation existe autour des deux modèles de l’otium et de la recreatio. Par la suite, la « classe de loisir », décrite par T. Veblen [7] à la fin du XIXe siècle, mêle, divertissement, sociabilité de groupe – chasse, voyages, croisières, fréquentation des palaces – et gaspillage ostentatoire du temps.

14L’ère des foules qui prend corps dans les grandes villes, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, en fait des laboratoires de la culture de masse. Sur les boulevards, à l’intérieur des grandes expositions, dans les stades, la foule se donne en spectacle à elle-même. La distraction est double et l’individualisation se tapit dans l’activité des foules. L’offre multiple permet la liberté des choix, en même temps qu’elle conforte des pratiques collectives. La rue désencombrée, élargie, sécurisée, surveillée permet la libre circulation. Se mélangent, dès lors, sur le boulevard et dans les rues, pratiques individuelles et itinéraires collectifs. Le dimanche est l’occasion pour le peuple de rassemblements festifs et communautaires. L’observation de la rue et de son décor (colonnes Morris, murs, affiches etc. [8] ), est un spectacle offert à chaque individu, libre de son parcours dans la ville.

15Le loisir ouvrier a été longtemps perçu par les historiens comme encadré par les autorités religieuses et civiles parce que les sources évoquent d’abord ces formes d’organisation. Il faut ajouter qu’en France, les élites ont été incapables de penser l’autonomie du temps libre du peuple. Elles ont donc cherché à l’encadrer [9] et à l’éduquer. Des recherches récentes présentées dans L’Avènement des loisirs montrent cependant l’importance d’activités spécifiques comme le jardinage, le bricolage ou la pêche à la ligne, qui permettent des temps de rêverie où le loisir n’est pas décrété mais vécu.

16Il nous a semblé dans l’ouvrage qu’était à l’œuvre l’hypothèse implicite d’une descente sociale, d’une transmission des modèles, au détriment de l’idée d’une autonomie des cultures populaires. Qu’en pensez-vous ?

17C’est un problème qui concerne l’ensemble de l’histoire culturelle. L’opposition autonomie/imitation est aujourd’hui abandonnée. On pense plutôt à des mouvements de va-et-vient et à une circulation des modèles.

18Reste qu’il existe des cas de diffusion verticale. Ainsi, en Grande-Bretagne, au XVIIIe siècle, le goût du rivage est issu de la famille royale elle-même et de l’aristocratie. Jane Austen et Charles Dickens témoignent pour s’en moquer de la mode des plages qui a gagné la petite bourgeoisie urbaine au cours de la première moitié du XIXe siècle [10]. En 1840, la reine Victoria quitte Brighton devenu trop populaire pour se réfugier dans l’île de Wight.

19Mais il y a aussi des modèles populaires d’usage de la plage. Dès l’aube du XIXe siècle, les villageois basques descendent, une fois par an, se baigner, tous ensemble, à Biarritz. Cette tradition populaire hédoniste est refoulée par les Anglais qui, trente ans plus tard, adoptent la station et qui pratiquent un bain thérapeutique. À la fin du siècle, on revient à un usage hédoniste de la plage. Celle-ci est devenue ainsi un lieu archétypal où s’observe la circulation des comportements de loisirs.

20Il en va de même dans la grande ville peuplée de migrants qui acclimatent les loisirs du monde rural dont ils proviennent : porcelainiers de Limoges, mineurs de Carmaux ou « premiers banlieusards »[11].

21Peut-on cependant périodiser l’avènement des loisirs ? L’antécédence de la Grande-Bretagne s’explique-t-elle par la précocité de son urbanisation ?

22Il existe certes une précocité de la Grande-Bretagne mais elle est due à un entrelacs de phénomènes, dont certains sont antérieurs à l’urbanisation. Dès le début de l’époque moderne, la gentry repliée sur ses terres où elle s’ennuie [12], rejointe par l’aristocratie après la Révolution du milieu du XVIIe siècle, invente des activités de loisirs : les sports ruraux, le voyage – le grand Tour sur le continent se développe après le traité de Ryswick – et la villégiature à Bath, puis à Brighton. La tradition de fuir l’ennui, d’où naît le loisir, y est très ancienne. La France, où la société de cour occupe la noblesse, échappe à cette précoce évolution.

23Mais c’est aussi en Angleterre, dès le début du XIXe siècle, que se développe une forme nouvelle de la peur inspirée par la grande ville, gouffre, Léviathan où se développent les pathologies urbaines. Le loisir revient à fuir la ville, que cette phénoménologie, développée à propos de Londres notamment, rend effrayante [13]. De cette crainte de la ville naît, également, l’idée d’organiser les loisirs de ceux qui s’y entassent. Le rivage devient l’image de la ville inversée, avec ses espaces ouverts, ses éléments, vent, eau, ciel. L’expansion de la villégiature vient de la prise de conscience de la pathologie urbaine.

24Le second moment serait celui de l’entre-deux-guerres. Avant qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les formes autoritaires de loisirs se trouvent disqualifiées, les rapports de l’Institut international de coopération intellectuelle [14], émanation de la SDN, évoquent la convergence des politiques d’encadrement qui sont, tout à la fois, celles des É tats démocratiques et celles des É tats autoritaires. Cette période correspond à l’apogée d’un mouvement séculaire. Des années 1840 à la Seconde Guerre mondiale, protestants britanniques, intellectuels français, partis politiques, associations, etc., ont cherché à encadrer les loisirs du peuple.

25Existerait-il des méthodes spécifiques à ce type d’histoire ?

26Plus que de méthode, il s’agit de précautions à prendre à l’égard des sources et des effets de sources. Il faut s’interroger autant sur le système de représentation de celui qui écrit que sur la description de l’objet. En ce qui concerne le XIXe siècle, la plupart des sources de l’histoire des loisirs sont didactiques, descriptives ou normatives. Ainsi les guides, à travers une esthétique impérative, inventent une façon de voyager, en fixant les horaires, les itinéraires, le regard même du voyageur. Ces sources permettent à l’historien d’atteindre le loisir prescrit ou décrété, mais laisse entière la question centrale du loisir vécu et de la conscience de ce loisir. On peut reconstituer un répertoire et une géographie des pratiques : bals, guinguettes, théâtres, cabarets. C’est tout autre chose de connaître l’appré-ciation de celui qui en profite. L’historien du XIXe siècle dispose de correspondances, de journaux intimes pour l’estimer. C’est beaucoup plus difficile en ce qui concerne ceux qui n’ont laissé aucun témoignage. La tâche est peut-être moins complexe au XXe siècle, où les traces des loisirs individuels sont plus abondantes.

27De plus, l’histoire du XIXe siècle est doloriste. Les sources, donc les historiens, s’agissant des classes populaires, parlent plutôt de la misère, du mal-être et du malheur que du plaisir et du bien-être. Les bons moments de l’existence laissent peu de traces. Enfin, la prise en charge des loisirs intervient plus tard que celle de la pauvreté; et la réglementation concerne d’abord les activités jugées dangereuses pour l’ordre public, le jeu, la prostitution.

28L’approche des loisirs par les espaces permet-elle de contourner cet obstacle ?

29É tudier les loisirs selon une logique spatiale est, en effet, séduisant. Certes, celle-ci est largement conditionnée par les codes d’écriture et la médiation de l’artiste. Les topographies médicales attribuent des « tempé-raments » aux lieux. Balzac construit des types sociaux en accord avec des spécificités des quartiers : l’aristocrate du boulevard Saint-Germain ou l’agioteur de la Chaussée d’Antin... Il faut donc se méfier de l’assignation topographique des types sociaux.

30De plus, s’agissant des espaces, deux logiques s’affrontent dans la ville transformée : celle de la fluidité de la circulation et celle du cantonnement dans un quartier. La ville classique, avec ses barrières et ses espaces réservés, ne peut plus fonctionner alors que se développent les mobilités et que se répandent les thèses aéristes. La ville, devenue fluide, offre plus de possibles. La mode des lieux est éphémère et le tempo de la ville plus rapide.

31Cette évolution est aussi l’aboutissement du basculement des codes esthétiques sur une longue durée. L’époque moderne avait horreur du vide, des espaces ouverts, montagne, mer, forêt, désert. La transformation des codes produit, par la suite, une modification de la détestation; c’est ainsi que la ville en est venue à focaliser les peurs. L’avènement des loisirs ne se comprend qu’en référence à l’historicité des systèmes de représentations.

Notes

  • [1]
    Cet entretien a eu lieu le 10 novembre 1999. Nous remercions vivement Alain Corbin pour l’échange de vues qu’il a permis.
  • [2]
    Alain Corbin, « Le vertige des foisonnements. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », RHMC, janvier-mars 1992, p. 103-126.
  • [3]
    Alain Corbin, Les Cloches de la terre, paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994,259 p.
  • [4]
    Simone Delattre, « Les Douze Heures noires ». La nuit à Paris (1815-1870), thèse en histoire sous la direction d’Alain Corbin, université de Paris-I, 1999, à paraître.
  • [5]
    Voir également Daniel Roche, Histoire des choses banales, Paris, Fayard, 1997,323 p.
  • [6]
    Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998,342 p.
  • [7]
    T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 (traduction de The Theory of the Leisure Class, 1899).
  • [8]
    Vanessa R. Schwartz, Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-Siècle, University of California Press, Berkeley, 1998; Huejeong Hazel Hahn, Street Picturesque, Advertising in Paris, 1830-1914, Ph. D. University of California, Berkeley, 1997.
  • [9]
    Voir l’introduction des notes dans A. Corbin (dir.), L’Avènement..., op. cit., p. 418 sur les effets historiographiques de cette myopie : « C’est ainsi que des rayons de bibliothèques ont été consacrés aux Universités populaires, qui ne concernaient que quelques centaines d’individus, et que presque rien n’a été dit de la pêche à la ligne qui a passionné des milliers de travailleurs. »
  • [10]
    Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage. 1750-1840, Paris, Aubier, 1988,411 p.
  • [11]
    Alain Faure, Les premiers banlieusards, Aux origines des banlieues de Paris, 1860-1940, Paris, Créaphis, 1991,284 p.
  • [12]
    Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, 1621.
  • [13]
    La Ville et son paysage, Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, no 83,1994, premier trimestre.
  • [14]
    Alain Corbin, L’Avènement des loisirs, op. cit.
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