Couverture de RHS_721

Article de revue

Analyses d’ouvrages

Pages 171 à 220

Notes

  • [1]
    Robert M. Adams, Leibniz : Determinist, theist, idealist (Oxford University Press, 1994).
  • [2]
    See the introduction to G. W. Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie et autres textes, ed. Michel Fichant (Paris : Gallimard, 2004).
  • [3]
    Daniel Garber, Leibniz : Body, substance, monad (Oxford University Press, 2009).
  • [4]
    Cette approche est notamment développée dans Les Uns et les autres… Biographies et prosopographies en histoire des sciences, éd. Laurent Rollet et Philippe Nabonnand (Presses universitaires de Nancy, 2012).
  • [5]
    A. Cauty, Multiversalité du temps, du calendrier et du zéro maya (Paris : Association d’ethnolinguistique amérindienne, 2012), p. iv-v.
  • [6]
    André Cauty et Michel Hoppan, Des spécificités des numérations mayas précolombiennes, Mémoires de la Société linguistique de Paris, Nouvelle série, 12 (2003), 121-147.
  • [7]
    Johannes Kepler, Gesammelte Werke (Munich : C. H. Beck), 21 vol., vol. 7 (1953), p. 371.
  • [8]
    Johann Hartmann Beyer, Stereometriae inanium nova et facilis ratio (Francfort, 1603) ; et id., Conometria mauritiana, das ist ein newer stereometrischer Tractat (Francfort, 1619).
  • [9]
    Ernst Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance (Leipzig : Teubner, 1927).
  • [10]
    Alexander Anderson, Exercitationum mathematicarum decas prima (Paris, 1619), p. 27-30.
  • [11]
    Astronomia nova, partie IV, ch. 60 : voir Kepler, op. cit. dans n. 1, vol. 3 (1937), p. 381.
  • [12]
    Ibid., avec un jeu de mots Apollo-Apollonius sur Virgile, Bucoliques, églogue III – non signalé par les éditeurs.
  • [13]
    Voir note des éditeurs dans Kepler, op. cit. dans n. 1, vol. 7 (1953), p. 599.
  • [14]
    Gottfried Wilhelm Leibniz, A VI 4 (pour Sämtliche Schriften und Briefe [Darmstadt, puis Leipzig, puis Berlin, 1923], série VI, vol. 4).
  • [15]
    Id., A VI 4.
  • [16]
    Leibnizens mathematische Schriften, éd. par C. I. Gerhardt, t. I-VII (Berlin, puis Halle : 1849-1863), t. VII.
  • [17]
    Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre IV, chap. 17, § 4 (A VI, 6, 478).
  • [18]
    Henri Guerlac souligne le rôle important de Magellan dans la communication aux Français de la connaissance des airs par les Britanniques in Lavoisier – the crucial year : The Background and origin of his first experiments on combustion in 1772 (New York : Gordon and Breach, 1990 [1961]). Voir à ce sujet les lettres de Magellan à Macquer et à Trudaine.
  • [19]
    Neil Chambers, Joseph Banks and the British Museum : The world of collecting, 1770-1830 (Londres, Pickering & Chatto, 2007).
  • [20]
    Roberto Marchi, « Montalbani, Ovidio », dans Dizionario biografico degli italiani (Rome : Istituto della Enciclopedia Italiana, 1925-), vol. 75 (2011), 759-761 ; Marta Cavazza, Accademie scientifiche a Bologna dal « Coro anatomico » agli « Inquieti » (1650-1714), Quaderni storici, 48 (1981), 884-921.
  • [21]
    Elide Casali, Le spie del cielo : Oroscopi, lunari e almanacchi nell’italia moderna, (Turin : Einaudi, 2003), 50.
  • [22]
    Attention : au sens strict, les orthodoxes ne se distinguent des autres chrétiens qu’après 1054, et il faudrait donc d’abord parler du christianisme oriental ou des chrétiens d’Orient, puis d’orthodoxie. Le livre semble indiquer que, dès les ive-ve siècles, les intellectuels chrétiens de l’empire d’Orient ont déjà eu conscience d’une identité culturelle propre. Dans la suite du livre, notamment concernant la fin du Moyen Âge et la chute de l’Empire grec, on a l’impression que les « contacts avec l’Occident » demeurent accidentels et marginaux.
English version

Adélard de Bath, L’Un et le divers, Questions sur la nature, avec le pseudépigraphe Comme l’atteste Ergaphalau, éd. Charles Burnett, collab. Italo Ronca et Pedro Mantas España, trad. et comm. Max Lejbowicz, Émilia Ndiaye et Christiane Dussourt (Paris : Les Belles Lettres, 2016), 13 × 19 cm, cxxxviii-458 p., bibliogr., index nominum, index verborum, coll. « Auteurs latins du Moyen Âge »

1Deux traités d’Adelardus Bathoniensis (env. 1080 – après 1150) sont réunis dans ce volume, le De eodem et diverso (DEED) et les Questiones naturales (QN). Le troisième texte, Ut testatur Ergaphalau (UTE), fut attribué à cet auteur mais n’est pas de sa main ; il doit cependant lui être contemporain. Il s’agit de la première traduction en français, qui s’appuie sur l’édition établie par Charles Burnett en 1998 (Cambridge University Press). L’œuvre d’Adélard ne se résume pas à ces textes : elle comprend également un traité de fauconnerie, un traité de calcul et un autre d’astronomie, ainsi que des traductions des sources gréco-arabes.

2Le DEED prend la forme d’un dialogue avec le neveu de l’auteur. Adélard l’a rédigé après un séjour à Tours pour parfaire sa formation, vers la fin de 1110. Il y imagine une rencontre avec deux créatures surnaturelles, Philocosmie (Amour du monde) et Philosophie (Amour de la sagesse), qui se disputent son ralliement ; il optera pour la seconde, c’est-à-dire les joies de l’étude contre les satisfactions mondaines. Ce dispositif s’inspire de la Consolation de Philosophie de Boèce (écrite en 524), un des grands modèles de la littérature et de la philosophie médiévales. Ce texte offre un exposé didactique d’une grande richesse sur l’organisation contemporaine des savoirs, sur les sources canoniques fondant l’enseignement ainsi que sur les questions se posant alors au sein du monde savant sur l’état des sciences (études latines vs études grecques, nouvelles orientations de l’enseignement) ; l’importance de la médecine et de l’étude de la nature y est affirmée comme dépassement de l’enseignement traditionnel fondé sur les trivium et quadrivium des arts libéraux. L’influence de l’école de Salerne y a été mise en évidence par la critique.

3Écrites en Angleterre quelques années plus tard, les QN poursuivent la démarche intellectuelle entamée en passant en revue les grandes questions que pose l’observation de la nature : plantes et animaux, homme, phénomènes géographiques et météorologiques, corps célestes. De par son programme, le texte s’inscrit dans la lignée des Problemata de la tradition péripatéticienne et des Quaestiones naturales de Sénèque (très prisées au xiie siècle), sans qu’il soit possible de prouver que l’auteur ait pu avoir connaissance de ces sources autrement que par la transmission orale, puisque son texte n’y fait aucune référence. Ici encore, l’exposé permet de se faire une idée assez précise de l’état des connaissances de l’époque ainsi que des sources connues. Les « études des Arabes », c’est-à-dire les sources grecques transmises et commentés par les auteurs de langue arabe – Aristote au premier rang – y sont présentées comme un impératif pour la rénovation et le dépassement de l’enseignement traditionnel. Il faut garder à l’esprit que, dans le xiie siècle d’Adélard, la majeure partie du monde chrétien occidental n’avait pas accès aux textes de la philosophie et de la science grecques qui nous paraissent aujourd’hui si fondamentaux. Adélard a beaucoup voyagé et tiré profit de ses pérégrinations fondées sur le désir d’apprendre pour s’ouvrir à des sources et des questionnements nouveaux, au point d’apprendre la langue arabe et d’entreprendre lui-même la traduction en latin de sources relevant de l’astronomie ou des mathématiques. À ce titre, Adélard peut apparaître comme un pionnier comparable à une autre grande figure intellectuelle, Gérard de Crémone.

4L’UTE est un texte très court s’inscrivant dans la lignée des Alchandreana, ouvrages traitant du calendrier et de l’astrologie lunaire de tradition arabe. Argafalau désigne la 26e des mansions lunaires, ces dernières étant à la Lune ce que sont les signes du zodiaque au Soleil. Cet écrit présente une classification des sciences aboutissant à la soumission de tous les savoirs à l’astronomie.

5Le texte, en présentation bilingue, est précédé d’une introduction érudite et complète (p. vii-lxxx), d’une reproduction de deux pages d’un des manuscrits conservés, d’une notice sur l’aplanon (surface intérieure de la sphère des fixes tapissée par les étoiles), utile pour comprendre les notions d’astronomie en jeu, d’une bibliographie exhaustive (p. xci-cxxx), qui rendra bien des services à qui souhaiterait entreprendre un travail sur les sciences médiévales, et de repères biographiques et historiques. Le texte et ses notes de commentaire sont suivis d’un index nominum et d’un index verborum.

6Frédéric Le Blay

Richard T. W. Arthur, Monads, composition, and force : Ariadnean threads through Leibniz’s labyrinth (Oxford University Press, 2018), 15,6 × 23,4 cm, xv-329 p., bibliogr., index

7Richard Arthur’s new book is in my opinion an outstanding achievement. Arthur’s work and contribution as an editor, translator, and interpreter of Leibniz’s philosophy is well known and highly appreciated by Leibniz’s scholars. But the present work integrates and synthesizes much of his previous work and goes a long way beyond previously published works.

8Arthur’s fluency and command of the vast corpus of Leibniz’s texts, its many interpretations over the years, and the rich historical background is remarkable. But not only for its vast erudition ; it also allows Arthur to use these resources in a way that makes reading this book both convincing and pleasant. Indeed, Arthur handles some of the thorniest issues in Leibniz’s metaphysics with remarkable ease and clarity.

9This book stands out for several reasons, which I will try to bring out below. First, it has an original and clearly stated thesis, namely, that Leibniz’s early commitment to indivisible substances and his later introduction of monads responds to – and indeed constitute his solution of – the labyrinth of the continuum. Second, the book provides a sustained and comprehensive argument for this claim and related themes. As Arthur notes, he begins by taking seriously Leibniz’s claim that the labyrinth of the continuum is a « central problem of metaphysics for which he introduced indivisible substances as a solution ». He then goes on to examine how Leibniz’s « theory of substance crystallizes around this as his thought progresses » (p. 6). And this makes for a real book rather than a collection of articles. The book is smartly structured so that, each chapter follows a thread, a question, that, together, guide the reader through (or shall we say out of) the labyrinth.

10Arthur’s book also stands out in comparison to other major monographs on Leibniz’s metaphysics, and especially those seeking to account for the emergence of monads in the later 1690s. The question was already set up by Russell. Russell depicted Leibniz’s monadology as a curious fairy tale that appears as it were out of nowhere. Russell suggested that looking into Leibniz’s early texts could shed light on his metaphysics. While the logicism that Russell discovered in Leibniz’s metaphysics was more indicative of his own concerns, his advice to look into the early texts was a very useful one. Indeed, Leibniz scholarship has gone a long way in this direction, so that many of Leibniz’s early texts are not only edited and translated by now (a project to which Arthur himself made a very significant contribution) but also very carefully studied. Still, the tendency to depict Leibniz’s metaphysics as a single system remains. Robert Adams’ influential book is an important point in case ; for it is against Adams’ idealist reading of Leibniz that Arthur sets his interpretation [1]. The book, however, stands out not only for its novel interpretation but also for the way it approaches Leibniz’s development.

11In this context, the most important cases of comparison are the works of Michel Fichant and Daniel Garber. In his writings, Fichant takes a genealogical approach to Leibniz’s development, tracing Leibniz’s transitions from one text to another throughout the course of his career. Most pertinent here is the transition from the Discourse on metaphysics to the Monadologie, explored in detail in his Invention métaphysique[2]. Fichant’s detailed and rich account provides a precise description of this transition. In his Body, substance, monad, Garber takes a similar approach [3]. According to Garber, the monadological period appears as a new phase in Leibniz’s metaphysics. Indeed, the whole book is an attempt to track and record any significant change in Leibniz’s development by paying very close attention to the texts and their dates.

12In Arthur’s book, by contrast, we find not only attention to the details of the transitions in Leibniz’s development but also – and this is the point I wish to stress here – an explanation of this development, and, in particular, a rationale for Leibniz’s introduction of indivisible substances (and later monads) as a crystallization of the solution to his early problem, viz, the labyrinth of the continuum.

13The picture of Leibniz’s thought depicted by Arthur is thus more continuous and less fragmented. But drawing this picture does not come at the cost of ignoring any points of detail ; rather, it seeks to synthesize and make sense of them. As far as I can tell, his attempt is a brilliant success.

14Arthur summarizes the picture that emerges, as follows. « Each monad is the principle of unity of a living being. It is a principle of unity in the sense that it remains the same one thing through all the changes undergone by its body. […] no living thing retains precisely the same body, in the sense of possessing the same material parts, for longer than a moment. Every animal has a body at each moment : in this sense it is a corporeal substance. But what is substantial is the principle of unity itself, that which explains how it is the same individual ; and that which […] is the source of all its actions. This principle is not material, else it would be divisible. It is what Leibniz means by indivisible substance. » (P. 7-8.) « The principle of this unity – i. e. what accounts for the unity of function through time – is the dominant monad for the organic body. And this monad is the primitive force of which all the derivative forces are only modifications, the derivative forces being responsible for the reality of body and motions that result. » (P. 23.)

15As noted above, the book’s chapters provide ample support – both textual and conceptual – to this picture. This book therefore should be read by any student of Leibniz. The picture it illustrates of Leibniz’s metaphysics and its development is one of the most convincing I’ve seen.

16Ohad Nachtomy

Évelyne Barbin, Catherine Goldstein, Marc Moyon, Sylviane R. Schwer et Stéphane Vinatier (dir.), Les Travaux combinatoires en France (1870-1914) et leur actualité : Un hommage à Henri Delannoy (Presses universitaires de Limoges, 2017), 15,3 × 23,8 cm, 268 p., ill. n. et bl., ill. coul., index, table

17À la fin du xixe siècle, la combinatoire connaît un grand essor dans certains milieux occidentaux, notamment français. Pourtant cette conjoncture passe presque inaperçue dans la littérature liée aux environnements traditionnels et officiels comme les académies ou les écoles normales supérieures. Dans le contexte politique tourmenté qu’est celui de l’instauration de la Troisième République après la défaite en 1870 face à la Prusse, cette renaissance de la combinatoire accompagne la création d’institutions nouvelles et parallèles, comme des sociétés savantes ou de nouveaux périodiques, destinées à des amateurs expérimentés. La science des combinaisons s’épanouit dans ce nouvel univers protéiforme qui s’étire sur toute l’échelle socioprofessionnelle, allant de professeurs renommés comme Édouard Lucas aux manuels de mathématiques élémentaires mis en place pour l’école obligatoire. Henry Delannoy est au cœur de cette communauté, située, comme pour de nombreuses autres disciplines de cette époque, à l’interface entre sciences fondamentales, industries, enseignement et récréations ludiques, et pour laquelle les grandes écoles d’ingénieurs, et particulièrement l’École polytechnique, jouent un rôle capital. En se proposant de visiter plus en détail cette période de la combinatoire française, et ce sous de nombreux aspects, ce livre entreprend donc de situer plus précisément la figure d’Henri Delannoy à l’occasion du centenaire de sa mort.

18La première partie, intitulée « Une communauté française autour de la combinatoire », comporte quatre articles. Les deux premiers articles, de Catherine Goldstein et de Jérôme Auvinet, traitent respectivement des rôles de Henri Delannoy et de Charles-Ange Laisant dans cette partie de l’histoire de la combinatoire. Deux articles traitent ensuite des canaux de diffusion et plus particulièrement des canaux éditoriaux. Jenny Boucard s’intéresse aux Nouvelles annales de mathématiques tandis que Norbert Verdier propose un article plus général sur l’évolution des maisons d’édition de mathématiques en cette fin du xixe siècle. La deuxième partie, « Jeux et combinatoire », porte sur les rapports entre théorie et mathématiques récréatives. Dans le cinquième article, Évelyne Barbin considère l’apport de Gaston Tarry et son approche justement très théorique. Lisa Rougetet, auteure du sixième article, s’intéresse aux jeux de combinaisons et à leur rôle dans la théorie des groupes alors encore émergente. Le septième article, de René Guitart, propose un balayage historique rapide du casse-tête nommé « taquin », et il s’attarde sur deux démonstrations à son sujet, une due à Édouard Lucas et l’autre, un siècle plus tard, due à Richard Wilson. Enfin la troisième partie développe l’héritage actuel des travaux d’Henri Delannoy, notamment la postérité de la suite de nombres à laquelle il a donné son nom. Le huitième article, de Sylviane Schwer, est consacré à la théorie des échiquiers que développe Henri Delannoy ; et le neuvième article, par Jena-Michel Autebert, présente un développement actuel de cette théorie, suscité par la récente mise en lumière des travaux du mathématicien creusois. Pour finir, le dixième et dernier article, dû à Jean-Paul Allouche, se propose de revenir sur une propriété arithmétique qu’on associe à Édouard Lucas et qui fait intervenir des séries formelles. Allouche conclut son article par une recension assez large des travaux actuels qui portent plus ou moins directement sur les nombres de Delannoy.

19L’hommage à Henri Delannoy est ici dignement rendu par chacun des articles de l’ouvrage, et même par ceux dont l’objet s’éloigne de la figure individuelle d’Henri Delannoy, soit parce qu’ils développent un propos plus général comme les maisons d’éditions, soit au contraire parce qu’ils se concentrent sur des aspects particuliers d’autres acteurs comme les taquins de Lucas et de Wilson. Les travaux d’Édouard Lucas et en particulier ses Récréations mathématiques, auxquelles Delannoy a fortement contribué, jouent un rôle très important dans l’histoire globale qui émerge de cette série d’articles. Outre cela, les différents auteurs éclairent les nombreux phénomènes sociaux et politiques qui entrent en jeux dans la fabrique de ces mathématiques. Citons notamment les évolutions institutionnelles qui transforment le secteur de l’édition ou de l’enseignement, les combats idéologiques portés par différents acteurs comme Charles-Ange Laisant qui met sa position d’homme public au service de la promotion de la théorie des nombres ou encore la naissance de sociétés savantes comme l’Association française pour l’avancement des sciences qui permet à des mathématiciens isolés géographiquement, comme Gaston Tarry, de maintenir un lien avec cette communauté. Presque chaque article propose également le développement d’un ou deux exemples, achevant ainsi d’immerger le lecteur dans ce petit monde particulier lié aux mathématiques récréatives. Le recueil offre ainsi un mélange harmonieux entre histoire externe et histoire interne. Les premiers articles, très historiographiques, donnent quelques détails techniques nécessaires à la bonne compréhension des mécanismes à l’œuvre tandis que les derniers, tournés vers les applications actuelles et donc bien plus techniques mathématiquement, donnent toutefois quelques compléments historiographiques. De plus, la répartition des articles, de plus en plus techniques et de moins en moins historiques, présente un double avantage pédagogique : le caractère progressif de la difficulté technique d’une part, mais également la mise en place au début d’un contexte social et institutionnel qui est à la fois précis et dynamique. L’ouvrage permet ainsi de saisir cette intrication irréductible qui noue l’histoire des idées à celle des penseurs.

20Arilès Remaki

Jean-François Bert, Comment pense un savant ? Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer (Paris : Anamosa, 2018), 12 × 19 cm, 221 p., nombr. ill., réf. bibliogr., tables

21L’ouvrage de Jean-François Bert se lit comme un roman, que nous offre la toute jeune maison d’édition Anamosa, avec ses jaquettes de couverture toujours très soignées et colorées. Nous entrons dans ce livre comme dans un jeu de cartes et plongeons dans la vie et les archives inédites du savant George-Louis Le Sage (1724-1803), constituées de 35 000 cartes à jouer conservées depuis 1818 au département des manuscrits de la bibliothèque de Genève. Le sociologue et historien des sciences se penche sur le travail quotidien de ce physicien genevois du siècle des Lumières, plutôt méconnu, pour tenter d’en saisir les pratiques savantes, les mécanismes de cette science en train de se faire.

22Au milieu du xviiie siècle, accumuler, organiser, classer, transférer et partager des informations nécessaires à tout travail de recherche, tout cela est facilité par l’usage de l’écriture sur des fiches ou encore le verso des cartes à jouer. Cette nouvelle pratique permet de classer les mêmes faits suivant des ordres différents (alphabétique, chronologique, thématique ou bien par ouvrages). Dès lors, le fait de rassembler, recenser, référencer et authentifier des sources va structurer la forme et le contenu de la science moderne. Si Jean-Jacques Rousseau utilise les cartes comme un bloc-notes, emporté partout avec lui, Le Sage, mathématicien et physicien, les utilise pour se repérer et s’orienter dans ses lectures. Il référence les citations qu’il utilise dans le cadre de sa propre réflexion, mais aussi se sert des cartes pour polémiquer avec d’autres savants, ou bien faire valoir sa primauté scientifique. Les cartes sont de véritables compagnons de vie et de travail : « C’est sur ces cartes que Le Sage décide de “tout” écrire, faisant de son fichier un indispensable “échafaudage” de sa pensée savante » (p. 17).

23Néanmoins, cette obsession de la mise en carte va s’avérer tragique pour son travail et sa manière de penser. Cette méthode de recueillement va ralentir, puis totalement bloquer sa production scientifique. « Il se détermina à tout écrire sur de petites cartes, et il retira de cette pratique divers avantages. Ces cartes, insérées par ordre dans de petits sacs de papier sous les titres convenables, furent distribuées dans des boîtes ou portefeuilles soigneusement étiquetés » (p. 16-17), comme en témoigne son élève et héritier en physique Pierre Prevost dans sa notice nécrologique sur Le Sage. Le savant se consume dans sa méthode, consomme de plus en plus de temps à ses cartes et de moins en moins à ses travaux de publication.

24Le livre part de ce constat, largement accepté, que « la science fait des choses à la vie » : « Elle oblige à une organisation matérielle spécifique du travail mais elle influe aussi sur la manière dont les savants définissent l’existence, se la représentent, et décident de la vivre tout en travaillant » (p. 20-21), écrit Bert. Dans une première partie, l’auteur montre comment Le Sage, carte après carte, propose une histoire de son existence. Le savant tente de se définir, de témoigner de son entreprise, car il craint d’être pillé et plagié par ses contemporains. Ce récit autobiographique singulier témoigne des routes suivies par le savant, de ses motivations, mais aussi des impasses, de son amertume. Il s’agit de « saisir une activité de réflexion en acte, dans ses dimensions psychologiques, sociales, techniques, économiques, religieuses et politiques… » (p. 22). La deuxième partie s’intéresse au travail au jour le jour, à « la manière dont le physicien construit, dans un labeur quotidien, de la proximité avec son fichier qu’il faut considérer comme le substrat essentiel à ses écrits » (p. 26). Classer, empaqueter, étiqueter, cette mise en fiche impose à Le Sage un rythme de travail quotidien harassant, de lecture et d’écriture, pendant plus de cinquante ans, et elle témoigne de l’originalité du savant. Cette méthode scientifique particulière nous apprend beaucoup sur la démarche scientifique en général et la manière dont pense un savant, comme l’auteur le montre dans la dernière partie de l’ouvrage. Mais cette accumulation frénétique de données et l’anticonformisme de Le Sage l’ont tenu à l’écart de la société savante de son temps, faisant de son fichier son unique œuvre scientifique que Jean-François Bert nous permet aujourd’hui de découvrir.

25Au fil des pages, la variété et la qualité des illustrations nous invitent au voyage à travers le fichier, à travers la vie et l’œuvre scientifique de ce grand rénovateur des sciences qui n’a laissé que de « petites » archives et pourtant a fait preuve d’une grande modernité dans son approche et sa technique scientifique : entre savoir et savoir-faire, ses cartes, archives d’un savoir en construction et témoins du tâtonnement propre à la méthode scientifique, incarnent et guident sa pensée. Cette approche très moderne pourrait être rapprochée de celle de Michel Foucault, lequel avait fini par constituer un réseau de plus de 20 000 fiches de lecture. Ces fiches, conservées à la Bibliothèque nationale de France, sont en cours d’exploitation dans le cadre d’un projet ANR « Foucault Fiches de lecture » (2017-2020) qui vise à numériser, documenter et explorer les archives du philosophe, véritable pensée en acte d’un intellectuel. Certes Foucault a construit, à partir de ces notes, un corpus consistant d’ouvrages, questionnant les frontières des savoirs contemporains et leurs méthodes de construction. Le Sage au contraire s’éparpille dans ses cartes, il s’y perd sans doute, incapable de réinventer son écriture au-delà du processus de « fichage ». Mais il y a un goût pour le détail, la dispersion et le questionnement perpétuel que les fiches foucaldiennes partagent avec les cartes de Le Sage. C’est alors cela peut-être à quoi nous invite ce petit livre : découvrir l’œuvre inachevée de Le Sage et donner envie d’en explorer les fragments grâce aux outils numériques afin de mieux cerner Comment pense un savant.

26Marie-Laure Massot et Arianna Sforzini

Olivier Bruneau et Laurent Rollet (éd.), Mathématiques et mathématiciens à Metz (1750-1870) : Dynamiques de recherche et d’enseignement dans un espace local (Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine, 2017), 16 × 24 cm, 309 p., réf. bibliogr., index, coll. « Histoires des institutions scientifiques »

27Dans cet ouvrage collectif, dix historiens des mathématiques se proposent d’étudier diverses facettes de l’activité mathématique dans la ville de Metz sur une période d’un siècle. Ce projet original se situe dans une perspective claire, engagée depuis plusieurs années aux Archives Henri Poincaré et reposant sur deux choix méthodologiques majeurs. Il s’agit tout d’abord de privilégier des études larges, où les individualités mathématiques sont étudiées au prisme des groupes auxquelles elles appartiennent [4]. Étudier la vie mathématique à l’échelle d’une ville de province a ensuite pour but de mettre en valeur des institutions locales qui jusqu’à présent « n’ont été que peu exploitées, en raison d’une forme de centralisme sur les grands centres des recherches en histoire des mathématiques et d’une tendance de l’historiographie à privilégier comme thèmes d’étude les activités et les travaux de haut niveau » (p. 201).

28Au fil des chapitres, on découvrira ainsi une vaste palette d’établissements, des écoles primaires supérieures à la fantomatique université des sciences, en passant par les écoles militaires (génie et artillerie), sans oublier la société des sciences et les cours industriels de mathématiques qu’elle organise pour les ouvriers. Les acteurs et les politiques scientifiques des établissements sont ainsi étudiés et replacés dans le cadre général de l’évolution de la ville d’une part, et des institutions françaises de l’autre. Dans l’introduction, les auteurs soulignent eux-mêmes une limite de l’ouvrage, à savoir l’absence d’étude sur les écoles confessionnelles, techniques et d’industrie. Il s’agirait d’un travail de longue haleine, mais qui pourrait effectivement compléter le panorama proposé.

29La richesse de l’ouvrage réside dans la variété des contributions. Certains chapitres sont consacrés à des établissements. Dans le troisième, Claire Wilette étudie les écoles primaires supérieures (EPS) et replace ainsi l’espace restreint de la ville de Metz dans son environnement géographique. L’auteure aborde notamment la question des débouchés et compare l’enseignement des EPS avec celui des écoles chrétiennes : deux pistes très prometteuses. Le chapitre quatre, consacré aux cours de dessin et à la formation des ouvriers, est complémentaire du précédent. On y voit un des bénéfices de l’étude locale : la restriction géographique permet une étude approfondie de sujets souvent traités de manière purement allusive. Il devient ainsi possible de cerner non seulement le périmètre et la cible de chaque institution, mais également leurs interactions. Dans son étude des cours pour ouvriers, Renaud d’Enfert propose de nombreux allers et retours entre enjeux nationaux et débats locaux, particulièrement convaincants.

30D’autres chapitres étudient un individu, une famille ou un groupe restreint. Il en est ainsi du deuxième, consacré à la famille Gardeur-Lebrun, ou du cinquième sur le polytechnicien Claude-Lucien Bergery (1787-1863). Ces biographies, familiales ou individuelles, sont ainsi placées en contrepoint des travaux plus généraux du reste de l’ouvrage. L’analyse de la dispute entre Jean Victor Poncelet et Claude Lucien Bergery illustre l’apport d’une étude locale pour appréhender, au-delà des questions purement scientifiques, les multiples enjeux d’un conflit. C’est aussi dans cette catégorie qu’il faut ranger le huitième chapitre, consacré à un amateur persuadé d’avoir résolu la quadrature du cercle, Jean-François Didier d’Attel de Luttange (1787-1858). L’étude aurait pu être anecdotique – l’épisode de la réponse cinglante de Carl Friedrich Gauss est d’ailleurs particulièrement savoureux. En interaction avec le reste de l’ouvrage, il prend cependant un tout autre sens : les analyses des réseaux et cercles messins font ressortir l’« échec d’une sociabilité mathématique » et son caractère pathologique.

31Les chapitres six et sept auraient pu être fusionnés et placés juste après le premier. Pris ensemble, les trois produisent un panorama large et ils facilitent la compréhension du reste de l’ouvrage. En étudiant Metz comme ville où sont produites, au sens matériel autant qu’intellectuel, des mathématiques, les auteurs proposent une étude foisonnante avec un niveau de détails impressionnant. Les réseaux des libraires, lithographes et graveurs sont mis en relation avec les enseignants locaux, en soulignant la prééminence des institutions de portée nationale. Le chapitre sept en particulier, montre brillamment à quel point des notions comme celles de « groupe » ou de « cercle intellectuel », souvent manipulées par les historiens comme des concepts abstraits, recouvrent en fait des stratégies ou des arrangements quotidiens qui touchent à la matérialité même de la pratique mathématique. La production d’une littérature mécanique pendant près d’un quart de siècle par Arthur Morin, Guillaume Piobert et Isidore Didion, sous la férule de Poncelet, en est un exemple frappant.

32Le chapitre neuf, consacré aux Mémoires de l’académie de Metz, montre la difficulté, pour une société savante généraliste et provinciale, à trouver sa place dans un xixe siècle où les mathématiques se diversifient et se différencient fortement. Lorsque, dans les années 1830, les cours industriels se séparent de cette société savante, seule la statistique descriptive conserve un sens au niveau local.

33L’ouvrage contient des répétitions, certes inévitables mais parfois gênantes pour une lecture linéaire, en particulier concernant les « petits » acteurs : on en rencontre certains à plusieurs reprises mais leurs portraits ne sont qu’esquissés. Une homogénéisation a posteriori des notes de bas de page ou des renvois inter-articles aurait enrichi le texte. De même, les conclusions individuelles fourmillent de réflexions riches et complémentaires ; une brève conclusion générale aurait permis de résumer les nouvelles problématiques que ce travail a fait émerger.

34Thomas Morel

André Cauty, Mayas : Une forêt de chiffres pour [ra]compter (Paris : L’Harmattan, 2018), préf. Jean-Michel Hoppan, 15,5 × 24 cm, 326 p., bibliogr., 105 fig., 3 hors-textes, coll. « Recherches Amériques Latines »

35Jean-Michel Hoppan est un chercheur qui fait autorité dans l’art des écritures en Amérique centrale (la Mésoamérique) précolombienne. Dans la préface qu’il donne à l’ouvrage d’André Cauty, il écrit (p. 12-13) :

36

« Fondé sur une critique comparée des nombres et des numérations, ainsi que des dates et des calendriers dans les deux cultures méso-américaines les mieux documentées, Mayas : Une forêt de chiffres pour [ra]compter fait le point sur les questions résolues par les Mayas avant l’époque espagnole, en les mettant en parallèle avec celles qui l’ont été (ou non) par les Aztèques. Avec la prudence d’un paysan, la patience d’un tisserand et la main experte d’un chimiste [je souligne, T. L.], André Cauty expose ainsi dans cet ouvrage la genèse d’un comput vigésimal élaboré pour un calendrier absolu qui, en numérotant les jours à partir d’un jour-origine, fut un ciment de la culture maya durant plus d’un millénaire et demi et qui préfigura ainsi, avec vingt siècles d’avance, l’adoption du système des jours juliens pour la communauté scientifique internationale. »

37Dans cette courte note de lecture, il me faut souligner ceci : le travail présenté dans cet ouvrage est le fruit d’une passion et, en même temps, d’une recherche répondant aux exigences maximales que requiert ce domaine si complexe de l’histoire des numérations ; passion et recherche qui se sont déployées au fil des décennies.

38Cette passion a conduit le jeune mathématicien André Cauty, revenant de l’Orénoque, à s’orienter vers l’écoute des langues indigènes de l’Amérique centrale et à apprendre à déchiffrer les textes mayas, encouragé par de savants linguistes à qui il rend un hommage ému. Les sources mayas et aztèques sont les seuls documents renseignant sur le patrimoine immatériel de ces cultures éloignées, autrement que par le témoignage des moines espagnols (à partir du xvie siècle). De fait, trois langues sont représentées dans ce vaste territoire et ce temps très long : par ordre de leur arrivée en Amérique centrale : le maya, l’aztèque et l’espagnol. Combien savent que le nahuatl, langue « officielle » des aztèques, compte aujourd’hui plus d’un million de locuteurs au Mexique ? En se concentrant sur les langues mayas, André Cauty a fait un choix dont la pertinence est ainsi soulignée par Jean-Michel Hoppan dans un autre livre [5] :

39

« La pertinence des choix de Cauty réside dans les différences entre Aztèques et Mayas. Inventeurs américains du zéro – pardon, de deux zéros distincts, dont l’un, ordinal, avait été mis au point pour noter le quantième du premier jour des périodes de l’année ha’ab [année de compte de 360 jours] –, les Mayas sont également les créateurs de l’écriture la plus performante de l’Amérique précolombienne, qui, dès le début de l’époque classique, du iiie au xe siècle, a été mise à profit pour transcrire en glyphes hautement phonétiques les principales langues mayas que l’on parlait déjà sur un territoire continu de plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés qui n’a jamais connu d’unité politique […], en dépit de la perte et de la destruction de la plus grande partie de la production écrite avant le xvie siècle, les Mayas nous ont ainsi légué des milliers de textes ou inscriptions plus ou moins longs, dont certains ont plus de 2 400 ans… »

40Que veut dire « transcription en glyphes hautement phonétiques » ? André Cauty déploie la portée de ce phénomène culturel tout au long des trois cents et quelques pages de l’ouvrage, dont la densité requiert une lecture attentive. Rappelant que l’Amérique centrale est la seule civilisation du Nouveau Monde à avoir développé des écritures avant l’arrivée des Espagnols, au xvie siècle, André Cauty décrit, pas à pas, comment « sur la surface d’écriture, quelques centaines de glyphes codent des syllabes ou des morphèmes, et [ra]comptent le nombre et la parole ». Dans une belle analogie, il nous indique que « tout texte monumental calligraphié selon les règles de l’art maya mélange, comme la tapisserie de la reine Mathilde ou les dessins-textes surréalistes d’Apollinaire, le dessin pour la vue, la parole pour l’ouïe et le comput pour l’intelligence arithmétique. »

41Il y a quelques années déjà, Cauty et Hopann avaient offert au public spécialisé des linguistes une présentation des spécificités linguistiques des numérations mayas précolombiennes. Si le déterminisme des lois phonétiques, largement reconnue par la communauté des linguistes, permet d’affirmer que le mot « tomate » trouve son étymologie dans la langue nahuatl, c’est autre chose que de comprendre comment cet emprunt à la langue aztèque est entré dans la langue française. Du point de vue de l’épistémologie, les auteurs insistaient sur ceci : tout système dynamique, dont on cherche à rendre compte et à tirer une certaine forme de déterminisme, comporte un horizon de prédictibilité qui inclut la possibilité de comportements « chaotiques ». Cette « contrainte » conduit à construire des scénarios aptes à comprendre le fait suivant : « il y a toujours eu des chaînes causales mutuellement indépendantes, et de ces rencontres inopinées sont nés de nouveaux faits de langue ou de numération [6]. »

42Dans l’ouvrage ici présenté, soulignant que le calendrier, le comput, qu’il soit grégorien ou mésoaméricain, ne sort pas du néant, André Cauty nous rappelle qu’il est une adaptation, d’une part au milieu naturel, et d’autre part à l’environnement social (p. 16-17) :

43

« C’est pourquoi, partout et depuis toujours, le calendrier semble reposer sur deux pieds : d’une part l’observation des cycles naturels, et, d’autre part, la foi dans les mythes et rites de quelque chapelle, autorité ou académie. Ensemble, il font advenir et durer l’histoire des peuples, des cultures, empires et civilisations […] Une histoire que nous pouvons lire, trahir ou faire parler… »

44Pour ne pas « trahir », il faut entrer dans le détail de cette imposante synthèse ; il faut accepter d’embarquer dans ce voyage à travers temps et espace, d’en respecter les étapes, d’évaluer patiemment la validité du « plan de vol ». Au terme du voyage, on pourra alors s’interroger sur les espaces de sens que dégage cette histoire si complexe.

45Tony Lévy

Louis Couturat, Logique, mathématiques, langue universelle : Anthologie 1893-1917, éd. Michel Fichant (Lyon : ENS Éditions, 2018), édition électronique doi :10.4000/books.enseditions.7048 ; Michel Fichant et Sophie Roux (dir.), Louis Couturat (1868-1914) : Mathématiques, langage, philosophie (Paris : Classiques Garnier, 2017), 15 × 22 cm, 363 p., bibliogr., index nominum

46Dans les débats épistémologiques du tournant du xxe siècle, Louis Couturat occupe une place à part. Délaissant le néo-criticisme de Charles Renouvier, il ne s’inscrit pas pour autant dans le courant conventionnaliste initié par Henri Poincaré et Pierre Duhem. Il est l’un des rares penseurs français à participer au développement de la logique mathématique et à réclamer pour celle-ci un rôle philosophique essentiel. On se réjouit d’autant plus de la parution de ces deux volumes dédiés à Couturat que les études consacrées à cet auteur restent rares.

47Michel Fichant a choisi de proposer une édition électronique, ce qui rend possible la publication de trois volumes réunissant une quarantaine d’articles du philosophe logicien. Les écrits sont présentés en ordre chronologique. Ils incluent plusieurs articles de premier plan : « Sur les rapports du nombre et de la grandeur », qui prolonge la thèse de doctorat De l’infini mathématique, « La philosophie des mathématiques de Kant » ou encore l’introduction aux leçons données au Collège de France, « La logique et la philosophie contemporaine ». On trouve également des comptes rendus critiques d’ouvrages, permettant de situer Couturat par rapport à ses contemporains : Ernst Cassirer, Giuseppe Peano, Bertrand Russell, Alfred North Whitehead. Les conférences données à la Société française de philosophie donnent accès aux débats denses et vigoureux avec les penseurs de l’époque. En rendant accessible ce bel ensemble, Michel Fichant nous oblige à prendre en compte une œuvre trop longtemps négligée.

48La seconde publication éclaire les multiples facettes de la pensée de Couturat. Michel Fichant et Sophie Roux ont fait appel à quatorze spécialistes de philosophie des sciences et d’histoire de la philosophie. Ces études sont réparties en trois parties : « Philosophie des mathématiques », « Histoire de la philosophie » et « Couturat en son époque ». On examine les rapports que Couturat a entretenu avec les deux grands mathématiciens de son temps, Russell (Sébastien Gandon) et Poincaré (Gerhard Heinzmann) ainsi que plusieurs thèmes importants de sa philosophie des mathématiques : l’infini (Dominique Pradelle), la mesure (Oliver Schlaudt), la notion de critique (Anne-Françoise Schmid). Dans la seconde partie, on évalue Couturat en tant qu’interprète de Gottfried Wilhelm Leibniz (Michel Fichant), sa lecture est comparée à celle de Russell (Jean-Pascal Anfray), et on étudie sa critique d’Emmanuel Kant (Elisabeth Schwartz). Puis la troisième partie situe Couturat dans son contexte : le réseau intellectuel de la Revue de métaphysique et de morale (Stéphane Soulié), sa collaboration avec André Lalande (Sophie Roux), sa critique des nominalistes de son époque (Frédéric de Buzon), sa controverse avec Henri Bergson (Frédéric Worms), enfin sa position par rapport aux multiples rationalismes de son époque (Pascal Engel).

49Michel Fichant fournit une clé pour comprendre le parcours singulier de Couturat, qui, après son travail sur les théories mathématiques les plus actuelles, se lance dans une exploration historique patiente des manuscrits inédits de Leibniz. Ce sont les similitudes entre la logique leibnizienne et la nouvelle logique de Peano qui incitent le penseur à s’engager dans cette voie. De là une nouvelle démarche en histoire de la philosophie consistant à opérer une lecture récurrente. Et Michel Fichant d’expliciter sa propre exigence en la matière (p. 158) : « L’histoire réfléchie et critique de la philosophie doit jusqu’à un certain point intégrer sa propre histoire, l’histoire de l’histoire de la philosophie […]. L’histoire de Leibniz c’est l’histoire de la “leibnizologie”. »

50Le problème de la collaboration entre philosophes est l’angle d’attaque choisi par Sophie Roux pour aborder l’œuvre, et il trouve son illustration dans le projet piloté par André Lalande d’un Vocabulaire technique et critique de la philosophie auquel Couturat participe activement. On sait que celui-ci s’est consacré à la promotion d’une langue internationale, l’ido qui procède d’une systématisation de l’esperanto. Ce qui permet de faire une mise au point bienvenue sur les rapports entre logique mathématique et langue internationale : ce sont deux directions différentes, bien que procédant toutes deux d’une critique des faiblesses et des limites de la langue naturelle. Car on vise soit l’a priori de la raison, soit l’a posteriori de l’expérience ordinaire. Ainsi que l’écrit Couturat (p. 265) : « J’estime qu’il faut dissocier complètement ces deux choses : un symbolisme logique, comportant l’algorithme et supposant l’analyse des pensées, d’une part ; et d’autre part, une langue universelle, rendant exactement tous les services de nos langues parlées et écrites. »

51Ce volume se termine par trois appendices utiles pour le chercheur : une description du fonds Louis Couturat de la bibliothèque de l’École normale supérieure (Sandrine Iraci), un état des lieux de la correspondance et le projet de l’édition électronique décrite ci-dessus.

52En refermant le volume de commentaires sur l’œuvre, on s’étonne cependant d’une omission. De nombreux aspects de l’œuvre sont traités, mais on n’aborde pas directement la logique en tant que méthode philosophique, pourtant au cœur de la philosophie de Couturat. Ainsi qu’il l’affirme dans l’introduction de son cours au Collègue de France (édition électronique, article 29, § 32) : « La logique formelle est […] la préface nécessaire, la propédeutique d’une philosophie vraiment critique. » On rétorquera qu’il s’agit du symptôme du désintérêt pour la logique en France. Il n’en reste pas moins que nous devons en chercher les raisons, lesquelles tiennent pour une part à la manière de concevoir la philosophie et au rôle qu’on lui accorde. À cet égard, nous n’en avons pas encore fini avec les questions que soulève l’œuvre de Couturat.

53On sait gré à Michel Fichant et Sophie Roux de nous avoir procuré ces riches volumes de textes et de commentaires d’un philosophe qui interroge.

54Anastasios Brenner

Sally Crawford, Katharina Ulmschneider et Jas Elsner (éd.), Ark of civilization : Refugee scholars and Oxford University, 1930-1945 (Oxford University Press, 2017), 16 × 24 cm, xiv-396 p., 38 ill. n. et bl., 2 tabl., bibliogr., index

55Cet ouvrage vient utilement combler un manque. Nous en savions jusque-là bien davantage sur les scientifiques réfugiés en Grande-Bretagne à la suite de l’accession au pouvoir du régime nazi en Allemagne en 1933 que sur les sommités des arts et des lettres. Ces dernières furent pourtant nombreuses à y avoir également trouvé un hâvre de paix propice à la création, bien que l’utilité de leurs recherches pour l’effort de guerre fut plus difficile à prouver. L’université d’Oxford – sur laquelle se concentre ce vaste travail collectif composé de 23 chapitres – sut néanmoins en tirer profit dans les domaines de l’archéologie et de la philologie (2e partie : cinq articles y sont consacrés), de l’histoire (3e partie : quatre articles), de l’art et de la musique (4e partie : cinq articles), de la philosophie et de la théologie (5e partie : deux articles), ou de l’édition (6e et dernière partie : deux articles). Précisons que la 1re partie comprend cinq articles d’ordre plus général.

56Cette étude novatrice examine l’impact d’Oxford en tant qu’abri, lieu de rencontres et centre de pensée dans les humanités grâce aux bibliothèques, aux maisons d’édition et à son université. S’appuyant sur des témoignages oraux et des archives (dont de nombreuses lettres inédites), elle montre à quel point les savants réfugiés eurent une influence profonde et durable sur le développement de la culture britannique dans son ensemble. Notons tout l’intérêt des brouillons conservés dans la correspondance qui seuls nous permettent aujourd’hui de mesurer les efforts déployés par certains de ces intellectuels pour polir leur anglais. La question de la langue est cruciale dans l’exil subi qui parfois fut double, voire triple. Ce qui fut perdu pour l’Allemagne – la plupart du temps définitivement – se révèle être un gain inestimable pour Oxford devenue ainsi l’« arche de la connaissance » de la civilisation occidentale. Là, les idées concernant l’art, la culture, l’histoire purent encore être discutées, développées et disséminées librement, en un mot sauvées de leur transformation en outils de propagande par l’idéologie nazie. Oxford et son université jouèrent le rôle de sanctuaire pour l’héritage culturel.

57A la déclaration de guerre, un grand nombre de savants victimes de l’oppression nazie devinrent des « ressortissants étrangers de pays ennemis » (enemy aliens). Ils furent par conséquent enfermés dans des camps d’internement. L’Academic Assistance Council (AAC) fondé le 22 mai 1933 à Londres, qui se transformait en 1936 en une structure permanente sous le nom de Society for the Protection of Science and Learning (SPSL), leur vint une nouvelle fois en aide. Après leur avoir facilité l’arrivée sur le sol britannique et procuré un emploi adapté à leur parcours universitaire, il s’agissait cette fois d’obtenir leur libération rapide. En 1999, la SPSL prend le nom de Council for Assisting Refugee Academics ; en 2014, les savants secourus refusant la qualification de réfugiés, il devient Council for At-Risk Academics (CARA). Signalons, côté français, la mise en place en janvier 2017 du Programme national d’Aide à l’Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil (PAUSE) porté par le Collège de France. Il a ainsi renoué avec la tradition d’accueil de la France, illustrée par l’action entreprise dès 1936 par le biochimiste Louis Rapkine, fondateur à Paris du Comité français pour l’accueil et l’organisation du travail des savants étrangers en collaboration étroite avec l’AAC / SPSL. En 2008, un colloque de deux jours était organisé à Londres par la British Academy pour célébrer les 75 ans du comité anglais. Il portait sur les sciences sociales et humaines et abordait l’après-guerre avec les cas des réfugiés des pays communistes, de l’Afrique du Sud et du Chili. En est tiré l’ouvrage co-dirigé par Shula Marks, Paul Weindling et Laura Wintour, In defence of learning : The plight, persecution and placement of academic refugees, 1933-1980s, aux éditions des presses universitaires d’Oxford – secrètement financées par la Fondation Rockefeller durant la Seconde Guerre mondiale. Ce livre paru il y a 7 ans nous rappelait déjà que l’hostilité envers les réfugiés n’a hélas jamais disparu ; Ark of civilization nourrit aujourd’hui le souvenir d’un épisode crucial dans cette histoire.

58Diane Dosso

Pierre Crépel, Christophe Schmit (dir.), Autour de Descartes et Newton : Le paysage scientifique lyonnais dans le premier xviiie siècle (Paris : Hermann, 2017), 15 × 23 cm, 428 p., annexes, bibliogr., index nominum

59Cet ouvrage trouve comme point de départ la tenue d’un colloque à Lyon le 15 octobre 2015 ; mais il dépasse largement le cadre de cette rencontre et est le résultat d’un travail complémentaire. L’objectif principal des auteurs est de rendre compte, en prenant appui sur quelques points saillants, du moment particulier qu’est la première moitié du xviiie siècle dans le domaine des sciences physiques et mathématiques. Le fil conducteur est donc d’étudier dans un contexte local – Lyon – les commentaires, la production scientifique et les débats portant sur ces sciences.

60Sortir du cadre parisien permet de s’intéresser à la circulation et à l’appropriation de savoirs à d’autres échelles. Un des mérites de cet ouvrage est de donner un exemple convaincant de la pertinence de cette démarche. Un des travers de ce type de travail est de se cantonner à la sphère locale et d’y voir un îlot déconnecté du reste du monde. Heureusement les auteurs ne sont pas tombés dans ce piège et ils ont bien montré, en particulier dans l’introduction, comment l’espace savant lyonnais s’insérait dans les débats intellectuels de l’époque.

61L’ouvrage se répartit en une longue introduction suivie de sept chapitres portant chacun sur un point particulier : un savant ou une production précise. L’introduction est érudite et très bien écrite. Elle rend compte des différents contextes de la vie intellectuelle et scientifique de cette période à Lyon. L’importance des différents lieux de savoirs, les collèges, les académies qui se succèdent, la circulation et l’appropriation des travaux européens permettent de mieux comprendre les débats autour de la physique et de la mécanique à Lyon. Sans minimiser l’intérêt des chapitres portant sur des études de cas, la lecture de cette entrée en matière mérite l’achat de cet ouvrage.

62Le premier chapitre de Sébastien Maronne porte sur le commentaire du jésuite Rabuel de la Géométrie de Descartes. Cette étude montre une forme d’appropriation relativement peu fidèle au canon cartésien du fait d’un ajout important d’exemples. Le deuxième chapitre de Fabrice Ferlin étudie un ouvrage d’astronomie de Villemot. Villemot s’appuie sur la théorie tourbillonnaire de Descartes et il est un exemple de réaction vive à la physique newtonienne. Son ouvrage est par ailleurs considéré comme la première contre-attaque théorique au système newtonien. Christophe Schmit consacre le troisième chapitre à l’étude de quatre mémoires du jésuite Lozeran du Fesc. Ces mémoires valurent plusieurs prix à Fesc (trois à l’académie de Bordeaux et le dernier à l’Académie des sciences de Paris). C. Schmit montre que ces travaux sont des exemples saillants du courant malebranchiste en mécanique contre la théorie cartésienne. Le quatrième chapitre est consacré à l’étude d’un manuscrit qui a reçu un accessit au prix Rouillé de Meslay de 1732. L’auteur de ce mémoire, Henri Marchand, entend défendre la théorie tourbillonnaire dans le cadre de l’astronomie et plus particulièrement de l’inclinaison des orbites planétaires. Pierre Crépel montre dans la section consacrée à Jacques Mathon de La Cour comment ce dernier se réclame de Newton. Après avoir comparé les deux grands systèmes concurrents, La Cour penche plutôt vers celui de Newton car il répond de façon plus efficace à ses préoccupations dans le domaine de l’astronomie et de la mécanique. À travers les travaux sur la calcination, le magnétisme et l’électricité de Béraud, C. Schmit questionne les catégories trop schématiques que sont le cartésianisme et le newtonianisme. Les travaux éclectiques de Béraud montrent ainsi qu’il y a divers degrés dans le cartésianisme. Le dernier chapitre écrit par P. Crépel donne à voir une autre forme de circulation en s’intéressant à la traduction partielle et non publiée, par Tolomas, d’un ouvrage britannique, A view of Sir Isaac Newton’s philosophy, de Henry Pemberton, paru en 1728. Cette entreprise (ayant eu lieu entre 1747 et 1754) permet à P. Crépel de relativiser la réussite éclatante du système newtonien et de montrer comment elle s’insère dans les débats qui existent au sein de l’académie lyonnaise entre les deux camps.

63En somme, cet ouvrage donne un nouvel éclairage, en prenant comme focale les débats autour de la physique au début du xviiie à Lyon, sur la circulation et l’appropriation de savoirs scientifiques et philosophiques en province.

64Olivier Bruneau

Elsa De Smet, Voir l’espace : Astronomie et science populaire illustrée (1840-1960) (Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2018), 14 × 20,5 cm, 366 p., 68 ill. coul., 22 ill. n. et bl., bibliogr., filmogr., index, table, coll. « Cultures visuelles »

65Il y a un demi-siècle, des hommes marchaient pour la première fois à la surface de la Lune ; ainsi s’achève en 1969 le xxe siècle, commentait le journaliste américain Norman Mailer.

66Docteure en histoire de l’art, Elsa De Smet a elle aussi choisi cette date pour clore sa magistrale étude des images qui ont accompagné le développement de l’astronomie et de l’astronautique, depuis le milieu du xixe siècle. Magistrale, par l’ampleur des données iconographiques qu’elle a étudiées et dont les plus représentatives illustrent cet ouvrage. Magistrale, parce qu’elle a su associer son analyse iconographique aux différents contextes scientifiques et techniques, politiques et culturels dans lesquels les artistes et les ingénieurs évoqués au fil des pages ont travaillé. De la première photographie de la Lune prise par John William Draper en 1840 à celle de Buzz Aldrin descendant l’échelle du véhicule lunaire le 21 juillet 1969, sans oublier les premiers dessins de l’astre sélène par Galilée et les images du cosmos transmises par le télescope Hubble (et « travaillées » par les astronomes), ce n’est pas seulement un chapitre de l’histoire des images que propose Elsa De Smet, mais aussi une contribution à l’histoire de l’astronomie moderne et de l’astronautique naissante (d’où l’importance des notes, de l’index et de la bibliographie de grande qualité).

67Plus donc qu’une exhaustivité historique (l’auteure est parfois contrainte à des « retours en arrière » qui fragilisent la ligne chronologique), scientifique ou technique, c’est une claire démonstration qu’offre Elsa De Smet (p. 253) : « Réunissant la technologie, l’art de la représentation et l’astronomie, c’est l’esthétique et l’usage éditorial qui rendent visible et intelligible l’argumentation scientifique même lorsque celle-ci se transforme. » Cette réunion – cette alliance pourrait-on dire pour souligner la volonté et l’engagement de ceux dont les noms jalonnent ce livre, de Camille Flammarion à Chesley Bonestell, de Georges Méliès à Disney – a ainsi permis le développement de l’astronomie populaire à la fin du xixe siècle comme du space art au xxe siècle ; elle a aussi été réquisitionnée pour susciter le soutien de l’opinion publique américaine au moment de la naissance du programme spatial des États-Unis. D’ailleurs, l’un des intérêts remarquables de cet ouvrage est la pluralité des sources étudiées : à la riche production américaine à partir des années 1920, « répondent » les productions françaises et allemandes (Hans et Botho von Römer, Hermann Oberth) des décennies précédentes… sans oublier Hergé ! Ce livre souligne d’ailleurs avec précision les influences entre ces époques, ces milieux, ces auteurs et propose une véritable taxonomie de l’iconographie de l’aventure spatiale (l’élan de la fusée, la vision de l’équipage au hublot, la statuaire technologique sur sol extraterrestre, les figures d’explorateurs).

68Un éclairage singulier et essentiel est apporté à cette approche pluridisciplinaire par l’analyse de ce que l’auteure nomme les « hybridités », les « trucages et ambiguïtés », bref de tous les moyens auxquels les scientifiques, vulgarisateurs et artistes ont eu recours pour faire passer leurs idées et leur enthousiasme : cette analyse montre sans doute comment « voir l’espace » appartient au socle culturel de l’humanité, au-delà des frontières dans lesquelles le travail d’Elsa De Smet est volontairement limité.

69Jacques Arnould

Henri-Frédéric Ellenberger, Ethno-psychiatrie, éd. et introd. Emmanuel Delille (Lyon : ENS Éditions, 2017), 15 × 23 cm, 307 p., bibliogr., annexes, index nominum, table, coll. « Sociétés, espaces, temps »

70Henri Ellenberger est surtout connu pour son œuvre magistrale The Discovery of the unconscious : The history and evolution of dynamic psychiatry (Londres : Allen Lane, 1970). Au lecteur intéressé par les questions touchant à l’ethno-psychiatrie, je conseillerais de lire le nouvel ouvrage consacré à la réédition du texte qu’Henri Ellenberger avait rédigé pour le Traité de psychiatrie de l’encyclopédie médico-chirurgicale en 1965, et de commencer, une fois n’est pas coutume, par les annexes. À cet endroit, Emmanuel Delille, auteur de cette édition critique richement documentée, publie quelques lettres qui constituent la correspondance professionnelle (1954-1974) entre deux figures clés d’une discipline balbutiante, Georges Devereux et Ellenberger. A travers quelques échanges brefs, consacrés essentiellement à tenter de susciter des comptes-rendus pour leurs propres ouvrages et à faire état de leur emploi du temps inhumain, ils semblent s’ignorer l’un l’autre. La correspondance, des plus délicieuses, s’achève par un échange significatif concernant la paternité du terme ethno-psychiatrie que Devereux et Ellenberger attribuent finalement et de concert à Louis Mars, un médecin haïtien spécialiste des zombis. C’est un des mérites de cet ouvrage que de mettre en évidence, à partir de cette réédition, les sources de ce que l’on nomma par la suite ethno-psychiatrie, sources puisant autant à la médecine coloniale – il faut relire les articles d’Henri Aubin par exemple – qu’aux récits d’exploration ou aux travaux des sociétés de géographie médicale (et peut-être aux échanges familiaux d’Ellenberger avec ses frères géologue et paléontologue missionnaire). Avant de devenir l’objet d’un intérêt spécifique de la part de professionnels de la psychiatrie et de la psychologie, l’ethno-psychiatrie hérite d’une longue histoire, de l’apport de disciplines variées et surtout de l’expérience transculturelle que ses propres fondateurs partagent au moment où leur œuvre se développe après la seconde guerre mondiale.

71L’ouvrage, très bien édité et appuyé sur un riche corpus d’archives inédites, n’intéresse cependant pas seulement l’ethno-psychiatrie qui est l’objet essentiel du manuscrit d’Ellenberger. A travers la longue introduction d’Emmanuel Delille se déploie en effet l’histoire d’une migration scientifique qui éclaire d’un nouveau jour les processus de circulation des savoirs médico-psychologiques. L’auteur emporte la conviction lorsqu’il présente le texte réédité comme un point de transition entre le corpus de la médecine coloniale toujours vivante dans les années d’après guerre et celui d’une discipline universitaire fondée sur des réseaux transnationaux solidement établis à partir des années 1970. Assurément, compte tenu de son caractère emblématique et original, l’objet mériterait de figurer au panthéon des lieux de savoir. Il permet d’offrir une vision décentrée de la construction du savoir ethno-psychiatrique, décentrée par rapport à Paris, par rapport au puissant récit ethno-psychanalytique, par rapport aux figures écrasantes de Emil Kraepelin et Devereux, par rapport aussi à une histoire encore trop internaliste des sciences. L’approche qui vise à resituer ce savoir en construction par rapport à son héritage vis-à-vis des amateurs du xixe siècle, mais aussi dans le contexte de l’après-guerre, de la guerre froide, de la décolonisation, de l’essor des flux migratoires est donc bienvenu.

72Que dire du texte d’Ellenberger en lui-même ? Par nature – il est publié dans une encyclopédie médicale – et peut être aussi en raison de l’esprit encyclopédique de son auteur, le texte fourmille de vignettes ethno-psychiatriques empruntées à toutes les aires du globe et il retrace l’histoire de certaines grandes épidémies de psychoses collectives qui passionnaient l’auteur. Savoir en transition, l’ethno-psychiatrie d’Ellenberger est aussi un savoir hybride. Les savoirs mobilisés par l’auteur sont en effet assez éclectiques, allant de la littérature aux sciences religieuses – Ellenberger reste proche des cercles protestants – en passant par une psychologie plutôt janetienne et jungienne. In fine l’ethno-psychiatrie d’Ellenberger apparaît comme éloignée de tout relativisme puisque l’auteur défend l’idée que l’environnement socio-culturel vient transformer par un effet « patho-plastique » les structures biologiques universelles des maladies mentales (p. 132) : « Les prétendues maladies mentales spécifiques – qu’il s’agisse de celles des Scythes, des Malais, des Esquimaux, des Suisses ou des Anglais – ne sont que des formes particulières d’affections mentales générales, dont les symptômes sont profondément modelés par des facteurs culturels. Il est facile de prévoir que plus la maladie est de nature psychogène, plus la coloration par des facteurs culturels sera importante et plus elle pourra contribuer à donner à la maladie l’apparence trompeuse d’une production culturelle spécifique. » Cette réédition très riche et bien présentée intéressera donc autant les lecteurs intrigués par ce que nous appelons depuis quelques années les culture-bound syndromes, que ceux qui s’interrogent sur les origines variées de la discipline ethno-psychiatrique, ainsi que ceux qui réfléchissent à la manière dont se construisent et circulent les savoirs scientifiques à l’échelle mondiale.

73Hervé Guillemain

Corinna Guerra, Lavoisier e Parthenope : Contributo ad una storia della chimica del regno di Napoli (Naples : Società Napoletana di Storia Patria & Istituto Italiano per gli Studi Storici, 2017), 17 × 23,9 cm, v-391 p., bibliogr., index nominum

74L’ouvrage de Corinna Guerra nous plonge dans la vie scientifique et politique, mais aussi économique et culturelle du royaume de Naples de la fin du xviiie siècle au début du xixe siècle. La ville de Naples, Parthenope, est alors un centre intellectuel majeur et l’auteur nous y guide dans l’étude de la réception et de la diffusion de la « nouvelle chimie » d’Antoine Lavoisier en suivant plus particulièrement, en 9 chapitres, 11 personnages choisis comme autant de figures distinctes de la communauté scientifique napolitaine. Chacune de ces biographies de savants expose et discute la nature des contributions de chacun à travers son parcours social et intellectuel. Elles illustrent la diversité des champs scientifiques et techniques impactés par cette révolution scientifique. L’auteure appuie son étude sur un choix d’ouvrages manuscrits ou imprimés traitant de chimie, mais aussi de médecine militaire, de pharmacologie ou de minéralogie. Ces textes, majoritairement destinés à l’enseignement de la médecine ou de l’histoire naturelle, lui permettent de discuter de la nature des connaissances transmises, mais aussi des arguments justifiant leur diffusion, et de leur impact sur la société napolitaine.

75On suit tout d’abord Gaetano Maria La Pira, professeur de chimie, et Luigi Parisi, capitaine-commandant du corps royal d’artillerie, traducteurs pour l’enseignement au sein de l’académie royale militaire de Naples, dès 1791, du Traité élémentaire de chimie de Lavoisier. La « nouvelle chimie » est alors enseignée aux élèves artilleurs, qui doivent être désormais capables de sélectionner et d’associer le soufre, le salpêtre et le charbon de bois. À travers son enseignement, l’académie militaire devient un foyer de diffusion de la « nouvelle chimie ». Le deuxième chapitre nous entraîne sur les pas du médecin Andrea Savaresi, le correspondant italien des Annales de chimie, auteur d’ouvrages pour l’enseignement de la médecine. En 1789, Savaresi a fait partie du groupe de jeunes scientifiques napolitains choisis par Ferdinand IV pour effectuer un voyage d’études minéralogiques en Europe. Il en est revenu plus minéralogiste, orientant par la suite ses travaux vers la métallurgie et la cartographie géologique du royaume de Naples. Nous suivons ensuite Matteo Tondi : médecin et enseignant de chimie pneumatique, auteur d’un traité de chimie en 1787, il participe également au « voyage minéralogique ». Lui aussi en est revenu plus minéralogiste et chimiste, développant alors une nouvelle classification des minéraux et constituant une très importante collection paléontologique. Sa proximité avec les idées politiques françaises le conduit à se réfugier à Paris en 1799. Aux côtés de Déodat Gratet de Dolomieu, il enseigne alors la géognosie au Muséum et collabore avec René Just Haüy. Quelques pages décrivent ensuite la figure du juriste et médecin Nicola Andria, « le tourmenté », comme Corinna Guerra le qualifie, partagé dans ses découvertes entre enthousiasme et déception. À la figure célèbre de Giuseppe Vairo, le premier titulaire de la chaire de chimie de l’université de Naples et le grand initiateur et promoteur de cette science, succèdent celle de l’industriel Vincenzo Comi, puis celle d’Antonio Pitaro. Médecin, naturaliste, compagnon de voyage de Lazzaro Spallanzani lors de sa visite au Vésuve en 1788, Comi se démarque des autres personnages de cette étude par son engagement dans le développement industriel et agricole de la région napolitaine, comme créateur d’entreprises puis élu. Pitaro, professeur de médecine à l’hôpital militaire de Naples, est aussi atypique, de par ses travaux scientifiques et ses publications, aussi bien sur la chimie des cendres volcaniques, que sur le charbon et l’élevage du ver à soie. Vient alors la figure de Saverio Macri, professeur de chimie à l’école militaire en 1806. S’il semble s’être rallié très progressivement aux idées de la nouvelle chimie depuis son ouvrage d’enseignement de 1796, il reste « l’indécis », comme Corinna Guerra le qualifie. Il n’abandonne jamais tout à fait ses références à la chimie phlogistique et ses critiques aux pneumatistes, mais l’auteure nous montre que cette orientation scientifique n’est sans doute pas indépendante de l’évolution de la situation politique locale où être pneumastiste pouvait traduire une francophilie qu’il convenait parfois de mettre en réserve. Cette galerie de portraits se termine par ceux de Carlo Lauberg, le président de l’éphémère République napolitaine de 1799, et d’Annibale Giordano, qualifiés tous deux de citoyens chimistes pour insister sur leur fort engagement politique. La plupart des chimistes napolitains défenseurs de la nouvelle chimie étaient également des partisans des idées jacobines ; pour nombre d’entre eux le retour de Ferdinand IV fut synonyme de condamnation ou d’exil.

76Un grand nombre de textes originaux sont proposés dans les 80 pages d’annexes.

77Pierre Savaton

Johannes Kepler, Nova stereometria doliorum vinariorum, New solid geometry of wine barrels ; accessit stereometriae Archimedeae supplementum, a supplement to the Archimedean solid geometry has been added, éd., trad. et introd. Eberhard Knobloch (Paris : Les Belles Lettres, 2018), 15,6 × 23,8 cm, 348 p., bibliogr., glossaire, index nominum, table, coll. « Sciences et savoirs »

78Avec cette édition de la Nova stereometria doliorum agrémentée d’une introduction et d’une première traduction intégrale du texte, Les Belles Lettres livrent une contribution importante et inédite à l’histoire des mathématiques modernes. Publiée en 1615, la Stéréométrie de Kepler construit les moyens théoriques de déterminer par le calcul la capacité des tonneaux de vin, ce pour quoi Kepler emploie une méthode originale utilisant les grandeurs infinitésimales (méthode infinitésimale que Kepler importera dans l’astronomie, après sa lecture de Pappus, cf. Epitome astronomiae copernicanae[7]). La méthode géométrique employée par Kepler se veut plus simple et expéditive que celle employée par ses prédécesseurs dans le même exercice [8]. L’introduction savante et précise d’E. Knobloch fait le point sur la réception – souvent critique – de la Stéréométrie, de Bonaventura Cavalieri et Paul Guldin jusqu’à Christian Wolff et Johann Heinrich Lambert. Il n’y manque que la réception, cette fois très positive, dans l’œuvre d’Ernst Cassirer [9] qui jugeait que la Stéréométrie de Kepler, dépouillant l’espace de ses dernières traces de matérialité, l’identifie à une « structure ordinale pure », et qu’elle n’envisage plus la géométrie comme une science étudiant les propritétés des figures achevées, mais comme étudiant la « règle selon laquelle on peut penser leur genèse ». Ainsi Cassirer estimait-il que la Stéréométrie de Kepler ouvre la voie à la géométrie analytique de Descartes. L’intuition de Cassirer était d’autant plus étonnamment brillante qu’elle ne s’appuyait que sur des considérations générales concernant la nature de l’espace, sans chercher des connexions plus précises et factuelles entre l’œuvre de Kepler et celle de Descartes. Or une lecture fine du texte montre que ce rapport peut être établi de manière plus déterminée : les théorèmes XXIII et XXIV de la seconde partie (p. 286-293) constituent des problèmes proposés aux géomètres, pour lesquels le secours de l’agèbre est indispensable. Kepler demande l’appui d’Adriaan Van Roomen – qui, décédé l’année même de la parution de l’ouvrage, n’a pas pu relever le défi –, mais il fait état de son scepticisme quant à la possibilité de déterminer la solution des équations cossiques de 3e et 5e (en fait 6e) degrés enveloppées par les propriétés géométriques dont il cherche la démonstration. Descartes, qui s’y attelle en 1619, n’est en effet pas très loin, d’autant que le défi lancé par Kepler est relevé, au cours de l’année 1619, par un disciple de Viète, Alexander Anderson [10] : ceci atteste et renforce l’actualité du problème.

79La Nova stereometria doliorum fait seulement œuvre de mathématiques, mais il est aussi possible de lire et de comprendre ce texte dans une perspective plus large : celle des mathématiques de l’astronomie keplérienne, et de ses limites. Depuis l’Astronomia nova (1609) et jusqu’à l’Epitome astronomiae copernicanae (1621) Kepler désespère de trouver une méthode géométrique lui permettant de construire l’ellipse planétaire a priori (« data anomalia media invenire anomaliam eccentri et sic coaequatam [11] »). Celui qui le lui montrerait « serait pour lui le grand Apollonius [12] ». En traduction moderne, ce problème que Kepler a légué à la postérité peut s’énoncer ainsi [13] : dans l’équation α = β + e sin β, α peut être déterminé si β est donné, c’est-à-dire que le temps périodique peut être connu si la planète se trouve en un point déterminé de l’ellipse. Mais le problème inverse (déterminer α si β est connu) conduit à la solution d’une équation transcendante, qui ne peut être résolue qu’approximativement. Or il est certain et même évident que Kepler a cherché dans la Stéréométrie des outils susceptibles de lui servir également pour dépasser une limite qu’il a lui-même reconnue, sinon établie. Le seul regret qu’on puisse formuler à la lecture de cet ouvrage est qu’il n’aborde jamais les travaux keplériens sur les coniques sous cet angle, contribuant ainsi à une compréhension plus synthétique de l’œuvre immense et – il faut bien l’avouer, quelque peu labyrinthique – de Kepler.

80Édouard Mehl

Gottfried Wilhelm Leibniz, Mathesis universalis : Écrits sur la mathématique universelle, dir. David Rabouin (Paris : Vrin, 2018), 13,5 × 21,5 cm, 256 p., bibliogr., index, coll. « Mathesis »

81Le volume constitué par une équipe de chercheurs placés sous la direction de David Rabouin offre, après une introduction très substantielle, l’ensemble des documents leibniziens connus traitant de la mathesis universalis disposés de manière chronologique. Les cinq textes traduits du latin sont : [1] In re mathematica in universum[14] (1679) ; [2] Elementa nova matheseos universalis[15] (1683) ; [3] Mathesis universalis[16] (datation incertaine 1692-7) ; [4] Mathesis generalis (vers 1700, en partie inédit) et enfin [5] Scientia mathematica generalis (vers 1700, inédit). Les documents inédits sont donnés en latin et en français ; les documents antérieurement publiés ne sont donnés qu’en traduction, mais les éditeurs ont pris en compte les manuscrits existants et corrigé au besoin les textes, sans que cette édition prétende constituer absolument une édition critique (p. 72). À ces documents s’ajoutent trois annexes ; la première est constituée de fragments ou extraits portant sur la science générale, la seconde donne en traduction une partie du De ortu, progressu et natura algebrae et la dernière constitue une brève étude du rapport entre la dynamique et la mathesis universalis.

82L’introduction présente le corpus édité en précisant le contexte contemporain de Leibniz, dans la stricte mesure où il peut être mis en relation avec des lectures leibniziennes avérées. Il s’agit, en grande partie, de rectifier quelques interprétations classiques de l’histoire de la notion de mathesis universalis et de sa valeur dans la science moderne. Le préjugé le plus tenace serait sans doute que cette discipline sortirait « tout armée » des Regulae ad directionem ingenii, qu’elle constituerait l’idéal de la mathématisation de la nature et de sa méthode, et que Leibniz s’inscrirait dans cette tradition et dans elle seule. Or, et c’est un point que montre parfaitement l’introduction, le cartésianisme de la mathesis universalis tel que le reprend Leibniz ne provient pas d’une réflexion sur les deux brèves évocations de la deuxième partie de la règle IV (Leibniz ne s’attarde pas sur ces passages ; de toute façon, il ne les connaît que longtemps après avoir évoqué la mathesis universalis dans le De arte combinatoria). Il provient d’autres textes, qui appartiennent au corpus cartésien en un sens large, à savoir celui des éditeurs et commentateurs de la traduction latine de la Géométrie : notamment les Elementa matheseos universalis de Frans Van Schooten rédigés par Erasmus Bartholin (1651), chez qui la mathesis universalis se confond avec l’algèbre, sans aucun rôle fondationnel dans l’ensemble de la connaissance. Se rattachent à cette première tradition d’autres mathématiciens ou philosophes importants : John Wallis (tant du fait de son traité Mathesis universalis que dans ses polémiques avec Thomas Hobbes), mais aussi Nicolas Malebranche et Jean Prestet ainsi qu’Ehrenfried Walther von Tschirnhaus. En dehors de ce premier aspect identifiant la mathématique universelle à l’algèbre et finalement à une arithmétique universelle, il existe une autre tradition de la mathesis universalis qui ne reprend pas l’algèbre cartésienne : à partir de Gerardus Vossius, suivant pour l’essentiel les indications d’Adriaan Van Roomen, on rencontre surtout les noms d’Erhard Weigel, de Johann Christoph Sturm et de Joachim Jungius. Leur importance dans la constitution de la réflexion leibnizienne est notoire (et Leibniz les connaît d’ailleurs avant de connaître la tradition strictement cartésienne). Comme le montrent les différents paragraphes consacrés à ces mathématiciens, il y a une certaine perméabilité entre les différentes traditions qui se recoupent dans les élaborations leibniziennes, mais le point le plus important est que l’état de la question, tel qu’il se présente réellement à Leibniz et non dans une reconstruction idéale, est beaucoup plus complexe et diversifié qu’il ne l’était dans les présentations anciennes. Dit autrement, Leibniz ne rencontre pas une doctrine de la mathématique universelle, mais plusieurs, et elles ne se recouvrent pas entièrement. A cette relativisation synchronique du concept, correspond une relativisation diachronique de ses thématisations, esquissée dans la fin de l’introduction.

83Le parti adopté par les éditeurs est de mettre l’accent sur les textes développés traitant spécifiquement de mathesis universalis (les cinq écrits traduits), en n’évoquant les allusions brèves, parfois surinterprétées, que dans les commentaires et les trois annexes. La scansion temporelle est constituée de trois périodes. De 1679 à 1685-6, Leibniz développe une conception de la mathesis universalis comme « logique de l’imagination », s’associant au projet de science générale ; le texte [1] montre comment Leibniz envisage une extension des éléments cartésiens en direction d’une caractéristique : « la méthode d’invention consiste en un certain fil de la pensée, c’est-à-dire une règle pour passer de pensée en pensée » (p. 80), consistant fondamentalement en caractères et en tables. Dans les Elementa (texte [2]), Leibniz définit la mathesis universalis comme « méthode de détermination exacte pour tout ce qui tombe dans l’imagination […], pour ainsi dire une logique de l’imagination » (p. 99), excluant « les choses métaphysiques » mais aussi la mathesis specialis, portant sur les nombres, la situation et le mouvement. À cette période correspondent également les textes donnés par extraits dans l’annexe 1 sur la science générale. La seconde période de réflexion (16901696), telle qu’elle est identifiée dans le tableau récapitulatif de la p. 70, ne correspond pas à un texte particulier, mais à un ensemble de réflexions consignées dans l’annexe 3 évoquant le projet d’une mathesis universalis dont la partie supérieure serait la science de l’infini. Une troisième période, après 1696, tourne autour de la mathesis universalis entendue comme « logique mathématique » : elle correspond aux textes réunis sous le numéro [3], en particulier le texte le plus connu, Matheseos universalis pars prior, puis dans les années 1700 les textes [4] et [5] ainsi que la mention célèbre des Nouveaux essais sur l’entendement humain[17]. Il est intéressant de constater que la méthode d’édition génétique adoptée ici fait apparaître un mouvement des textes vers les notions les plus simples : ainsi la définition de la science mathématique générale donnée dans le texte inédit [5] est-elle beaucoup plus ample que dans les textes antérieurs : « la science mathématique générale s’occupe de la quantité considérée universellement, ce qui a lieu non seulement dans les théories que l’on nomme communément mathesis pure ou mixte, mais aussi partout où il est question de tout et de parties, où les uns sont dits plus grands ou plus petits que les autres, ou égaux » (p. 189), ceci pouvant aussi s’appliquer aux choses dont les « parties ne sont pas extérieures les unes aux autres » et partant à « des choses complètement éloignées de la matière […] et même les perfections des choses, c’est-à-dire les degrés de réalité ».

84Cet ouvrage constitue un apport essentiel à la compréhension de certains aspects de la mathématique leibnizienne : outre qu’il offre de manière très soignée des textes inédits et des traductions devenues indispensables, il situe de manière particulièrement claire l’ensemble des interventions de Leibniz, en les mettant en rapport avec ses autres chantiers (caractéristique, dynamique, science générale, etc.), et en refusant les reconstructions artificielles trop souvent associées à la fétichisation de la notion de mathesis, universelle ou non.

85Frédéric de Buzon

Sacha Loeve, Xavier Guchet, Bernadette Bensaude-Vincent (éd.), French philosophy of technology : Classical readings and contemporary approaches (Springer, 2018), 15,5 × 23,5 cm, ix-400 p., 15 ill. n. et bl., réf. bibliogr., coll. « Philosophy of engineering and technology »

86Dirigeant la nouvelle Société francophone de philosophie de la technique (SFPT : anciennement Société française de philosophie de la technique), Xavier Guchet et Sacha Loeve ont eu ici à cœur de réunir tous ceux qui, en strict parallèle avec la (re)découverte de l’œuvre de Simondon en tant qu’« auteur pivot » (Guchet, p. 247), témoignent de ce que, « en l’absence de statut institutionnel et de visibilité internationale, une nouvelle communauté de philosophes focalisés sur des thèmes liés à la technique a émergé. Pour être plus précis, ce volume est moins un miroir de cette communauté émergeante qu’une sorte de catalyseur » (p. 8). Ces mots indiquent une volonté de fédérer pour dynamiser la philosophie française, voire francophone, des techniques, et de le faire dans un ouvrage en anglais afin que soit internationalement reconnue l’existence de cette dernière, dont les pôles de Lyon (Loeve) et de Compiègne (Guchet) travaillent qui plus est main dans la main.

87Parmi les vingt-trois chapitres de cet ouvrage écrit par autant d’auteurs, mais parfois en duo, certains sont rédigés par les figures tutélaires qui, outre une dimension institutionnelle – incarnée d’abord par Bernadette Bensaude-Vincent, coéditrice, et Catherine Larrère –, procurent au volume une dimension francophone large, voire internationale. Ainsi en est-il, bien sûr, de Bernard Stiegler, de Gilbert Hottois et de Jean-Pierre Dupuy. Le deuxième – qui s’est détaché de Simondon après lui avoir consacré la première monographie en 1993 puis de pertinentes réflexions en 2004 – et le troisième sont par ailleurs deux des sept auteurs à penser tout à fait sans Simondon dans ce volume. Les cinq autres sont François-David Sebbah, Charles Lenay, John Stewart, Thierry Hoquet et Daniel Cérézuelle, dont les chapitres portent respectivement sur Jean-François Lyotard, André LeroiGourhan, l’anthropocène, le cyborg et la philosophie française chrétienne au xxe siècle.

88Les très nombreux chapitres composent quatre parties respectivement intitulées « Négocier un héritage culturel », « Inventer et reconfigurer la technoscience », « Revisiter les catégories anthropologiques » et « Innover en éthique, design et esthétique ». Chacune d’elles correspond à un visage de la philosophie française « de la technique » telle que l’ont caractérisée les éditeurs au chapitre introductif. L’ordre thématique de ce chapitre introductif n’est toutefois pas le même que celui de ces parties. D’abord – et ce premier point correspond en fait à la partie III –, à la double influence des perspectives développées en histoire des techniques (Bertrand Gille / Maurice Daumas) et en épistémologie historique (Gaston Bachelard / Georges Canguilhem) s’ajoute désormais, disent-ils, un héritage post-bergsonien et « anthropologique » – il faudrait dire « anthropogénétique », la genèse de la technique conditionnant ici celle de l’homme : l’héritage d’une pensée de la genèse des objets (Leroi-Gourhan / Simondon), de leur vie (Simondon / Stiegler) et de leur temporalité multiple (Stiegler / Bensaude-Vincent). Ensuite – et c’est là l’objet de la partie II – cette philosophie française « de la technique » érige la notion de « technoscience » (Hottois / Bensaude-Vincent) au statut de catégorie philosophique. Enfin (parties I et IV), cette philosophie française qui hérite centralement et brillamment de Simondon (Vincent Bontems) adhère aussi avec détermination au tournant empirique international (Guchet), étudie avec précision les très en vogue nanotechnologies (Loeve / Guchet), la cybernétique (Mathieu Triclot / Ronan Le Roux) ou les jeux vidéo (Triclot), tout en s’interrogeant ici ou là sur l’éthique des techniques, la techno-esthétique et le design – Ludovic Duhem est ici le grand absent.

89Une réserve s’impose toutefois : lorsqu’ils définissent leur projet lui-même, les éditeurs affirment centralement que « le thing turn » à la française aurait « été initié par Simondon avec son concept d’“objet technique” », et entendent justifier cette thèse en invoquant aussitôt celle de François Dagognet : « les objets révèlent mieux la nature de l’esprit humain que les sujets eux-mêmes » (p. 11). Or, Simondon, lui, visait moins à connaître l’esprit humain via l’étude de ses objets qu’à réhabiliter la technique en tant que dimension refoulée de la culture. Gérard Chazal, autre figure tutélaire de l’ouvrage et héritier de Dagognet, transforme alors ce glissement initial en une grave confusion entre deux oppositions : celle des philosophies qui séparent épistémè et téchnè (Platon) aux philosophies qui font de la seconde une condition de la première (Simondon), et celle des philosophies de l’intériorité – nommée « sujet » par Chazal qui prétend qu’aux yeux de Simondon les platoniciens « restaient focalisés sur la révélation du sujet et la description de son expérience consciente » (p. 24) – aux philosophies de l’extériorité – nommée « objet » par Chazal, qui prétend que Simondon ne s’intéressait pas à « l’intimité du moi conscient » (ibid.). Lorsque Simondon, cité par Chazal, reprochait à Platon ou Pythagore de rendre le monde « moins important que l’homme », il ne leur reprochait pas de n’être pas « orientés objet », contrairement à ce qu’écrit Chazal, mais d’ignorer que l’opération technique accomplie dans le monde procure aussi la connaissance de ce monde.

90Par ailleurs, dans la mesure où ils portent sur la « philosophie française de la technique » et se veulent l’occasion de – le « catalyseur » pour – constituer aux yeux du monde ce qui est ici revendiqué en tant que nouvelle « communauté » de spécialistes des techniques, on se serait attendu à ce que les textes fussent tous, non seulement consacrés à de véritables pensées passées ou présentes de la technique, mais aussi écrits par des philosophes des techniques. À cet égard, les vingt-trois textes qui composent l’ouvrage révèlent le désir de constituer une communauté plus large que ne l’est le véritable groupe des nouveaux philosophes français qui se consacrent aux techniques ; mais il en résulte, indéniablement, un bel « objet ».

91Jean-Hugues Barthélémy

Ilana Löwy, Tangled diagnoses : Prenatal testing, women and risk (Chicago, Londres : The University of Chicago Press, 2018), 352 p., réf. bibliogr., index

92Le diagnostic prénatal (DPN) s’est aujourd’hui largement diffusé dans la plupart des pays industrialisés. Ilana Löwy en examine les répercussions contemporaines sur la pratique médicale, l’expérience de la grossesse, la compréhension de la parentalité et les attitudes envers les personnes handicapées.

93Résultant de la convergence au début des années 1970 de nouvelles techniques permettant d’évaluer in utero l’état d’un fœtus et de la dépénalisation de l’avortement, cette innovation biomédicale a connu, dans son demi-siècle d’existence, des modifications majeures. Alors que les tests prénataux étaient à leurs débuts réservés à des couples à « haut risque » pour un petit nombre d’affections précises, habituellement héréditaires, ils ont été progressivement étendus à une « population générale » de femmes enceintes pour le dépistage d’un risque de malformation ou de maladie génétique. En a résulté la détection croissante d’anomalies fœtales qui, quand la thérapeutique fait défaut, peuvent déboucher sur des décisions d’interruption sélective de grossesse.

94I. Löwy explore les multiples dilemmes liés aux usages actuels du DPN qu’elle définit, en empruntant à la terminologie foucaldienne, comme un dispositif – couplage d’instruments, de techniques et de pratiques professionnelles hétérogènes destinés à l’examen de fœtus vivants. En axant sa recherche sur le caractère situé des prises de décision, elle étudie les différentes facettes de cette nouvelle zone de gestion des risques, tout autant au point de vue de « la santé et du bien-être de l’enfant à naître », que de la famille et des professionnels de santé, ceci au prisme des rapports de genre. Cette interrogation, au croisement des études sociales de la biomédecine et des études de genre, implique d’analyser les pratiques et les représentations des différents acteurs ainsi que leurs variations repérables dans l’espace géographique et social. L’enquête, très riche, s’appuie sur des prospections dans la littérature médicale, sur des travaux socio-anthropologiques, des témoignages de femmes, ainsi que des entretiens et des observations réalisés en France et au Brésil auprès de fœtopathologistes et de généticiens cliniciens.

95Le chapitre 1 examine les ressorts techniques, professionnels et culturels de l’identification – croissante au xxe siècle – du fœtus à un bébé, et de ses implications pratiques depuis les années 1980, en se concentrant sur le développement inédit de règles de gestion des corps fœtaux morts à l’hôpital et de rituels de deuil destinés aux femmes ayant connu une interruption de grossesse.

96Le chapitre 2 analyse finement la façon dont les praticiens de la médecine prénatale agencent les résultats d’examens échographiques, de tests génétiques et d’examens anatomo-pathologiques pour tenter de réduire les incertitudes diagnostiques et pronostiques qui pèsent souvent sur la détection d’anomalies fœtales.

97Le caractère situé de la production de savoirs sur le développement fœtal est exploré dans les chapitres 3 et 4. A partir des observations qu’elle a menées dans deux départements hospitaliers de fœtopathologie en France et au Brésil, I. Löwy expose des différences de ressources, de niveau de collaboration interprofessionnelle et d’objets d’étude entre ces deux sites, qui réfractent des différences dans le système national de santé, le régime juridique de l’avortement et la distribution sociale de l’accès au DPN et à l’interruption sélective de grossesse.

98Le chapitre 5 retrace l’histoire des critiques adressées au DPN par l’activisme handicapé depuis la fin des années 1980, dont I. Löwy fait un examen critique à la fois rigoureux et respectueux de la parole des acteurs. Au cœur des débats : l’« objection expressiviste » selon laquelle le DPN et l’avortement sélectif, en dévalorisant « les vies imparfaites » sur la base d’une méconnaissance de la qualité de vie des personnes concernées, envoient un message offensant aux personnes handicapées et à leurs familles. Pour l’auteure cependant, cette objection s’appuie sur une conception générique du handicap qui ne peut rendre compte de situations spécifiques, comme la prise en charge par les familles de personnes ayant une déficience intellectuelle innée profonde.

99Ces réserves sont élaborées, dans le chapitre 6, à l’appui de récits de femmes et de couples qui, ayant connaissance d’une affection héréditaire dans leur famille, font part de leurs interrogations. L’agencement choral des citations laisse une vive impression. Elle permet de saisir la grande variété des situations de choix reproductifs, de leurs motifs et de leurs conséquences. L’analyse fait ressortir le rôle structurant des dynamiques familiales et de la division socio-sexuée du travail de soin.

100Le chapitre conclusif opère un retour critique sur l’abstraction des débats actuels sur le DPN, et propose en contrepoint une liste de sujets à mettre en discussion si l’on veut repartir des dilemmes concrets que cette technologie soulève. I. Löwy propose ainsi un déplacement par rapport à ces débats : plutôt que de se focaliser sur la supposée quête parentale du « bébé parfait » ou sur le risque d’un « nouvel eugénisme », documenter les usages ordinaires du DPN afin de mieux déployer leurs ramifications sociales, culturelles et politiques. La question des implications économiques, industrielles et commerciales du DPN aurait pu être davantage développée, mais c’est sans doute là l’objet de recherches à venir.

101Par l’attention prêtée à l’expérience du risque et aux décisions situées des femmes, ce remarquable travail met finement en relief toute une série d’enjeux trop souvent négligés dans les débats standards, tels que le coût émotionnel de l’incertitude pronostique, l’ambivalence raisonnée des femmes vis-à-vis de leur grossesse et l’individualisation de la gestion du risque de handicaps spécifiques. L’un de ses plus grands mérites, conformément au précepte de Donna Haraway, est sans doute de s’installer résolument « dans le trouble », plutôt que de l’évacuer de façon péremptoire.

102Lucie Gerber

André Lwoff, André Lwoff, une autobiographie : Itinéraire scientifique d’un prix Nobel, introd. et éd. Laurent Loison (Paris : Hermann, 2017), 15,2 × 22,9 cm, 226 p., ill., bibliogr., index nominum, table, coll. « Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences »

103L’autobiographie de Lwoff est avant tout le récit méthodique d’une carrière. Ce récit est introduit par quelques brefs éléments de contexte familial, mais Lwoff donne très vite la tonalité dominante de l’ouvrage où il développe son parcours de scientifique, de la station de biologie marine de Roscoff jusqu’au prix Nobel de 1965. Ce développement frappe par le foisonnement de détails dans un style concis qui en laisse supposer bien d’autres. Lwoff donne à voir, avec une précision remarquable, les évolutions de son parcours de chercheur, dans tout ce qu’il a de non prévisible et de non linéaire, au gré d’opportunités qu’il a choisi ou non de saisir. Étudiant, il multiplie les certificats de sciences physiques, de botanique, de zoologie, s’acheminant peu à peu vers la médecine et les micro-organismes ; la biologie moléculaire apparaît en point d’orgue de cette autobiographie. « La réussite d’un chercheur, nous dit Lwoff, dépend, en effet, d’une conjoncture rarement réalisée de dons éminents et d’une harmonie entre la nature de ces dons et la nature des problèmes abordés » (p. 45). A la lecture de son ouvrage, on est tenté d’ajouter : et des conditions matérielles pour réaliser cette conjoncture. Humble et concentré sur les qualités individuelles avant tout, Lwoff préfère souligner : « La chance a manifestement favorisé toutes mes entreprises. La chance qui joue un rôle important, capital, dans l’évolution d’une carrière de chercheur » (p. 170).

104Devenu pasteurien, il dévoile le côté laborieux et humain de la recherche à travers de nombreuses pratiques, plus ou moins correctes, plus ou moins tolérées : « car bien entendu, les chercheurs sont des hommes, et le jeu est faussé par la compétition de plus en plus vive, par le désir de décrocher quelque médaille olympique en grimpant au poteau glissant des priorités, par la soif du pouvoir, le carriérisme, l’académisme, le “notoriérisme” » (p. 45). Il est ainsi particulièrement attentif au plagiat volontaire comme aux premières mentions oubliées d’une idée ou d’un résultat, aux jugements des uns contredits par d’autres.

105Le minutieux travail d’édition de Loison est précieux pour suivre la pensée de Lwoff dans l’enchaînement des articles et des événements, et corriger quelques menus réarrangements de l’auteur avec sa mémoire. Il s’accompagne également d’une introduction bienvenue qui éclaire sur la genèse d’une autobiographie atypique, de commande, voulue par la direction de l’institut Pasteur à la fin de la carrière et de la vie du chercheur. Loison a eu la difficile tâche d’éditer une autobiographie interrompue, d’avoir à déterminer entre la concision, l’erreur et l’inachèvement du texte, d’osciller entre auto- et biographie. Il s’en est acquitté en respectant le style autobiographique de Lwoff, en émaillant son récit de rapides précisions et en ne s’autorisant à supprimer que des répétitions peu importantes.

106Ainsi le récit autobiographique et l’édition scientifique se complètent élégamment pour livrer une autobiographie particulièrement située dans son temps, ses dynamiques institutionnelles et relationnelles. Elle présente sans fard ce que signifie devenir et être chercheur en biologie durant la première moitié du xxe siècle en France : c’est faire partie d’une communauté hétérogène traversée d’intérêts scientifiques et non scientifiques, rarement harmonieuse, souvent en tension. C’est seulement dans les derniers chapitres que Lwoff s’autorise à rompre le déroulé méticuleux de son parcours pour développer son propre rapport à la recherche. Place alors à sa pratique de la recherche « en artiste » selon le mot de son collaborateur François Jacob, au rôle qu’il accorde à l’intuition de la recherche, et enfin à des considérations plus philosophiques sur le moi et l’ego.

107Lwoff se distingue dans cet exercice des autres récipiendaires du Nobel de 1965 en physiologie ou médecine. Le style très concis, pudique, parfois même austère, contraste fortement avec la plume plus émotionnelle de La Statue intérieure de Jacob ou l’essai philosophique de Monod Le Hasard et la nécessité. Du propre aveu de Lwoff, l’écriture d’une autobiographie n’était pas un projet personnel, d’où peut-être le choix de cet itinéraire scientifique avant tout. Malgré cela, Lwoff laisse entrevoir sa personnalité de chercheur dans ce récit. Celle d’un travailleur méticuleux, modeste, réaffirmant à l’envi son ignorance de tel ou tel sujet mais attaché à une juste reconnaissance, à la critique acerbe et au sens de la formule lapidaire.

108Marine Carrère

J. H. de Magellan, For the love of science : The Correspondence of J. H. de Magellan (1722-1790), éd. Roderick W. Home, Isabel M. Malaquias et Manuel F. Thomaz (Berne : Peter Lang, 2017), 2 vol., 16 × 23 cm, 1000-1002, front. en coul., 10 ill. n. et bl., 62 tables, bibliogr., index

109Cet ouvrage propose plus de 700 lettres reçues ou expédiées par Jean Hyacinthe de Magellan, de 1759 à 1789, révélant un réseau savant s’étendant à l’est jusqu’en Russie et à l’ouest jusqu’en Amérique, un réseau animé par un passeur de savoir, un intermédiaire intelligent et cultivé, un agent commercial international ; c’est ainsi que les éditeurs nous présentent Magellan dans une longue introduction.

110Esprit brillant, très sociable, doué pour les langues étrangères, il résidera notamment en Espagne, en Italie, en France, aux Pays-Bas, en Angleterre. Quand il s’installe définitivement à Londres, ayant déjà un large réseau de relations et de correspondants, il devient rapidement membre de plusieurs sociétés savantes. Son association avec Henry Pyefinch, fabricant d’instruments, dont il prendra la succession, lui donne un savoir-faire très vite reconnu dans ce domaine. Ainsi, Magellan devient un personnage vite incontournable pour les continentaux désireux de s’équiper des dernières productions anglaises. Il achète et expédie, parfois par pièces détachées pour contourner les embargos – il envoie les modes de montage et d’emploi, voire il veille lui-même au remontage lors d’un voyage. Grâce à lui, on peut envoyer ses ouvrages, ou en recevoir ; on peut saisir l’importance des innovations en agriculture dont il reçoit des échantillons et qu’il transmet aux personnes les plus à même d’en faire bon usage. Les objets, machines, livres et lettres transitent par les caisses que Magellan envoie le plus souvent par l’intermédiaire des courriers diplomatiques.

111Cette activité lui assure un niveau de vie suffisant. Grâce à une veille permanente, il tient ses correspondants au courant des nouveautés en Angleterre, et il transmet les informations qu’il reçoit. Aucun domaine des sciences ou des techniques ne lui est étranger ; la science ou l’invention ne sont pas pour lui des affaires privées mais le bien de tous qu’il s’évertue à diffuser. Son enthousiasme pour le monde dans lequel il vit sourd à chaque phrase, justifiant ainsi le titre donné à ce recueil de lettres : « For the love of science ».

112Outre la correspondance d’ordre personnel, dont celle très abondante avec le docteur portugais Antonio Nunes Ribeiro Sanches installé à Paris, les lettres débattent principalement de la chimie, en pleine transformation, ou portent sur les instruments scientifiques, avec sans doute une prédilection pour les instruments astronomiques, autant pour répondre aux demandes commerciales qui lui sont faites – il recommande tel ou tel fabricant – que pour diffuser ses propres innovations technologiques, dont une amélioration du sextant et de l’octant permettant par un jeu de réflexions multiples d’élargir l’angle de visée au delà de 120°, ou des compas de marine. Johann III Bernoulli, Jacques André Mallet et Charles Messier, sont à cet égard des correspondants assidus. Citons aussi Louis Henri Duchesne (1724-1794), savant amateur, premier commis de Jean Charles Philibert Trudaine de Montigny (1733-1777) auquel il communique les informations livrées par Magellan. Intendant des finances, et directeur des Ponts et Chaussées et du bureau du Commerce, Trudaine, membre honoraire de l’Académie des sciences, et ami de Lavoisier, saura tirer parti des informations fournies par Magellan tant en chimie qu’en agriculture et commerce.

113Les publications des chimistes britanniques et français transitent aussi par les mains de Magellan, parfois même avant leur mise en reliure, sous forme des feuillets imprimés. Ainsi en est-il dans sa correspondance avec Pierre Joseph Macquer, à qui il fait parvenir les derniers travaux de Priestley, en vue, dit-il, de l’aider à la mise à jour d’une réédition de son Dictionnaire de chymie[18]. Resté phlogisticien, Magellan entretient des amitiés avec Richard Kirwan, Adair Crawford, Joseph Priestley et James Watt. Les travaux les plus importants de l’époque, sur la chaleur ou les gaz, sont discutés, et des lettres, qui sont presque des mémoires, sont publiés dans les Observations sur la physique de l’abbé François Rozier. De même il écrit successivement sur le même sujet à différents correspondants à peu de jours d’intervalle. Ainsi, au début de mai 1783, il rapporte l’expérience de la conversion de l’eau en air par Priestley à Arthur Young en anglais le 2 mai, à Gabriel Bory en français le 6 mai, et à Marsilio Landriani en italien ; il donne des détails que Priestley lui-même ne livrera pas lors de la lecture publique de sa lettre à la Royal Society le 23 juin. Dans cet exemple simple, les lettres révèlent les échanges à chaud sur les découvertes avant même que des publications plus officielles ne paraissent. Discutant des pour et des contre, le polymathe et polyglotte Magellan est une vraie gazette de l’Europe, et affirme dans chaque lettre à son interlocuteur (p. 231) : « Soyez persuadé de me trouver toujours disposé à vous rendre tous les services dont je serai capable, avec autant de plaisir que d’exactitude… »

114Dans le cas de Magellan, l’amplitude de contacts est particulièrement significative de la sociabilité dans la république des sciences occidentale (relations sociales entre savants et notables éclairés, ou avec les constructeurs d’instruments et de machines dans la seconde moitié du xviiie siècle). Les lettres écrites dans d’autres langues que l’anglais ou le français (italien, portugais, espagnol) sont publiées en version originale, accompagnées d’une traduction en anglais. L’appareil de notes permet d’identifier les personnes citées dans les lettres, il indique également où et quand des lettres ou leurs extraits ont été publiés, et livre une bibliographie complémentaire ; un calendrier des correspondances permet de repérer les correspondants les plus assidus. Un coup d’œil à l’index des noms et des notions montre immédiatement les items les plus fréquemment présents dans les lettres comme le mot « télescope » qui, croisé avec des termes du même domaine, est largement majoritaire. Les lettres à ou de Sanches, Duchesne, Macquer, Bernoulli, Watt et Mallet, sont probablement les plus nombreuses. La présentation élégante des lettres rend la lecture aisée. Voici donc une œuvre que les éditeurs ont réalisée avec l’appui de nombreux bénévoles et de mécènes, sur un temps long, avec patience et compétence. Ce travail s’ajoute aux autres correspondances publiées ces dernières années, comme la correspondance de Joseph Black par Robert G. W. Anderson et Jean Jones (Farnham, UK : Ashgate, 2012), le tome VII de la correspondance d’Antoine Lavoisier par Patrice Bret (Paris : Hermann, 2012), la correspondance de Joseph Banks par Neil Chambers [19] (2007), et bien d’autres, plus restreintes mais très utiles. Ainsi ces grandes correspondances croisées apportent un jour nouveau sur les relations savantes dans la seconde moitié du xviiie siècle.

115Danielle Fauque

Ovidio Montalbani, Del vento e delle comete : Speculazioni accademiche, éd. Linda Bisello (Florence : Leo Olschki, 2017), 17 × 24 cm, xxvi-120 p., 2 fig., coll. « Istituto di Studi Italiani – Università della Svizzera Italiana – Biblioteca »

116Le volume, publié par Linda Bisello, auteur de plusieurs études sur la culture et la science de la Renaissance à l’époque moderne, propose l’édition de cinq « discorsi » écrits par Ovidio Montalbani, entre 1633 et 1646, sur les phénomènes atmosphériques et célestes. L’ouvrage fournit aux chercheurs l’édition de textes rares et, avec l’analyse des caractéristiques textuelles des « speculazioni », présente une introduction détaillée aux traits distinctifs de l’auteur bolognais, homme de lettres, philosophe, médecin, scientifique, mathématicien et astrologue, figure emblématique des académies de l’époque, impliqué dans de nombreuses magistratures dans sa ville [20].

117Les quatre premiers discours concernent la formation des vents, la rosée, les nuages et la neige, le cinquième et dernier concerne les comètes. Le choix des cinq textes parmi les discours que Montalbani prononçait régulièrement, en guise d’introduction aux prédictions astrologiques annuelles souhaitées par le Studio bolognese[21], n’est pas un hasard. Pneumascopia, drosilogia, nubilogia, chiologia et cometoscopia, explique Linda Bisello, correspondent aux quatre éléments naturels. La terre est liée à la formation des tremblements de terre et donc des vents (pneumascopia) ; l’eau et l’air déterminent la formation des nuages (nubilogia), de la rosée (drosilogia), de la neige (chiologia) et encore des vents ; le feu produit plutôt des comètes (cometoscopia). Tous sont des phénomènes sublunaires dont traite Aristote dans le premier livre de son étude sur la météorologie (Meteorologica), aux chapitres 6 et 7 (comètes), 10 (rosée), 11 (neige), 11-12 (nuages), 13 (vents), en les expliquant comme produits par la double exhalaison humide et chaude, chaude et sèche. Cependant, les signes du zodiaque aussi peuvent être reliés aux quatre éléments naturels, et c’est le deuxième critère qui a guidé l’auteur dans le choix des discours.

118L’astrologie joue un rôle important dans la formation et le développement de la pensée de Montalbani, et c’est au niveau de la science astrologique, de la corruptibilité des corps célestes et des influences qu’ils exercent sur les hommes que se produit le conflit entre les connaissances scientifiques anciennes et nouvelles, où Montalbani agit comme médiateur entre deux cultures. L’intellectuel bolognais, selon Linda Bisello, « fait interagir les découvertes scientifiques des novatores avec leurs racines philosophiques », dans la « tentative de réconcilier les aspects de la culture antique et moderne » et « l’assimilation des nouvelles découvertes scientifiques à la tradition ». Le discours sur la cometoscopia en est un exemple.

119La peinture qui ressort de ce beau livre représente un philosophe, médecin et astrologue, présent dans les débats de son temps à travers des textes érudits, d’une écriture élégante, riches en « raisons philosophiques » (ragioni filosofiche) et incrustations littéraires (au début du discours sur la rosée, Montalbani se définit lui-même comme il rugiadoso academico della notte, « l’académicien de la rosée et de la nuit »). Parmi les sources les plus citées par lui, on trouve en effet des penseurs de l’antiquité comme Aristote qui « seul a été droit au but » et Ptolémée « le maître des astrologues », des philosophes médiévaux comme Albert le Grand qui « s’est assez trompé » et Avicenne « le prince des Arabes », Hippocrate et Galien, ressources essentielles pour un médecin, mais aussi des poètes comme Virgile, Ovide, Lucrèce, Manilius, Claudien.

120L’édition est réalisée à partir de l’original du xviie siècle.

121Elisa Rubino

Efthymios Nicolaïdis, Science et orthodoxie : Des Pères grecs à l’époque de la mondialisation (Classiques Garnier, 2018), 15 × 21,9 cm, 310 p., chronologie, bibliogr., index nominum, table, coll. « Histoire et philosophie des sciences »

122Ce livre d’Efthymios Nicolaïdis a l’ambition d’aborder une histoire des grandes figures orthodoxes en relation avec les sciences, ainsi qu’une histoire des institutions scientifiques et de recherche en pays orthodoxe. De ce point de vue, il est très novateur et la qualité des analyses sur la pénétration de la science dans le monde orthodoxe équilibre le caractère vaste et encyclopédique du livre qui balaie près de 2000 ans d’histoire [22].

123Les chapitres qui traitent du regard des Pères grecs et des écrivains des ve-viie siècles sur le monde physique ont un grand intérêt quant au rapport entre science et théologie dans l’interprétation de la Genèse. L’Hexaéméron de saint Basile implique une perception de la Bible avec « les données de la science hellène » (p. 28). Mais l’ordre du monde est resitué comme non-éternel, création de Dieu. Basile cherche « l’instant initial de la création » : « Selon Basile, temps, espace et matière ont été créés ensemble et instantanément » (p. 30). Dieu a créé en un seul instant la nature même des êtres : cet instant implique donc, par essence, une discontinuité. La création d’une matière informe ne signifie pas une matière complètement privée de forme mais suggère que la Terre n’était pas encore embellie, enrichie par les êtres vivants, la lumière. C’est une explication classique que reprendront d’une manière un peu différente saint Augustin et saint Thomas, en Occident (ce que ne mentionne pas l’auteur). Basile admet que la lumière a une vitesse infinie et traverse instantanément un éther apparenté au vide. Saint Grégoire de Nysse donne une approche plus proche de la physique aristotélicienne (théorie plus matérielle de la lumière, p. 41). Quant aux propriétés des corps physiques et aux lois qu’ils suivent, elles ne leur sont pas inhérentes, comme chez Aristote, mais viennent d’un ordre du monde donné par Dieu (ne retrouverat-on pas quelque chose d’analogue, bien plus tard, chez Malebranche ?).

124L’auteur évoque ensuite diverses étapes, du ive au vie siècle, avec d’abord, les homélies sur la Genèse de saint Jean Chrysostome qui pensait qu’il ne faut pas conférer une trop grande valeur à la nature physique ni à la Terre (p. 45). Il est essentiel de comprendre qu’il inaugure, en Orient, une position anti-scientifique « qui sera suivie par une partie de l’Église orthodoxe et même constituera pendant certaines périodes, l’idéologie dominante de cette Église : les sciences, c’est-à-dire l’investigation par la raison humaine des merveilles de la création, ne sont pas un savoir valable » (p. 46). Tout serait dit avec la Bible. Passons sur les querelles des représentants de l’école d’Antioche et de celle d’Alexandrie : elles suivent les oppositions qui paraissent dans les grands conciles christologiques des ve-vie siècles ; elles mettent en valeur, soit un monde explicable où les phénomènes physiques renvoient à des principes selon la philosophie naturelle des grecs (Alexandrie), soit un monde entièrement régi par les anges et où le symbolisme chrétien remplace la physique d’Aristote (p. 63).

125Au viiie siècle, saint Jean Damascène parle de science dans sa vision du monde, mais sans approfondir vraiment le sujet. Après la période iconoclaste, « l’intérêt pour les sciences est ressuscité » (p. 86), Léon le mathématicien conçoit « le télégraphe optique pour transmettre des signaux des frontières orientales de l’empire à la capitale » (p. 88). Au ixe siècle, on assiste à l’institutionnalisation d’un enseignement d’État. Il serait trop long d’énumérer les divers personnages et leurs œuvres qui illustrèrent la science byzantine : par exemple, Michel Psellos au xie siècle et Nicéphore Blemmydès au xiiie, ce dernier développant une cosmologie très théologique et finalement assez aristotélicienne (p. 112-120).

126Au temps des empereurs paléologues, un débat essentiel a lieu entre la tendance hésychaste et l’humanisme chrétien, laissant une place aux sciences profanes (p. 137 sq.). L’hésychasme, représenté par Grégoire Palamas repose sur la prière du cœur perpétuelle, il implique l’ascétisme et la mystique et suggère que l’homme puisse parvenir ainsi à voir Dieu. Il est en réaction contre l’humanisme byzantin et rejette l’importance de la connaissance physique du monde ; plus encore, Grégoire Palamas suppose que les philosophes grecs (sauf Aristote) étaient possédés du démon. Aristote est effectivement le seul philosophe apprécié par Palamas qui considère que « ses idées reflètent la réalité de la création » (p. 148). Dans cette logique, la connaissance ne peut donc venir que de l’enseignement de l’Esprit, donc dans une intériorité. « L’Église orthodoxe a officiellement donné raison à Palamas et appuyé le mouvement hésychaste contre Barlaam et les humanistes, par décision des synodes de 1341 » (p. 151). Nous sommes cent ans avant la chute de Constantinople : dans cette fin d’empire byzantin, cette implication de l’Église orthodoxe dans l’hésychasme est à l’origine « des rapports compliqués entre science et société russe » et elle « constitue la base du mysticisme slave » (p. 151). L’auteur met bien en valeur l’aspect fondamental de cette période pour comprendre l’histoire des rapports entre science et religion dans la société qui va succéder à l’empire byzantin : la Russie.

127Néanmoins, jusqu’au xve siècle, divers personnages comme Chrysoloras ou Eugenicos étudient les sciences, en particulier l’astronomie. Après la prise et le sac de Constantinople, Mohammed II met le patriarche Gennadios à la tête d’une Église orthodoxe inféodée aux turcs mais « tout le système éducatif byzantin a cessé d’exister en même temps que l’empire millénaire » (p. 178). A partir de la fin du xve siècle, les relations entre science et orthodoxie sont le fait de quelques personnages érudits : Korydaleus, qui réintroduisit l’enseignement scientifique dans l’Ecole patriarcale au xviie siècle (p. 188), l’astronome Chrysanthos (1663-1731) (qui enseigna le système héliocentrique, p. 215) et Spathar Milescu (1636-1708) furent des hommes de lettres et de sciences (astronomie, mathématiques), en relation avec les jésuites qui cherchaient à s’installer en Chine par leurs capacités scientifiques et technologiques (p. 207). Mais la société russe et l’Église orthodoxe se désintéressent de la science occidentale (p. 209) comme d’ailleurs elles se méfiaient beaucoup des missions jésuites ; ce n’est que Pierre le Grand qui les forcera à sortir de l’inertie. Au xviiie siècle, quelques savants grecs se feront l’écho des idées et découvertes des Lumières, mais il faut retenir qu’en général les sciences sont restées dans un état de faiblesse relative jusqu’au xixe, voire xxe siècle, dans les pays orthodoxes.

128En conclusion, même si l’Église grecque joua un rôle important dans les institutions d’enseignement, l’attitude orthodoxe à l’égard des sciences apparaît comme contrastée, entre dévalorisation et humanisme. Encore aujourd’hui, les positions orthodoxes en sciences de la vie sont parfois antiévolutionnistes (p. 263-267), bien que l’auteur évoque une flexibilité pour « maintenir l’équilibre entre dogme orthodoxe et politique des États » (p. 272). Les enjeux sont donc loin de la science.

129Olivier Perru

Fani Papadopoulou, Le Problème physiologique de la nutrition et ses enjeux : D’Antoine Lavoisier à Claude Bernard (Paris : Hermann, 2018), 15,1 × 22,9 cm, 298 p., réf. bibliogr., index, coll. « Histoire des sciences »

130L’ouvrage de Fani Papadopoulou analyse les recherches consacrées à un ensemble conséquent et homogène de questions portant sur la nutrition animale et humaine en général, pour une période circonscrite allant des acquisitions de la chimie de la fin du xviiie siècle jusqu’aux recherches de Claude Bernard (1843–1848) présentées et analysées comme répondant à une bonne partie des questions précédemment soulevées. Ces interrogations, qui ont évolué dans le temps, ont été initialement abordées comme des problèmes sociétaux d’alimentation humaine, de médecine et de nécessité politique de nourrir les populations ; elles forment un contexte large que Claude Debru fait remonter à la période antique dans sa préface profonde et informée.

131Les questions sélectionnées par l’auteur concernent, dans une première partie, les théories de la nutrition des chimistes depuis Antoine Lavoisier – la nutrition étant considérée comme l’apport des combustibles à la respiration – au moment où les recherches chimiques se tournent vers la physiologie et, autour des concepts d’économie animale et de bilan, dans le contexte d’une nouvelle pensée économique. Les premières questions concernent par exemple la quantification de l’azote chez les animaux et la question de son origine chez les herbivores (les aliments des herbivores en contiennent peu, en proportion). Puis Fani Papadopoulou montre qu’au tournant du xixe siècle s’affrontent déjà la conception mécaniste de la nutrition des chimistes et celle, vitaliste, de certains médecins comme François Chaussier (maître de François Magendie) et Nicolas-Philibert Adelon. Les recherches ultérieures de Claude Bernard semblent faire écho à leurs intuitions sur la nutrition considérée comme les élaborations vitales de chaque tissu.

132Une deuxième partie, consacrée spécifiquement aux recherches sur l’origine de l’azote des herbivores, met en scène les premiers travaux de François Magendie (maître de Claude Bernard) sur la nutrition, par les nouvelles méthodes de la physiologie expérimentale, associant les régimes à la vivisection et aux analyses chimiques de son ami, Michel-Eugène Chevreul, dans la démonstration de l’origine alimentaire de l’azote.

133Cette question ouvre le débat plus large, entre science et société, de la troisième partie, sur la question de la valeur nutritive des bouillons de cuisson d’os (gélatine) servis dans les hôpitaux, pour des questions essentiellement économiques. La gélatine étant riche en azote, et de même aspect que le bouillon de viande, la question est de démontrer que tous deux sont nourrissants de manière équivalente, alors que malades et personnels se plaignent de bouillons insipides parfois sans une once de viande. Selon les premières recherches d’Alfred Donné, puis les travaux d’une commission chargée de cette question (Magendie), la gélatine ne peut être un substitut de la viande, mais la question de son emploi partiel dans l’alimentation humaine reste posée en raison d’intérêts économiques évidents pour certains savants. L’auteur conclut néanmoins que le débat se trouve progressivement recentré sur des problématiques uniquement scientifiques, auxquelles le jeune Claude Bernard s’associe aussi par des expériences judicieuses démontrant le caractère non assimilable de la gélatine.

134Le quatrième chapitre sur la question de l’origine des graisses animales permet à l’auteur de présenter les antagonismes, entre les positions théoriques et philosophiques sur la nutrition, des chimistes, des pharmaciens et des physiologistes, dans la décennie 1840. Les recherches de la décennie précédente sur les fermentations, et sur leur rôle dans la digestion, renouvellent les questions sur la nutrition, en les recentrant sur les processus de digestion, dans une perspective qui est, par exemple, déjà celle du chimiste Chevreul. Cette perspective va progressivement s’opposer à la théorie moderne du chimiste Jean-Baptiste Dumas, basée sur l’idée centrale que tous les éléments de la nutrition proviennent de l’alimentation, dans un contexte où se pose la question de la production des graisses à partir des sucres chez les herbivores, ou encore celle de la cire d’abeilles nourries au miel, phénomènes considérés par la majorité des chimistes comme « accidentels ». Les recherches physiologiques sur le chyme et sur le chyle, avec l’introduction des fistules, apporteront de nouveaux arguments expérimentaux sur ces questions.

135La dernière partie présente surtout les magistrales recherches de Claude Bernard sur le suc gastrique, le suc pancréatique et la production de sucre par le foie. Ces travaux, replacés dans ce contexte large où s’affrontent chimistes, pharmaciens et physiologistes, apparaissent dès lors au cœur des débats contemporains sur la nutrition, d’une manière renouvelée, qui fait tout l’intérêt de l’analyse épistémologique de Fani Papadopoulou, dans laquelle on voit Claude Bernard constituer ses propres positions en réaction contre Dumas, qu’il finit par amener à ses vues avec sa découverte d’une nouvelle fonction du foie, dont même son maître Magendie semble s’étonner, tellement il semble plus probable, depuis Aristote, que chaque organe n’ait qu’une seule fonction. Toutes ces questions sur la digestion finissent par apparaître comme étonnamment centrales, et précédemment passablement négligées, dans l’analyse de la constitution et de la définition des disciplines scientifiques (chimie, pharmacologie, physiologie), y compris en lien avec des questions importantes de société, au cours de la première moitié du xixe siècle. Il s’agit d’une période au cours de laquelle s’autonomise progressivement la médecine expérimentale, dans le cadre philosophique de l’unité du vivant dont l’enjeu scientifique, cher à Claude Bernard, apparaît dès les premiers combats entre une conception chimique et une conception physiologique de la nutrition.

136Jean-Gaël Barbara

Henri Poincaré, La Correspondance entre Henri Poincaré, les astronomes, et les géodésiens, éd. Scott A. Walter, Philippe Nabonnand, Ralf Krömer, Martina Schiavon (Bâle : Birkhäuser, 2016), xviii-391 p., 20 fig., bibliogr., coll. « Publications des Archives Henri Poincaré »

137Ce recueil, qui constitue le volume 3 de la correspondance de Henri Poincaré, publié sous les auspices des Archives Henri Poincaré à Nancy, comporte principalement la correspondance de Poincaré avec des astronomes et géodésiens (chapitres 1 à 46), en l’occurrence des directeurs d’observatoires en Angleterre, en Allemagne, en Russie, aux États-Unis, etc., et sa correspondance administrative avec les ministères (Instruction publique, Affaires étrangères) en lien avec ses fonctions de secrétaire et de président du Bureau des longitudes entre 1897 et 1910 (chapitre 47).

138Cette édition se compose de 188 lettres (pour les 46 premiers chapitres), dont 65 envoyées par Poincaré, et de 53 lettres pour le chapitre 47, dont 23 de Poincaré. Parmi ses lettres, les plus anciennes datent des années 1880 et les dernières, des 7 et 8 juillet 1912, quelques jours avant la mort de Poincaré, sont adressées à l’astronome Eugène Cosserat, directeur de l’observatoire de Toulouse, en lien avec un mémoire que Poincaré devait publier dans les Annales de la faculté des sciences de Toulouse, et au mathématicien américain Edgar Lovett, au sujet d’une invitation pour l’inauguration de l’université Rice à Houston, que Poincaré se voit dans l’obligation de décliner.

139L’intérêt général de ce recueil est d’offrir un panorama international des interlocuteurs de Poincaré sur le thème de la mécanique céleste principalement, ce qui a demandé un travail de recherche important dans de nombreuses archives. Pour un grand nombre de correspondants, il y a peu de lettres et les réponses de Poincaré ne sont pas connues. Mais le parti pris de donner une présentation suffisamment détaillée des interlocuteurs permet de comprendre le contexte dans lequel ces lettres se placent.

140Parmi les échanges suivis, les plus importants, à la fois par la quantité et par le contenu, sont ceux avec le mathématicien suédois Anders Lindstedt, alors astronome en Russie, entre 1883 et 1884 (12 lettres) et le professeur d’astronomie et de physique expérimentale à Cambridge, George Howard Darwin (fils de Charles Darwin) entre 1899 et 1902 (44 lettres). Le lecteur notera avec intérêt aussi les échanges entre Poincaré et le mathématicien russe Aleksandr Mikhailovitch Liapunov de 1885 à 1886 (6 lettres), ainsi que ceux avec le mathématicien et astronome américain Simon Newcomb entre 1890 et 1907 (7 lettres). Ces lettres permettent de suivre en détail l’évolution des idées de Poincaré sur le problème des trois corps et sur le problème de la stabilité d’une masse fluide en rotation, en particulier la discussion de la stabilité de la figure piriforme qu’il a découverte. Les discussions sont parfois très techniques, et intéresseront par leur témoignage direct et précis au premier chef les mathématiciens et astronomes spécialisés, ainsi que les historiens de ces disciplines. Les notes éditoriales, ici très détaillées, permettent cependant à un public un peu plus large de suivre ces discussions. Plus généralement, on voit dans certaines lettres Poincaré reprendre et corriger ses interlocuteurs sur leurs théories, conférant parfois aux démonstrations plus de généralité que leurs auteurs ne leur en prêtaient, mais bien souvent aussi pour leur en montrer les limites, voire la fausseté.

141Notons que l’abondante correspondance d’Auguste Lebeuf (37 lettres), directeur de l’observatoire de Besançon, informant Poincaré de la transcription et des annotations de l’édition des œuvres de Laplace, revêt un intérêt plus secondaire. Quant aux lettres qui composent le chapitre 47, elles intéresseront les lecteurs pour le témoignage direct qu’elles offrent du fonctionnement des institutions, en l’occurrence, du Bureau des longitudes, au tournant du xxe siècle.

142Ce recueil est complété par quelques documents instructifs (rapports de thèses, présentation synthétique par Poincaré de ses propres travaux) et par des compléments (4 lettres) au volume 2, La Correspondance entre Henri Poincaré, les astronomes et les chimistes. On notera en particulier les trois lettres adressées par Poincaré au professeur de physique de l’université de Leyde, Heike Kamerlingh Onnes au sujet du jubilé de Lorentz, datées de septembre à novembre 1900. Pour le physicien et l’historien de la physique, elles revêtent une importance de premier ordre. Elles montrent que l’article fondamental de Poincaré pour la compréhension de l’histoire de la relativité, intitulé Sur la théorie de Lorentz et le principe de réaction, a été rédigé en l’espace d’un mois à peine.

143Ces lettres contribuent à rendre vivante la pensée de Henri Poincaré ; le directeur de l’Observatoire de Paris et fondateur du Bulletin astronomique, François-Félix Tisserand, le qualifiait déjà en 1892 de « seul géomètre possédant à fond tous les secrets de l’analyse mathématique la plus élevée, en même temps que les théories les plus délicates de la mécanique céleste et de la physique mathématique » (p. 353).

144Christian Bracco

Henri Poincaré, La Correspondance de jeunesse d’Henri Poincaré : Les années de formation, de l’École polytechnique à l’École des mines (1873-1878), éd. Laurent Rollet (Bâle : Birkhäuser, 2017), 15,4 × 23,5 cm, lxxi-455 p., 40 fig., réf. bibliogr., lexique d’argot polytechnicien, 6 index, coll. « Publications des Archives Henri Poincaré »

145Ce recueil de lettres de Henri Poincaré est le quatrième volume de sa correspondance, édité à l’initiative des Archives Henri Poincaré à Nancy. Le recueil, qui bénéficie d’une introduction très complète de Laurent Rollet, enrichi de multiples index, s’ouvre sur une première lettre de Poincaré à sa sœur cadette Aline, le lendemain de son entrée à Polytechnique à 19 ans, le 2 novembre 1873 (« je suis entré hier à l’école »), et il se termine par une 325e lettre, adressée à sa mère Eugénie (Launois), annonçant son retour après un voyage de fin d’études en Scandinavie pour l’École des mines. Chaque lettre est annotée précisément, les personnages sont identifiés et le contexte est expliqué par l’éditeur : travail conséquent et remarquable.

146Ce qui frappe au premier abord, c’est l’ampleur de la correspondance, très intense pendant les deux années passées à Polytechnique : une centaine de lettres par an, la plupart adressées à sa mère, mais aussi à sa sœur et plus rarement à son père. Ces lettres offrent un témoignage direct et inestimable pour apprécier la vie d’un élève de cette école à cette période. L’emploi par Poincaré de l’argot polytechnicien (expliqué par L. Rollet dans un lexique) et son humour omniprésent, rendent ses descriptions vivantes et savoureuses. Son rang de major s’accompagne de responsabilités toutes particulières, puisqu’il joue l’intermédiaire entre les élèves, qui ne manquent pas de contester bruyamment (par exemple par des « chahuts de bourets » votés à la majorité) certaines décisions et l’administration militaire de l’école. Poincaré prend la défense de ses camarades au nom de la promotion et il négocie avec l’administration l’allègement des sanctions, en faisant déjà preuve d’altruisme et de fermeté dans ses décisions.

147On le voit aussi très préoccupé dans ses lettres par les notes qu’il obtient aux « colles » et aux examens ainsi que par les notes de ses concurrents les plus directs, un 17 en stéréochimie lui apparaissant comme une « mauvaise note » et un 19 en physique comme une catastrophe. En effet, sur une promotion de plus de 200 élèves, seuls les 3 premiers peuvent accéder au corps des Mines, le plus prestigieux, et il importe à Poincaré d’être parmi ceux-là (il sortira 2e), pour pouvoir continuer en sciences, comme on le comprend dès décembre 1873 (lettres 21 / 22), ce qui se confirme quelques mois plus tard (lett. 62 et 68 n. 2, mai 1874 ; et 223, déc. 1875). Ses concurrents et amis (Marcel Bonnefoy sortira major de Polytechnique et Jules Petitdidier 3e) décèderont prématurément (lett. 15 n. 7), tout comme Jules Roche qui le remplace sur une affectation pressentie en Algérie à l’issue des Mines (lett. 293, n. 5).

148Cette émulation des années de Polytechnique n’empêche pas Poincaré de passer de nombreuses soirées chez des relations amicales et mondaines de ses parents à Paris, de flâner dans la ville, d’assister à de très nombreuses représentations théâtrales à la Comédie-Française, à l’Odéon à la Gaîté, etc. sur lesquelles il livre son jugement ; il se rend aussi à diverses expositions. On le voit même écrire « à Garnier » (lett. 121, janv. 1875) pour obtenir un quarantaine de places pour les élèves de Polytechnique à la première représentation de l’Opéra.

149Après l’entrée aux Mines à l’automne 1875, les lettres à sa mère prennent une tournure différente, commençant bien souvent par « rien de neuf » et développant longuement des énigmes, charades ou rébus hermétiques pour sa sœur Aline, écrits en mêlant parfois dans une même phrase allemand, anglais et français. Il lui écrit aussi plusieurs longues lettres en alexandrins. Notons que Poincaré livre aussi à sa sœur une fine et savoureuse analyse psychologique, à partir de la graphologie (qu’il emploiera plus tard à décharge dans l’affaire Dreyfus), des hommes politiques selon leur parti (lett. 282).

150Les lettres de la période des Mines sont en grande partie orientées vers la description de voyages, un sujet qui intéresse la famille Poincaré au plus haut point : tout d’abord en France, pour une expédition géologique en Normandie, puis pour des visites de mines ou d’entreprises sidérurgiques dans la Loire et en Isère, et enfin en Suède et en Norvège pour son mémoire. Ce dernier voyage mène Poincaré dans un tortueux périple de plus de deux mois en train, en bateau à vapeur et en voiture à cheval où on le voit s’élancer à la recherche de tel ou tel directeur d’usine ou de mine, se lier avec divers personnages (dont il donne une répartition statistique par nationalité et par sexe), et être embarrassé pour se faire comprendre dans une langue qu’il ne connaît pas. Ses comptes rendus prennent parfois l’allure de chroniques journalistiques rédigées dans un style humoristique.

151Ce qui peut frapper également dans ces lettres, c’est l’absence quasi-totale de références scientifiques. On perçoit leur présence à un détour, mais Poincaré ne fait que très peu d’allusions directes à la science et il ne s’en entretient pas sur le fond avec sa famille. L’une de ces allusions concerne une démonstration qu’il avait donnée à un camarade de promotion en croyant se remémorer une démonstration d’Edmond Laguerre. Le camarade la reproduit en colle. Le colleur s’aperçoit de son originalité et, par l’intermédiaire du camarade en question, finit par envoyer Poincaré devant Laguerre, lequel considère cette démonstration comme plus élégante que la sienne et digne d’être publiée dans les archives de l’école (lett. 64, mai 1874). Poincaré s’inscrit en licence de mathématiques en juillet 1876 (lett. 255), visiblement pour passer des examens pour lesquels il juge qu’il « n’[a] pas énormément à travailler » (lett. 256). Dès janvier 1878 (lett. 287), il reçoit les premiers avis sur sa thèse portant Sur les propriétés des fonctions définies par les équations aux dérivées partielles, thèse qu’il soutiendra le 1er août 1879. D’autres allusions viennent peu après rendre compte du retard que prend ce travail (lett. 293, fév. 1878). On voit aussi poindre l’habilité de Poincaré à disserter sur un sujet philosophique (l’induction en sciences), suite à des discussions avec son futur beau-frère, le philosophe Émile Boutroux (lett. 278, fév. 1877). Notons que les premières lettres éclaircissent aussi quelque peu le choix de Poincaré d’entrer à Polytechnique plutôt qu’à l’École normale supérieure, où il avait été classé cinquième… mais il aurait tout aussi bien pu y être major (lett. 8, n. 4, nov. 1873).

152En somme, on découvre un jeune Poincaré brillant, très à l’aise en société, ouvert sur le monde, formé à une culture générale très large, conscient de ses responsabilités et de ses engagements, politiquement enclin à gauche (lett. 200, juil. 1875) – un républicanisme modéré pour L. Rollet –, et doté de beaucoup d’humour. On sort de cette lecture en ayant respiré l’atmosphère vivante de ces années lointaines par le témoignage direct et d’une grande simplicité d’un homme qui allait devenir l’un des savants les plus éminents de tous les temps.

153Christian Bracco

Roshdi Rashed (dir.), Lexique historique de la langue scientifique arabe (Hildesheim : Olms, 2017), 21 × 29,7 cm, liv-961 p., bibliogr., index, coll. « Arabic science and culture »

154Le Lexique historique de la langue scientifique arabe que nous propose Roshdi Rashed est un lexique raisonné, premier volume d’une nouvelle collection éditée par Roshdi Rashed et Abdulrahman Al Salimi, chez Olms.

155La langue arabe scientifique s’est constituée progressivement, à partir du viiie siècle, après que la langue arabe soit sortie de la péninsule arabique, par l’activité des philosophes et des scientifiques à la confluence des cultures grecque, perso-indienne, syriaque et arabe. Plus tard, les concepts élaborés en arabe à partir des sources anciennes et de la recherche scientifique, seront traduits en latin ou dans les langues vernaculaires européennes.

156L’historien des sciences écrites en arabe entre les viiie et le xviie siècles, qui se propose d’étudier, ou mieux encore, d’éditer et de traduire les sources objets de son étude, bute sur la difficulté d’interpréter des termes qui renvoient à des concepts en cours d’élaboration, qui mutent à partir de la jonction de traditions différentes, tant disciplinairement que linguistiquement, et qui évoluent sous le triple rapport de l’inventivité humaine, des contraintes internes issues des objets de science et des possibilités offertes par la langue arabe. L’historien contemporain qui traduit un texte arabe en français ou en anglais (situations les plus répandues), se doit alors d’avoir une lecture historique des évolutions conceptuelles attachées aux termes arabes du texte à traduire. On comprend ainsi l’importance pour le chercheur de la publication de ce lexique. Les nombreux travaux d’édition et de traduction d’ouvrages scientifiques arabes, dont nous devons une part importante à Roshdi Rashed et à ses collaborateurs, a rendu possible l’élaboration de ce projet de dictionnaire, et finalement sa rédaction.

157Les entrées du Lexique sont organisées par ordre alphabétique sous les 179 racines trilitères dont elles sont les déclinaisons, lorsqu’elles sont issues de l’arabe, ou directement, lorsque qu’elles sont issues d’une langue autre. Ce choix étymologique est important pour un dictionnaire raisonné. On trouvera ainsi l’entrée šu`ā` (rayon) sous š``, mais ’asṭurlāb (astrolabe) directement.

158Pour chaque entrée, l’auteur donne une définition et une traduction générales du terme, à partir des définitions des dictionnaires historiques ; puis des définitions et des traductions spécifiques, en fonction des disciplines et de l’évolution des sens liée à celle de la recherche scientifique, le tout illustré par des citations des textes sources. L’histoire des termes arabes, souvent issus de traductions du grec et plus tard traduits en latin, est ainsi analysée.

159Ces entrées sont bien sûr regroupées dans la table des matières en fin d’ouvrage, mais l’éditeur nous fournit également d’autres outils pour y circuler :

160– Un glossaire arabe-français. Ainsi, par exemple, on voit rapidement que le terme ’ufuq (horizon) apparaît aux pages 7, 78, 79, 200, 298-301, 380-385, 544, 581, 606, 740, 807 et 854, outre l’article qui lui est consacré (pages 14 à 16).

161– Un index des termes français complète le glossaire. Il met en relation un terme français avec les différents termes arabes qu’il traduit selon les contextes. Par exemple le syntagme « astres errants » renvoie à kawākib mutaḥayyira, raḥḥala, jāriyya et sayyāra avec les pages correspondantes.

162– Un index des traités, imprimés ou manuscrits, organisé par ordre alphabétique de 133 auteurs. La variété et la richesse des sources est frappante, citons pêlemêle quelques-uns de leurs auteurs : Alexandre d’Aphrodise (iie-iiie s.), Ariyabhata (ve-vie s.), Euclide (– 300), Fermat (xviie s.), Galien (iie-iiie s.), Ibn al-Haytham (xe-xie s.), al-Jurjānī (xive-xve s.), Léonard de Pise (xie-xiie s.), al-Samaw’al (xiie s.), al-Tifāšī (xiie-xiiie s.), al-Yazdī (xvie-xviie s.)… Cet index complète la bibliographie de 42 pages organisées en trois parties : sources, études et dictionnaires. Notons que les dictionnaires historiques tels le Kitāb al-`ayn du père de la lexicographie arabe Khalīl ibn Aḥmad (viiie s.), le Lisān d’Ibn Manẓūr (xiiie-xive s.), le Qamūs de Fayrūz Abādī (xive-xve s.), le Ta`rīfāt d’al-Jurjānī (dictionnaire philosophique, xive-xve s.) ou le Tāj`al-`arūs d’al-Zabīdī (xviiie s.)… ont la part belle.

163Dans une longue introduction, Roshdi Rashed situe la rédaction de ce Lexique dans une démarche qu’il veut nouvelle, et qui prend en compte la « concomitance de la traduction [du grec vers l’arabe] et de l’innovation ». Il développe cette question (pages xxxvi à liv) autour d’une synthèse organisée en quatre études de cas :

164– « Concomitance et dépassement » à travers le cas de l’optique et de la catoptrique. Se succèdent en se chevauchant, pour les mêmes œuvres grecques, des premières traductions arabes (souvent réalisées pour répondre aux besoin d’une recherche à ses débuts) et des secondes (généralement liées à une recherche bien avancée) avec un lexique plus exact et une syntaxe améliorée.

165– « Traduction et lecture récurrente » à travers le cas des Arithmétiques de Diophante. Il s’agit d’un type de traduction qui succède à une recherche déjà engagée « active et prospère » afin de l’enrichir. Le texte traduit est « ré-interprété en un sens qui n’était pas initialement le sien ». Dans ce cas, le traducteur est un savant qui puise dans le lexique des mathématiques de son temps en forgeant également de nouveaux termes.

166– « Traduction comme vecteur de recherche. » À travers l’exemple du projet mené par les mathématiciens arabes autour des Coniques d’Apollonius, Roshdi Rashed montre que le mouvement de traduction du grec vers l’arabe peut répondre à une demande suscitée par la convergence de plusieurs traditions de recherches vers un même projet, alors l’activité de traduction « ne progressait pas seulement en extension, mais aussi […] en compréhension » ce qui explique le mouvement de multiples traductions et de révisions des œuvres traduites.

167– Et finalement, le cas des traductions de l’Almageste est étudié à partir des témoignages d’Ibn Ṣalāḥ (xiie s.) et de Ḥabaš al-Ḥāsib (ixe s.). Roshdi Rashed expose la dialectique qui lie la recherche et le mouvement de traductions qui entre les viiie et ixe siècles ont produit cinq versions de l’Almageste : une traduction syriaque à partir du grec, trois traductions du grec à l’arabe et une révision de l’une des traductions arabes, « [jusqu’au] moment où la nouvelle recherche dépasse par ses résultats et ses méthodes la science héritée ».

168Avec ce Lexique l’historien des sciences dispose d’un outil qui non seulement l’aide dans son activité d’étude et de traduction des textes arabes, mais qui lui permet également de saisir la dynamique de la science sur la période étudiée. Il va de soi qu’un tel projet est par nature incomplet, ce que reconnaît l’auteur, d’autant plus que la grande majorité des textes scientifiques arabes ne sont pas encore édités. Les outils informatiques de rédaction collective, mis à disposition d’un large groupe de chercheurs autour d’un projet dirigé, sont à mon avis nécessaires à l’enrichissement constant d’un lexique historique, qui pourrait d’ailleurs aller au-delà de la langue arabe, afin d’optimiser la démarche qui a permis la rédaction de cet ouvrage.

169Marouane Ben Miled

Michel Serfati, Leibniz and the invention of mathematical transcendence (Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 2018), 17 × 24 cm, xix-225 p., illustr., bibliogr., coll. « Studia Leibnitiana – Sonderhefte »

170Ce livre de M. Serfati offre une contribution importante pour mieux comprendre un tournant des mathématiques leibniziennes et de l’histoire des mathématiques tout court : l’invention du concept de transcendance et ses développements à partir de Leibniz. Ce livre est d’autant plus précieux car les études systématiques sur la naissance du calcul différentiel et intégral chez Leibniz sont à présent peu nombreuses.

171Le livre est divisé en quatre parties, qui retracent l’invention du concept de transcendance dans les mathématiques de Leibniz (partie 1), l’effort mené par Leibniz pour répertorier le domaine de la géométrie transcendante (partie 2), la genèse difficile d’une analyse transcendante, que Leibniz achève par le développement d’un symbolisme nouveau (partie 3), et la réception du concept de transcendance dans les mathématiques après Leibniz, jusqu’au seuil du xxe s. (partie 4). Ce livre est nourri de préoccupations à la fois historiques, pédagogiques (comme le montrent les annexes techniques d’une grande clarté) et philosophiques. Cette triple vocation ne saurait nous surprendre au vu du parcours intellectuel de son auteur, Michel Serfati, récemment disparu, et connu pour avoir animé le séminaire « Épistémologie et histoire des idées mathématiques » à l’Institut Henri Poincaré pendant plus de vingt ans.

172La lecture de Leibniz and invention of mathematical transcendence pose avant tout une question d’ordre méthodologique, concernant le meilleur choix des sources primaires. Doit-on surtout considérer comme dignes d’étude et de commentaire les travaux effectivement publiés par Leibniz ou prêts pour publication, qui sont rares, ou bien mobiliser aussi l’ensemble de notes et brouillons qui forment la majorité de son corpus mathématique ? Serfati a opté pour la seconde option, en analysant aussi bien les articles publiés par Leibniz que ses manuscrits inédits, et en s’appuyant, concernant ces derniers, sur le grand travail d’édition critique mené à Hanovre, au sein de la bibliothèque Leibniz. Ce choix méthodologique est, me semble-t-il, différent et complémentaire de celui d’autres auteurs qui ont étudié le même sujet (pour une comparaison utile, voir V. Blåsjö, Transcendental curves in the Leibnizian calculus [Elsevier, 2017]), mais cohérent par rapport au but général du livre, qui est celui de reconstruire les origines du concept de transcendance.

173Comme le montre le corpus discuté par Serfati, le mot « transcendant » fait ses débuts en mathématiques chez Leibniz, qui l’aurait emprunté à une tradition métaphysique (et particulièrement à Nicolas de Cues), pour l’utiliser néanmoins quasi exclusivement comme un terme technique. Chez Leibniz, le mot « transcendant » désigne, dans sa généralité, tout objet qui excède la possibilité d’être exprimé par les cinq opérations arithmétiques élémentaires (somme, différence, division, produit et extraction de racine) constituant l’algèbre cartésienne. Comme le montre Serfati tout au long de sa narration, le caractère négatif de cette définition restera constant au fil de l’histoire, depuis Leibniz jusqu’à Hilbert et après ; et ceci, même quand le domaine « positif » par rapport auquel est défini le transcendant n’est plus le domaine de la géométrie cartésienne, mais celui des fonctions, des quantités puis des nombres algébriques. Comme pour le cas classique de l’irrationalité, cette caractérisation négative justifie aussi le lien étroit entre transcendance et démonstrations d’impossibilité. Le chapitre II du livre introduit précisément ce thème, en discutant les démonstrations de James Gregory et de Leibniz (qui reprend ce dernier) de l’impossibilité de résoudre algébriquement la quadrature des sections coniques à centre. Ce point est essentiel car pour Leibniz, comme le souligne Serfati au chapitre IX en commentant un texte de maturité (Symbolismus memorabilis, 1710), les démonstrations d’impossibilité possèdent une valeur fondamentale pour la methodus inveniendi. Leibniz souligne l’analogie étroite entre l’extraction de racine, qui mène des nombres « entiers » aux irrationnels, et l’opération de quadrature, qui n’est pas toujours résoluble par l’algèbre, comme le montre le cas du cercle, et qui mène donc des grandeurs algébriques aux grandeurs transcendantes. Ces considérations, qu’on retrouve d’ailleurs chez Wallis et chez Gregory (qui pourrait être une source des idées leibniziennes sur le sujet), nous mènent vers une hypothèse fascinante, que Serfati ne semble pas vraiment prendre en considération. Leibniz donnait une signification « metathéorique » explicite aux démonstrations d’impossibilité, en reconnaissant qu’elles fixent des limites au champ d’application d’une théorie ou d’une méthode (telle que la géométrie cartésienne), et qu’elles ouvrent, en même temps, un nouveau champ de recherche : notamment, celui de la géométrie transcendante. Y a-t-il une voie systématique pour explorer ce territoire composé d’élements hétérogènes (courbes, problèmes, expressions symboliques) dont le seul lien est la qualité de ne de pas être traitables par des méthodes algébriques finies ? La recherche d’une methodus inveniendi générale pour classifier tout problème et toute courbe qui ne peuvent pas être exprimés algébriquement devint un des défis majeurs, que Leibniz se posait quasiment dès le début de ses recherches mathématiques. Comme en témoignent ses notes manuscrites, ses articles publiés ainsi que ses échanges avec les mathématiciens contemporains tels que les frères Bernoulli, Tschirnhaus et le marquis de L’Hôpital ce défi ne tarda pas à se révéler extrêmement compliqué, voire impossible. En effet, soit les modes de construction des courbes transcendantes (fils, mouvements synchronisés, constructions par points) soit leurs modes d’expression symbolique (exponentielles, séries infinies, équations différentielles) étaient apparemment irréductibles à des formes canoniques, au contraire des objets de la géométrie cartésienne. Pourtant, l’effort de Leibniz ne fut pas un échec complet. D’une part, Leibniz aboutit quand même à une caractérisation positive du domaine de la transcendance. Dans plusieurs notes il en parle comme d’une « science de l’infini », et manifeste le projet d’écrire un traité sur ce sujet. Il n’en sera rien, du moins sous la plume de Leibniz, mais un tel traité sera écrit et publié en 1696 par le marquis de L’Hôpital : il s’agit de L’Analyse des infiniment petits, que l’on considère avec raison comme étant le premier manuel de calcul différentiel. D’autre part, l’échec de Leibniz lui montra, ainsi qu’à ses contemporains, la puissance du raisonnement symbolique comme methodus inveniendi : l’analyse transcendante permet en effet d’aboutir assez facilement à des expressions qui, tout en étant bien formées syntaxiquement, sont dépourvues d’interprétation « réelle » et constructive.

174L’histoire de la transcendance après Leibniz est aussi traitée en partie 4 de manière précise et informée mais non systématique. Serfati souligne la continuité entre Leibniz et certains mathématiciens « vedettes » du xviiie s., tels Euler ou Lambert, qui insistèrent sur l’abandon des aspects constructifs du raisonnement mathématique et sur la clarification du concept de nombre transcendant – ce concept reçut avec Lambert la définition qu’on trouve encore de nos jours. La lecture « continuiste » par Serfati de l’histoire de l’analyse entre Leibniz, Euler, et les mathématiques de la deuxième moitié du xviiie s. pourrait être mise en regard d’une lecture, telle que celle de Blåsjö, qui met l’accent plutôt sur les discontinuités, et notamment sur la cessation, avec Euler et Lagrange, du programme de construction des courbes transcendantes que Leibniz poursuivit sa vie durant.

175Il nous faut enfin signaler que le livre présente hélas des coquilles ; plusieurs citations sont en latin sans traduction ou en traduction sans l’original latin, une note en bas de page est visiblement incomplète, des références intertextuelles sont impossibles à retrouver. On aurait espéré plus de soin de la part des éditeurs. Il s’agit pourtant de péchés véniels, qui ne diminuent pas la valeur d’un livre important et destiné à rester un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des mathématiques classiques et modernes.

176Davide Crippa

Tzuchien Tho, Vis vim vi : Declinations of force in Leibniz’s Dynamics (Springer, 2017), xi-147 p., bibliogr., index, coll. « Studies in history and philosophy of science »

177La dynamique leibnizienne, notamment dans ses rapports avec le monadisme que Leibniz développe à la fin de sa vie, a fait l’objet de nombreux débats. Avec Vis, vim, vi : Declinations of force in Leibniz’s Dynamics, Tzuchien Tho se propose de répondre aux problèmes que celle-ci pose à travers un ouvrage sur la notion de vis dans le corpus de Leibniz. Si l’apparition de la dynamique est datée de 1676, l’auteur voit, dans la lignée de commentateurs tels que Michel Fichant ou François Duchesneau, une évolution doctrinale majeure chez Leibniz à partir de l’apparition du terme même, en 1689 : le projet de réformer une science du mouvement d’inspiration cartésienne est alors remplacé par une démarche nouvelle, appuyée sur une conception différente de la causalité. La dynamique est ici décrite comme une relation structurelle de cause à effet (structural causation). Contrairement à une causalité simplement linéaire, la relation structurelle de cause à effet relie une même cause à un ensemble d’effets divers qui lui sont corrélés. Dans la dynamique de Leibniz, la vis est la cause structurelle, reliée à des phénomènes multiples. Ainsi, à partir du chapitre 2, le terme de vis est cité tel quel, sans être traduit par l’anglais force : tel qu’employé par la physique post-newtonienne, ce mot évoque une cause reliée à un effet physique unique, ce que n’est pas la cause structurelle à laquelle est identifiée la vis leibnizienne. Cette dernière est ainsi comparée au cône d’Apollonius : tout en demeurant identique, celui-ci produit, par la rencontre d’un plan, des figures diverses qui n’en sont pas moins isomorphes. De même, la vis, s’imposant progressivement comme principe d’invariance, s’effectue en une multitude de phénomènes à travers la causalité dynamique structurelle.

178L’identification de la vis comme principe d’invariance à travers les phénomènes, nécessite cependant d’expliquer comment elle peut être la cause de ces phénomènes. Cette explication est fournie à travers la notion d’actio (action), terme qui prend chez Leibniz une signification nouvelle à partir de la Dynamica, comme cela a été noté par Fichant et Duchesneau. Associer la vis à l’actio, et non plus seulement à la potentia, n’est pas sans conséquence : la potentia, principe d’équivalence sans prise en compte du temps, n’explique pas comment la vis produit son effet, mesurée à travers la masse d’un corps multipliée par la hauteur de chute nécessaire pour acquérir la vitesse qui est la sienne. La vis comme actio, à l’inverse, s’estime par le produit de l’effet formel (masse du corps multipliée par la distance parcourue), et de la vitesse nécessaire pour produire cet effet. Envisagée à travers la notion d’action, distincte de l’effet formel, la vis devient ainsi une cause immanente au mouvement.

179L’originalité de l’ouvrage de Tho est de rapprocher ces liens conceptuels de questions et notions engageant la dynamique leibnizienne dans ses aspects aussi bien physiques que métaphysiques. L’auteur consacre un chapitre à chacun de ces grands problèmes. Au chapitre 3, est ainsi examinée l’équivalence des hypothèses. Ce qui, chez Kepler, constitue une limitation épistémique de la description géométrique des phénomènes, devient chez Leibniz une expression de la richesse de la vis comme cause, pouvant s’effectuer en une multitude de perspectives variées. Le chapitre 4 explore la réponse que la vis apporte au problème appelé le « labyrinthe du continu » : comment les unités discrètes qu’il y a dans la nature peuvent-elles constituer une continuité réelle ? Par son invariance et par son unité, la vis est la cause constitutive du mouvement continu à travers l’espace. Au cours du chapitre 5, le principe de causalité permet de souligner le caractère unificateur et identifiant de la vis pour la série des phénomènes. Au chapitre 6, la dynamique est ainsi rendue compatible avec le dispositif métaphysique monadologique qui se développe à partir de 1695 : appartenant aux substances douées de perception apparentées à des monades, les vires garantissent, en ces substances mêmes, la réalité objective des phénomènes.

180Montrer que le concept de vis contribue à répondre à différents problèmes soulevés par la métaphysique leibnizienne, précisément en reliant entre eux divers plans de réalité : c’est ce que Tho parvient à faire dans cet ouvrage qui, quoique redevable de commentaires antérieurs – notamment sur l’importance de la notion d’actio –, n’en propose pas moins une focalisation conceptuelle enrichissante sur la vis, sans se limiter aux textes les plus métaphysiques de la dynamique leibnizienne. On pourra certes regretter le peu de développement sur la distinction double entre vis activa, vis passiva, vis primitiva et vis derivata, que Leibniz marque à partir de 1695, et, partant, sur le peu d’attention accordé à la dimension matérielle de la vis. Il n’en demeure pas moins que l’étude présente une caractérisation sémantique éclairante.

181Arthur Caillé

Notes

  • [1]
    Robert M. Adams, Leibniz : Determinist, theist, idealist (Oxford University Press, 1994).
  • [2]
    See the introduction to G. W. Leibniz, Discours de métaphysique suivi de Monadologie et autres textes, ed. Michel Fichant (Paris : Gallimard, 2004).
  • [3]
    Daniel Garber, Leibniz : Body, substance, monad (Oxford University Press, 2009).
  • [4]
    Cette approche est notamment développée dans Les Uns et les autres… Biographies et prosopographies en histoire des sciences, éd. Laurent Rollet et Philippe Nabonnand (Presses universitaires de Nancy, 2012).
  • [5]
    A. Cauty, Multiversalité du temps, du calendrier et du zéro maya (Paris : Association d’ethnolinguistique amérindienne, 2012), p. iv-v.
  • [6]
    André Cauty et Michel Hoppan, Des spécificités des numérations mayas précolombiennes, Mémoires de la Société linguistique de Paris, Nouvelle série, 12 (2003), 121-147.
  • [7]
    Johannes Kepler, Gesammelte Werke (Munich : C. H. Beck), 21 vol., vol. 7 (1953), p. 371.
  • [8]
    Johann Hartmann Beyer, Stereometriae inanium nova et facilis ratio (Francfort, 1603) ; et id., Conometria mauritiana, das ist ein newer stereometrischer Tractat (Francfort, 1619).
  • [9]
    Ernst Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance (Leipzig : Teubner, 1927).
  • [10]
    Alexander Anderson, Exercitationum mathematicarum decas prima (Paris, 1619), p. 27-30.
  • [11]
    Astronomia nova, partie IV, ch. 60 : voir Kepler, op. cit. dans n. 1, vol. 3 (1937), p. 381.
  • [12]
    Ibid., avec un jeu de mots Apollo-Apollonius sur Virgile, Bucoliques, églogue III – non signalé par les éditeurs.
  • [13]
    Voir note des éditeurs dans Kepler, op. cit. dans n. 1, vol. 7 (1953), p. 599.
  • [14]
    Gottfried Wilhelm Leibniz, A VI 4 (pour Sämtliche Schriften und Briefe [Darmstadt, puis Leipzig, puis Berlin, 1923], série VI, vol. 4).
  • [15]
    Id., A VI 4.
  • [16]
    Leibnizens mathematische Schriften, éd. par C. I. Gerhardt, t. I-VII (Berlin, puis Halle : 1849-1863), t. VII.
  • [17]
    Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre IV, chap. 17, § 4 (A VI, 6, 478).
  • [18]
    Henri Guerlac souligne le rôle important de Magellan dans la communication aux Français de la connaissance des airs par les Britanniques in Lavoisier – the crucial year : The Background and origin of his first experiments on combustion in 1772 (New York : Gordon and Breach, 1990 [1961]). Voir à ce sujet les lettres de Magellan à Macquer et à Trudaine.
  • [19]
    Neil Chambers, Joseph Banks and the British Museum : The world of collecting, 1770-1830 (Londres, Pickering & Chatto, 2007).
  • [20]
    Roberto Marchi, « Montalbani, Ovidio », dans Dizionario biografico degli italiani (Rome : Istituto della Enciclopedia Italiana, 1925-), vol. 75 (2011), 759-761 ; Marta Cavazza, Accademie scientifiche a Bologna dal « Coro anatomico » agli « Inquieti » (1650-1714), Quaderni storici, 48 (1981), 884-921.
  • [21]
    Elide Casali, Le spie del cielo : Oroscopi, lunari e almanacchi nell’italia moderna, (Turin : Einaudi, 2003), 50.
  • [22]
    Attention : au sens strict, les orthodoxes ne se distinguent des autres chrétiens qu’après 1054, et il faudrait donc d’abord parler du christianisme oriental ou des chrétiens d’Orient, puis d’orthodoxie. Le livre semble indiquer que, dès les ive-ve siècles, les intellectuels chrétiens de l’empire d’Orient ont déjà eu conscience d’une identité culturelle propre. Dans la suite du livre, notamment concernant la fin du Moyen Âge et la chute de l’Empire grec, on a l’impression que les « contacts avec l’Occident » demeurent accidentels et marginaux.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions