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Article de revue

De la nécessité au hasard et à la finalité : les transformations du concept de gratuité dans l’itinéraire intellectuel de Jacques Monod

Pages 205 à 236

Notes

  • [1]
    Stéphane Tirard, Monod, Althusser et le marxisme, in Claude Debru, Michel Morange, Frédéric Worms (sous la direction de), Une nouvelle connaissance du vivant, François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod (Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2012), 75-88.
  • [2]
    Dan Nicholson, The concept of mechanism in biology, Studies in history and philosophy of biological and biomedical sciences, 43 (2012), 152-163.
  • [3]
    Lily Kay, Who wrote the book of life ? A history of the genetic code (Stanford : Stanford University Press, 2000), chap. 5 : « The Pasteur connection : Cybernétique enzymatique, gène informateur, and messenger RNA », 193-234 ; Ronan Le Roux, L’usine cellulaire : Biochimie et biologie moléculaire, in Id., Une histoire de la cybernétique en France (1948-1975) (Paris : Classiques Garnier, 2018), 409-449.
  • [4]
    Madeleine Barthélemy-Madaule, L’Idéologie du hasard et de la nécessité (Paris : Seuil, 1972).
  • [5]
    Kay, op. cit. in n. 3.
  • [6]
    Laurent Loison, French roots of French neo-Lamarckisms, 1879-1985, Journal of the history of biology, 44/4 (2012), 713-744.
  • [7]
    Laurent Loison, Qu’est-ce que le néolamarckisme ? Les biologistes français et la question de l’évolution des espèces, 1870-1940 (Paris : Vuibert, 2010).
  • [8]
    Emily Herring, Des évolutionnismes sans mécanisme : Les néolamarckismes métaphysiques d’Albert Vandel (1894-1980) et Pierre-Paul Grassé (1895-1985), Revue d’histoire des sciences, 69/2 (2016), 369-398.
  • [9]
    Jean Gayon, Richard M. Burian, France in the era of Mendelism (1900-1930), Comptes rendus de l’Académie des sciences [Paris], Sciences de la vie / Life sciences, 323/12 (déc. 2000), 1097-1106.
  • [10]
    Jean Gayon a bien montré comment, malgré une terminologie ambiguë, cette théorie n’était pas finaliste : Jean Gayon, La notion de préadaptation dans l’œuvre de Lucien Cuénot, Bulletin de la Société zoologique de France, 120/4 (1995), 335-346.
  • [11]
    Herring, op. cit. in n. 8.
  • [12]
    Lucien Cuénot, L’Adaptation (Paris : Octave Doin, 1925).
  • [13]
    Étienne Rabaud, L’Adaptation et l’évolution (Paris : Chiron, 1922).
  • [14]
    Laurent Loison, Yves Delage et l’hétérogénéité du néolamarckisme français, Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, 13/2 (2006), 143-167.
  • [15]
    Édouard Chatton, André Lwoff, Contribution à l’étude de l’adaptation, Ellobiophrya donacis, Bulletin biologique de la France et de la Belgique, 63 (1929), 321-349.
  • [16]
    Cette année-là, Monod fut assistant stagiaire auprès de Chatton, à l’université de Strasbourg, où il se familiarisa notamment avec les techniques de culture des protozoaires ciliés.
  • [17]
    Jacques Monod, Carnet n° 1, 39 feuillets, 78 pages manuscrites, janvier 1953 – mars 1963, f. 3, souligné par l’auteur (Archives de l’Institut Pasteur [AIP dans la suite], fonds Monod, MON.Mss.1).
  • [18]
    Lucien Cuénot, Invention et finalité en biologie (Paris : Flammarion, 1941), 5.
  • [19]
    Ibid., souligné par l’auteur.
  • [20]
    Laurent Loison, Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism ?, Comptes rendus de l’Académie des sciences [Paris], Biologies, 338/6 (juin 2015), 391-397.
  • [21]
    Monod, op. cit. in n. 17, f. 1.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité : Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne (Paris : Éditions du Seuil, 1970), 33.
  • [24]
    Il aurait, semble-t-il, rédigé un long document, autour de 1946, sur cette question, dont malheureusement il ne reste aucune trace.
  • [25]
    Jacques Monod, Recherches sur la croissance des cultures bactériennes (Paris : Hermann, 1942).
  • [26]
    Dans cet article, nous utilisons « enzyme » comme un substantif féminin, ce qui correspond à l’usage actuel, alors que le masculin prévalait au moment du travail de Monod.
  • [27]
    Cohn travailla à l’Institut Pasteur de 1949 à 1954.
  • [28]
    Jacques Monod, Germain Cohen-Bazire, Melvin Cohn, Sur la biosynthèse de la β-galactosidase (lactase) chez Escherichia coli : La spécificité de l’induction, Biochimica et biophysica acta, 7 (1951), 585-599 ; Jacques Monod, Melvin Cohn, La biosynthèse induite des enzymes (adaptation enzymatique), Advances in enzymology, 13 (1952), 67-119.
  • [29]
    Monod et Cohn s’opposaient ici aux idées développées par Sol Spiegelman au même moment.
  • [30]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 105, 114.
  • [31]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 105, 114.
  • [32]
    Melvin Cohn, Jacques Monod, Adaptation in microorganisms, in London symposium, April 1953 (Cambridge : Cambridge University Press, 1953), 132-149.
  • [33]
    Frédéric Houssay, Forme, puissance et stabilité des poissons (Paris : Hermann, 1912), 8.
  • [34]
    Georges Canguilhem, Le vivant et son milieu, in Id., La Connaissance de la vie [1965] (Paris : Vrin, 2003), 165-197, 173.
  • [35]
    Frédéric Houssay, Force et cause (Paris : Flammarion, 1920), 178.
  • [36]
    Monod, Cohen-Bazire, Cohn, op. cit. in n. 28, 590-591.
  • [37]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 68.
  • [38]
    Ibid., 88. On lit : « L’interprétation est donc difficile ou impossible, à moins que les conditions expérimentales ne soient telles que l’enzyme étudié et son inducteur ne jouent aucun rôle appréciable dans le métabolisme (“condition de gratuité”). »
  • [39]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 89, souligné par les auteurs.
  • [40]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 114.
  • [41]
    Notons que dès 1954 au moins, Monod utilise le terme « information » dans son sens génétique moderne, soit bien en amont de la période 1958-1961, qui est traditionnellement considérée comme la période qui vit le vocabulaire informationnel s’imposer à l’Institut Pasteur, notamment à la faveur de l’adoption du schème cybernétique (voir surtout à ce sujet Kay, op. cit. in n. 3). On trouve ainsi plusieurs occurrences du concept moderne d’information chez Monod, dans le texte de ses Jessup lectures (cf. note 43).
  • [42]
    John Yudkin (1910-1995), biochimiste et physiologiste anglais, travailla au début de sa carrière au problème de l’adaptation enzymatique dans le groupe de Marjory Stephenson à Londres. Il publia, en 1938, ce qui peut être vu comme le premier modèle biochimique censé rendre compte de ce phénomène. Ce modèle compta beaucoup pour Monod dans l’élaboration de ses propres idées.
  • [43]
    Jacques Monod, « Inducible enzymes, Jessup lectures, février 1954 », chap. 1, f. 12-13, nous traduisons (AIP, fonds Monod, MON.Mss.03).
  • [44]
    Monod, op. cit. in n. 43, f. 171.
  • [45]
    C’est bien le terme de Cuénot que l’on retrouve toujours en 1954 (ibid., f. 54).
  • [46]
    Jacques Monod, La victoire de Lyssenko n’a aucun caractère scientifique, Combat, 15 septembre 1948.
  • [47]
    Melvin Cohn, In memoriam, in André Lwoff, Agnès Ullmann (sous la direction de), Les Origines de la biologie moléculaire : Un hommage à Jacques Monod (Paris-Montréal : Études Vivantes, 1980), 75-88 ; Melvin Cohn, The way it was : A commentary, Biochimica et biophysica acta, 1000 (1989), 109-112.
  • [48]
    Ibid. (1980), 76.
  • [49]
    Ibid., 79.
  • [50]
    Monod, op. cit. in n. 17, f. 41-42.
  • [51]
    Kay, op. cit. in n. 3, 221 ; Henri Buc, Les derniers écrits de Jacques Monod : Biologie moléculaire et évolution, Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, 17/2 (2010), 155-173, 156.
  • [52]
    Alwin M. Pappenheimer, Qu’est donc devenu Pz ?, in Lwoff et Ullmann (dir.), op. cit. in n. 47, 55-60.
  • [53]
    Il existe deux versions de ce livre inédit, toutes deux conservées dans le fonds Monod, aux Archives de l’Institut Pasteur. La première date de 1959 et s’intitule Cybernétique enzymatique. La seconde est une version corrigée, désormais intitulée Essais sur l’adaptation enzymatique (1960). Elle comporte un nouveau chapitre, le chapitre III, dont le titre écrit à la main par Monod est simplement « Induction ». C’est dans ce chapitre que Monod tente de sauver la possibilité d’un rôle causal direct pour l’inducteur. Ainsi explique-t-il : « Il semble qu’une même chaîne peptidique puisse présenter un certain nombre au moins de degrés de liberté dans son repliement. C’est à ce stade que l’on pourrait concevoir un transfert d’information de l’inducteur au système formateur d’enzyme. L’inducteur pourrait jouer alors le rôle d’une matrice partielle provoquant ou favorisant un repliement créant une structure complémentaire de sa propre structure moléculaire. » (AIP, fonds Monod, MON.Mss.10.)
  • [54]
    Jean-Paul Gaudillière, Mais qu’est-ce donc que l’expérience Pyjama ? Cahiers de laboratoire, correspondance, articles et autobiographies comme sources pour l’histoire de la biologie contemporaine, Gazette des archives, 179 (1997), 408-424 ; Kay, op. cit. in n. 3.
  • [55]
    Arthur Pardee, François Jacob, Jacques Monod, The genetic control and cytoplasmic expression of “inducibility” in the synthesis of β-galactosidase by Escherichia coli, Journal of molecular biology, 1 (1959), 165-176.
  • [56]
    Pardee, Jacob, Monod, op. cit. in n. 55, 175-176.
  • [57]
    François Jacob, Jacques Monod, Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins, Journal of molecular biology, 3 (1961), 318-356, 318.
  • [58]
    David Perrin, François Jacob, Jacques Monod, Biosynthèse induite d’une protéine génétiquement modifiée, ne présentant pas d’affinité pour l’inducteur, Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences [Paris], 251/1re part. (juil.-août 1960), 155-157, 157.
  • [59]
    Cette expression est la nôtre.
  • [60]
    Jacques Monod, François Jacob, General conclusions : Teleonomic mechanisms in cellular metabolism, growth and differentiation, Cold Spring Harbor Symposia on quantitative biology, 26 (1961), 389-401.
  • [61]
    Monod, Jacob, op. cit. in n. 60, 391, nous traduisons.
  • [62]
    Ibid., 394.
  • [63]
    Ibid., 396, nous traduisons.
  • [64]
    Pour une discussion éclairante des catégories de hasard et de liberté en tant que dimensions ontologiques du vivant dans Le Hasard et la nécessité, nous renvoyons au livre de Barthélemy-Madaule, op. cit. in n. 4, I. « D’étranges concepts », section IV : « Du hasard à la liberté ».
  • [65]
    Cette expression se retrouve à quelques occasions sous la plume de Monod. Voir par exemple : Jacques Monod, « La cybernétique chimique dans la cellule », retranscription sténotypée inédite d’une conférence donnée le 12 mai 1969, à l’Association pour l’étude du cancer (AIP, fonds Monod, MON.Mss.04, 45 feuillets, f. 20).
  • [66]
    Ibid., f. 28.
  • [67]
    Jacques Monod, Jean-Pierre Changeux, François Jacob, Allosteric proteins and cellular control systems, Journal of molecular biology, 6 (1963), 306-329, 324-325. Nous traduisons et soulignons.
  • [68]
    C’est dans sa conférence intitulée « La cybernétique chimique dans la cellule » (1969) que Monod fut peut-être le plus clair à ce propos :
    « Si vous voulez y réfléchir une seconde, vous verrez qu’une fois qu’on a compris ce principe, et on a mis longtemps à le comprendre, on se rend compte que l’évolution des systèmes de régulation qui a conditionné non seulement la création des cellules telles qu’elles sont de nos jours, mais de tous les organismes supérieurs, la création de cet immense réseau de coordination, dont le fonctionnement est gouverné par des règles fixées par la sélection naturelle, donc par des règles qui sont téléologiques, qui ignorent la chimie, la sélection naturelle ne sait pas la chimie, tout ce qu’elle sait c’est ce qui marche et qui ne marche pas, s’il avait fallu que toute la régulation cellulaire, toute la régulation intercellulaire, toute la régulation hormonale par exemple, soit limitée et contrainte par des interactions chimiques directes, entre les voies métaboliques qu’il s’agissait de régler, eh bien, nous ne serions tout simplement pas ici pour en parler. Car l’existence même d’un organisme supérieur, sans parler d’une cellule aussi simple qu’une bactérie, est inconcevable sans l’évolution de ces systèmes, évolution rendue possible dans n’importe quelle direction favorable physiologiquement à l’organisme, du moment que les interactions du système étaient des interactions gratuites, et non contraintes par les propriétés chimiques des corps qui interagissent entre eux. »
    (Monod, op. cit. in n. 64, f. 28-29.)
  • [69]
    Jacques Monod, Jeffries Wyman, Jean-Pierre Changeux, On the nature of allosteric transitions : A plausible model, Journal of molecular biology, 12 (1965), 88-118, 116-117, nous traduisons.
  • [70]
    Comme nous l’avons vu, certaines tentatives pour conserver un rôle « didactique » à l’inducteur sont en fait plus tardives que cela, puisque datant de 1960. Cf. note 53.
  • [71]
    Jacques Monod, From enzymatic adaptation to allosteric transitions, Science, 154 (1966), 475-483, 479, nous traduisons.
  • [72]
    Jacques Monod, Leçon inaugurale faite le vendredi 3 novembre 1967, Collège de France, Chaire de biologie moléculaire ([Paris] : Collège de France, 1968), 19-20, souligné par l’auteur.
  • [73]
    Monod, op. cit. in n. 23, 102, souligné par l’auteur.
  • [74]
    Monod, op. cit. in n. 65, f. 27.
  • [75]
    Jean Gayon, Le hasard dans la théorie évolutionniste moderne, Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, 1 (1994), 4-16 ; Francesca Merlin, Mutations et aléas : Le hasard dans la théorie de l’évolution (Paris : Hermann, 2013).
  • [76]
    Francesca Merlin, Monod’s conception of chance : Its diversity and relevance today, Comptes rendus de l’Académie des sciences [Paris], Biologies, 338/6 (2015), 406-412 ; Barthélemy-Madaule, op. cit. in n. 4.
  • [77]
    Monod, op. cit. in n. 72, 14-15.
  • [78]
    Monod, op. cit. in n. 23, 149-150.
  • [79]
    Sur la manière dont Monod essentialise (indûment) le hasard en biologie et finit par en faire le seul pourvoyeur de nouveauté, on consultera à nouveau Barthélemy-Madaule, op. cit. in n. 4.
  • [80]
    Laurent Loison, Monod before Monod : Enzymatic adaptation, Lwoff, and the legacy of general biology, History and philosophy of the life sciences, 35 (2013), 167-192.
  • [81]
    Monod, op. cit. in n. 23, 103-104, souligné par l’auteur.

Introduction

1Dans Le Hasard et la nécessité, Monod développe au moins cinq lignes argumentatives majeures : 1/ une critique philosophique de toute forme de vitalisme et d’animisme ; 2/ une défense de l’ontologie mécaniste et déterministe du fonctionnement moléculaire du vivant ; 3/ une théorisation cybernétique des modalités de la régulation cellulaire ; 4/ une réflexion épistémologique, éthique, voire politique sur les conditions de possibilité et les implications de la science (l’« éthique de la connaissance ») ; 5/ enfin, une évaluation de la place respective du hasard, de la nécessité et de la finalité dans la construction des organismes.

2Ce sont surtout la première et la quatrième de ces prises de position qui prêtèrent à débat dans les années soixante-dix, et ce sont probablement celles-là qui sont demeurées les plus célèbres. Il est connu que les philosophes, comme Althusser [1], furent très critiques envers certaines prétentions de Monod. Homme de pari et de position, doté d’une foi inébranlable en lui-même, il n’hésita pas, dans son livre, à donner congé à Hegel, Marx ou Bergson. L’ontologie mécaniste, elle non plus, n’a jamais été oubliée, et aujourd’hui encore les textes de Monod sont souvent mis à profit pour illustrer ce qui est par certains compris comme une sérieuse limite de la biologie moléculaire actuelle [2]. Il en est de même de la perspective cybernétique, interrogée à la faveur de travaux plus récents [3].

3La cinquième thèse que nous identifions, c’est-à-dire la façon dont Monod concevait les rapports entre hasard, nécessité et finalité, a elle aussi donné lieu à un certain nombre d’analyses, quoique moins abondantes. Parmi celles-ci, une place de choix revient à l’ouvrage de Madeleine Barthélemy-Madaule, L’Idéologie du hasard et de la nécessité, paru dès 1972 et dont le premier tiers se concentre spécifiquement sur cette question [4]. Plus proche de nous, Lily Kay en a donné, l’espace de quelques paragraphes, une interprétation renouvelée car s’attachant à l’étude diachronique d’une trajectoire de recherche [5]. C’est cette seconde manière de faire que nous privilégions ici : reconstruire l’itinéraire conceptuel et expérimental qui a rendu possible, à la fin des années soixante, la rédaction du livre Le Hasard et la nécessité.

4S’il était un biologiste qui, aux alentours de 1950, aurait répugné à laisser une place au hasard et plus encore à la finalité dans ses spéculations sur le fonctionnement vital, c’était bien Jacques Monod. À cette époque, il lui aurait été inconcevable d’écrire le livre qu’il devait publier vingt ans plus tard. L’objet de cet article est de montrer comment et pourquoi il fut conduit à opérer un revirement complet, qui s’est accompagné de la montée en puissance et de la transformation d’un concept particulier, qui lui était propre, celui de gratuité. Introduit au début des années cinquante comme qualifiant certains résultats expérimentaux inattendus car « absurdes » d’un point de vue fonctionnel (la possibilité d’induire la synthèse d’une enzyme par des substances non métabolisables par la cellule), il gagna progressivement une place centrale dans les schémas théoriques de Monod. La gratuité en vint en effet à désigner une authentique dimension du vivant, propriété qui autorisait à son tour le déploiement de raisonnements sélectifs à même de prendre en charge le problème de la téléonomie moléculaire. Si bien que, selon nous, le changement de perspective de Monod se résout dans l’histoire des transformations du concept de gratuité.

5Ce faisant, nous concevons Le Hasard et la nécessité comme le terme d’un long et difficile cheminement intellectuel, mais qui ne doit en aucun cas faire abstraction du travail à la paillasse. En effet, les réflexions de Monod sur le hasard, la nécessité et la finalité ont ceci de spécifique qu’on en lit l’évolution d’abord dans ses articles scientifiques, du fait de l’obtention de certains résultats expérimentaux déroutants. Cette trajectoire n’est pas celle d’un métaphysicien, mais bien d’un scientifique aux prises avec un problème très concret, les modalités de l’adaptation enzymatique au lactose chez l’entérobactérie Escherichia coli.

Nécessité, finalité et finalisme dans la biologie française des années trente et quarante

6Dans un travail antérieur, nous avons distingué deux formes principales de néolamarckisme dans l’histoire de la biologie française [6]. La première, la plus connue peut-être, fut dominante essentiellement au cours de la période 1880-1920 et concevait le vivant selon une perspective étroitement mécaniste et déterministe. Les organismes y étaient réduits à de simples automates intégralement dominés, dans leur morphologie comme dans leur physiologie, par les « conditions déterminantes des milieux ambiants ». L’évolution des espèces était la somme de ces transformations locales du fait des conséquences cumulatives de l’hérédité des caractères acquis [7]. L’entre-deux-guerres vit émerger un contexte moins unifié et plus complexe, où les questions du finalisme et du vitalisme, en partie du fait de la réception différée de L’Évolution créatrice, furent à nouveau pleinement assumées par certains biologistes. Le zoologiste et généticien Lucien Cuénot (1866-1951) fut de ceux-là, et les articles et livres qu’il publia dans la seconde moitié de sa carrière, à partir de 1920, participèrent à la constitution de ce second néolamarckisme, dont les figures les plus marquantes furent celles de Pierre-Paul Grassé et Albert Vandel [8].

7Lorsque le jeune Monod s’empara du sujet de l’adaptation enzymatique, au début des années quarante, le premier néolamarckisme français n’était plus le cadre interprétatif dominant en France. C’est dans le contexte si spécial des années trente et quarante, celui d’un retour au premier plan de la question de la finalité et du finalisme, qu’il mûrit le projet d’expliquer par un mécanisme intégral la totalité des adaptations vitales. C’est aussi parfois contre certaines thèses de Cuénot qu’il chercha à positionner sa propre réflexion à l’orée des années cinquante, comme nous allons le voir.

8Cuénot était un personnage incontournable de la biologie française au cours de la première moitié du xxe siècle, même si son nom tomba progressivement dans l’oubli après son décès. À l’étranger, il est demeuré connu surtout du fait de son travail pionnier en génétique, qu’il fut le seul à pratiquer en France avant la première guerre mondiale. Par exemple, conjointement avec William Bateson, il montra dès 1902 que les lois de Mendel s’appliquaient également chez les organismes animaux. Son travail le conduisit aussi, le premier, à théoriser l’épistasie, c’est-à-dire la capacité d’un gène d’agir sur l’expression d’un autre gène [9]. En France, on s’en souvient davantage comme d’un biologiste-philosophe engagé dans une réflexion sur la finalité et la vie, et c’est cet héritage qui nous intéressera ici pour mieux comprendre d’où est probablement parti Jacques Monod.

9Dès 1901, Cuénot, en formulant sa théorie dite de la « préadaptation », remettait sur le devant de la scène, certes d’abord au prix d’un malentendu [10], la question de la place de la finalité en biologie. Toutefois, ce n’est qu’après la première guerre mondiale, lorsque Bergson commença à exercer son action transformatrice sur une frange de plus en plus significative de la biologie française [11], que les spéculations de Cuénot prirent de l’ampleur, au fur et à mesure que celui-ci penchait davantage pour la reconnaissance, par la science, d’une dimension intrinsèquement finaliste du vivant [12].

10C’est dans ce contexte d’affermissement de ses positions comme de son magistère intellectuel qu’il élabora la notion de coaptation, soit le constat de la parfaite concordance morphologique de deux structures anatomiques qui, pourtant, résultent de processus embryonnaires mécaniquement indépendants. Le concept de coaptation, tout comme celui de préadaptation, devait prêter à controverse avec les derniers représentants du néolamarckisme mécaniste qui avait fait florès autour de 1900 [13]. Au mitan des années 1920, les thèses de Cuénot étaient alors très connues et débattues, aussi bien du côté de la zoologie descriptive que de la philosophie.

11C’est ainsi que pour départager les conceptions de Cuénot de celles d’Yves Delage, le protozoologiste Édouard Chatton voulut résoudre, à la fin des années 1920, un problème très nettement circonscrit : celui de l’origine (phylogénétique versus ontogénétique) de la morphologie adaptative d’une espèce de cilié parasite nouvellement découverte, Ellobiophrya donacis. En collaboration avec son jeune collègue, André Lwoff, il s’agissait de savoir dans quelle mesure l’anneau de suspension qui permettait aux individus de s’accrocher très spécifiquement aux filaments branchiaux du mollusque Donax vittatus Da Costa était une coaptation fixée héréditairement, ou bien s’il était reconstruit à chaque génération par le développement du parasite au contact de son hôte (théorie dite des « causes actuelles » de Delage [14]). Pour des raisons qui restent à éclaircir, ce travail ne fut jamais conduit jusqu’à son terme et ne donna lieu qu’à une seule publication alors que deux au moins étaient probablement prévues [15]. Il nous intéresse cependant à double titre ici, d’une part parce qu’il atteste de l’intérêt suscité par les idées de Cuénot durant la période de l’entre-deux-guerres, et d’autre part parce que, par l’entremise de Lwoff, ce fut Chatton lui-même qui initia Monod à la biologie expérimentale au cours de l’année 1930-1931 [16], soit quelques mois seulement après la parution du travail sur Ellobiophrya donacis.

12Il ne fait guère de doute que Monod fut alors directement sensibilisé aux thèses de Cuénot et à la thématique du finalisme. Dans un des carnets de notes où il consigna plus tard ses réflexions personnelles, Monod écrit ainsi, en janvier 1953 : « Un enzyme est très exactement coapté à son substrat. L’ensemble des enzymes d’une cellule constitue un réseau de coaptation, d’une richesse et d’une complexité auprès de quoi les coaptations morphologiques à la Cuénot sont fort peu de choses [17]. »

13En 1941, au moment où Monod établissait expérimentalement le phénomène de diauxie, qui devait ensuite le conduire à devenir le principal spécialiste de l’adaptation enzymatique, Cuénot, alors âgé de 75 ans, publiait son testament intellectuel, intitulé Invention et finalité en biologie. Il y indique sa volonté de donner une synthèse de sa propre « philosophie de la Biologie [18]» et expose de manière très claire l’antique alternative entre la nécessité et le finalisme :

14

« Le déterminisme physico-chimique suffit-il pour comprendre les phénomènes vitaux, ou est-il nécessaire pour l’entendement de le compénétrer par une autre action, rendant compte de la différence profonde qui paraît exister entre la Nature inerte et la Nature vivante, interprétant ce qui, dans cette dernière, rappelle l’invention humaine et suggère le dessein [19]? »

15Tout le livre est en fait une réflexion sur la place respective du hasard, de la nécessité et de la finalité dans les sciences du vivant, dont certains passages résonnent rétrospectivement avec les idées que développera Monod près de trente ans plus tard. Il n’existe, à notre connaissance, aucun moyen de savoir dans quelle mesure Monod aurait pu lire ce livre, ou s’il en connaissait le contenu de manière indirecte seulement. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que la façon dont Cuénot pose le problème correspond très précisément au défi que voulut relever Monod au début des années cinquante, c’est-à-dire au moment où il renonça à une conception dynamique du vivant moléculaire pour adhérer définitivement à un mécanisme déterministe sans concession [20]. C’est avant tout la question de la finalité et du finalisme en biologie qui motiva l’écriture des toutes premières pages de ses carnets. Le premier d’entre eux débute ainsi, en janvier 1953 : « La biologie est un défi au finalisme [21]. » Quelques lignes plus loin, Monod précise :

16

« Le biologiste se met d’emblée dans une attitude presque paradoxale, en niant catégoriquement cette finalité. C’est ce pari, ce défi, qui ôte sa froideur à la science. Ou si l’on veut c’est par défi que l’on devient biologiste [22]. »

17Pour en faire ressortir tout l’intérêt, il faut comparer attentivement ce bref passage au dernier paragraphe du chapitre introductif du livre Le Hasard et la nécessité, où on lit cette fois-ci :

18

« L’objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie c’est cette contradiction elle-même, qu’il s’agit de résoudre si elle n’est qu’apparente, ou de prouver radicalement insoluble si en vérité il en est bien ainsi [23]. »

19La confrontation de ces deux extraits montre de manière exemplaire la continuité de l’engagement de Monod mais aussi le revirement qu’il opéra entre 1953 et 1970. Continuité car, d’un bout à l’autre, c’est bien le défi de la finalité qu’il a voulu relever ; mais revirement, car là où, en 1953, résoudre le paradoxe demande de « nier catégoriquement cette finalité », en 1970, c’est l’objectivité scientifique elle-même qui l’« oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants ». Dans un cas, le défi n’était qu’apparent, un faux problème que la biologie moléculaire naissante aurait tôt fait de dissoudre. Dans l’autre, le problème est bien réel, celui d’une forme authentiquement biologique de finalité (la téléonomie), et, en tant que tel, demande à être résolu.

20C’est qu’entre ces deux dates, Monod eut certes à faire place au hasard, mais à un hasard particulier, celui qu’il exprima finalement sous la forme du concept de gratuité, et qui l’obligea à desserrer l’étau de la nécessité physico-chimique et à reconsidérer les structures moléculaires des vivants comme d’authentiques artefacts sculptés par la sélection naturelle au cours de l’évolution. C’est à la caractérisation et à la compréhension de cette rupture que les quatre sections qui suivent sont consacrées.

La nécessité mécaniste au travail : Où Monod converge avec l’antifinalisme néolamarckien du xixe siècle (1951-1953)

21Durant les derniers mois de guerre, Monod travailla régulièrement à l’Institut Pasteur, où il reprit officiellement son activité scientifique, une fois celle-ci terminée. Un temps intéressé par le problème de la lysogénie [24], il choisit finalement, dans la continuité de son travail sur la diauxie [25], de se consacrer au problème de l’adaptation enzymatique chez les bactéries. Selon la composition de leur milieu de culture, les cellules bactériennes sont capables de synthétiser telle ou telle enzyme, chacune catalysant spécifiquement un type de réaction chimique. Depuis Henning Karström, les enzymes dont la synthèse dépendait de la présence de leur substrat étaient appelées « adaptatives », celles dont la synthèse était automatique et toujours réalisée étaient désignées comme « constitutives » [26].

22Au tournant des années cinquante, Monod se spécialisa dans l’étude de la synthèse et du fonctionnement d’une enzyme particulière, la β-galactosidase d’Escherichia coli, capable d’hydrolyser le lactose en glucose et galactose. La maîtrise de ce système expérimental, développée en étroite collaboration avec l’immunologiste américain Melvin (« Mel ») Cohn [27], allait se révéler décisive dans la résolution progressive du mécanisme de l’adaptation enzymatique.

23À ce moment-là, Monod et ses collaborateurs envisagèrent différents modèles pour rendre compte de ce phénomène, comme l’« hypothèse de l’équilibre » ou l’« hypothèse formatrice » appelée également « hypothèse organisatrice » [28]. Chaque modèle était évalué à l’aune des conséquences expérimentales que l’on pouvait en dériver, en conformité avec le style hypothético-déductif cher à Monod. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de ces hypothèses, souvent complexes, et dont nous souhaitons seulement dégager les caractéristiques communes les plus saillantes. Les hypothèses explicatives développées par Monod et Cohn se distinguent en effet d’une triple manière. D’abord parce que, à la fois pour des raisons principielles et expérimentales, ils accordent d’emblée un rôle important à une composante génétique dans le processus, même s’il est alors impossible de le caractériser précisément. Ensuite parce qu’ils refusent le jeu spéculatif consistant à proposer l’existence de plasmagènes cytoplasmiques autoreproducteurs pour rendre compte de certains aspects possiblement auto-catalytiques du phénomène d’adaptation enzymatique [29]. Enfin et surtout parce qu’ils confèrent une action formatrice au substrat : d’une manière ou d’une autre, la conformation du substrat doit contribuer causalement et mécaniquement à la synthèse du site actif de l’enzyme [30].

24Monod n’était pas, bien entendu, le seul à soutenir cette dernière hypothèse, qui apparaissait à bon droit comme la plus évidente et la moins coûteuse théoriquement. Il faisait sienne l’analogie alors souvent mise à contribution entre la synthèse des enzymes adaptatives et celles des anticorps. Dès 1940, Linus Pauling avait proposé un modèle de formation des immunoglobulines où la molécule antigène jouait le rôle de patron tridimensionnel autour duquel venait se mouler la partie fonctionnellement active de l’anticorps. C’est ce mode de causalité directe qui était explicitement repris par Monod et qui devait permettre d’expliquer mécaniquement la si forte spécificité du site actif des enzymes adaptatives. Quel que soit le détail des différentes hypothèses envisagées, la clef semblait être la combinaison enzyme-substrat [31].

25La causalité mise en jeu dans ces premiers modèles ne mobilisait que des interactions moléculaires directes opérant à l’échelle de la vie des cellules bactériennes. Les processus à l’œuvre étaient ainsi intégralement régis par une nécessité toute mécanique, dans le sens où la spécificité de l’enzyme était en totalité le résultat obligatoire de ces interactions entre les pièces constituantes (les acides aminés et les sous-unités protéiques) et le substrat. Ceci permettait d’assumer une position non-finaliste, objectif clairement affiché de Monod et Cohn [32], puisque c’était le milieu (le substrat) qui venait littéralement mouler le vivant (l’enzyme).

26On le constate facilement, ces premiers modèles ne laissaient aucune place ni au hasard ni à la finalité, et ne donnaient lieu à aucune réflexion sur l’origine évolutive des structures moléculaires mises en jeu. C’est à l’échelle de l’ontogenèse seule qu’ils étaient pensés ; c’est dans ce temps court que devait résider la totalité de l’explication qui se réduit à une déformation mécanique du « dedans » sous l’action causale du « dehors ». En cela, les principes mobilisés par Monod au début des années cinquante retrouvent les idéaux explicatifs du premier néolamarckisme.

27Il est à ce titre particulièrement éclairant de comparer l’orientation générale des explications moléculaires de Monod avec certains écrits du zoologiste Frédéric Houssay (1860-1920). Professeur à la Sorbonne, celui-ci fut un des derniers représentants de ce néolamarckisme mécaniste et antifinaliste. Spécialiste de la morphologie des poissons, il développa une explication mécanique de la forme hydrodynamique de ceux-ci, où « l’être étant supposé plastique et par suite modelable, la force modelante est la résistance que l’eau oppose au déplacement [33] ». Explication à ce point mécaniste et déterministe que Canguilhem put en dire qu’elle réactivait très exactement l’animal-machine de Descartes [34].

28C’est le dernier ouvrage publié par Houssay, Force et cause, qui nous intéresse au premier chef. D’une part car, sans surprise, il contient en plusieurs endroits une critique de la finalité en biologie. Mais plus encore car, étonnamment, Houssay convoque l’espace de quelques lignes ce qu’on n’appelait pas encore l’adaptation enzymatique pour illustrer sa conception générale où le milieu informe directement et mécaniquement l’organisme, et ce jusqu’à l’échelle chimique :

29

« En vérité le cas qui nous occupe est un mécanisme pur. Si nous réfléchissons que toutes les digestions sont des actions diastasiques, que les diastases de chaque être sont rigoureusement adaptées à la nature de ses aliments ordinaires, que l’on peut faire changer en qualité et en quantité les diastases en changeant avec précaution l’aliment, que, par suite, une congruence s’est rencontrée et s’est établie entre le chimisme de l’être et le chimisme de ce qui le nourrit […] [35]. »

30C’est très précisément, selon nous, cet arrière-plan métaphysique que Monod partageait au début de son travail sur l’adaptation enzymatique au lactose chez E. coli. En s’opposant au finalisme et au vitalisme du second néolamarckisme, il retrouvait sans le savoir l’orientation mécaniste et déterministe du néolamarckisme précédent, typique de la fin du xixe siècle, et auquel, dans les années trente et quarante, il n’avait pas été confronté. Ce faisant, seule la nécessité avait droit de cité dans l’espace théorique au sein duquel il mit à l’épreuve divers modèles au cours de la première moitié des années cinquante.

De l’adaptation à l’induction par la gratuité : Le « théâtre de l’absurde » au temps de l’affaire Lyssenko (1951-1954)

31Dès le début de leurs recherches sur la β-galactosidase d’E. coli, Monod et ses collaborateurs (d’abord essentiellement Cohn et Germaine Cohen-Bazire) obtinrent des résultats significatifs concernant la spécificité d’un processus qu’ils souhaitèrent rapidement renommer « induction » plutôt qu’« adaptation ». L’utilisation de différents dérivés chimiques des substrats de cette enzyme démontra qu’il fallait faire une distinction entre substrat, inducteur et complexant, une molécule pouvant revêtir une de ces propriétés sans nécessairement posséder les deux autres. En mesurant l’affinité de la β-galactosidase pour toute une gamme de molécules chimiquement proches, il était possible d’établir que « l’inductivité d’un composé n’est pas liée à son utilisation enzymatique », ni même à son affinité pour l’enzyme [36]. Il existait donc des composés, les thiogalactosides (comme le TMG ou Methyl β-D-thiogalactoside), que Monod nommerait bientôt « inducteurs gratuits » car, à la différence des galactosides, ils ne sont pas dégradés par l’enzyme dont ils ont pourtant commandé la synthèse.

32Ces premiers résultats inattendus conduisirent Monod et Cohn à proposer une mise à jour des connaissances disponibles sur l’adaptation enzymatique. Publiée en 1952, celle-ci est intitulée à dessein « La biosynthèse induite des enzymes », car la terminologie traditionnelle ne semblait plus adéquate. En effet, l’existence expérimentalement avérée d’inducteurs non-substrats montrait que le phénomène, au moins « dans certains cas », « n’a rien de fonctionnellement adaptatif » [37]. À notre connaissance, c’est dans cet article que l’on trouve la première occurrence du terme de « gratuité ». Il qualifiait alors certaines conditions expérimentales qui reposaient sur l’utilisation d’inducteurs non-substrats afin que l’induction n’ait aucune action causale sur le métabolisme des bactéries (ce que Monod et Cohn nommaient « condition de gratuité [38] »). On pouvait ainsi découpler l’induction enzymatique du métabolisme cellulaire et rendre ses caractéristiques cinétiques propres plus aisément caractérisables :

33

« Comme, autant qu’on le sache, la biosynthèse des enzymes est liée à l’ensemble du métabolisme cellulaire, le meilleur milieu physiologique pour étudier sa cinétique en fonction du temps semble devoir être une suspension cellulaire en voie de croissance exponentielle. Le taux de croissance peut alors être considéré comme une mesure globale de la vitesse des réactions de synthèse et sa constance comme le signe qu’un état d’équilibre de flux est atteint (cf. 48, 58, 59), équilibre dans lequel la synthèse d’un enzyme “gratuit” c’est-à-dire n’intervenant pas dans le métabolisme, n’introduirait qu’un facteur nouveau, un processus de synthèse spécifique supplémentaire, celui précisément qu’il s’agit d’étudier [39]. »

34C’est donc à la faveur de la distinction expérimentale entre substrat et inducteur que le terme de gratuité fit son entrée dans le vocabulaire du groupe pasteurien. Cette entrée est d’abord réservée (deux occurrences seulement dans le long texte de 1952, une pour le substantif, une pour la forme adjectivale) et pointe uniquement des conditions expérimentales particulières qu’il s’agit de réaliser pour étudier au mieux la cinétique de l’induction des enzymes. Dans ce premier texte, l’adjectif « gratuit » qualifie non pas l’inducteur mais l’enzyme induite, ce qui montre bien que c’était d’abord sur le plan de l’adaptation biochimique que ce phénomène était envisagé.

35Pour autant, s’il existait des enzymes induites « gratuitement », qui obligeaient, semblait-il, à suspendre définitivement l’usage du vocabulaire finaliste de l’adaptation, il n’en restait pas moins que, quant à la structure de l’enzyme, c’était bien une relation de causalité mécanique entre l’inducteur et le site actif qui était mise au premier plan, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Ainsi Monod et Cohn, dans un passage édifiant, en viennent presque à se moquer de la possibilité que la structure du site actif puisse être déterminée intégralement par un patron héréditaire, soit précisément l’hypothèse qui, à peine six ans plus tard, sera au fondement du futur modèle de l’opéron lactose ! À la fin de leur texte, on lit :

36

« On ne peut manquer de souligner que l’hypothèse de l’inducteur-prototype conduit à une conception intelligible de l’origine de la configuration stérique de l’aire active de l’enzyme, tandis que l’hypothèse d’un prototype héréditaire laisse ce problème essentiel dans l’ombre, à moins que l’on ne suppose explicitement que le prototype héréditaire comporte un élément de structure identique ou équivalent à un complexant-inducteur. Qu’est-ce à dire, sinon que si l’inducteur n’existait pas (en tant que prototype) il faudrait l’inventer [40] ? »

37Ainsi, lorsque le concept de gratuité fait son entrée, dès 1951-1952, dans les réflexions sur le mécanisme de l’adaptation enzymatique, celui-ci est étroitement circonscrit à la dimension fonctionnelle du phénomène : ce qui est gratuit – c’est-à-dire ce qui ne relève pas de l’obligation (selon l’étymologie même du terme « gratuit ») –, c’est l’adaptation métabolique qui pourrait résulter de la biosynthèse induite de certaines enzymes. La gratuité s’oppose alors à la finalité. La structure des enzymes, quant à elle, en particulier celle de la β-galactosidase, demeure bien entièrement sous le joug de la nécessité mécaniste. En dernière analyse, c’est toujours l’inducteur, qui certes n’est pas nécessairement un substrat, qui, d’une manière ou d’une autre, informe [41] un précurseur protéique afin de spécifier les caractéristiques stériques du site actif. La genèse du concept de gratuité fut donc l’occasion d’une dénégation plus affirmée encore de toute forme de finalité, et concomitamment d’un renforcement de l’idée de nécessité.

38C’est bien la volonté de nier la finalité du processus qui motiva, quelques mois plus tard, la publication, dans Nature, du fameux manifeste, cosigné par les principaux spécialistes de l’adaptation enzymatique, qui exhortait les biochimistes à ne plus faire usage du vocabulaire de l’adaptation. Néanmoins, c’est dans les archives de Monod, à nouveau, que l’on trouve la trace la plus éclairante sur la façon dont il accommoda la découverte d’abord déconcertante des inducteurs gratuits dans son schème mécaniste. En février 1954, il donna une série de huit conférences dans le cadre des prestigieuses Jessup lectures à l’université Columbia de New York, conférences entièrement rédigées mais demeurées inédites. Dès le début de la première d’entre elles, Monod fait état de sa satisfaction : loin d’être un coin dans la conception mécaniste et déterministe à laquelle il avait adhéré depuis le début de son travail sur le système lactose, la gratuité, telle que ce concept était compris à ce moment-là, en était au contraire une éclatante confirmation :

39

« La négation de la Téléologie est la pierre angulaire de la science, comme nous le savons tous bien sûr. Obéir à ce pacte initial n’est pas trop difficile pour les physiciens ou les chimistes. Pour les biologistes, au contraire, c’est une lutte constante. Les êtres vivants semblent avoir un but et une finalité, et il serait beaucoup plus facile de les expliquer, si nous pouvions assumer un but et une finalité. Mais nous ne le pouvons pas. C’est la vertu, et parfois l’absurdité apparente de l’attitude des biologistes. Le biologiste est par définition engagé dans la tâche de démontrer que les êtres vivants sont des créatures absurdes, sans but dans la vie. C’est pourquoi le fonctionnement harmonieux de l’adaptation enzymatique, alors qu’il avait été un objet d’admiration pour les premiers chercheurs qui étaient surtout des chimistes, a été un objet d’anxiété et de scandale pour le biologiste Yudkin [42], et pour ses disciples. Je suis heureux de dire que ce scandale est maintenant sous contrôle et que nous avons trouvé les moyens d’amener les cellules à synthétiser des enzymes dont elles n’ont pas besoin.
« En d’autres termes, nous avons vérifié que les phénomènes qui sous-tendent “l’adaptation enzymatique” sont aussi aveugles et absurdes que n’importe quel autre phénomène dans le cosmos [43]. »

40Fonctionnellement gratuite mais structuralement nécessaire, l’induction enzymatique rentrait alors de plein droit dans le schéma d’un univers matériel régi par des lois déterministes et aveugles à toute finalité. Ce concept de gratuité, quelque déconcertant qu’il fût au départ, confirmait finalement Monod dans sa perspective légaliste et déterministe. Et même si les données en défaveur de l’existence d’un précurseur informé par le substrat s’accumulaient déjà en 1954, Monod maintenait sa foi dans cette hypothèse, considérée comme la plus « naturelle [44] », notamment parce qu’elle donnait une réponse immédiate à l’origine de la « coaptation [45] » remarquable entre la conformation du site actif de l’enzyme et celle de l’inducteur.

41Le terme « absurde » utilisé par Monod dans la citation précédente doit retenir notre attention. La gratuité était en effet une absurdité fonctionnelle, un non-sens adaptatif. Cet aspect était essentiel aux yeux de Monod aussi pour des raisons idéologiques : son opposition sans concession à l’irrationalité du lyssenkisme, dont il avait été un critique de la première heure [46]. Cohn a donné des témoignages précieux sur la façon dont l’affaire Lyssenko, dans la France de 1948-1953, avait profondément marqué leurs propres travaux expérimentaux [47]. En effet, certains biologistes marxistes comme Cyril Hinshelwood voyaient l’adaptation enzymatique comme un cas possible d’illustration d’une dialectique à l’œuvre dans le vivant, un substrat étant capable d’induire « une modification héréditaire permanente de la cellule [48] ». Le « théâtre de l’absurde [49] » révélé par l’induction gratuite permettait de réduire à néant les espoirs d’une lecture lyssenkiste de l’adaptation enzymatique, victoire dont témoignait aussi l’« encyclique » de 1953.

42Les années qui suivirent (1953-1956), Monod les consacra en partie à stabiliser le phénomène d’induction gratuite grâce à la synthèse de thiogalactosides à haut pouvoir inductif comme l’IPTG (Isopropyl β-D-1-thiogalactopyranoside). Ceci devait conférer définitivement à la gratuité la force d’une loi expérimentalement attestée. Parallèlement, avec Georges Cohen et Howard Rickenberg, il s’engagea dans un programme de recherche sur les perméases, qui l’occupa durablement à partir de 1954, au moment même où il lui fallait organiser le nouveau service de biochimie cellulaire de l’Institut Pasteur, dont il prenait la direction. C’est à compter du début de sa collaboration avec François Jacob puis Arthur Pardee, quelques années plus tard, que la question des rôles respectifs du hasard, de la nécessité et de la finalité revint au premier plan, à la faveur d’un renversement spectaculaire de ses convictions.

Le « théâtre de l’absurde » n’en était pas un : L’adaptation enzymatique comme dérépression de l’expression d’une information génétique préexistante (1958-1961)

43Au mois de mars 1959, Monod consignait dans ses carnets un long passage faisant état d’un changement significatif dans sa manière d’appréhender la spécificité du vivant. On lit :

44

« La découverte de la répression, de l’induction comme anti-répression me conduit, décidément à une très profonde – sinon déchirante réévaluation.
« L’anti-finalisme avait dominé, guidé, et (pourquoi me le cacher ?) parfois égaré mon travail. C’était en somme, sans que je m’en doute un reste du scientisme du 19e siècle. Le but, le principe, étant la négation du finalisme, il fallait montrer que les structures ou fonctions apparaissant finalistes (enzymes, induction enzymatique) n’étaient qu’un résultat d’interactions nécessaires – et non des mécanismes régulateurs, raffinés et précis, justifiés exclusivement par leurs résultats. Le scientisme en somme ne voulait pas voir dans l’organisme une “machine à vivre” mais le résultat nécessaire d’interactions “naturelles”. On ne voulait donc jamais se dire “pourquoi”, mais exclusivement “à partir de quoi”. “Pourquoi” c’est le non nécessaire (je n’ai pas dit absurde) accident de la vie. À partir de quoi ? – Du hasard.
« Comme quoi, 2 500 ans après Démocrite, un savant a pu mettre 30 ans a vraiment comprendre et accepter que la nécessité n’exclut pas le hasard et que la vie est un hasard devenu nécessité [50]. »

45Ce passage, déjà mis à profit dans d’autres travaux [51], est remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, il exprime très nettement le renversement d’attitude de Monod qui est au centre de cette étude, et ce en toute connaissance de cause (« déchirante réévaluation »), dès le début de l’année 1959. Ensuite, il désigne un événement à l’origine de ce basculement, sur lequel nous allons revenir, la caractérisation de l’induction enzymatique comme dérépression. Il atteste aussi que Monod lui-même, à ce moment, avait saisi que son positionnement initial rejoignait le mécanisme de la fin du xixe siècle (ce qu’il nomme « scientisme » dans ce passage), et que cette convergence surprenante avait été longtemps ignorée. Enfin, et peut-être surtout, il exprime pour la première fois la tension qui désormais travaillera tout le reste de son œuvre, celle entre le hasard, la nécessité et la finalité, alors qu’auparavant toute la place épistémologique était occupée par une nécessité aveugle à la question des causes finales.

46Si la nécessité n’est plus seul maître à bord, il convient de ne plus faire l’impasse sur le fait que les vivants sont fondamentalement des « machines à vivre », c’est-à-dire des structures bientôt désignées comme « téléonomiques » par Monod. Aussi bien le basculement fut-il complet : dès lors que son « anti-finalisme » se fissurait, cela autorisait à repenser le vivant moléculaire à l’aune de l’adaptation, du temps long de l’histoire, et du hasard, thématiques toutes absentes au cours de la période 1951-1958.

47On mesure la force de l’adhésion préalable de Monod à ce mécanisme antifinaliste à l’attachement déraisonnable qu’il montra à l’endroit de l’hypothèse d’un précurseur protéique sur lequel viendrait agir directement (mécaniquement) l’inducteur. Ce précurseur, dénommé Pz, censé être commun à plusieurs enzymes adaptatives, alors qu’il était omniprésent dans les publications du groupe de Monod avant 1957, on n’en trouve plus trace après 1960 [52]. À notre connaissance, c’est dans un ouvrage inédit rédigé en 1959-1960 qu’on peut lire chez Monod l’ultime tentative pour ne pas priver l’inducteur de tout rôle causal dans la formation de la protéine active. Bien conscient que la séquence primaire de l’enzyme est déterminée génétiquement, Monod envisagea un temps que l’inducteur puisse néanmoins tenir lieu de patron tridimensionnel lors du repliement de la protéine [53].

48En 1957-1958, Arthur Pardee effectua un séjour de recherche à l’Institut Pasteur, séjour mis à profit pour collaborer avec Jacob et Monod. Ce dernier était arrivé au terme de ce qui était techniquement envisageable dans la caractérisation cinétique et biochimique du fonctionnement et de la synthèse de la β-galactosidase. Pour aller plus loin, il était désormais nécessaire d’en comprendre précisément le déterminisme génétique, ce que les travaux d’Élie Wollman et Jacob avaient rendu possible. C’est ainsi que débuta, à l’automne 1957, la fameuse « grande collaboration » entre Monod et Jacob, dont les expériences « PaJaMo » réalisées en 1958 avec Pardee furent la première phase. Ces expériences sont parmi les plus connues de l’histoire de la biologie moléculaire, nous n’y reviendrons donc pas ici [54]. Elles donnèrent lieu en particulier à la publication d’un article, paru en 1959 dans le premier numéro du Journal of molecular biology, où, pour la première fois, il était fait état de l’induction comme d’une dérépression [55]. Jacob, Monod et Pardee étaient parvenus à créer des zygotes bactériens incomplets, partiellement diploïdes, ce qui leur avait permis de comprendre les relations de dominance/récessivité entre les différents allèles du système lactose. Étant donné les résultats obtenus, la seule explication logiquement possible était celle d’une régulation négative. Le gène identifié comme « i » codait pour un répresseur qui empêchait l’expression de celui de la β-galactosidase. En présence d’un inducteur, la liaison entre l’inducteur et le répresseur inhibait ce dernier, ce qui conduisait à la synthèse de l’enzyme [56].

49Les résultats obtenus en collaboration avec Pardee sonnaient le glas de la possibilité que l’induction soit une action directe du substrat sur l’enzyme. Il faut bien comprendre ici qu’il ne s’agissait pas simplement d’un choix à opérer entre deux modèles au statut équivalent. En effet, si une induction conçue comme un processus nécessaire de moulage pouvait faire l’économie de toute référence au temps évolutif, ça n’était plus possible si l’induction devait être pensée comme une dérépression. Cela impliquait en effet, à l’opposé des convictions que Monod avait si chèrement défendues au début des années cinquante, que le site actif de l’enzyme ne soit plus informé par la structure de l’inducteur, mais corresponde uniquement à l’« information structurale » du gène de la β-galactosidase. Si tel était le cas, cela signifiait obligatoirement que ce système de régulation était authentiquement une construction évolutive, et qu’en ce sens, il n’avait aucune nécessité dans son mécanisme même, qu’il avait été sélectionné du seul point de vue de sa performance.

50Si seuls les gènes renfermaient l’information structurale à l’origine du phénotype moléculaire, le milieu en était réduit au rôle d’activateur ou d’inhibiteur de l’expression de ces potentialités génétiques. Le génome et le milieu n’étaient plus dès lors dans une relation de symétrie causale vis-à-vis du phénotype. Au tournant des années soixante, ce postulat d’asymétrie pouvait se prévaloir d’une assise empirique solide [57].

51Ce renversement, selon nous, s’accompagna d’une reconfiguration radicale du concept de gratuité lui-même. En effet, au cours de la période 1951-1958, nous l’avons vu, le gratuit équivaut à l’absurde, c’est-à-dire au non-sens fonctionnel. On dira d’un processus moléculaire qu’il est gratuit lorsqu’il s’avère être non-adaptatif quant à ses conséquences. Ce qui n’était pas gratuit en revanche, c’était la correspondance stérique entre l’aire active de l’inducteur et une partie au moins de l’enzyme induite, corrélation qui avait conduit Monod à maintenir durant si longtemps la possibilité que l’inducteur conserve une action moulante, même minime, sur la protéine. Nous insistons, la gratuité était pensée comme non-finalité mais rentrait de plein droit dans la nécessité mécaniste qui avait été au cœur de la pensée de Monod durant la quasi-totalité des années cinquante. À partir de 1958-1959, la gratuité n’est plus conçue comme non-finalité, mais comme non-nécessité, ce qui change tout. Cette rupture posait à nouveaux frais la question du sens physiologique des processus : s’il ne s’agissait plus de lois aveugles, il fallait bien que le pourquoi ait son mot à dire, et seule une perspective évolutive permettait une prise en charge non-finaliste d’un tel questionnement. Au gratuit comme négation de la finalité, succédait le gratuit comme condition de possibilité de la téléonomie.

52Cette transformation du concept de gratuité est timide à ce moment-là, au moins dans son expression textuelle. Il faut la chercher dans un bref article publié le 27 juin 1960 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences. David Perrin, Jacob et Monod y font état de leurs travaux sur la « biosynthèse induite d’une protéine génétiquement modifiée, ne présentant pas d’affinité pour l’inducteur ». Comme le titre de la publication l’indique, ils étaient parvenus à montrer que l’enzyme expérimentalement induite et génétiquement modifiée ne présentait plus, au bout du compte, aucune affinité pour l’inducteur. En d’autres termes, dans ce cas au moins, il n’existait « aucune corrélation spécifique entre la structure moléculaire de l’inducteur et celle de la protéine induite [58]». Loin d’être la conséquence mécanique d’une action causale de l’inducteur, le site actif de l’enzyme apparaissait en fait sans relation nécessaire avec la conformation de celui-ci. Ce résultat était à son tour fatal à la perspective défendue jusque-là. La « gratuité structurale [59] », c’est-à-dire la non-nécessité des rapports entre la forme de l’enzyme finalement produite et celle de l’inducteur, ne pouvait tout simplement pas être accommodée dans un schéma explicatif tel que celui ardemment défendu par Monod auparavant.

La gratuité au cœur des molécules : Les propriétés téléonomiques des protéines allostériques comme « purs produits de la sélection naturelle » (1961-1970)

53La digue ayant cédé, et Monod n’étant pas un penseur de la demi-mesure, la non-nécessité physico-chimique que recouvrait le nouveau concept de gratuité allait rapidement prendre une dimension centrale dans son travail expérimental et ses réflexions théoriques. À l’été 1961, dans le sillage de la publication du modèle de l’opéron lactose, le thème retenu pour cette édition des prestigieux symposiums de Cold Spring Harbor fut celui des mécanismes de la régulation cellulaire. Le travail de Jacob et Monod était alors au centre des discussions, et les deux pasteuriens furent invités à conclure le symposium. Leur conclusion, loin d’être un simple bilan des échanges qui eurent lieu durant cette rencontre, renferme un certain nombre d’hypothèses, sinon de spéculations, qui seront ensuite les lignes de recherche majeures de Jacob, et plus encore de Monod, leur collaboration devant progressivement prendre fin au cours de l’année 1963.

54C’est dans ce texte, intitulé « Teleonomic mechanisms in cellular metabolism, growth and differentiation [60] », que l’on trouve la première formulation du concept d’allostérie, en lien avec le phénomène de rétro-inhibition enzymatique mis en évidence quelques années plus tôt. Dans de nombreuses voies métaboliques, il apparaissait que le dernier produit d’une chaîne réactionnelle avait la capacité d’inhiber spécifiquement l’action catalytique de l’enzyme impliquée dans la première de ces réactions. Ce mécanisme permettait d’adapter précisément la quantité de produit formé aux besoins de la cellule bactérienne. La démonstration expérimentale du fait que la molécule inhibitrice et le substrat n’étaient pas des analogues stériques obligeait à faire l’hypothèse d’un second site de liaison sur l’enzyme, spécifique de l’inhibiteur. Ceci, à son tour, conduisait au constat que l’effet allostérique (en l’occurrence l’effet inhibiteur) était intégralement la conséquence de l’architecture moléculaire de la protéine elle-même, et donc qu’il n’était contraint en rien par les caractéristiques chimiques de l’inhibiteur.

55L’effet régulateur d’une substance était ainsi entièrement le fait des propriétés de la protéine allostérique, et à ce titre un « pur produit de la sélection naturelle [61] ». Les propriétés des protéines n’étaient plus vues comme moulées de l’extérieur par les caractéristiques du milieu [62], mais, renversement complet, comme l’expression dans le temps court des processus sélectifs ayant eu lieu au cours de l’histoire. La finalité, sous la forme scientifiquement plus acceptable de la téléonomie, redevenait un attribut du vivant, y compris à l’échelle moléculaire. Dès 1961, on trouve le terme « libre » (free) en bonne place lorsqu’il s’agit de qualifier les relations régulatrices entre différents acteurs moléculaires. Libres au sens, à nouveau, de non-contraintes par les caractéristiques physico-chimiques de ceux-ci, car résultant « exclusivement de la construction [à entendre comme “construction évolutive”] téléonomique du système régulateur [63] ». Voilà comment et pourquoi les considérations évolutives firent leur entrée au sein du groupe pasteurien.

56La thématique de la liberté renvoie directement au concept (et plus tard au terme, nous allons le voir) de gratuité, mais un concept maintenant pleinement revendiqué dans une acception ontologique forte [64], ce qui n’était pas encore tout à fait le cas en 1960. En l’espace de quelques mois au cours de la période 1961-1963, la gratuité était devenue un attribut moléculaire de plein droit : il existait chez les êtres vivants une chimie spécifique, qui n’était pas semblable à la « chimie non gratuite [65] » à l’œuvre dans le monde minéral. Cette molécularisation de la gratuité se voit très nettement lorsqu’on compare la gratuité intermoléculaire à l’œuvre dans le modèle de l’opéron avec la gratuité intramoléculaire mise en jeu dans le cas des protéines allostériques. Dans le cadre du modèle de l’opéron, c’est le réseau d’interactions intermoléculaires qui est gratuit, dans le sens où l’évolution (ou le biologiste expérimentateur) peut réorganiser les mêmes opérateurs moléculaires au sein de circuits différents en fonction de l’objectif à atteindre. Alors que dans le cas des protéines allostériques, la gratuité des relations entre les sites de liaison est cette fois-ci intramoléculaire, comme Monod le souligna par la suite [66], c’est-à-dire logée au cœur même des agents téléonomiques que sont les protéines.

57En 1963, en collaboration avec Jean-Pierre Changeux, c’est à nouveau le terme de « liberté » qui est utilisé pour souligner la non-nécessité physico-chimique de ces relations régulatrices. Dans un long passage, qui mérite d’être cité intégralement, Monod, Jacob et Changeux précisent autant qu’il est possible la manière dont ils conçoivent désormais les relations entre hasard, nécessité et téléonomie. Où l’on mesure toute la distance qui sépare cette conception de celle à l’œuvre dix années auparavant :

58

« Nous avons discuté de plusieurs exemples qui illustrent ce point (et qu’il n’est pas nécessaire de rappeler ici), ce qui nous amène à la conclusion paradoxale que la structure et la réactivité sui generis d’un effecteur allostérique sont “non pertinentes” (irrelevant) pour l’interprétation de ses effets. Il n’y a pas de véritable paradoxe chimique, une fois qu’il est reconnu qu’un effet allostérique est indirect, étant entièrement médié par la protéine et dû à une transition spécifique de sa structure. Pourtant, le caractère arbitraire, chimiquement parlant, de certains effets allostériques semble presque choquant à première vue, mais c’est ce même caractère arbitraire qui leur confère une signification physiologique unique, et l’interprétation biologique du paradoxe apparent est évidente. La structure spécifique de toute enzyme-protéine est bien sûr un pur produit de la sélection, nécessairement limité cependant par la structure et les propriétés chimiques des réactifs réels. Aucune pression sélective, aussi forte soit-elle, ne pourrait construire une enzyme capable d’activer une réaction chimiquement impossible. Dans la construction d’une protéine allostérique, cette limitation est abolie, puisque l’effecteur ne réagit pas ou n’interagit pas directement avec les substrats ou les produits de la réaction, mais seulement avec la protéine elle-même. Une protéine allostérique régulatrice doit donc être considérée comme un produit spécialisé de l’ingénierie sélective, permettant une interaction indirecte, positive ou négative, entre des métabolites qui autrement n’interagiraient pas ou même ne pourraient pas interagir de quelque façon que ce soit, amenant ainsi éventuellement une réaction particulière sous le contrôle d’un composé chimiquement étranger ou indifférent. De cette façon, il est possible de comprendre comment, par la sélection de structures protéiques allostériques adéquates, toute connexion de contrôle physiologiquement utile entre les voies d’une cellule ou de tout tissu d’un organisme peut s’être établie. Il n’est guère nécessaire de souligner que le fonctionnement chimique intégré d’une cellule exige que de tels systèmes de contrôle existent. Le point important pour notre discussion actuelle est que ces circuits de contrôle ne pourraient pas fonctionner, c’est-à-dire n’auraient pas pu évoluer, si leurs mécanismes élémentaires avaient été limités aux interactions chimiques directes (y compris les interactions directes sur un site enzymatique) entre différentes voies [ce qu’imposait le modèle de 1947]. En utilisant certaines protéines non seulement comme catalyseurs ou transporteurs mais aussi comme récepteurs et transducteurs moléculaires de signaux chimiques, on se libère de contraintes chimiques autrement insurmontables, ce qui permet à la sélection de développer et d’interconnecter les circuits immensément complexes des organismes vivants. C’est dans ce sens que les interactions allostériques doivent être reconnues comme les composants les plus caractéristiques et essentiels des systèmes de contrôle cellulaire [67]. »

59Désormais, c’est l’utilité qui guide la construction évolutive des réseaux d’interactions moléculaires, en faisant fi des contraintes physico-chimiques. La téléonomie, grâce à la puissance créatrice de la sélection naturelle, pilote l’architecture inter- et intramoléculaire, au détriment de la seule nécessité [68]. Ce qui permet à l’« arbitraire » d’entrer de plein droit dans les considérations scientifiquement acceptables, à l’opposé, à nouveau, de ce qui était envisageable quelques années plus tôt seulement.

60On retrouve sans difficulté la même perspective dans les articles suivants consacrés à l’allostérie, au moment où Jacob prit ses distances avec Monod, et en particulier dans le fameux texte de 1965 où Monod, Changeux et Jeffries Wyman détaillent leur modèle des « transitions allostériques ». Dans cet article bien connu, très éloigné des standards empiristes et descriptifs du tout-venant de la littérature moléculaire, les auteurs font une très large place aux considérations évolutives en se posant au moins autant la question du pourquoi que celle du comment. À la fin de leur texte, ils relient explicitement les « accidents structuraux aléatoires » et la « haute spécificité » des interactions métaboliques [69], soit, dans un article scientifique, une incursion assumée dans les thématiques du hasard et de la nécessité.

61Quelques mois plus tard, lors de son allocution pour la remise du prix Nobel, Monod confirma qu’il s’était accroché aussi longtemps que possible à la seule « nécessité » de l’interaction moléculaire entre l’inducteur et l’enzyme induite, car « il n’était pas facile d’échapper complètement à l’idée somme toute naturelle qu’une relation structurale, inhérente au mécanisme du phénomène de l’induction, devait exister entre l’inducteur d’une enzyme et l’enzyme elle-même ». Et d’avouer que « jusqu’en 1957 [70], [il] essay[a] de “sauver” cette hypothèse, quitte à réduire à quasiment rien le rôle “didactique” (comme [aurait] di[t] Lederberg) de l’inducteur [71] ».

62À notre connaissance, c’est en 1967 seulement, dans le texte de sa leçon inaugurale au Collège de France, que Monod devait utiliser le terme de « gratuité » pour qualifier cette non-nécessité physico-chimique qu’il avait choisi de loger au cœur de son modèle des interactions allostériques :

63

« L’essentiel, en définitive, c’est que les interactions allostériques sont gratuites, et cela en plusieurs sens. D’abord en ce que, non covalentes et réversibles, elles ne font intervenir que des énergies très faibles. Mais surtout chimiquement gratuites en ce qu’elles ne sont asservies ou limitées en aucune façon par la structure, la réactivité ou l’affinité des corps entre lesquels la protéine établit une interaction [72]. »

64Il s’agit bien d’une gratuité intramoléculaire revendiquée dans l’entièreté de ses implications. En effet, le concept de gratuité prenait alors toute la place, la nécessité pouvant toujours, d’une manière ou d’une autre, être contournée par l’ingénierie sélective. C’est bien cette acception radicale du concept de gratuité que l’on retrouve dans Le Hasard et la nécessité, appliquée au-delà du seul cas des protéines allostériques. Ainsi, se tournant à nouveau vers son système expérimental de prédilection, l’adaptation enzymatique au lactose, Monod pouvait écrire :

65

« Il n’y a aucune relation chimiquement nécessaire entre le fait que la β-galactosidase hydrolyse les β-galactosides, et le fait que sa biosynthèse soit induite par les mêmes corps. Physiologiquement utile, “rationnelle”, cette relation est chimiquement arbitraire. Nous la dirons “gratuite” [73]. »

66Qu’était donc devenu pour Monod, à ce moment-là, le concept de gratuité ? Celui-ci ne fut jamais pleinement élaboré, même lorsqu’il participa à refonder sa compréhension de la biologie moléculaire. Il nous semble que la meilleure caractérisation que l’on puisse rétrospectivement en donner, en accord avec le contenu du dernier extrait cité, serait la suivante : est gratuit ce qui ne relève pas de la nécessité physico-chimique, dans le sens où les caractéristiques physico-chimiques des molécules jouant le rôle de messagers n’imposent pas la nature des interactions régulatrices dont elles sont les vecteurs. La gratuité n’est possible que dès lors que ces interactions sont au moins pour partie indirectes [74], médiées par des constructions téléonomiques. Cette médiation peut se situer à l’échelle intermoléculaire d’un circuit de régulation, comme dans le cas de l’opéron lactose, ou bien à l’intérieur même de certaines molécules, comme le démontraient les propriétés si étonnantes des protéines allostériques.

67Il est peu de dire que ce concept de gratuité est largement tombé dans l’oubli. Par-delà son seul intérêt historique pour ressaisir l’itinéraire de Monod, il nous semble pourtant qu’il désigne un espace laissé vacant dans l’épistémologie des sciences de la vie. On ne saurait ainsi le situer sans ambiguïté dans les typologies du hasard produites par la philosophie de la biologie [75]. Par exemple, le fait qu’il se définisse d’abord en opposition à la nécessité n’en fait pas pour autant un strict équivalent de la notion plus classique de contingence, car là où celle-ci renvoie d’abord à une nécessité temporelle (celle de la causalité historique), celui-là vise plutôt une nécessité atemporelle (celle des lois de la physique et de la chimie). Il se pourrait, dès lors, que cet étonnant concept n’ait pas totalement épuisé son potentiel heuristique.

Conclusion

68Nous espérons avoir montré que rien, dans la première moitié des années cinquante, ne pouvait laisser penser qu’un jour Jacques Monod allait écrire un livre dont le titre serait Le Hasard et la nécessité. Parti d’une conception rigidement déterministe où une nécessité intégrale évacuait la question de la finalité, il s’efforça de maintenir celle-ci coûte que coûte. L’irruption du premier concept de gratuité, s’il engagea Monod à penser que l’absurde pouvait se loger au cœur du fonctionnement des cellules, affermit plus qu’elle n’ébranla sa conviction d’une nécessité aveugle, aveugle à tel point qu’elle pouvait ponctuellement donner lieu à des processus mal-adaptatifs. Entre 1958 et 1963, sa position changea du tout au tout, la gratuité, cette fois-ci pensée comme non-nécessité physico-chimique, devenant une propriété cardinale des circuits moléculaires (modèle de l’opéron lactose) puis des architectures protéiques (modèle des transitions allostériques).

69Les transformations, entre 1951 et 1970, du concept de gratuité jalonnent ainsi le chemin par lequel les thématiques du hasard et de la finalité gagnèrent une place de plus en plus significative dans les modèles moléculaires élaborés par Monod. Cela ne signifie pas que la notion de hasard à l’œuvre dans le livre de 1970 puisse se réduire exclusivement au seul concept de gratuité. D’autres acceptions, plus classiques, sont incontestablement mobilisées par Monod dans celui-ci [76]. Emporté par son élan ontologique, il faut ici remarquer comment, entre 1967 et 1970, il voulut essentialiser le hasard à l’origine des mutations en l’identifiant, finalement, à l’indéterminisme quantique. Si dans sa leçon inaugurale au Collège de France, il se contentait encore du hasard comme intersection de séries causales indépendantes [77], cela n’était déjà plus le cas à peine trois ans plus tard [78]. Cela vient confirmer, selon nous, le fait que Le Hasard et la nécessité marque bien le point culminant d’une trajectoire au terme de laquelle le hasard était entré de plein droit dans les explications de la biologie parce qu’il pointait une authentique dimension des êtres vivants [79].

70Ce revirement devait avoir un certain nombre de conséquences car, sur d’autres aspects, Monod était demeuré fidèle à ses engagements de jeunesse. La première est que cela rendait plus difficile tout projet de réduction du biologique au physico-chimique, horizon de ce qu’on appelait au début du xxe siècle la « biologie générale », et dont Monod partageait peu ou prou l’idéal au début de sa carrière [80]. Pour le dire rapidement, le physicalisme de Monod, toujours prégnant en 1970, se trouvait en porte-à-faux avec la gratuité moléculaire du vivant, et cette tension est aussi ce qui fait la richesse de son maître-livre.

71La seconde conséquence rejoint la première. Dans la lignée d’Erwin Schrödinger et de Max Delbrück, Monod était à la recherche d’un schème d’intelligibilité générale du vital, quand bien même celui-ci ne pourrait in fine être réduit aux seules lois de la physique et de la chimie. Ce schème, il pensa l’avoir trouvé dans la cybernétique naissante, dont le langage et les concepts infusèrent de plus en plus ses écrits au cours des années cinquante et soixante. Rappelons, entre autres, que le quatrième chapitre du livre Le Hasard et la nécessité s’intitule « Cybernétique microscopique ». C’est ici, selon nous, que ces deux lignes de réflexion se rencontrent. En effet, pour qu’une authentique cybernétique moléculaire fût possible, il fallait que la gratuité devînt la propriété première des circuits régulateurs et des édifices protéiques, car il était indispensable qu’il existât une totale indépendance entre le système de contrôle et ce qui est contrôlé. Ce que Monod lui-même voulut souligner :

72

« C’est en définitive la gratuité même de ces systèmes qui, ouvrant à l’évolution moléculaire un champ pratiquement infini d’exploration et d’expériences, lui a permis de construire l’immense réseau d’interconnexions cybernétiques qui font d’un organisme une unité fonctionnelle autonome, dont les performances paraissent transcender les lois de la chimie, sinon leur échapper [81]. »

73La non-nécessité moléculaire donnait toute latitude à l’évolution de composer des dispositifs hautement téléonomiques et dont les performances étaient parfaitement rendues dans les termes de la nouvelle cybernétique. L’idéal nomothétique de Monod était sauf, mais cette continuité apparente ne doit pas masquer à quel point il n’avait pu être maintenu, selon ses propres termes, qu’au prix d’une « déchirante réévaluation », qui l’avait conduit de la nécessité au hasard et à la finalité, d’un antifinalisme exacerbé à la revendication d’une téléonomie omniprésente, réévaluation dont nous avons tenté de rendre ici les enjeux et la signification.

Remerciements

Ce travail est redevable principalement à deux personnes. D’une part à Daniel Demellier, pour sa disponibilité et la qualité de son accueil au service des archives de l’Institut Pasteur. D’autre part et surtout à Henri Buc, dont les nombreuses suggestions ont été précieuses pour la correction et l’amélioration d’une première version de ce texte.

Mots-clés éditeurs : adaptation enzymatique, hasard, gratuité, Jacques Monod, nécessité, finalité, téléonomie

Date de mise en ligne : 14/12/2020

https://doi.org/10.3917/rhs.732.0205

Notes

  • [1]
    Stéphane Tirard, Monod, Althusser et le marxisme, in Claude Debru, Michel Morange, Frédéric Worms (sous la direction de), Une nouvelle connaissance du vivant, François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod (Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2012), 75-88.
  • [2]
    Dan Nicholson, The concept of mechanism in biology, Studies in history and philosophy of biological and biomedical sciences, 43 (2012), 152-163.
  • [3]
    Lily Kay, Who wrote the book of life ? A history of the genetic code (Stanford : Stanford University Press, 2000), chap. 5 : « The Pasteur connection : Cybernétique enzymatique, gène informateur, and messenger RNA », 193-234 ; Ronan Le Roux, L’usine cellulaire : Biochimie et biologie moléculaire, in Id., Une histoire de la cybernétique en France (1948-1975) (Paris : Classiques Garnier, 2018), 409-449.
  • [4]
    Madeleine Barthélemy-Madaule, L’Idéologie du hasard et de la nécessité (Paris : Seuil, 1972).
  • [5]
    Kay, op. cit. in n. 3.
  • [6]
    Laurent Loison, French roots of French neo-Lamarckisms, 1879-1985, Journal of the history of biology, 44/4 (2012), 713-744.
  • [7]
    Laurent Loison, Qu’est-ce que le néolamarckisme ? Les biologistes français et la question de l’évolution des espèces, 1870-1940 (Paris : Vuibert, 2010).
  • [8]
    Emily Herring, Des évolutionnismes sans mécanisme : Les néolamarckismes métaphysiques d’Albert Vandel (1894-1980) et Pierre-Paul Grassé (1895-1985), Revue d’histoire des sciences, 69/2 (2016), 369-398.
  • [9]
    Jean Gayon, Richard M. Burian, France in the era of Mendelism (1900-1930), Comptes rendus de l’Académie des sciences [Paris], Sciences de la vie / Life sciences, 323/12 (déc. 2000), 1097-1106.
  • [10]
    Jean Gayon a bien montré comment, malgré une terminologie ambiguë, cette théorie n’était pas finaliste : Jean Gayon, La notion de préadaptation dans l’œuvre de Lucien Cuénot, Bulletin de la Société zoologique de France, 120/4 (1995), 335-346.
  • [11]
    Herring, op. cit. in n. 8.
  • [12]
    Lucien Cuénot, L’Adaptation (Paris : Octave Doin, 1925).
  • [13]
    Étienne Rabaud, L’Adaptation et l’évolution (Paris : Chiron, 1922).
  • [14]
    Laurent Loison, Yves Delage et l’hétérogénéité du néolamarckisme français, Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, 13/2 (2006), 143-167.
  • [15]
    Édouard Chatton, André Lwoff, Contribution à l’étude de l’adaptation, Ellobiophrya donacis, Bulletin biologique de la France et de la Belgique, 63 (1929), 321-349.
  • [16]
    Cette année-là, Monod fut assistant stagiaire auprès de Chatton, à l’université de Strasbourg, où il se familiarisa notamment avec les techniques de culture des protozoaires ciliés.
  • [17]
    Jacques Monod, Carnet n° 1, 39 feuillets, 78 pages manuscrites, janvier 1953 – mars 1963, f. 3, souligné par l’auteur (Archives de l’Institut Pasteur [AIP dans la suite], fonds Monod, MON.Mss.1).
  • [18]
    Lucien Cuénot, Invention et finalité en biologie (Paris : Flammarion, 1941), 5.
  • [19]
    Ibid., souligné par l’auteur.
  • [20]
    Laurent Loison, Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism ?, Comptes rendus de l’Académie des sciences [Paris], Biologies, 338/6 (juin 2015), 391-397.
  • [21]
    Monod, op. cit. in n. 17, f. 1.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité : Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne (Paris : Éditions du Seuil, 1970), 33.
  • [24]
    Il aurait, semble-t-il, rédigé un long document, autour de 1946, sur cette question, dont malheureusement il ne reste aucune trace.
  • [25]
    Jacques Monod, Recherches sur la croissance des cultures bactériennes (Paris : Hermann, 1942).
  • [26]
    Dans cet article, nous utilisons « enzyme » comme un substantif féminin, ce qui correspond à l’usage actuel, alors que le masculin prévalait au moment du travail de Monod.
  • [27]
    Cohn travailla à l’Institut Pasteur de 1949 à 1954.
  • [28]
    Jacques Monod, Germain Cohen-Bazire, Melvin Cohn, Sur la biosynthèse de la β-galactosidase (lactase) chez Escherichia coli : La spécificité de l’induction, Biochimica et biophysica acta, 7 (1951), 585-599 ; Jacques Monod, Melvin Cohn, La biosynthèse induite des enzymes (adaptation enzymatique), Advances in enzymology, 13 (1952), 67-119.
  • [29]
    Monod et Cohn s’opposaient ici aux idées développées par Sol Spiegelman au même moment.
  • [30]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 105, 114.
  • [31]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 105, 114.
  • [32]
    Melvin Cohn, Jacques Monod, Adaptation in microorganisms, in London symposium, April 1953 (Cambridge : Cambridge University Press, 1953), 132-149.
  • [33]
    Frédéric Houssay, Forme, puissance et stabilité des poissons (Paris : Hermann, 1912), 8.
  • [34]
    Georges Canguilhem, Le vivant et son milieu, in Id., La Connaissance de la vie [1965] (Paris : Vrin, 2003), 165-197, 173.
  • [35]
    Frédéric Houssay, Force et cause (Paris : Flammarion, 1920), 178.
  • [36]
    Monod, Cohen-Bazire, Cohn, op. cit. in n. 28, 590-591.
  • [37]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 68.
  • [38]
    Ibid., 88. On lit : « L’interprétation est donc difficile ou impossible, à moins que les conditions expérimentales ne soient telles que l’enzyme étudié et son inducteur ne jouent aucun rôle appréciable dans le métabolisme (“condition de gratuité”). »
  • [39]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 89, souligné par les auteurs.
  • [40]
    Monod, Cohn, op. cit. in n. 28, 114.
  • [41]
    Notons que dès 1954 au moins, Monod utilise le terme « information » dans son sens génétique moderne, soit bien en amont de la période 1958-1961, qui est traditionnellement considérée comme la période qui vit le vocabulaire informationnel s’imposer à l’Institut Pasteur, notamment à la faveur de l’adoption du schème cybernétique (voir surtout à ce sujet Kay, op. cit. in n. 3). On trouve ainsi plusieurs occurrences du concept moderne d’information chez Monod, dans le texte de ses Jessup lectures (cf. note 43).
  • [42]
    John Yudkin (1910-1995), biochimiste et physiologiste anglais, travailla au début de sa carrière au problème de l’adaptation enzymatique dans le groupe de Marjory Stephenson à Londres. Il publia, en 1938, ce qui peut être vu comme le premier modèle biochimique censé rendre compte de ce phénomène. Ce modèle compta beaucoup pour Monod dans l’élaboration de ses propres idées.
  • [43]
    Jacques Monod, « Inducible enzymes, Jessup lectures, février 1954 », chap. 1, f. 12-13, nous traduisons (AIP, fonds Monod, MON.Mss.03).
  • [44]
    Monod, op. cit. in n. 43, f. 171.
  • [45]
    C’est bien le terme de Cuénot que l’on retrouve toujours en 1954 (ibid., f. 54).
  • [46]
    Jacques Monod, La victoire de Lyssenko n’a aucun caractère scientifique, Combat, 15 septembre 1948.
  • [47]
    Melvin Cohn, In memoriam, in André Lwoff, Agnès Ullmann (sous la direction de), Les Origines de la biologie moléculaire : Un hommage à Jacques Monod (Paris-Montréal : Études Vivantes, 1980), 75-88 ; Melvin Cohn, The way it was : A commentary, Biochimica et biophysica acta, 1000 (1989), 109-112.
  • [48]
    Ibid. (1980), 76.
  • [49]
    Ibid., 79.
  • [50]
    Monod, op. cit. in n. 17, f. 41-42.
  • [51]
    Kay, op. cit. in n. 3, 221 ; Henri Buc, Les derniers écrits de Jacques Monod : Biologie moléculaire et évolution, Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, 17/2 (2010), 155-173, 156.
  • [52]
    Alwin M. Pappenheimer, Qu’est donc devenu Pz ?, in Lwoff et Ullmann (dir.), op. cit. in n. 47, 55-60.
  • [53]
    Il existe deux versions de ce livre inédit, toutes deux conservées dans le fonds Monod, aux Archives de l’Institut Pasteur. La première date de 1959 et s’intitule Cybernétique enzymatique. La seconde est une version corrigée, désormais intitulée Essais sur l’adaptation enzymatique (1960). Elle comporte un nouveau chapitre, le chapitre III, dont le titre écrit à la main par Monod est simplement « Induction ». C’est dans ce chapitre que Monod tente de sauver la possibilité d’un rôle causal direct pour l’inducteur. Ainsi explique-t-il : « Il semble qu’une même chaîne peptidique puisse présenter un certain nombre au moins de degrés de liberté dans son repliement. C’est à ce stade que l’on pourrait concevoir un transfert d’information de l’inducteur au système formateur d’enzyme. L’inducteur pourrait jouer alors le rôle d’une matrice partielle provoquant ou favorisant un repliement créant une structure complémentaire de sa propre structure moléculaire. » (AIP, fonds Monod, MON.Mss.10.)
  • [54]
    Jean-Paul Gaudillière, Mais qu’est-ce donc que l’expérience Pyjama ? Cahiers de laboratoire, correspondance, articles et autobiographies comme sources pour l’histoire de la biologie contemporaine, Gazette des archives, 179 (1997), 408-424 ; Kay, op. cit. in n. 3.
  • [55]
    Arthur Pardee, François Jacob, Jacques Monod, The genetic control and cytoplasmic expression of “inducibility” in the synthesis of β-galactosidase by Escherichia coli, Journal of molecular biology, 1 (1959), 165-176.
  • [56]
    Pardee, Jacob, Monod, op. cit. in n. 55, 175-176.
  • [57]
    François Jacob, Jacques Monod, Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins, Journal of molecular biology, 3 (1961), 318-356, 318.
  • [58]
    David Perrin, François Jacob, Jacques Monod, Biosynthèse induite d’une protéine génétiquement modifiée, ne présentant pas d’affinité pour l’inducteur, Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences [Paris], 251/1re part. (juil.-août 1960), 155-157, 157.
  • [59]
    Cette expression est la nôtre.
  • [60]
    Jacques Monod, François Jacob, General conclusions : Teleonomic mechanisms in cellular metabolism, growth and differentiation, Cold Spring Harbor Symposia on quantitative biology, 26 (1961), 389-401.
  • [61]
    Monod, Jacob, op. cit. in n. 60, 391, nous traduisons.
  • [62]
    Ibid., 394.
  • [63]
    Ibid., 396, nous traduisons.
  • [64]
    Pour une discussion éclairante des catégories de hasard et de liberté en tant que dimensions ontologiques du vivant dans Le Hasard et la nécessité, nous renvoyons au livre de Barthélemy-Madaule, op. cit. in n. 4, I. « D’étranges concepts », section IV : « Du hasard à la liberté ».
  • [65]
    Cette expression se retrouve à quelques occasions sous la plume de Monod. Voir par exemple : Jacques Monod, « La cybernétique chimique dans la cellule », retranscription sténotypée inédite d’une conférence donnée le 12 mai 1969, à l’Association pour l’étude du cancer (AIP, fonds Monod, MON.Mss.04, 45 feuillets, f. 20).
  • [66]
    Ibid., f. 28.
  • [67]
    Jacques Monod, Jean-Pierre Changeux, François Jacob, Allosteric proteins and cellular control systems, Journal of molecular biology, 6 (1963), 306-329, 324-325. Nous traduisons et soulignons.
  • [68]
    C’est dans sa conférence intitulée « La cybernétique chimique dans la cellule » (1969) que Monod fut peut-être le plus clair à ce propos :
    « Si vous voulez y réfléchir une seconde, vous verrez qu’une fois qu’on a compris ce principe, et on a mis longtemps à le comprendre, on se rend compte que l’évolution des systèmes de régulation qui a conditionné non seulement la création des cellules telles qu’elles sont de nos jours, mais de tous les organismes supérieurs, la création de cet immense réseau de coordination, dont le fonctionnement est gouverné par des règles fixées par la sélection naturelle, donc par des règles qui sont téléologiques, qui ignorent la chimie, la sélection naturelle ne sait pas la chimie, tout ce qu’elle sait c’est ce qui marche et qui ne marche pas, s’il avait fallu que toute la régulation cellulaire, toute la régulation intercellulaire, toute la régulation hormonale par exemple, soit limitée et contrainte par des interactions chimiques directes, entre les voies métaboliques qu’il s’agissait de régler, eh bien, nous ne serions tout simplement pas ici pour en parler. Car l’existence même d’un organisme supérieur, sans parler d’une cellule aussi simple qu’une bactérie, est inconcevable sans l’évolution de ces systèmes, évolution rendue possible dans n’importe quelle direction favorable physiologiquement à l’organisme, du moment que les interactions du système étaient des interactions gratuites, et non contraintes par les propriétés chimiques des corps qui interagissent entre eux. »
    (Monod, op. cit. in n. 64, f. 28-29.)
  • [69]
    Jacques Monod, Jeffries Wyman, Jean-Pierre Changeux, On the nature of allosteric transitions : A plausible model, Journal of molecular biology, 12 (1965), 88-118, 116-117, nous traduisons.
  • [70]
    Comme nous l’avons vu, certaines tentatives pour conserver un rôle « didactique » à l’inducteur sont en fait plus tardives que cela, puisque datant de 1960. Cf. note 53.
  • [71]
    Jacques Monod, From enzymatic adaptation to allosteric transitions, Science, 154 (1966), 475-483, 479, nous traduisons.
  • [72]
    Jacques Monod, Leçon inaugurale faite le vendredi 3 novembre 1967, Collège de France, Chaire de biologie moléculaire ([Paris] : Collège de France, 1968), 19-20, souligné par l’auteur.
  • [73]
    Monod, op. cit. in n. 23, 102, souligné par l’auteur.
  • [74]
    Monod, op. cit. in n. 65, f. 27.
  • [75]
    Jean Gayon, Le hasard dans la théorie évolutionniste moderne, Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, 1 (1994), 4-16 ; Francesca Merlin, Mutations et aléas : Le hasard dans la théorie de l’évolution (Paris : Hermann, 2013).
  • [76]
    Francesca Merlin, Monod’s conception of chance : Its diversity and relevance today, Comptes rendus de l’Académie des sciences [Paris], Biologies, 338/6 (2015), 406-412 ; Barthélemy-Madaule, op. cit. in n. 4.
  • [77]
    Monod, op. cit. in n. 72, 14-15.
  • [78]
    Monod, op. cit. in n. 23, 149-150.
  • [79]
    Sur la manière dont Monod essentialise (indûment) le hasard en biologie et finit par en faire le seul pourvoyeur de nouveauté, on consultera à nouveau Barthélemy-Madaule, op. cit. in n. 4.
  • [80]
    Laurent Loison, Monod before Monod : Enzymatic adaptation, Lwoff, and the legacy of general biology, History and philosophy of the life sciences, 35 (2013), 167-192.
  • [81]
    Monod, op. cit. in n. 23, 103-104, souligné par l’auteur.

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