Notes
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[1]
Robert Fox, The Savant and the State : Science and cultural politics in nineteenth-century France (Baltimore, Maryland : The Johns Hopkins University Press, 2012).
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[2]
Voir, notamment, Paolo Mancosu (éd.), The Philosophy of mathematical practice (Oxford : Clarendon Press, 2007).
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[3]
Citons par exemple « die grosse Wurst du conte allemand » évoquée par Hoüel lorsqu’il critique les « métaphysiciens » qui « plaisantent agréablement sur la forme d’une saucisse, que, selon eux, Riemann indiquerait comme une des formes possibles de l’espace » (pages 212-213).
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[4]
Cf. Euclide, Éléments, déf. I.8, I.9, III.7, III.8, et prop. I.9, III.16, VI.33, X.1.
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[5]
Ibid., VI.33.
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[6]
Surtout Ibn al-Haytham, al-Samaw’al et Avicenne.
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[7]
Ibn al-Haytham a quand même une piste pour étudier l’angle de contingence : il propose de l’approcher par une suite infinie d’angles rectilignes.
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[8]
Il faut lire ce chapitre en se reportant au texte d’Ibn al-Haytham édité et traduit par Rashed dans un autre livre : Les Mathématiques infinitésimales du ix e au xie siècle (Londres : Al-Furqān, 1996-2005), t. 2 ; cf. aussi l’erratum dans le t. 3.
Ugo Balzaretti, Leben und Macht : Eine radikale Kritik am Naturalismus nach Michel Foucault und Georges Canguilhem (Weilerswist : Velbrück Wissenschaft, 2018), 14 x 22,2 cm, 728 p., liste d’abréviations, bibliogr., index des noms, index des notions
1Avec l’expression « indignité du pouvoir », Michel Foucault a autrefois défini un exercice du pouvoir entraînant des effets qui en réalité ne lui appartiennent pas par définition. La figure polémique qu’il a choisie pour cela, c’est le « gras et crapuleux » serviteur de l’État. Or, si nous voyons dans ce misérable personnage un style de pensée prédominant, nous comprendrons pourquoi la critique du naturalisme est si importante aujourd’hui, dans la mesure où celui-ci se réalise de manière instrumentale et gouvernementale selon des rationalités ubuesques.
2On considère souvent que son arrogance grotesque commence dès que ce naturalisme progresse au-delà de ses limites, en s’imposant comme explication matérialiste-scientifique du monde et de la vie, jusqu’à vouloir façonner la vie humaine à travers ses techniques mécanistes et ses technologies exclusives. Par conséquent, l’impératif premier de toute critique du naturalisme devrait rappeler à la raison instrumentale quels projets de vie et quels modes d’expérience sont massivement sacrifiés et normalisés à travers elle. Il devrait lui rappeler également comment son expansion irréfléchie et son objectivation canalisent dangereusement la diversité de la vie et des histoires de vie, jusqu’à s’imprimer sur celles-ci de manière irréversible. La seule voie qui reste à celui qui souhaite s’échapper de ce lieu commun et de son murmure foisonnant, c’est la radicalisation de cette critique. C’est bien ce que nous propose le volume très méritoire d’Ugo Balzaretti, Leben und Macht (Vie et pouvoir).
3Arrêtons-nous sur cette affirmation significative qui introduit le propos de Balzaretti : « Le problème principal de la modernité, ce n’est donc pas la subjectivité, mais bien plutôt l’incapacité de situer dans un rapport approprié avec le cercle infini de la vie le cercle anthropologique de la finitude dans lequel elle s’explicite de manière nécessaire » (p. 26). Il s’agit là d’un propos très stimulant pour le philosophe, dont l’attention est tout de suite éveillée non seulement par l’importance des problèmes soulevés, mais aussi par la promesse de pouvoir enfin comprendre effectivement cette affirmation après six cents pages. La critique radicale du naturalisme s’appuie ici sur l’idée d’infinité de Hegel. C’est cette idée qui fait le lien entre le concept de pouvoir répressif-productif de Foucault et la notion de vie chez Canguilhem. Ici, dans l’infinité d’un esprit encore conscient de sa propre nature surnaturelle, la vie est redécouverte comme le lieu fondamental de cette créativité et spontanéité qui, perpétuellement et avant toute fondation de sens, entraîne le sens.
4Pour les défenseurs du naturalisme, ce lieu est un non-lieu, une dystopie fermée à toute offensive épistémique et positiviste. Cependant, il faut bien tenter de s’approcher d’une hétérotopie prometteuse, à savoir d’un autre espace qui soit tout à fait accessible. C’est précisément ce que fait l’explorateur Balzaretti en quatre étapes : 1) en premier lieu, en réhabilitant la préface de la première édition de l’Histoire de la folie (1961), injustement oubliée, dans laquelle une compréhension culturelle – et non pas pathologique – de la folie indique une dimension non-historique et prérationnelle, une dimension gestuelle qui se joue dans « l’absence d’œuvre » : voici l’avantage de celui qui est exclu de la raison.
5Est-ce dans ce dehors, dans cette marge de la raison, que commence peut-être la critique de la raison ? Foucault a lutté avec cette question durant toute sa vie. 2) Est-ce qu’une réponse à cette question nous amène à concevoir la folie de la même manière que le concept de vie, comme unité infinie, comme être absolu actif et devenir actif ? Si c’est le cas, l’anhistoricité de la folie coïncidera avec la préhistoricité de la vie. Ce qui se forme dans ce fond silencieux se dirige maintenant contre les types de rationalité qui méconnaissent la vie et qui en sont ennemis, ces rationalités dont les histoires matérialistes et scientifiques, à travers les questions anthropologiques, conduisent à une fausse médiation entre bios et oikos.
6À ce stade, l’important outil méthodologique nommé biopolitique contribuera à diagnostiquer 3) pourquoi l’espace politique humaniste, moderne et – pourrait-on ajouter – libertaire, avec tous ses mécanismes totalitaires, de normalisation et exclusion, crée une distance avec la vie qui se trouve significativement accentuée par une épistémè naturaliste et son intellect formalisant et objectivant. Or, 4) si l’on relie de cette manière la biopolitique au concept canguilhémien de vie, le projet de Foucault est en effet considérablement élargi. La critique ne s’adresse plus seulement aux effets du pouvoir biopolitique et gouvernemental sur la normalisation et la subjectivation des individus. En outre, le questionnement ne vise pas seulement les possibilités qu’ont ceux-ci de résister à ces relations de pouvoir étroites et pénétrantes. En fait, derrière tous ces mouvements, on découvre la vie comme leur fondement.
7Peut-être une telle entreprise ne réussit-elle qu’à travers une philosophie s’appuyant sur l’intuition : une intuition qui, dans la connaissance de la vie, ne se laisse pas déjouer trop rapidement par la mécanique analytico-synthétique de la rationalité moderne. Ou du moins est-ce ainsi que Bergson l’imaginait : une des rares idées de Bergson auxquelles Canguilhem ne s’est pas opposé. Il n’en va peut-être pas de même pour Foucault, si l’on considère le caractère linguistiquement transgressif des tentatives à travers lesquelles il a exploré le « hors-jeu » de la raison critique, le « dehors » de la raison.
8René Pikarski
Marie-Noëlle Bourguet, Le Monde dans un carnet : Alexander von Humboldt en Italie (1805) (Paris : Éditions du Félin, 2017), 15,1 x 23 cm, 299 p., 27 ill. noir et blanc, 16 ill. couleur, bibliogr., index nom., coll. « Les marches du temps »
9Le prologue de ce livre commence par une citation très brève, presque sèche, extraite du carnet d’Alexander von Humboldt : « Le chronomètre s’est arrêté à Tivoli. » Ces quelques mots éloignent d’emblée le lecteur des exergues bavards ou des fragments censés exprimer les intentions de l’auteur. Cependant, ils en disent long sur l’ouvrage à l’orée duquel ils se trouvent. Le Monde dans un carnet est un livre d’histoire des sciences consacré à un calepin jaune, assez commun dans sa forme, empli de notes en français ou en allemand et de séries de chiffres consignées avec une écriture souvent heurtée. L’enquête menée par Marie-Noëlle Bourguet rend intelligible la « bizarrerie composite » (p. 245) de l’objet et met au jour la manière dont Humboldt l’a façonné en sélectionnant les informations, en notant et organisant les données censées prendre place dans une « science pensée à l’échelle du monde ». De manière assez symétrique au décentrement qu’elle avait opéré en travaillant sur la statistique des préfets, Marie-Noëlle Bourguet n’a pas utilisé ce calepin jaune pour documenter le voyage de Humboldt en Italie mais elle a fait de cet instrument du travail savant un objet qui lui permet de saisir une « raison graphique » particulière.
10En abordant le Tagebuch tenu par Humboldt en 1805 comme l’objet de son livre, l’auteure a fait un pas de côté par rapport aux objets les plus emblématiques des études humboldtiennes. D’une part, ce calepin jaune ne concerne pas le grand voyage effectué par le naturaliste en Amérique centrale et en Amérique du sud entre 1799 et 1804, mais un séjour qui a conduit Humboldt en Italie, moins d’un an après son retour d’Amérique, en compagnie de Gay Lussac. D’autre part, ce carnet de vingt centimètres sur treize qui compte une centaine de pages ne propose pas un récit du voyage en Italie – destination qui a pourtant suscité une abondante production narrative – mais des notes qui enregistrent des observations météorologiques, des mesures physiques, des extraits de ses lectures. Elles ne concernent quasiment pas la botanique – Humboldt termine à Rome la rédaction de la version allemande de son Essai sur la géographie des plantes – mais, pour la plupart, le magnétisme terrestre, la météorologie, le volcanisme. Pour bâtir son enquête et faire parler ce calepin laconique voire hermétique, l’historienne des sciences ne l’a pas seulement examiné au ras des pages – un peu comme Humboldt qui observait « le paysage au ras du sol » – elle a bien évidemment eu recours à d’autres sources, des lettres notamment, mais aussi des rapports, des journaux et des témoignages produits par celles et ceux qu’Humboldt a rencontrés à Rome. Le résultat est magistral.
11Structuré en sept chapitres entourés d’un prologue et d’un épilogue, Le Monde dans un carnet mobilise les acquis des travaux des historiens des sciences consacrés aux carnets de laboratoire tout comme les résultats des recherches sur les pratiques déployées par les savants de terrain. En s’appuyant sur une lecture très minutieuse des pages manuscrites de Humboldt et sur les traces du séjour italien de Humboldt laissées dans d’autres archives, Marie-Noëlle Bourguet parvient à montrer qu’il ne s’agit pas d’une prise de notes sur le vif qui tenterait de préserver l’observation fugace et le déroulement du voyage. Au contraire, elle fait parler les chiffres consignés dans le calepin pour retrouver les opérations de mesure effectuées par Humboldt, elle met en lumière le recours aux pratiques de l’extrait pour nourrir une démarche comparative, décode les listes de références et le jeu des renvois imaginés par Humboldt. En abordant de front la matérialité et le contenu du carnet de Humboldt, elle restitue un savoir en construction ainsi que les gestes qui l’ont produit. Marie-Noëlle Bourguet a certes identifié des usages ultérieurs de ce carnet mais elle a choisi de ne pas s’y attacher dans son livre afin de parvenir à concentrer son regard sur le moment de l’inscription, sur la spécificité de l’écriture mobilisée dans la tenue d’un carnet sans courir le risque de la téléologie. Au gré de son enquête, elle fait parler les silences de Humboldt et montre combien son expérience américaine tient une place centrale dans le séjour italien. Cette manière d’aborder le travail de Humboldt conduit Marie-Noëlle Bourguet à montrer que l’Italie est avant tout pour Humboldt le lieu qui rend possible la construction d’une science qui dépasse la localité et que ce calepin dépourvu de descriptions contient les matériaux d’une science générale qui a mobilisé l’activité savante du voyageur sa vie durant.
12Isabelle Laboulais
Cédric Chandelier, Science et liberté : Crise de la conscience et transformation de la science au tournant du xxe siècle (Paris : Hermann, 2016), 14 x 21 cm, 348 p., coll. « Philosophie »
13Cédric Chandelier nous propose, dans ce livre de 348 pages, une analyse épistémologique de la transformation de la science au tournant du xxe siècle, en articulant sa réflexion autour d’auteurs comme Henri Poincaré, Pierre Duhem, Édouard Le Roy, Émile Boutroux ou encore Charles Renouvier.
14La première question abordée est la convention : peut-on, comme le suppose Poincaré, dire qu’une géométrie implique que l’on convienne ou que l’on décide en commun de choisir telle hypothèse, tel modèle ou cadre explicatif ? Poincaré dit choisir la commodité de la géométrie euclidienne. Mais (p. 49) : « Pourquoi est-elle la plus commode ? Pourquoi convenir de ce qui convient ? C’est bien une question que pose la réponse de Poincaré. Il n’est pas sûr que l’auteur du concept de convention en géométrie soit lui-même conventionnaliste. » Réfléchissant sur la commodité d’une géométrie et sur la mesure, Cédric Chandelier conclut que la commodité n’est jamais définitive et que la mesure spatiale est essentiellement imparfaite (cf. p. 53). Ces questions de convention renvoient l’auteur à un rejet de l’apriorisme kantien, qui caractérise d’ailleurs la position de Poincaré (cf. p. 70). Pour Henri Poincaré, comme pour Louis Couturat, « il n’est pas nécessaire de supposer une réalité, même empirique, à l’espace, pour expliquer la constitution d’une géométrie non euclidienne » (p. 73). Le conventionnalisme se développe donc grâce à Poincaré, mais il va déborder largement cette impulsion initiale. Savants et épistémologues du début du xxe siècle ont conscience d’une crise dans l’évolution de la science et ils anticipent les bouleversements que cela implique (cf. p. 96-97).
15Au-delà de la convention, le conventionnalisme comme courant de pensée scientifique se caractérise par le fait de vouloir réintégrer l’expérience. « La thèse du conventionnalisme est donc que l’expérience, sans pouvoir infirmer une loi, peut néanmoins la “condamner” de façon indirecte » (p. 116). Il s’agit donc de construire une épistémologie, de réfléchir sur la science sans vouloir défendre inconditionnellement une seule position. Tel aurait été l’état d’esprit des philosophes et des savants au début du xxe siècle. En philosophie aussi, l’expérience reconquiert ses lettres de noblesse, avec la philosophie nouvelle influencée par Charles Renouvier et Émile Boutroux, illustrée par Édouard Le Roy. « Si la philosophie nouvelle reste un empirisme, ce n’est pas seulement par son attachement à l’expérience subjective, ni, a fortiori, par son rejet d’une certaine métaphysique ; il s’agit d’abord pour elle d’exprimer ce qu’il y a de “profond” dans une quête métaphysique qu’elle reconnaît comme étant aussi celle de l’empirisme » (p. 138). Philosophie nouvelle à la recherche d’une métaphysique et qui se démarque du positivisme ambiant en se rapprochant de « la pensée d’Émile Boutroux sur la contingence des lois de la nature » (p. 151).
16À cette époque émerge la figure de Pierre Duhem. Au sujet de sa philosophie scientifique, Cédric Chandelier rappelle la « formule » d’Abel Rey : « Elle est la philosophie scientifique d’un croyant » (p. 158). En fait, ce n’est heureusement pas aussi simple, « Duhem définit l’autonomie de la science vis-à-vis de la métaphysique », il dissocie ainsi l’objectivité de l’existence physique, conférant au scientifique une grande liberté (p. 192). Duhem soustrait la cosmologie et la physique à la rigidité d’une doctrine, il y voit à la fois le dynamisme de la raison humaine et de l’ordre de l’univers : « Prévoir le devenir de l’être, c’est le savoir imprévisible » (p. 199).
17Cédric Chandelier insiste donc beaucoup sur la réflexion conventionnaliste qu’il n’est pas loin de voir comme révélatrice d’une tension entre la pensée scientifique et le langage. La volonté de sauver à tout prix la « valeur ontologique de la science » se paie d’un « renoncement métaphysique de l’épistémologie » (p. 254). En résumé, le livre de Cédric Chandelier nous renvoie aux approches philosophiques de la science qui furent celles de Boutroux, Bergson, Le Roy. Le conventionnalisme constitue un cadre de réflexion mais il est significatif que, surtout vers la fin de l’ouvrage, Cédric Chandelier ait voulu rappeler avec force le poids d’une pensée de la contingence, illustrée très nettement par Boutroux mais aussi par Bergson. D’autre part, cette philosophie nouvelle et cette épistémologie du xxe siècle naissant s’accompagneraient d’une conception précise de la liberté humaine, qui s’exprime aussi dans le domaine scientifique. L’auteur évoque « la filiation du conventionnalisme avec la “doctrine” qui subordonne la liberté humaine à la société » (p. 299).
18Olivier Perru
Volny Fages, Savantes nébuleuses : L’origine du monde entre marginalité et autorité scientifique (Paris : Éditions EHESS, 2018), 16 x 24 cm, 363 p., 2 tabl., 13 fig., bibliogr., coll. « En temps & lieux »
19L’auteur nous invite à un voyage agréable et passionnant à travers le développement des recherches cosmogoniques en France dans la seconde moitié du xixe et au début du xxe siècle. L’astronomie se libère alors, non sans mal parfois comme à l’Observatoire de Paris dirigé par Urbain Le Verrier, du champ d’une astronomie instrumentale et calculatoire, pour celui d’une astrophysique fondée sur la spectroscopie et l’évolution des étoiles, porté par Jules Janssen. L’hypothèse émise par Pierre-Simon de Laplace vers 1795 concernant la formation du système solaire à partir de la condensation d’une nébuleuse primitive en rotation, où les planètes naissent dans un disque se formant dans le plan équatorial, connaît un regain d’intérêt dans ce cadre évolutionniste. Mais le domaine reste très spéculatif et les théories s’affrontent, fondées sur la critique ou la défense de l’hypothèse de Laplace. Comme le montre l’auteur, ces critiques mettent aussi en jeu des rivalités entre des personnalités fortes de l’astronomie (faisant suite à l’opposition François Arago / Le Verrier), rivalités qui se poursuivent au sein des institutions et à travers les générations.
20Si l’Observatoire de Paris demeure la référence institutionnelle, les problèmes de cosmogonie y sont laissés aux astronomes plutôt comme un loisir, en dehors de leur tâche principale. Un lieu plus ouvert, mais qui a néanmoins ses codes, est celui de l’Académie des sciences avec ses séances et ses comptes rendus. L’Académie laisse s’exprimer des scientifiques issus de milieux plus variés, tels des universitaires de province, comme Édouard Roche à Montpellier, ou des ingénieurs polytechniciens exerçant ou ayant exercé des responsabilités, comme Émile Belot, à travers des mémoires et des notes. L’auteur montre que ces notes sont publiées sur le terrain de l’analyse mathématique et des lois empiriques, plus que sur celui des hypothèses générales de cosmogonie, laissées dans les tiroirs. Les académies de province, où l’on trouve en général des notables passionnés, sont le lieu d’échanges plus libres. Au-delà de ce cercle intellectuel, la presse de vulgarisation prend son essor parallèlement à l’élargissement du public en mesure de s’intéresser à l’évolution scientifique et technologique de la société. Camille Flammarion en devient l’interlocuteur privilégié et la cosmogonie devient un sujet d’intérêt pour le grand public.
21Ce tableau général prend vie dans l’ouvrage de Volny Fages à travers les multiples intervenants qu’il y dépeint, une quarantaine de personnages, connus ou inconnus, constituant le corpus d’étude de ce livre issu de son travail de thèse. L’historien des sciences y retrouve bien les attendus et la précision d’un travail de recherche, y compris dans la structure même de l’ouvrage, divisé en trois parties, qui comporte une bibliographie conséquente et qui propose d’intéressantes notices biographiques sur les protagonistes ; le livre reste cependant d’une lecture très accessible à toute personne intéressée par l’histoire et la sociologie en général, et l’histoire des sciences en particulier. L’auteur nous entraîne ainsi avec beaucoup de détails dans la complexité des itinéraires de personnes traçant leur chemin au sein ou à la périphérie d’institutions qui s’imposent progressivement comme les instances régulatrices du domaine. Les célèbres cours d’Henri Poincaré à la Sorbonne en 1910-1911, intitulés Leçons sur les hypothèses cosmogoniques, où sont analysées les hypothèses émises par un certain nombre d’auteurs, témoignent de la mathématisation ainsi que de la reconnaissance de la cosmogonie dans la sphère scientifique.
22L’auteur nous entraîne encore, au-delà de discussions théoriques, sur le terrain des analogies et des expériences. On découvre ainsi dans son ouvrage les modèles analogiques complexes avancés par des ingénieurs polytechniciens pour expliquer la formation du système solaire (qui ne sont pas sans rappeler ceux utilisés alors en électromagnétisme). On y découvre aussi les analogies proposées par des expériences de laboratoire « mimétiques » illustrant la formation de la Terre ou de la nébuleuse, comme celle de Joseph Plateau portant sur une masse d’huile en rotation, celle de Jean Meunier à l’École centrale des arts et manufactures sur la combustion des gaz, ou celle de Stanislas Meunier au Muséum sur les reliefs lunaires. Pour terminer, l’auteur revient sur les enjeux sociopolitiques de son sujet d’étude.
23Une observation astronomique aurait peut-être mérité une discussion spécifique dans le cadre décrit par l’auteur, comme ouverture pour la suite : la découverte de la précession du périhélie de Mercure en 1859 par Le Verrier, dont l’explication complète constituera le premier test de la relativité générale d’Einstein en 1915. Une théorie qui étendra le champ de la cosmogonie à celui de la cosmologie, comme annoncé par l’auteur dans son introduction.
24Christian Bracco
Robert Fox, Science without frontiers : Cosmopolitanism and national interests in the world of learning, 1870-1940 (Corvallis : Oregon State University Press, 2016), 15,3 x 22,7 cm, xvi-160 p., ill., bibliogr., index
25Dans son dernier ouvrage, The Savant and the State [1], Robert Fox montrait comment la société française du xixe siècle a été modifiée par la science. Non seulement l’enseignement scientifique s’est considérablement développé, mais la diffusion des connaissances dans l’espace public s’est faite aussi par le moyen des sociétés savantes, des congrès et des expositions universelles, et des conférences publiques. Ce mouvement est en fait universel dans les nations qui s’industrialisent. Mais la montée des nationalismes, comme facteur de divisions entre les peuples, masque souvent ces initiatives pour réunir et partager le savoir scientifique.
26Dans ce petit ouvrage, Robert Fox développe des aspects de l’évolution de ce jeu de l’universalisme et des intérêts nationaux sur la période 1870-1940. Le titre lui-même indique la thèse, thèse qui déroule ses arguments en trois actes à la façon d’un drame classique : Knowledge, the cement of nations où l’universalisme scientifique est sur une voie triomphante, War as watershed où l’on doute des vertus de l’universalisme, enfin The legacy of a fractured world, où l’universalisme résilient se heurte aux nationalismes.
27Partant du traumatisme de 1870, qui a vu la formation de l’Empire allemand, Fox inclut le temps de la première guerre mondiale et ses immédiates conséquences avant d’aborder la résurgence des nationalismes à la fin des années 1920, qui jeta une ombre sur les efforts de l’internationalisme scientifique. On saisit ainsi mieux les ruptures introduites par cet événement majeur qu’a été la Grande Guerre dans les relations scientifiques internationales, mais aussi les permanences de ce qui a existé au-delà des divergences nées de la guerre : un certain universalisme non seulement utopique, mais qui se veut aussi pragmatique, soumis aux contraintes commerciales et économiques du monde. Ainsi en est-il de l’Association internationale des académies scientifiques (AIAS) née en 1899, qui se dissout après la Grande Guerre, pour donner naissance au Conseil international de recherches (CIR) sous l’autorité duquel les nouvelles unions scientifiques seront organisées, mais en excluant les ennemis d’hier. Les tensions générées, qui s’atténuent un temps lors de la réintégration de l’Allemagne après son admission à la SDN en 1926, se renforcent avec la crise de la fin des années 1920 et la montée des totalitarismes, pour aboutir au drame de la seconde guerre mondiale. L’ouvrage joue avec nuances sur ce mouvement de balancier entre les actions cosmopolites et le repli nationaliste, c’est là toute sa richesse. Pas de position tranchée des interlocuteurs, qui présentent tour à tour les deux faces nationale et internationale.
28Ce petit essai, résultat d’une série de conférences faites à l’Oregon State University, a depuis donné lieu à plusieurs conférences internationales. À chacune de ces occasions, Robert Fox a mis en avant le rôle particulier de Paul Otlet et de Henri La Fontaine, personnalités typiques de ce cosmopolitisme et qui traversent tout son ouvrage. En 1895, à Bruxelles, Paul Otlet (1868-1944) fonde l’Institut international de bibliographie (IIB) basé sur la classification décimale universelle (archives actuellement à Mons). Avec le pacifiste et homme politique Henri La Fontaine (1854-1943), Otlet va être le propagandiste d’un nouvel universalisme, celui de la connaissance encodée de façon systématique. Les protagonistes, qui traversent les trois périodes, iront d’espoirs en actions puis en désillusions.
29L’auteur accorde également une place importante à l’artiste et urbaniste Hendrik Christian Andersen (1872-1940), dont le projet de Centre mondial de la communication (1913, repris en 1930), sorte de Babel du savoir, favorisant la paix par les connaissances à la disposition de l’humanité, lui paraît emblématique de la dichotomie de l’ensemble de la période étudiée. Projet utopique d’avant la première guerre mondiale, portant les idées pacifistes qui ne semblent pas sans lien avec le projet futur de la Commission internationale de coopération intellectuelle (CICI, 1922) et l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) qui l’encadre.
30En épilogue, Robert Fox brosse un tableau rapide du devenir des institutions internationales après la seconde guerre mondiale. La reprise des contacts et la volonté farouche de tirer la leçon des déconvenues de l’entre-deux-guerres conduisent à construire sur de nouvelles bases l’ONU, qui remplace la SDN, et l’UNESCO, qui succède à l’IICI : la paix du monde doit passer aussi par l’éducation, la culture et le partage du savoir.
31L’appareil des notes détaillées est complété par un essai bibliographique. Ce dernier apporte un éclairage sur la méthode d’approche du sujet par l’auteur, révélant une pensée incisive et synthétique, où le détail représentatif bien choisi amène à l’essentiel, puis à la généralité, dans un contexte à la fois large et circonscrit.
32Des illustrations et un index des noms et des notions complètent l’ensemble. De la lecture de cet ouvrage émergent en filigrane les deux faces des utopies humaines de cette époque : à la nécessaire reconnaissance de la diversité des peuples, pervertie par la montée des nationalismes totalitaires, répond la tout autant nécessaire unification des moyens d’échanges des connaissances par l’édification de normes communes selon les domaines du savoir, et de langages communs adaptés, dont le développement de l’éducation et de la diffusion du savoir devrait être l’élément porteur.
33Danielle Fauque
Sébastien Gandon et Ivahn Smadja (éd.), Philosophie des mathématiques : Logique, preuve et pratiques (Paris : Vrin, 2018), 11,3 x 17,9 cm, 383 p., coll. « Textes clés de philosophie des mathématiques »
34Ce livre, second volume consacré à la philosophie des mathématiques dans cette collection, rassemble des traductions françaises de six articles écrits par des auteurs nord-américains lors du demi-siècle passé, répartis également en trois sections. Chaque section débute par une introduction qui contextualise les deux articles traduits et qui en synthétise les arguments centraux. Ainsi que le titre de l’ouvrage le suggère, ces textes ont en commun de dégager de nouvelles pistes philosophiques qui articulent de différentes manières les rapports entre la logique mathématique, dont le développement rapide au cours du xxe siècle a intensément irrigué la philosophie des mathématiques, et la pratique mathématique, aujourd’hui au cœur des travaux d’une large communauté nord-américaine de philosophes [2].
35La sélection de textes réalisée ici par Sébastien Gandon et Ivahn Smadja projette ces perspectives sur des questionnements divers. Ainsi, la première section dégage des perspectives stimulantes quant à la possibilité d’une réflexion sur les mécanismes de formation et d’extension des concepts mathématiques. Confiner la logique à un rôle purement fondationnel, à la suite d’une influente tradition de lecture du programme logiciste, ne permet pas à la philosophie de comprendre le geste définitionnel, l’extension de domaines, ou plus généralement, la recherche du « bon cadre théorique » auquel les mathématiciens se réfèrent constamment dans leur travail quotidien. Un article lumineux de Jamie Tappenden nous explique alors pourquoi et comment une analyse fine de ces pratiques définitionnelles (illustrées par l’exemple du symbole de Legendre) peut enrichir et nuancer des discussions contemporaines concernant les théories de la connaissance ; tandis qu’un article de Mark Wilson, à partir d’une lecture originale de l’histoire de la géométrie algébrique (et notamment du concept de point multiple), montre comment le respect aveugle des règles de l’inférence logique (la « grammaire apparente ») n’aurait pas permis le développement de puissants concepts géométriques. Au contraire, nous explique Wilson, le succès inférentiel n’est obtenu que par le « bricolage » ingénieux d’une « grammaire active », dont la justification repose sur une sémantique qui, en général, n’est pas accessible aux locuteurs lors du développement même d’une science.
36À l’inverse, la seconde section interroge également les rapports entre pratique mathématique et logique, mais à travers la recherche de fondations logiques qui obéissent à un impératif catégorique de respect de (et d’adéquation avec) la pratique mathématique. Un premier article de Stewart Shapiro défend l’idée que la logique du second ordre comme fondement des mathématiques peut satisfaire certains critères auxquels contrevient la logique du premier ordre, notamment en ce qu’elle permet de mieux rendre compte de « l’usage du discours mathématique » (p. 207), donc, en un sens, de la pratique mathématique. Un second article, assez technique, de Solomon Feferman expose un cadre théorique dans lequel une partie M des mathématiques peut être formalisée de sorte que « chacun des concepts, raisonnements et résultats » (p. 246) de M ait une traduction dans la théorie formelle associée.
37Enfin, une troisième section, dont l’unité est plus discutable, ouvre sur deux perspectives philosophiques suggérées par de nouveaux développements issus de la mathématique contemporaine elle-même. Un premier article, écrit par Steve Awodey, présente les bases de la théorie des catégories, et explique en quoi celle-ci permet de capturer la notion de structure mathématique, omniprésente dans la pratique mais aussi dans le vocabulaire des mathématiciens – en particulier Nicolas Bourbaki – au moins depuis la seconde moitié du xxe siècle. S’ensuit un article de Thomas Tymoczko, qui avait provoqué de nombreuses réactions lors de sa publication initiale en 1979, sur la preuve assistée par ordinateur du théorème des quatre couleurs, donnée en 1976 par Kenneth Appel et Wolfgang Haken. L’auteur y affirme qu’accepter cette preuve implique nécessairement d’élargir notre concept de « preuve mathématique » (et donc de « théorème »), en incorporant des pratiques expérimentales dans le domaine des mathématiques pures.
38Le mérite principal de cet ouvrage est de mettre à disposition du lectorat francophone une sélection d’articles qui témoignent de la diversité et de la richesse de la philosophie des mathématiques contemporaines de tradition nord-américaine. Les traductions sont d’excellente facture, et les introductions fournissent, pour chaque article, des clefs de lecture bienvenues et très utiles, ainsi que de généreux compléments bibliographiques. Notons toutefois qu’une certaine aisance technique en logique formelle est requise pour pouvoir suivre le détail des argumentations des auteurs traduits dans ce volume. Du reste, ce livre constitue une excellente introduction à un champ philosophique vaste et stimulant ; sa lecture profitera aussi bien aux mathématiciens qui cherchent dans la philosophie autre chose que la poursuite de programmes fondationnalistes guère séduisants, qu’aux philosophes qui trouveront dans la pratique mathématique contemporaine un matériau certes difficile, mais des plus riches.
39Nicolas Michel
Yves Gingras, Histoire des sciences (Paris : PUF, 2018), 11,5 x 17,6 cm, 128 p., coll. « Que sais-je ? ». Id., Sociologie des sciences, 2e édition corrigée (Paris : PUF, 2018), 11,5 x 17,6 cm, 128 p., coll. « Que sais-je ? »
40Vingt ans après Pascal Acot, Yves Gingras (chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences, UQAM) publie une nouvelle introduction à l’histoire des sciences dans la collection « Que sais-je ? ». Il s’agit donc d’une mise à jour, qui vient se placer à côté d’autres opus de la collection consacrés à la sociologie, la philosophie et la dialectique des sciences, les théories de la connaissance et l’épistémologie.
41Après avoir discuté la question de la périodisation, l’eurocentrisme, la révolution scientifique introduite par la science expérimentale du xviie siècle et la critique classique de la notion de précurseur dans l’histoire des découvertes scientifiques, Yves Gingras pose les bases d’un récit qui se veut généalogique, en distinguant trois grandes périodes : 1) celle des sciences anciennes, marquées par l’adoption de l’écriture et la création de méthodes de calcul qui rendent possible la codification des observations et la prédiction des phénomènes astronomiques ; 2) la période moderne (1500-1800), qui voit la construction et l’usage d’instruments d’observation (télescope, microscope, etc.) et le développement de méthodes nouvelles en mathématique (calcul différentiel et intégral) ; 3) la période contemporaine, qui se caractérise par des sciences plus systématiquement quantitatives (chimie, hydrodynamique, thermodynamique, électromagnétisme, etc.). Le xixe siècle n’ouvre pas seulement une ère industrielle de la science, mais aussi celle de la spécialisation et de la professionnalisation des métiers scientifiques (marginalisation des amateurs). L’auteur sait insuffler un rythme à son récit pour raconter l’émergence de différentes branches du savoir sans perdre le lecteur. Il décrit tout à la fois les espaces, les inventions techniques et les acteurs qui sont à l’origine des cycles de circulation des connaissances ; il explique les changements de centre de gravité des activités scientifiques en fonction des crises politico-économiques et il introduit à l’histoire des lieux de sociabilité savante. Ainsi, si la Société royale de Londres occupe une place centrale dans les institutions du xviie siècle, Yves Gingras la replace cependant dans un cadre d’analyse qui prend en compte les réseaux épistolaires et l’éclosion des revues.
42Curieusement, l’ouvrage se termine sur la fin annoncée des grandes découvertes : « Il est notable qu’aucune véritable “révolution scientifique” comparable à celles de la première moitié du xxe siècle (relativité, mécanique quantique, cosmologie, génétique) n’est venue ébranler les recherches qui demeurent fondées sur des théories établies avant les années 1970 » (p. 124). Mais la stabilité des fondements scientifiques ne signifie pas qu’il faille renoncer à étudier la dynamique socioculturelle des sciences : au contraire, les données bibliométriques attestent que la Chine s’est hissée en peu de temps au sommet de la production scientifique, talonnant les États-Unis ; elles indiquent aussi qu’un petit nombre de pays produit la plus grande partie de la science, qui est donc un domaine culturel très inégalitaire.
43Du point de vue de l’historiographie, Yves Gingras convient que l’histoire des sciences reste une discipline universitaire en pleine effervescence et il souligne la pluralisation des objets de recherche des historiens au-delà de ces grandes tendances de la discipline. Sur ce plan, le livre présente très clairement l’apport des différentes écoles historiques et il sera très utile aux débutants. Au-delà d’une confrontation entre les approches « internaliste » et « externaliste », l’auteur distingue une histoire des concepts (contestée par les marxistes, mais encore défendue par Alexandre Koyré), une histoire sociale et institutionnelle (marquée par la conception de Thomas Kuhn des paradigmes et des crises scientifiques, mais surtout représentée par l’étude des controverses) et une histoire culturelle (articulée autour de la notion de représentation). Des cartes accompagnent certaines parties, non pas comme simple illustration, mais pour localiser les savoirs dans les lieux où ils ont été produits. À ce propos, on regrettera l’absence de référence aux travaux de l’historien britannique Simon Schaffer, à qui l’on doit une analyse fine des espaces où la science expérimentale se diffuse et se transmet en dehors du laboratoire. Enfin, un glossaire ou quelques définitions auraient été utiles : qui sait aujourd’hui ce qu’est un « gnomon » ?
44Signalons que la Sociologie des sciences (2013) du même auteur est reparue sous une forme revue et corrigée en 2017. Là encore, il s’agit d’expliquer clairement comment les chercheurs en sciences sociales mettent en évidence les facteurs sociaux qui président aux transformations des sciences. Je limiterai ma critique en pointant une ambiguïté entre les facteurs sociaux et facteurs culturels, ces derniers restant peu explicites dans l’analyse. Le terme culture est devenu extrêmement polysémique en sciences sociales, il est parfois difficile de comprendre ce qu’il recouvre exactement. Il semble qu’Yves Gingras attribue aux conflits des valeurs un rôle de régulateur culturel, susceptible d’encourager ou de freiner les découvertes scientifiques ; mais alors on voit mal ce qui différencie le normatif et le culturel.
45Toutefois, le lectorat français pourra découvrir à travers ce livre des sociologues canadiens peu connus en France, ce qui fait l’une de ses originalités. Enfin, les spécialistes seront surpris de ne pas trouver d’analyse de réseaux et de communautés épistémiques, un champ qui a connu un véritable essor ces dernières années avec les techniques des humanités numériques, et dont Yves Gingras est un spécialiste. Mais il est vrai que la collection « Que sais-je ? » se prête peu à des explications et des représentations graphiques. À recommander vivement aux étudiants.
46Emmanuel Delille
Mathias Girel, Science et territoires de l’ignorance (Versailles : Quæ, 2017), 12 x 19 cm, 160 p., coll. « Sciences en questions »
47Science et territoires de l’ignorance peut se lire comme un essai d’épistémologie générale sur le savoir et l’ignorance, ancré dans des réflexions philosophiques pluriséculaires ; ou comme une critique des mésusages contemporains de la science, destinée à mettre en alerte ses lecteurs grâce à des exemples précisément documentés, environnementaux et/ou sanitaires ; ou encore comme un viatique pour qui voudrait découvrir l’agnotologie, une science orientée par un questionnement politique et épistémique qui se déploie en histoire, sociologie, science politique ou philosophie.
48Dans cet ouvrage issu d’une conférence-débat du groupe « Science en questions » à l’INRA, Mathias Girel s’engage en premier lieu dans une analyse du phénomène de l’ignorance, appréhendé à travers ses « variétés » – privation, potentialité, virtualité – et ses caractéristiques communes : j’ignore, à des degrés divers, ce que je pourrais ou devrais savoir ; j’ignore seulement ce que je pourrais connaître, compte tenu de l’état du savoir et parce que je peux adopter un point de vue qui fait apparaître cette ignorance, en lieu et place d’illusions, d’erreurs, de préjugés, etc. Cette analyse de l’ignorance permet de mettre la focale sur des cas où une information, qui devrait ou pourrait être accessible, est absente, ou des situations dans lesquelles nous ne pouvons faire usage d’un savoir pourtant existant.
49Un second chapitre envisage alors l’ignorance non comme un état, mais comme un effet produit, par des causes externes à la personne ignorante, et présente l’agnotologie, la science ou la connaissance de l’ignorance comme effet produit. L’agnotologie se structure autour de plusieurs questions clés : comment objectiver l’intention de produire (de) l’ignorance ? Une telle intention a-t-elle été couronnée de succès et comment peut-on attester de celui-ci ? Quelle est la motivation de ceux qui produisent (de) l’ignorance ? En s’efforçant de répondre à ces interrogations, on met à jour des stratégies destinées à rendre une information douteuse, par exemple celle qui consiste à bâtir une controverse de toutes pièces, pour « brouiller » une connaissance constituée, et l’usage récurrent de certains outils conceptuels et de rhétoriques, par exemple l’opposition entre la science « solide » ou « bonne » et la science « pourrie ».
50Il est souvent compliqué, en pratique, de distinguer la stratégie intentionnelle de la production non-intentionnelle de l’ignorance. C’est à ce partage délicat qu’est consacré le troisième chapitre du livre. Mathias Girel souligne que la dimension intentionnelle s’éclaire à mesure que l’on peut accéder à des archives. Mais bien souvent, nous n’en disposons pas et les choses échappent à notre compréhension. La notion d’indiscernable est ici mobilisée pour caractériser l’ignorance produite : elle renvoie d’une part à la difficulté à comprendre s’il y a ou non une intention ; elle se rapporte d’autre part à la possibilité qu’une enquête, destinée en principe à produire une connaissance, ne soit en réalité qu’une apparence d’enquête.
51La possibilité d’« indiscernables intentionnels » débouche, dans le chapitre final, sur l’examen de l’hypothèse conspirationniste. Toute réflexion qui prend l’hypothèse du complot au sérieux doit répondre aux questions suivantes : Comment le collectif a-t-il agi ? Comment le secret a-t-il été préservé ? Comment une connaissance donnée n’a-t-elle pas eu plusieurs foyers d’émergence ? Si aucune de ces interrogations ne reçoit de réponse simple, elles ne doivent pas nous détourner de l’hypothèse conspirationniste. En effet, celle-ci peut au moins être le point de départ d’une enquête.
52In fine, les trois fils de lecture de l’ouvrage – essai d’épistémologie générale, critique des mésusages de la science pour des enjeux environnementaux et sanitaires, et présentation de l’agnotologie contemporaine – convergent pour affirmer avant tout la nécessité d’une démarche d’enquête dans le contexte qui est le nôtre : « Nous évoluons dans une zone grise, où les distinctions ordinaires et les attributions claires deviennent plus difficiles, ce qui ne signifie pas qu’elles deviennent impossibles » (p. 139).
53Marie Gaille
Guillaume Gosselin, De arte magna libri IV / Traité d’algèbre ; suivi de Prælectio / Leçon sur la mathématique, étude introductive, traduction française, annotations par Odile Le Guillou-Kouteynikoff (Paris : Les Belles Lettres, 2016), 16 x 24 cm, 530 p., coll. « Sciences et savoirs – Bibliothèque de science, tradition et savoirs humanistes »
54Guillaume Gosselin est un algébriste du xvie siècle, natif de Caen (on ne sait en quelle année) et mort de la peste en 1590. Aujourd’hui injustement oublié, il fut pourtant suffisamment important aux yeux de ses contemporains pour que des mathématiciens écrivant à la génération suivante et formés aux armes de l’algèbre nouvelle, celle d’un François Viète voire d’un René Descartes, continuent à le lire avec attention. Ainsi Adrien Romain conserva-t-il un exemplaire de ses œuvres reliées avec celle de Simon Stevin ; Leibniz en acquit un exemplaire lorsqu’il était à Paris (1674-1675) et il y puisa l’inspiration pour la résolution de certains problèmes diophantiens qui l’occupaient alors (Sämtliche Schriften und Briefe, t. VII, vol. 3, 1999, p. 598 et suiv.). De fait, Gosselin appartient à cette génération qui, avec Rafael Bombelli (qu’il ne semble pas connaître), s’approprie l’œuvre de Diophante traduite depuis peu en latin par Xylander (1575). Il se distingue également par un soin certain apporté à munir l’algèbre de démonstrations rigoureuses et, tout particulièrement, par sa volonté de donner des preuves purement arithmétiques de résultats que ses prédécesseurs allaient prélever dans les raisonnements géométriques du livre II des Élements d’Euclide.
55L’ouvrage d’Odile Le Guillou-Kouteynikoff contient une traduction française de l’œuvre algébrique de Gosselin intitulée le Grand art (titre complet : De arte magna, seu de occulta parte numerorum, quæ & algebra, & almucabala vulgo dicitur, libri quatuor, in quibus explicantur æquationes Diophanti, regulæ quantitatis simplicis, & quantitatis surdæ, 1577), ainsi que celle d’une leçon sur les mathématiques, publiée ici pour la première fois, mais dont on ne connaît malheureusement rien du contexte (De ratione discendæ docendæque mathematices repetita prælectio, 1583). Outre ces deux ouvrages, Gosselin est également l’auteur d’une traduction de l’Arithmétique de Nicolas Tartaglia, parue en 1578 et qui, étant écrite en français et aisément accessible aujourd’hui, n’est pas reproduite dans ce volume. Chaque traduction est accompagnée du texte latin en regard et d’un riche appareil de notes. L’ensemble est précédé d’une partie introductive de deux cents pages qui fournit au lecteur les informations qu’on peut glaner sur la vie de l’auteur et, surtout, un très utile commentaire d’une pratique mathématique qui, n’étant pas couchée dans le langage de l’algèbre symbolique, reste difficile d’accès pour le non-spécialiste. Index, bibliographie et lexique des principaux termes latins dont la traduction a demandé un choix accompagnent utilement le volume. Si certains choix peuvent être discutés (peut-on vraiment rendre « error operis » par le très moderne « erreur opératoire », surtout quand on fait l’effort de rendre aequatio par « égalisation » ?), la présence du texte original et l’explicitation des choix rendent le dispositif totalement transparent pour le lecteur.
56Il n’est pas possible de donner ici un exposé détaillé des thèmes qu’aborde Gosselin dans son ouvrage puisqu’il s’agit d’un panorama très complet des techniques algébriques de son époque : résolution de systèmes linéaires, règle de simple et double positions, résolution des équations jusqu’au troisième degré et problèmes diophantiens sont ainsi exposés, dans un rapport critique avec la littérature contemporaine (Jérôme Cardan, Nicolas Tartaglia, Pedro Nunes, Jean Buteo, Michael Stifel notamment) et dans un souci constant de présentation claire et rigoureuse. C’est d’ailleurs là un des intérêts de cet ouvrage qui permet d’avoir une vue très complète de l’état de l’algèbre à la fin du xvie siècle, au moment où Viète s’en empare (Viète est cité dans la Prælectio comme un de ceux qui attendent avec impatience les travaux de Gosselin sur Diophante, cf. p. 470). On ne manquera pas la très intrigante Leçon de 1583 dans laquelle Gosselin s’engage dans des réflexions philosophiques tout à fait intéressantes. Il est remarquable qu’un auteur non-universitaire et apparaissant plutôt comme un technicien se lance ainsi dans des considérations sur le type de connaissance engagé en mathématiques, la certitude de cette science ou son objet (une situation qui n’est pas sans évoquer les discussions que Stevin mène « avec les philosophes » au début de son Arithmétique à la même époque). On goûtera notamment sans retenue sa critique de la « cohorte malveillante des philosophes nominalistes » qui voudraient mettre la métaphysique au premier rang des sciences certaines, alors que cette palme revient évidemment à… la mathématique.
57David Rabouin
Philippe Henry et Philippe Nabonnand (éd.), Conversations avec Jules Hoüel : Regards sur la géométrie non euclidienne et l’analyse infinitésimale vers 1875 (Bâle : Birkhäuser, 2017), xvii-632 p., coll. « Science Autour de / Around 1900 »
58Jules Hoüel (1823-1886), professeur de mathématiques à l’université de Bordeaux, traducteur prolifique et éditeur du Bulletin des sciences mathématiques, a entretenu une correspondance fournie avec de nombreux mathématiciens dans toute l’Europe. Par ses activités éditoriales et de traduction, Hoüel a aussi joué un rôle important et singulier dans la communauté mathématique française de la seconde moitié du xixe siècle, et a notamment contribué à la réception de nombreux travaux, depuis la théorie des nombres de Lejeune-Dirichlet jusqu’à la géométrie non euclidienne de Bolyai et Lobatchevski.
59Le volume édité par Philippe Henry et Philippe Nabonnand présente la correspondance de Hoüel avec le mathématicien belge Joseph-Marie de Tilly (1837-1906), ainsi qu’une partie des lettres échangées avec Gaston Darboux (1842-1917) et avec Victor-Amédée Le Besgue (1791-1875), qui viennent compléter différents aspects de la correspondance avec Tilly. Ces correspondances actives et passives vont respectivement de 1870 à 1885, de décembre 1874 à avril 1875, et de 1867 à 1868. Sont également présentées cinq lettres de Catalan, Beltrami et Kowalski à Hoüel. Les lettres reproduites ici se concentrent sur deux débats centraux des mathématiques du xixe siècle : le débat autour des géométries non euclidiennes et de l’impossibilité de prouver le postulat des parallèles d’Euclide ; et celui sur les fondements de l’analyse infinitésimale, avec les premiers exemples de fonctions continues non dérivables.
60La correspondance avec Tilly constitue plus de la moitié du volume. Pendant les quinze années que durent leurs échanges, les deux mathématiciens discutent – entre autres – longuement de géométrie non euclidienne (en commentant non seulement les travaux de Tilly mais également ceux d’un certain nombre de leurs contemporains sur le sujet) ; et sur l’analyse, son enseignement et ses fondements (débats auxquels Hoüel a beaucoup contribué). Leurs lettres abordent également souvent les activités éditoriales de Hoüel et les dernières parutions mathématiques, à travers notamment leurs discussions des recensions à écrire pour le Bulletin.
61Les extraits de la correspondance avec Darboux, reproduits dans le volume de Henry et Nabonnand, concernent les fondements de l’analyse, et le Cours de calcul infinitésimal (alors en cours de rédaction) de Hoüel. Ils font suite à – et continuent – une « querelle » entre les deux mathématiciens sur les fondements de l’analyse, sur la bonne définition d’une fonction, et sur des questions de pédagogie. Cette querelle est présentée dans l’introduction de l’ouvrage. Comme la correspondance avec Tilly, ces extraits offrent également un témoignage précieux sur les activités éditoriales de Hoüel et Darboux.
62Les lettres avec Le Besgue viennent, elles, compléter la discussion autour de l’impossibilité de prouver le postulat d’Euclide.
63L’édition est méticuleuse, les dessins originaux reproduits, les ratures indiquées en note. Ce serait ne pas faire justice au volume de Henry et Nabonnand que de le réduire à l’édition de cette correspondance, puisqu’il contient également un apparat critique très abouti, sous la forme d’une longue et dense introduction et de notes de bas de page extrêmement complètes, depuis les références internes systématiques jusqu’aux explications d’allusions qui auraient pu rester obscures [3], en passant bien sûr par de nombreuses clarifications historiques et mathématiques.
64L’introduction de plus de quatre-vingts pages fournit de précieux éléments de contexte qui permettent au lecteur de mieux comprendre certains sujets abordés par les acteurs. Ainsi, les textes ou les « affaires » évoquées dans les lettres, comme celles autour de la « preuve » du postulat d’Euclide par Jules Carton, un enseignant de mathématiques au lycée de Saint-Omer, sont présentés et expliqués intégralement. Les contenus mathématiques sont également clarifiés, non seulement en replaçant les discussions entre Hoüel et ses correspondants dans leur contexte, mais également grâce à des encadrés techniques pour expliquer ou pour détailler certains aspects ou certaines preuves – une heureuse initiative qui évite d’alourdir la lecture avec les détails mathématiques, sans pour autant les sacrifier.
65Ce volume de conversations épistolaires offre donc une vision interne des débats annoncés dans son titre ; et cette vision est complétée par des analyses historiques détaillées des textes et événements discutés par les acteurs. L’appareil critique et la bibliographie font plus qu’accompagner l’édition et fournissent un outil de travail précieux pour les historiens des mathématiques.
66Emmylou Haffner
Dominique Julia (dir.), L’École normale de l’an III : Une institution révolutionnaire et ses élèves (Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2016), 2 vol. ; vol. I : Introduction historique à l’édition des Leçons, 18,5 x 27 cm, 656 p. ; vol. II : Textes fondateurs, pétitions, correspondances et autres documents (janvier-mai 1795), 15 x 21 cm, 336 p.
67L’École normale de l’an III, instituée par la Convention pour « terminer la Révolution dans la République française » et en « commencer une dans l’esprit humain », aura duré quatre mois, du 20 janvier au 19 mai 1795 ; L’École normale de l’an III, enquête collective lancée pour commencer à dénouer l’inextricable écheveau de sciences et de politique qu’a été cette institution-événement, aura duré presque trente ans. L’édition des leçons, en quatre tomes, achevée en 2008, attendait encore son tome introductif, confié à Dominique Julia. Et cela valait la peine d’attendre : l’ouvrage est déjà un classique, pour l’historien des sciences, celui de l’éducation, celui de la politique, celui de la société – qu’il soit « révolutionnaire » ou qu’il n’ait pas cette chance.
68Un classique, tout d’abord, comme leçon d’histoire : par l’ampleur de son érudition et la finesse de ses analyses, l’ouvrage déploie ce que l’on pourrait appeler une micro-histoire totale de l’École normale, à moult échelles, « comme moment et comme mouvement » (vol. I, p. 21). On serait de fait bien en peine de trouver un angle mort aux 17 chapitres du premier volume. Dans l’espace limité de ce compte rendu, je me bornerai à souligner qu’y sont abordées tant les racines intellectuelles et institutionnelles de l’École – en Allemagne et en France sur le temps long comme sur le temps court – que les conditions du (difficile) recrutement des 14 enseignants et des presque 1 500 étudiants réunis pour « apprendre l’art d’enseigner » ; l’ouvrage ne néglige pas non plus le fonctionnement quotidien, matériel, de la configuration de l’amphithéâtre aux performances rhétoriques des professeurs, en passant par la diffusion du Journal sténotypique des séances et les difficultés de logement et d’alimentation que subissent les élèves pendant le glacial hiver 1795 ; sont enfin disséquées les raisons complexes de la dissolution de l’institution, et l’ambiguïté de son héritage dans l’Université napoléonienne – en particulier pour l’enseignement des mathématiques. Le second volume complète l’ensemble, en proposant une édition critique des textes fondateurs, des pétitions, de la correspondance, donnant vie, par les sources, à cette institution et à ses acteurs. Émerge de tout cela l’image d’une institution fille des secondes Lumières et des Idéologues, fruit d’une dynamique révolutionnaire, nationale et jacobine, qui donne une place toute particulière aux sciences mathématiques et physiques ; projet de l’an II mis en œuvre pendant l’an III, elle est confrontée, à peine née, à une « réaction » thermidorienne qui y voit un coûteux repère de « terroristes », en particulier à partir de ventôse, et qui obtient sa dissolution. Le projet n’est cependant pas le concret, et la galerie des portraits individuels et collectifs des normaliens et de leurs professeurs permet de constamment nuancer le tableau, en soulignant les appartenances complexes d’élèves relevant de plusieurs générations, de profils politiques, intellectuels et sociaux d’une extrême variabilité, tant la marge de manœuvre des districts, chargés du recrutement, était grande en réalité. Un seul exemple : la part d’anciens séculiers et réguliers parmi les élèves, pour qui l’École est avant tout un débouché professionnel, avait été fortement sous-estimée par l’historiographie, alors qu’elle atteint le tiers du total. Au fond, au travers du cas de l’École de l’an III, c’est la distribution de l’ensemble des forces en présence dans le champ de la politique intellectuelle et savante de la Convention thermidorienne que l’on retrouve – dans le bref espace de temps où les anciennes académies défuntes n’ont pas encore été remplacées par les nouvelles sociétés scientifiques, beaucoup plus spécialisées.
69Un classique, ensuite, comme leçon de méthode : l’ouvrage mène de front travail d’archives classique, enquête prosopographique massive, traitements statistiques fins et innovants. L’entreprise nécessitait une titanesque collecte de sources, et démontre par l’exemple la puissance du travail collectif et de la cumulativité des efforts : les arrêtés de nomination des normaliens étaient à retrouver dans chaque département, dans les registres des procès-verbaux de délibération des 553 districts. Ce travail, qui fonde la valeur de l’ensemble, a nécessité l’enrôlement de presque 80 collaborateurs, pour établir une simple liste de patronymes, préalable à la reconstitution des trajectoires. En est issu un troisième volume uniquement numérique, le Dictionnaire prosopographique des élèves nommés à l’École normale de l’an III, conçu par Stéphane Baciocchi (http://lakanal-1795.huma-num.fr/). Au-delà de son intérêt (attendu) comme outil de biographie collective, cette base de données, alliée à un système d’information géographique, permet entre autres une étonnante et impressionnante étude des pétitions collectives des normaliens, dans leur matérialité même, par l’espace graphique occupé par les signatures – étude qui montre toute la complexité des réseaux de sociabilité des élèves, entre ressortissants de districts proches, anciens ecclésiastiques, francs-maçons, ou membres de sociétés populaires (chap. 17 du vol. I). Au-delà de la technique, irréprochable, c’est l’angle lui-même qui est exemplaire : Dominique Julia et ses comparses montrent combien il est indispensable, pour saisir une institution et un moment historique dans toutes leurs richesses, de tenir à la fois les perspectives de l’histoire des savoirs, de l’histoire de l’éducation, de l’histoire des métiers intellectuels – et donc de ne négliger ni le politique, ni le social, ni l’intellectuel, ni le matériel.
70Un classique, enfin, comme leçon de modestie. De fait, l’ampleur et l’ambition titanesque du projet pourraient laisser craindre l’hubris d’une histoire qui se proclamerait close, puisque totale. Rien n’est plus loin de la vérité : au moment de mettre un point final à tant d’années de recherches, Dominique Julia, héautontimorouménos de première classe, ne cesse de souligner les limites des sources, des données de l’enquête collective, de ses propres interprétations, en un mot de clamer qu’encore beaucoup reste à faire avant qu’une synthèse un peu définitive ne puisse être proposée – et donc d’appeler les générations futures à reprendre le flambeau.
71Pierre Verschueren
Henri Maldiney et Roland Kuhn, Rencontre – Begegnung : Au péril d’exister, Briefwechsel / Correspondance, Français / Deutsch, 1953-2004, éd. Liselotte Rutishauser et Robert Christe (Würzburg : Königshausen & Neumann, 2017), 15,5 x 23,5 cm, 744 p., bibliogr., index, « Münsterlinger Kolloquien », vol. 7
72Sans « la rénitence des faits » qui se donnent en psychopathologie, la phénoménologie serait de la pure « agilité intellectuelle », « des vues de l’État Major » incompatibles avec « l’expérience de la troupe » (p. 26). C’est avec ces mots que le philosophe Henri Maldiney (1912-2013) s’adresse au psychiatre Roland Kuhn (1912-2005) dans l’une des lettres qui font suite, en 1953, à sa première visite à la clinique psychiatrique de Münsterlingen (canton de Thurgovie), à l’occasion d’une conférence qu’il a été invité à prononcer sur « Les conditions de l’abstraction dans l’art contemporain ». Cette rencontre ou Begegnung, en allemand, marque le début d’un rapport de collaboration et d’amitié personnelle étoffé d’une correspondance qui se poursuit de façon ininterrompue durant cinquante ans. Ce sont précisément ces lettres que nous pouvons désormais lire dans un imposant volume de plus de 700 pages. Cette publication, dont le projet avait déjà été envisagé par les deux auteurs de leur vivant, a été finalement réalisée grâce au travail conjoint de Liselotte Rutishauser, ancienne secrétaire de Roland Kuhn à Münsterlingen, et Robert Christe, pédopsychiatre très proche de la famille Kuhn, qui avait accueilli chez lui à Porrentruy (canton du Jura) de nombreuses rencontres du psychiatre et du philosophe à partir des années quatre-vingt.
73Publiée dans leurs langues originelles – Henri Maldiney rédige toutes ses lettres en français, alors que Roland Kuhn s’exprime en allemand –, cette correspondance constitue le septième volume de la collection des « Münsterlinger Kolloquien », où sont recueillis les cours de formation prononcés par Roland Kuhn à la clinique de Münsterlingen à partir des années soixante. À l’exception de deux lettres (respectivement, de 1957 et de 1961) adressées par Ludwig Binswanger à Maldiney et Kuhn – actuellement conservées dans le fonds Binswanger des Archives de l’université de Tübingen, en Allemagne –, la correspondance ici publiée provient du fonds Roland Kuhn conservé aux archives d’État du canton de Thurgovie, où se trouvent également les archives de l’asile de Münsterlingen.
74Mieux connu dans l’histoire de la psychiatrie par sa découverte en 1957 des effets antidépresseurs de l’imipramine, Roland Kuhn est également très proche de Ludwig Binswanger (1881-1966), dont il accueille favorablement la Daseinsanalyse depuis la fin des années trente. Cet intérêt pour l’approche existentielle de la maladie mentale, uni à une profonde connaissance du test psychodiagnostique de Hermann Rorschach (1884-1922) – qui fut à son tour actif à l’asile de Münsterlingen au début du siècle – font de Roland Kuhn une importante figure de passeur de la psychopathologie phénoménologique de langue allemande entre Suisse, France et Belgique. Divers philosophes français s’adressent à lui dès la fin des années quarante – de Gaston Bachelard à Michel Foucault, avant même Henri Maldiney –, intéressés autant par les développements de l’« analyse existentielle » que par la technique du Rorschach.
75Ce sont d’abord les relations et les échanges scientifiques entre France et Suisse que nous fait découvrir la correspondance entre Roland Kuhn et Henri Maldiney. De nombreux passages dans leurs lettres, en effet, sont consacrés non seulement à l’organisation de leurs rencontres personnelles, mais aussi à la mise en relation de l’un et l’autre avec les diverses figures intellectuelles appartenant à leurs réseaux respectifs. Nous découvrons, par exemple, que Ludwig Binswanger était présent à Münsterlingen à l’occasion de la conférence prononcée le 23 mars 1953 par Henri Maldiney, qui s’adresse au psychiatre en se proclamant « un philosophe qui n’a cessé de dialoguer avec [lui] dans le secret de son langage » (lettre du 7 mai 1956, p. 42). À cette même époque, à travers la médiation de Jacques Lacan, Roland Kuhn essaie de rencontrer à Paris Maurice Merleau-Ponty, l’un des premiers en France à tirer profit de l’anthropologie de Ludwig Binswanger pour développer son propre projet philosophique. Le rendez-vous n’a pas lieu, et la faute, selon Maldiney, en est au « protectionnisme intellectuel » de l’académisme français (lettre du 16 juin 1953, p. 26). C’est grâce à Kuhn, en outre, que Maldiney – après avoir quitté la Belgique en 1955 pour enseigner la psychologie et l’esthétique à la faculté de Lyon – entre en contact avec Wilhelm Szilasi (1889-1966), le philosophe husserlien qui avait succédé à Heidegger à l’université de Fribourg en Brisgau et qui devient bientôt, avec Ludwig Binswanger, un des référents majeurs dans les lettres des deux auteurs.
76La première section du volume, qui comprend la période 1953-1970, est consacrée précisément à « Ludwig Binswanger et Wilhelm Szilasi », alors que la suite de la correspondance – selon le choix opéré par les éditeurs – concerne respectivement le linguiste « Gustave Guillaume », dont les théories font l’objet majeur des lettres de la période 1970-1980, et les textes d’Henri Maldiney « Présence, pulsion, psychose » (1980-1986) et « Art et existence » (1986-2004), qui constituent la base théorique des cours professés par Roland Kuhn à l’université de Zurich à partir des années quatre-vingt. En effet, les thèmes au cœur des échanges entre Kuhn et Maldiney varient dans le temps. Cependant, certains sujets demeurent constants. Parmi ceux-ci, il y a l’intérêt pour le phénomène de la dépression, envisagé – à partir à la fois de la recherche psychopharmacologique de Kuhn et de l’approche husserlienne exposée dans l’étude de Binswanger Melancholie und Manie (Pfullingen : Neske, 1960) – à la lumière de la philosophie classique allemande, de l’histoire de l’art, aussi bien que des études de Gustave Guillaume sur la dimension temporelle de l’expression linguistique.
77Mais c’est surtout l’expérience de Rorschach qui occupe l’attention du psychiatre et du philosophe. Ceci en raison de ses implications dans le domaine à la fois de la recherche phénoménologique, de l’esthétique et de la psychiatrie clinique. « Toute ma pensée et mes recherches, déclare Roland Kuhn à Henri Maldiney, sont déterminées de manière décisive par l’expérience de Rorschach. Je suis de plus en plus convaincu que sans le Rorschach je ne serais jamais arrivé à cette forme de pensée phénoménologico-daseinsanalytique » (lettre du 6 janvier 1986, p. 494, nous traduisons). Pendant cinquante ans, le philosophe et le psychiatre échangent non seulement des tests de patients, mais aussi les résultats de ce qu’ils appellent des « tests-peinture », à savoir des expériences effectuées à partir de l’observation des réactions des malades devant la reproduction d’œuvres d’art. En outre, Kuhn fournit à Maldiney les dessins de ses patients pour qu’il puisse en étudier les caractéristiques structurelles en les confrontant avec les formes cliniques de la dépression et de la schizophrénie : « Si le test est la ratio cognoscendi des structures psychologiques, celles-ci sont, en revanche, la ratio essendi des protocoles. […] Il y a autant de modes d’expression qu’il y a de domaines de présence ou de régions existentielles », écrit Maldiney dans une lettre datée du 1er avril 1988 (p. 556).
78En effet, c’est souvent grâce à leur mise à l’épreuve dans un cas clinique que Roland Kuhn reconnaît pouvoir enfin comprendre les vues théoriques de son collègue philosophe, des vues qui – comme le psychiatre le souligne à plusieurs reprises – peuvent rester obscures et inintelligibles pour le médecin (à ce sujet, voir par exemple la lettre du 13 février 1984). Les lettres qui correspondent à l’époque des cours de Kuhn à Zurich témoignent de manière très claire de cette situation. Si dans les premières décennies Henri Maldiney s’adresse à Kuhn avec la déférence que l’on doit à un maître, les rôles s’inversent lorsque c’est Kuhn qui recourt aux compétences du philosophe pour être sûr d’avoir bien compris certains concepts afin de pouvoir les exposer devant un public constitué essentiellement de psychiatres.
79Il s’agit là, nous semble-t-il, de l’un des aspects les plus intéressants et les plus actuels de cette correspondance, à une époque où la « philosophie de la psychiatrie » lutte pour se constituer comme une discipline à part entière et où l’approche phénoménologique de la psychopathologie semble vivre un moment de renaissance. Ce volume, en effet, nous fournit des renseignements importants sur l’introduction et le développement en France de la phénoménologie psychiatrique. Très intéressantes, à cet égard, sont les lettres dans lesquelles Kuhn et Maldiney discutent à propos des traductions en français des ouvrages de Binswanger et de leur importance pour introduire correctement la Daseinsanalyse en France : « Le choix des textes [de la traduction de Roger Lewinter et Pierre Fédida : cf. Discours, parcours et Freud : Analyse existentielle, psychiatrie clinique et psychanalyse (Paris : Gallimard, 1970)], se plaint Maldiney, a faussé la perspective et transformé Binswanger en révisionniste critique de la psychanalyse. Il faut donc initier le public français à une autre vérité ! » (lettre du 29 octobre 1970). Les réflexions autour des enjeux de la méthode phénoménologique sont également du plus haut intérêt en relation au problème actuel de la tâche à attribuer à une « philosophie de la psychiatrie » : à Kuhn qui lui propose d’« entamer ses propres recherches là où [lui, Kuhn] doit à chaque fois s’arrêter », de manière que « [leur] travail commun conduise à un ensemble plus articulé » (lettre du 14 août 1967, p. 217, nous traduisons), Maldiney fait écho en soutenant que ce serait une erreur de « subordonner le psychiatre au philosophe », puisque l’on finirait par « dénature[r] la véritable articulation de la pensée et de l’expérience » (lettre du 17 octobre 1970, p. 254).
80Du point de vue de l’histoire des sciences, en outre, ce volume nous semble contribuer de manière importante à libérer le courant phénoménologique de la psychopathologie de cette aura de pure spéculation qui a fait que les historiens de la psychiatrie se sont souvent tenus à distance d’elle. En effet, l’instrument que représente cette correspondance nous indique la piste des archives comme la plus viable pour s’approcher de ce chapitre de l’histoire de la psychiatrie en évitant à la fois l’hagiographie des figures intellectuelles et la simple histoire des concepts. La Rencontre – Begegnung de Roland Kuhn et Henri Maldiney telle qu’elle est documentée par ces témoignages personnels nous restitue l’itinéraire concret d’une pensée saisie dans le moment même de sa constitution, un itinéraire qui ne coïncide pas seulement avec son développement théorique, mais qui se nourrit d’occasions et de prises de contact, de réseaux internationaux, de discussions délivrées de la patine des publications académiques.
81Pour conclure, on ne manquera pas de louer le précieux appareil de notes et la très riche bibliographie que les éditeurs ont judicieusement ajoutée à la fin du volume, instruments grâce auxquels nous pouvons faire la découverte de nombreux inédits ou textes en allemand inconnus du public francophone, qu’il vaudrait peut-être la peine de traduire et publier un jour.
82Elisabetta Basso
Simone Mazauric, Le Physicien nîmois Claude Guiraud (1612-1657) et la vie savante dans le Midi réformé : Avec ses traités inédits De la lumière et Observations sur un fragment de M. Hobbes sur la lumière, textes latins édités et traduits par Sylvain Matton, préface de Patrick Cabanel (Paris : Honoré Champion, 2017), 15,5 x 23,5 cm, 406 p., index nominum, coll. « Vie des Huguenots »
83« L’homme de Nîmes », c’est ainsi que Descartes désignait Claude Guiraud dans une lettre à Mersenne du 30 septembre 1640, après que le Minime lui avait fait part des objections du Nîmois à propos de la Dioptrique. Simone Mazauric s’est proposée de réunir tous les éléments disponibles sur cette figure intellectuelle du Midi réformé dont les travaux, non publiés mais diffusés sous forme manuscrite au sein de la République des Lettres, portaient essentiellement sur des questions de philosophie naturelle. L’ouvrage est composé de deux parties : une première partie, par Simone Mazauric, est construite comme une enquête policière passionnante et s’efforce, à partir des sources disponibles et de leur confrontation critique, de reconstituer la vie de Guiraud et les réseaux intellectuels dans lesquels il s’insère ; une seconde partie offre une édition particulièrement soignée et des traductions remarquables des manuscrits optiques de Claude Guiraud par Sylvain Matton, ainsi qu’une transcription et une traduction d’extraits de sa correspondance par Anne Grondeux et Jean-François Gounelle.
84Ami de Samuel Sorbière qui diffusa ses traités manuscrits auprès des milieux parisiens, notamment de Mersenne et de Descartes, Guiraud est un intellectuel protestant qui ne quitta jamais le Midi. Il développa une philosophie naturelle atomiste et mécaniste, et il adhéra à la théorie copernicienne. Il envoya en outre à Gassendi des objections concernant son De apparente magnitudine solis humilis publié en 1642.
85Au-delà de l’apport à l’histoire locale, quel est l’intérêt d’une étude sur Claude Guiraud ? Il ne s’agit pas de mettre en avant une grande figure oubliée. Guiraud a apporté une contribution très modeste à la science de son époque. Il est plutôt intéressant comme figure intellectuelle et pour son insertion dans différents réseaux savants. La méthode adoptée par Simone Mazauric relève en grande partie de la micro-histoire. Mais bien que cette étude soit centrée sur un individu, celui-ci n’est pas considéré comme un atome isolé, mais comme un acteur au sein de réseaux qu’il s’agit d’identifier. Se trouve ainsi éclairé un contexte régional et confessionnel dont il est possible de retracer les articulations avec d’autres réseaux et contextes plus larges : de Nîmes à Montpellier, Toulouse et La Rochelle, les idées de Guiraud circulent au sein d’un réseau de savants essentiellement protestants. La micro-analyse n’a donc pas vocation à nous enfermer dans une approche myope et idiosyncrasique de l’histoire, mais plutôt à changer la direction du regard : il s’agit de partir d’un individu pour remonter vers un ensemble de réseaux du sud de la France, en lien avec la vie intellectuelle parisienne, mais possédant un dynamisme et une autonomie propres. S. Mazauric peut ainsi mettre à jour le fonctionnement de réseaux moins centraux que ceux de Descartes ou de Mersenne mais non moins importants pour comprendre l’articulation possible entre réseaux savants et contexte religieux, en l’occurrence protestant. Ce réseau protestant n’est d’ailleurs pas fermé sur lui-même mais entretient des échanges importants avec les intellectuels catholiques. L’aspect confessionnel est donc un facteur structurant de la vie intellectuelle, sans être un élément de repli sur soi d’une communauté. Lecteur critique de Descartes, Gassendi ou Hobbes, Guiraud propose des idées assez modernes sur la structure de la matière (composée d’atomes créés par Dieu et de vide), auxquelles son optique associe encore des éléments aristotéliciens. Le nom de Guiraud doit ainsi être ajouté à la liste de ces protestants néo-atomistes qui comprend Sennert, Basson et Gorlaeus, mais ses arguments sur la structure de la matière ne portent pas la marque d’une influence théologique et manifestent plutôt « la mise en chantier d’une “science laïque” » (p. 207).
86Delphine Bellis
Annibale Mottana, Galileo e la bilancetta : Un momento fondamentale nella storia dell’idrostatica e del peso specifico (Florence : Leo Olschki, 2017), 17 x 24 cm, xvi-207 p., 30 fig., coll. « Biblioteca di “Galilaeana” »
87Galileo e la bilancetta : Un momento fondamentale nella storia dell’idrostatica e del peso specifico, written in Italian, is a book by Annibale Mottana, a mineralogist, member of the Academy of Lincei. It has eight chapters, three of which on the general history of the idea of specific weight in the Greek, Latin, Arab and European Renaissance worlds. Mottana discusses La Bilancetta (1586) written by Galileo mainly as a fundamental step into the history of the idea of specific weight. Mottana has been working on a critical edition of La Bilancetta (Annibale Mottana, Per un’edizione critica dell’idrostatica galileiana : Trascrizione diplomatica commentata del manoscritto G de La Bilancetta e della Tavola, Atti e memorie dell’Accademia galileiana di scienze, lettere ed arti in Padova, III, CXXVIII (2015-2016), 3-42).
88The book describes the new instrument invented by Galileo, the weight measurements he had made, a particular comparison with Archimedes’ work.
89Despite the content of La Bilancetta is very accurately outlined, the historical and epistemological frame should be completed.
90Ancient and medieval hydrostatic studies, even if mathematically expressed, were parts of a technological, practical kind of knowledge : statics within mechanics. They did not belong to ancient and medieval physics. Ancient and medieval measurements by means of weight scale cannot be claimed as modern experiments. Mottana seems to postulate an underlying continuity between ancient and medieval mechanics and modern physics, but mechanics was only a technological knowledge with practical aims, not a science. The problem was that mechanics was considered as a kind of art to deceive Nature by means of a machine and thus a sort of an « anti-physics ».
91Mechanics changed its epistemological status in a very complex and long historical process which had its roots in Renaissance and its fundamental steps in Galileo’s, Harriot’s, Descartes’, Newton’s and other natural philosophers’ works. La Bilancetta was still part of Galileo’s mechanical, technical apprenticeship. It was only by De motu (1590-1592) that Archimedean hydrostatics came to be a model for a physics of motion. It was only by Le Mecaniche (the first draft was written in 1593 and it was published posthumously in 1649) that Galileo explicitly changed the conception of mechanics as a part of physics, as a new science. Mechanics was no more a mere technological-practical knowledge, because machines cannot deceive Nature, but must obey to Nature’s laws : no resistance can be overcome without force by means of a machine – Le Opere di Galileo Galilei, ed. by Antonio Favaro (Firenze : Edizione nazionale, 1890-1910), 20 vol. ; vol. II, 155-157 and 185. Thus, physics was no more a pure theoretical philosophy of Nature, but a new kind of a science, of which mechanics has to be considered as a mathematized experimental part. There was an epistemological rupture à la Bachelard. Technical operations, performed without any technical aim, became experiments in which science finds its truths : technics was « deconstructed » as such and embodied within science.
92Enrico Giannetto
93Roshdi Rashed, Angles et grandeur : D’Euclide à Kamāl al-Dīn al-Fārisī (Berlin : De Gruyter, 2015), viii-706 p., glossaire bilingue, 4 index, bibliogr.
94Dans son livre Angles et grandeur, Roshdi Rashed croise l’édition critique d’une vingtaine de textes arabes médiévaux, avec traduction, en vis-à-vis, en français, et le commentaire mêlant histoire et épistémologie ; la philosophie y intervient à plus d’un titre, non seulement sous la plume de Rashed, mais aussi dans les sources éditées. Quand le mathématicien se heurte à un problème que les mathématiques de son temps sont impuissantes à résoudre, il s’instaure parfois un dialogue entre mathématiques et philosophie, et un travail de fondement. Tel est le problème de la comparaison des angles.
95Rashed montre comment l’étude de l’angle plan s’est développée à partir des traductions et des commentaires des Éléments d’Euclide [4], pour ensuite les dépasser. La définition euclidienne de l’angle ne le classait pas sous la catégorie de la quantité ; une proposition permettait certes de comparer des angles entre eux et de construire des rapports d’angles [5], mais il y avait des exceptions, comme l’angle de contingence entre le cercle et sa tangente. Euclide savait déjà que cet angle est plus petit que tout angle rectiligne aigu. À cause de telles exceptions, il ne pouvait y avoir de théorie générale de la « mesure des angles », dirait-on aujourd’hui.
96Le texte central est, je crois, celui de Kamāl al-Dīn al-Fārisī (début xive siècle). Al-Fārisī avait lui-même donné une anthologie des réflexions sur l’angle de ses prédécesseurs [6] avant d’offrir sa propre théorie. La partie mathématique de sa théorie emprunte, pour l’essentiel, à Ibn al-Haytham (xie siècle), mais al-Fārisī mène conjointement une analyse philosophique, dans la tradition avicennienne, du concept d’angle et de la comparabilité des grandeurs en général.
97Décrivons rapidement cette théorie. Traditionnellement, la grandeur est ligne, surface ou solide. Pour attacher une grandeur à l’angle, on cherche à l’assimiler à la surface contenue entre ses deux côtés ; mais cette surface est infinie, or on ne peut pas comparer des infinis entre eux. En fait on ne s’intéresse qu’à ce qui se passe près du sommet de l’angle, mais comment caractériser un tel voisinage ?
98La solution d’Ibn al-Haytham était de dire que l’angle est une forme (ṣūra) et non une grandeur, mais d’inventer quand même un calcul des angles fondé sur le calcul des transformations géométriques qui engendrent l’angle. Ceci oblige à rejeter certains angles, comme l’angle de contingence qui n’est pas engendré par une rotation [7].
99Al-Fārisī adopte cette théorie en la formulant un peu différemment. Pour lui, si l’angle n’est pas, en soi, une grandeur, c’est qu’il faut faire appel à quelque chose d’autre que l’angle en soi pour le mesurer. Cette chose qui fait figure de l’autre dans le texte d’al-Fārisī, il l’appelle lui-même convention : étant donné un angle, on construit (dans l’intellect) de petits cercles centrés en le sommet de l’angle. On va mesurer l’angle par l’arc intercepté sur le petit cercle, entre les deux côtés. La longueur de l’arc est variable, mais on ne regarde que son rapport à la circonférence totale. Tout cela est évident, c’était déjà contenu dans Éléments, VI.33. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est qu’on ne regarde pas un cercle unique, ni deux seulement, mais bien tous les cercles centrés en le sommet de l’angle.
100Deux cas se présentent. Pour certains angles, le rapport de l’arc à la circonférence totale dépend du rayon du cercle sur lequel on le mesure (ainsi l’angle de contingence). Al-Fārisī qualifie de tels angles de « grandeurs indéterminées ». Ils sont exclus d’une théorie du rapport. Mais pour les angles rectilignes et pour toute une classe d’angles curvilignes, le rapport de l’arc à la circonférence totale est indépendant du rayon : on a alors une « grandeur fixe ».
101En lisant ce texte d’al-Fārisī, j’ai senti une envie irrésistible de relire le texte célèbre de Bernhard Riemann, « Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen » (1854). Il y a d’abord une ressemblance formelle frappante : dans les deux cas, un texte mathématique doté néanmoins d’une analyse philosophique suivant les canons d’une époque (Avicenne, Kant). Dans les deux cas, l’objet visé est une théorie générale de la grandeur, avec d’emblée une référence à Euclide. Pourtant, différence importante : chez al-Fārisī, le choix d’une mesure est une convention que ne justifient que les recherches mêmes des savants, a posteriori, et les « ramifications théoriques de la recherche », nous dit-il. Chez Riemann, la cause des « hypothèses » qui donnent la métrique riemanienne (permettant la mesure de la grandeur) est plutôt à chercher du côté de l’expérience physique, au sens de la physique expérimentale du xixe siècle, une physique qui développe sa propre théorie de la mesure, appuyée sur une théorie des erreurs et de la précision (Gauss) ; une physique offrant accès à des ordres de grandeur microscopiques.
102Il y a encore un point de convergence surprenant entre ces deux textes : le concept de grandeur indéterminée. Le texte de Riemann prend en effet comme point de départ une théorie de la dimension : l’objectif de construire une métrique riemanienne suppose des coordonnées locales. Cette théorie de la dimension, Riemann la développe d’une manière très générale, presque philosophique, en partant d’un concept de fonction.
103Bien sûr, Riemann va bien au-delà d’al-Fārisī, et il envisage des objets géométriques que celui-ci ne pouvait même pas imaginer, mais on semble pourtant naviguer dans un même univers conceptuel, très éloigné, dans les deux cas, de la géométrie d’Euclide.
104Pour conclure, je ne peux passer sous silence les deux derniers chapitres du livre de Rashed. L’avant-dernier porte sur une théorie de l’angle solide comme grandeur, développée par Ibn al-Haytham pour étudier la propriété isépiphanique de la sphère dans un texte difficile [8]. Le dernier chapitre complète avantageusement l’ouvrage en offrant un long mémoire de Quṭb al-Dīn al-Shīrāzī sur la cycloïde et sur le mouvement qui l’engendre : il y est question du critère de superposabilité permettant de juger si deux grandeurs sont ou non comparables.
105Erwan Penchèvre
Louis Sass, Madness and modernism : Insanity in the light of modern art, literature, and thought, édition revue de l’édition originale parue en 1992 (Oxford : Oxford University Press, 2017), 23,4 x 15,6 cm, xxxi-517 p., append., notes, index, coll. « International perspectives in philosophy and psychiatry »
106« Le poète est le maître du langage, tandis que le schizophrène est son esclave » : il s’agit là de l’une des thèses les plus populaires concernant le rapport entre la créativité et la folie, une thèse à l’aura romantique selon laquelle le fou serait soumis à des forces vitales qui se soustraient de manière essentielle à tout ce qui ressort à la rationalité et à ses figures, telles que la conscience de soi, l’intentionnalité, jusqu’à la pensée formelle. Comme le remarque Louis Sass, selon cette perspective la folie ne consisterait qu’en un affaiblissement, un obscurcissement des facultés rationnelles face à la montée des émotions et des instincts (voir le prologue : « Le sommeil de la raison »). Et si, au contraire, et de manière paradoxale, l’expérience schizophrénique relevait beaucoup plus de l’apollinien que du dionysiaque, à savoir d’une hypertrophie de la rationalité (sous les figures de l’« hyper-réflexivité », l’« hyper-intentionnalité », l’« hyper-conscience ») plutôt que de son manque ?
107Tel est le point de départ de l’étude de Sass. Son défi consiste précisément à réfuter la thèse trop simpliste d’une distinction radicale entre la raison et la déraison pour souligner « la complexité à la fois de la folie et de l’art » (p. 149). Avec ces prémisses, la question cruciale posée par l’auteur devient donc la suivante : comment peut-on rendre compte de cette complexité ? Est-il possible de la comprendre, de l’élucider et de l’interpréter sans pour autant la réduire ?
108Si le rapprochement entre créativité artistique et folie n’est pas nouveau dans l’histoire de la pensée, l’originalité de l’étude de Sass – dont cette nouvelle édition révisée et largement augmentée paraît dans la collection « International perspectives in philosophy and psychiatry » (Oxford University Press) – consiste dans la tentative de comprendre la schizophrénie à la lumière d’une comparaison avec les phénomènes artistiques du modernisme et du post-modernisme. Le rapprochement entre la « révolution moderniste » (p. 13) et la schizophrénie tient d’abord à des raisons de proximité historique que Sass exprime dans des termes foucaldiens : « L’émergence de la schizophrénie, affirme-t-il, a coïncidé avec la naissance de l’épistémè moderne » (p. 303). En effet, la formulation de cette catégorie clinique au début du xxe siècle (chapitre 1 : « Introduction ») a eu lieu à une époque où les manifestations artistico-littéraires présentaient curieusement les mêmes caractères que les expressions psychologiques de cette configuration pathologique. Les œuvres de De Chirico, Musil, Kafka, Artaud, Valéry ne sont que quelques exemples parmi les réalisations culturelles mobilisées par Sass, mais tous partagent les caractères d’« une sensibilité fondamentalement apollinienne ou peut-être socratique » (p. 21). Les caractéristiques repérées par l’auteur sont au nombre de sept : négativisme et contestation de la tradition ; perspectivisme et relativisme ; déshumanisation et disparition du soi ; déréalisation et « dé-mondéisation du monde » ; prédominance de la « forme spatiale » ; esthétique de l’autoréférentialité ; ironie et détachement.
109La question spontanée qui accompagne le lecteur tout au long de ces descriptions claires et pénétrantes concerne la nature de cette « affinité » repérée par Sass entre la schizophrénie et la modernité : y a-t-il, entre les deux, des influences ou des relations qui vont au-delà de la simple analogie ? Bien que sensible à cette question, qu’il affronte dans l’épilogue de l’ouvrage (« Schizophrénie et culture moderne »), l’auteur préfère rester prudent et insiste plutôt sur l’enjeu descriptif de son étude, dont la tâche principale – selon une approche explicitement phénoménologique – est de « décrire la texture et d’élucider la structure de l’expérience et de l’expression schizophréniques » (p. 295). Autrement dit, l’objet principal de l’ouvrage de Sass est la schizophrénie ; sa comparaison avec le modernisme n’est qu’un moyen ou un « guide pour explorer les formes de folie envisagées » (p. 21), des formes dont Sass souligne la valeur positive et non pas déficitaire. En effet, les deux parties centrales du volume (II : « Aspects de la folie : pensée et langage » ; III : « Soi et monde dans la psychose avérée ») sont consacrées à un examen approfondi des formes de la conscience, des troubles de l’ipséité ou de la dimension basique du soi et de la texture du monde vécu qui s’expriment dans les phénomènes schizophréniques. On rappellera, à ce sujet, que Sass est l’auteur principal, avec Elizabeth Pienkos, d’une échelle d’« évaluation des expériences anomales du monde » (EAWE : Examination of anomalous world experience, Psychopathology, 50 (2017), 10-54) visant à explorer les dimensions qualitativement « riches » de la subjectivité dans le spectre des troubles schizophréniques.
110Il s’agit là d’une perspective qui, tout en reconnaissant sa dette à l’égard de la phénoménologie descriptive de Jaspers, n’entend pas renoncer à « expliquer », ou plutôt à « démontrer la nature interdépendante ou complémentaire de symptômes qui, autrement, pourraient être traités comme des processus distincts ou sans rapport l’un avec l’autre » (p. xv). La stratégie comparative mise en place par Sass a pour but précisément de créer les conditions pour une compréhension qui, « dans l’esprit de Wittgenstein » (p. xviii), « consiste à voir des connections » (p. xxvi) et « nous amène à la découverte de vérités et de productions utiles, qui autrement resteraient cachées » (p. xxix). Ce parti pris pour la complexité, d’ailleurs, n’est pas sans prendre en compte également la dimension neurocognitive des troubles schizophréniques. Comme Sass le remarque dans les « Considérations neurobiologiques » dans l’« Annexe » de l’ouvrage, bien qu’en psychiatrie l’étude des phénomènes psychologiques doive précéder toute recherche physiologique, l’interprétation phénoménologique n’est pas du tout incompatible avec celle-ci.
111Elisabetta Basso
Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, vol. 65B : Les Singularités de la nature, contributeurs : Patricia Crépin-Obert, Jean Mayer, Gerhardt Stenger (Oxford : Voltaire Foundation, 2017), 14,5 x 22,5 cm, xxi-383 p., ill., ann., bibliogr., index
112Le volume 65B des Œuvres de Voltaire met enfin à la disposition du lecteur une édition exhaustive et critique des Colimaçons du révérend père l’Escarbotier et des Singularités de la nature. Ces textes, qu’il convient de considérer davantage comme des commentaires sur la science expérimentale contemporaine que comme des œuvres d’histoire naturelle à proprement parler, s’inscrivent dans la production d’une année 1768 dont les volumes 65A (2011) et 65C (2017) permettent de mesurer toute la complexité : Voltaire poursuit d’une part une réflexion sur l’agriculture et le commerce étroitement liée aux mouvements politiques qui agitent Genève entre 1765 et 1768 (65A), inquiétant les territoires français limitrophes. D’autre part, L’Épître aux Romains, L’A, B, C (65A) et d’autres textes sur la religion tels que les Conseils raisonnables à Monsieur Bergier, pour la défense du christianisme, ou La Profession de foi des théistes, regroupés dans le volume 65C, témoignent d’un militantisme toujours extrêmement affûté contre le sectarisme religieux et l’institution ecclésiastique. Si les textes les plus provocateurs de cet ensemble sont désignés par Voltaire, aux côtés du pseudo-échange épistolaire sur les colimaçons et des Singularités, comme autant de « niaiseries » (65B, p. 161), Albrecht von Haller les qualifie quant à lui d’« excréments » (65A, p. 171) et regrette qu’« une infinité de gens les dévorent ». À l’époque de leur parution, déjà, l’intention polémique de ces publications n’échappe à personne, et c’est en ce sens sans doute qu’il convient de les envisager. Les Colimaçons et Les Singularités déplacent le propos de l’histoire naturelle, en tant que telle, vers ses conséquences philosophiques : comme le souligne très justement Gerhardt Stenger dans son introduction à la première dissertation, « [l]a régénération d’une tête représente un enjeu crucial pour un philosophe comme Voltaire. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le mécanisme physiologique mis en jeu par la régénération, mais bien les conséquences métaphysiques que l’on peut en tirer concernant le pouvoir de la nature, l’âme des bêtes et les miracles » (65B, p. 107-108). Les Singularités, consacrées à toutes sortes de curiosités naturelles (polype, pierres figurées, formation des montagnes, monstres, apories sur l’anatomie, sur la nature de l’air ou du feu, etc.), n’utilisent les connaissances et hypothèses scientifiques contemporaines que comme support pour développer un questionnement plus général sur le savoir et la vérité : douter de la nature animale du polype en 1768, c’est faire preuve, d’un point de vue purement scientifique, d’une incompétence que Charles Bonnet ne manque pas de reprocher à son voisin de Ferney : « Jamais on ne vit une ignorance plus profonde, et une déraison plus continue. Ce garçon naturaliste n’a rien lu ou n’a rien retenu ou n’a rien voulu retenir » (65B, p. 161). Mais là ne semble pas être la véritable question pour Voltaire ; chaque problème offert par la science est l’occasion de s’interroger sur les limites entre l’hypothèse et les faits, les mécanismes réels de la nature et leur lecture sous forme de système, pour affirmer obstinément l’exigence du scepticisme comme seule attitude philosophique valable.
113C’est dans cette perspective épistémologique qu’il faut, selon nous, aborder la lecture de ces textes de Voltaire. Dans la longue étude qu’il consacre à « Voltaire “naturaliste” » au début de l’ouvrage (p. 3-100), Gerhardt Stenger rappelle les données essentielles des débats qui animent l’histoire naturelle du xviiie siècle, qu’il s’agisse de la génération, de l’histoire de la Terre ou de l’anthropologie. Indispensable au lecteur profane, cet apport est une synthèse bienvenue et très complète des enjeux idéologiques de l’histoire naturelle du xviiie siècle. Si les partis pris philosophiques de Voltaire sont parfaitement exposés, cet essai introductif reste malheureusement dominé par la volonté de réhabiliter la pensée scientifique de Voltaire, en mesurant la validité des hypothèses de l’époque à l’aune des connaissances actuelles. Or, à ne considérer l’histoire naturelle que comme les « balbutiements » (p. 20) de la science d’aujourd’hui, on déplace la lecture du texte voltairien dans un débat qui n’a plus lieu d’être et qui le dessert. La science expérimentale et ses questionnements, quelle que soit la valeur, aujourd’hui, de leurs « résultats » sur le plan scientifique, font l’objet d’une spécialisation croissante à la fin du xviiie siècle. Leur perception par le public amateur sur le seul plan des faits laisse en grande partie de côté toute la complexité du travail en laboratoire (suivi des expériences, construction d’un langage, etc.). Les textes de Voltaire sont un indice remarquable de ce progressif décrochement entre la production expérimentale et la formation des discours ; en obligeant son lecteur à s’interroger sur le sens à donner à un savoir qui n’est bientôt plus accessible qu’en termes d’hypothèses et de résultats, le philosophe invite à ne pas confondre le décryptage des mécanismes complexes de la nature et la capacité de l’homme à se situer comme être pensant au sein de celle-ci.
114Nathalie Vuillemin
Notes
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[1]
Robert Fox, The Savant and the State : Science and cultural politics in nineteenth-century France (Baltimore, Maryland : The Johns Hopkins University Press, 2012).
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[2]
Voir, notamment, Paolo Mancosu (éd.), The Philosophy of mathematical practice (Oxford : Clarendon Press, 2007).
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[3]
Citons par exemple « die grosse Wurst du conte allemand » évoquée par Hoüel lorsqu’il critique les « métaphysiciens » qui « plaisantent agréablement sur la forme d’une saucisse, que, selon eux, Riemann indiquerait comme une des formes possibles de l’espace » (pages 212-213).
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[4]
Cf. Euclide, Éléments, déf. I.8, I.9, III.7, III.8, et prop. I.9, III.16, VI.33, X.1.
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[5]
Ibid., VI.33.
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[6]
Surtout Ibn al-Haytham, al-Samaw’al et Avicenne.
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[7]
Ibn al-Haytham a quand même une piste pour étudier l’angle de contingence : il propose de l’approcher par une suite infinie d’angles rectilignes.
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[8]
Il faut lire ce chapitre en se reportant au texte d’Ibn al-Haytham édité et traduit par Rashed dans un autre livre : Les Mathématiques infinitésimales du ix e au xie siècle (Londres : Al-Furqān, 1996-2005), t. 2 ; cf. aussi l’erratum dans le t. 3.