Notes
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[1]
Sarah Terrail-Lormel, Inalco – CEJ (Centre d’études japonaises).
E-mail : sarah.terrail@inalco.fr -
[2]
Kasahara Yomishi 笠原嘉, Taijinkyōfu 対人恐怖, in Seishin igaku jiten 精神医学事典 (Dictionnaire de psychiatrie) (Tokyo : Kyōbundō, 1993), 515. Les noms japonais sont donnés dans le corps du texte et dans les références bibliographiques japonaises suivant l’usage japonais, où le patronyme précède le prénom.
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[3]
Kasahara Yomishi et Sakamoto Kenji, Ereutophobia and allied conditions : A contribution toward the psychopathological and crosscultural study of a borderline state, in Silvano Arieti, World biennal of psychiatry and psychotherapy (New York : Basic Books, 1991), 292. Sauf indication contraire, les traductions sont de l’auteur. [NdR]
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[4]
Toshiaki Kozakai et Arnaud Plagnol, Le taijin kyofusho (anthropophobie) : Pathologie spécifique au Japon ou illusion scientifique ?, Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, 77 (2008), 30-31.
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[5]
Il apparaît ainsi, dans la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux publié par l’Association américaine de psychiatrie (désormais DSM dans l’ensemble des notes de bas de page), le DSM-IV (1994), défini de manière assez ambiguë comme une « phobie culturellement distincte au Japon, qui ressemble d’une certaine façon aux phobies sociales du DSM-IV ». (American Psychiatric Association, DSM-IV (Paris : Masson, 1996), 970.) Il est encore inscrit dans le DSM-V (2013) et apparaît également dans la catégorie des « troubles spécifiques à une culture » de la classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 2010, la CIM-10.
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[6]
Jacqueline Pigeot, Les Japonais peints par eux-mêmes, Le Débat, 23 (1983), 19-33.
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[7]
John G. Russell, Anxiety disorders in Japan : A review of the Japanese literature on shinkeishitsu and taijinkyōfushō, Culture, medicine and psychiatry, 13/4 (1989), 391-403 ; Laurence J. Kirmayer, The place of culture in psychiatric nosology : Taijin kyofusho and DSM-III-R., Journal of nervous and mental disease, 179/1 (1991), 2224 ; Jean-Claude Jugon, Phobies sociales au Japon : Timidité et angoisse de l’autre (Paris : ESF, 1998) ; Kozakai et Plagnol, art cit. in n. 4 ; Takahashi Tooru 高橋徹, Taijinkyōfu no gainen no hensen : “Jikkan” ni madowasareta rekishi 対人恐怖の概念の 変遷 ―「実感」に惑わされた歴史 ― (Les évolutions du concept de taijinkyōfu : Une histoire désorientée par des impressions), Seishin igaku shi kenkyū 精神医学史研究, 15/1-2 (2011), 57-61.
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[8]
Albert Pitres et Emmanuel Régis, L’obsession de la rougeur (éreuthophobie), Archives de neurologie, 3/13 (1897), 1-26. Les multiples orthographes de ce terme que l’on trouvera dans les pages suivantes (éreuthophobie, éreutophobie, éreutrophobie, etc.) ne sont pas erronées mais reflètent son caractère nouveau.
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[9]
Ibid., 3. Un extrait d’un témoignage de l’un des patients (un étudiant de 21 ans) permettra de donner au lecteur une idée de ce trouble : « Sachant ma facilité extraordinaire à rougir, je suis obsédé par cette idée : “Je vais rougir.” Cette idée me suit partout, me tenaille le cerveau et suffit à elle seule à me faire rougir, sans qu’il soit besoin de l’intervention d’une personne étrangère, d’une circonstance extérieure. Pourtant, si je suis seul, dans ma chambre, cette idée est insuffisante. Il faut que je sois dans la rue, avec d’autres personnes, en un mot, en un endroit où ma rougeur puisse être remarquée […]. Je m’imagine toujours qu’on me regarde, qu’on m’examine, que je suis l’objet d’une attention malveillante. Presque continuellement, je ressens dans la région précordiale une douleur légère et sourde, une gêne. Quand l’accès va se produire, cette gêne devient de l’angoisse. Il me semble qu’on me serre le cœur, et en même temps je l’entends battre violemment, à coups précipités. Je rougis. Alors mes mains deviennent moites, j’étouffe (il me me semble que mon col est trop petit, m’étrangle), je ressens des picotements derrière la nuque, aux oreilles, mes idées se brouillent, je ne sais plus exactement ce que je dis, ce que je fais. J’ai envie de fuir, de rentrer sous terre. Peu à peu je me calme, je ressens une grande fatigue, je suis déprimé, abattu, physiquement et moralement. Il me vient l’envie de me saouler, de perdre connaissance, de me reposer, de mourir. »
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[10]
Par exemple : André Breton, Un cas d’éreutrophobie obsédante, Gazette des hôpitaux civils et militaires, 120 (20 octobre 1896), 1182-1184 ; Marcel Manheimer, Peur obsédante de rougir, La Médecine moderne, 8/8 (27 janvier 1897), 57-58.
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[11]
Wladimir Bechterew, Die Erröthungsangst als eine besondere Form von krankhafter Störung (L’angoisse de rougir comme forme particulière de trouble morbide), Neurologisches Centralblatt, 16/9 (1897), 386-391.
-
[12]
H. Brassert, Ueber Erröthungsangst, Neurologisches Centralblatt, 18/19 (1899), 866- 871 ; Adolf Albrecht Friedländer, Zur klinischen Stellung der sogen Erythrophobie (Du statut clinique de la soi-disant érythrophobie), Neurologisches Centralblatt, 19/18 (1900), 848-850.
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[13]
Paul Hartenberg, Les formes pathologiques de la rougeur émotive, Revue de psychologie clinique et thérapeutique, 4 (1900), 279 ; Nicolas Vaschide et Léon Marchand, Contribution à l’étude de la psychophysiologie des émotions à propos d’un cas d’éreuthophobie, Revue de psychiatrie, 3/7 (1900), 193-208 ; Pierre Janet, La maladie du scrupule ou l’aboulie délirante, Revue philosophique de la France et de l’étranger, LI (1901), 337-359 et 499-524.
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[14]
Gaspare Basile, Contribuzione alla conoscenza dell’ereutophobia, La Pratica del medico, 1/5 (1900), 129-137.
-
[15]
Édouard Claparède, L’obsession de la rougeur : À propos d’un cas d’éreutophobie, Archives de psychologie, 1 (1902), 307-334.
-
[16]
Pierre-Henri Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, vol. I : Obsessions et contrainte intérieure de l’Antiquité à Freud (Paris : Ithaque, 2011), 360, 362.
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[17]
German E. Berrios, The History of mental symptoms : Descriptive psychopathology since the nineteenth century (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), 140-151.
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[18]
Pour une présentation comparée des théories de l’émotion de William James et de Carl Lange, on pourra consulter l’article de Alfred Binet, W. James : La théorie de l’émotion [compte rendu], L’Année psychologique, 9/1 (1902), 388-401.
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[19]
Pitres et Régis, art. cit. in n. 8, 23.
-
[20]
Louis Boucher, Érythémophobie, in W. Roth, Comptes-rendus du XII congrès international de médecine (Moscou : Kouchnérev & co, 1899), vol. IV, 84.
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[21]
Pour les dégénérationistes notamment, cette question n’est pas cruciale car à partir du moment où ils considèrent l’éreuthophobie comme l’un des « stigmates psychiques » de la dégénérescence, le phénomène primitif peut bien être affectif ou intellectuel, cela n’a à la rigueur pas grande importance : le fait central est l’hérédité névropathique.
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[22]
Vaschide et Marchand, art. cit. in n. 13.
-
[23]
Ibid., 205.
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[24]
Ibid., 208.
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[25]
Janet, art. cit. in n. 13, 508-509.
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[26]
Claparède, art. cit. in n. 15, 320.
-
[27]
D’après German E. Berrios, Obsessional disorders during the nineteenth century : Terminological and classificatory issues, in William F. Bynum, Roy Porter et Michael Shepherd (eds.), The Anatomy of madness : Essays in the history of psychiatry. People and ideas (London : Routledge, 1985), vol. I, 173.
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[28]
Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie (Paris : Félix Alcan, 1903), vol. I. Pour le dire vite, la théorie janétienne de la psychasthénie est une conceptualisation psychologisée de la neurasthénie et des obsessions.
-
[29]
Ibid., 209.
-
[30]
Ibid., 210.
-
[31]
Johann Ludwig, Casper, Biographie d’une idée fixe, L’Année psychologique, 8/1 (1901), 529.
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[32]
W. Bechterew, Neue Beobachtungen über die « Erröthungsangst » (Nouvelles observations sur « l’angoisse de la rougeur »), Neurologisches Centralblatt, 16/21 (1897), 988.
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[33]
Janet, op. cit. in n. 28, 206.
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[34]
Ibid., 210.
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[35]
Ibid., 497-502.
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[36]
C’est-à-dire la capacité à agir sur les objets extérieurs, l’attention qui permet de se représenter les choses comme réelles, le sentiment de notre propre unité, la jouissance du moment présent, etc. (Ibid., 477-481).
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[37]
Ibid., 477.
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[38]
Ibid., 347.
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[39]
Ibid., 346.
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[40]
Ibid., 453-469.
-
[41]
Castel, op. cit. in n. 16, 378.
-
[42]
Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient (Paris : Fayard, 2001), 433-435.
-
[43]
George M. Beard, Morbid fear as a symptom of nervous disease, The Hospital Gazette, 6 (1879), 306. J’ai trouvé l’indication de cette référence chez Castel, op. cit. in n. 16, 285.
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[44]
Beard, art. cit. in n. 43, 306.
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[45]
George M. Beard, A practical treatise on nervous exhaustion (neurasthenia) : Its symptoms, nature, sequences, treatment (New York : William Wood & co, 1880), 42-43.
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[46]
Watarai Yoshiichi 度会好一, Meiji no seishin isetsu : Shinkeibyō, shinkeisuijaku, kamigakari 明治の精神異説⃞ : 神経病・神経衰弱・神がかり (Diverses théories de l’esprit à l’ère meiji : Névrose, neurasthénie, possession), (Tokyo : Iwanami Shoten, 2003), 159-160.
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[47]
Hideshirō Tasawa 田澤秀四郎, Kyōhakukannen ni tsuite 強迫観念二就テ (À propos des idées obsessionnelles), Shinkeigaku Zasshi 神経学雑誌, 6/1 (1907), 1-22.
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[48]
Ibid., 20.
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[49]
Au sujet du destin japonais de la neurasthénie, on pourra lire en français le chapitre 3 de Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail (Paris : Ithaque, 2014).
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[50]
Par exemple : Sakaki Hajime 榊俶, Kyōhakukannen o yūsuru kanja no jitsurei 強迫観 念を有する患者の実例 (Exemples de patients présentant des idées obsessionnelles), Tokyo igakkai zasshi 東京医学会雑誌, 9/14 (1895), 4 ; Gotō Shōgō 後藤省吾, Kyōfu ni tsuite 恐怖に就いて (Des phobies), Shinkeigaku zasshi 神経学雑誌, 4/3 (1905), 121.
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[51]
Sakaki, art. cit. in n. 50, 4.
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[52]
Shōma Morita 森田正馬, Shinkeisuijakusei seishinbyōsei taishitsu 神経衰弱性精神
病性体質 (La constitution neurasthénique psychopathique), Jinsei 人生, 5/5-6 (1909), 78. -
[53]
Sata Yoshihisa 佐多芳久, Kyōhaku kannen (jo) 強迫観念(上), Hentai shinri 変態心理, 2/4 (1918), 257-267.
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[54]
Shimoda Mitsuzō 下田光造 et Sugita Naoki 杉田直樹, Saishin seishinbyōgaku 最新精 神病學 (La Nouvelle psychiatrie) (Tokyo : Kokuseidō, 1922), 353.
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[55]
Morita n’est certainement pas le premier Japonais à pratiquer une forme de psychothérapie (au sens moderne), mais il est, parmi les psychiatres formés à l’Université impériale, le premier à choisir comme spécialité ce domaine dans lequel exercent de nombreux « charlatans ». Au sujet des psychothérapies non institutionnelles de la neurasthénie pratiquées au Japon, on se reportera avec intérêt à la thèse de Yu-Chuan Wu, « A disorder of Ki : Alternative treatments for neurasthenia in Japan (1890-1945) » (University College London, 2012).
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[56]
Shōma Morita 森田正馬 et Kōra Takehisa 高良武久, Taijinkyōfu no naoshikata 対人 恐怖の直し方 (Le Redressement du taijinkyōfu) (Tokyo : Hakuyōsha, 1952 [1935]), 27-28.
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[57]
Le terme employé par Morita est bien taijinkyōfu ; le mot taijinkyōfushō, qui y ajoute l’élément shō signifiant symptôme ou syndrome, n’apparaîtra qu’après-guerre.
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[58]
Shōma Morita 森田正馬, Sekimenkyōfu (mata ha taijinkyōfu) to sono ryōhō 赤面恐怖
(又は対人恐怖)と其療法 (L’éreuthrophobie (ou phobie interpersonnelle) et sa cure), in Morita Shōma Zenshū 森田正馬全集 (Tokyo : Hakuyōsha, 1974), vol. 3, 168. -
[59]
Pitres et Régis, art. cit. in n. 8, 14.
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[60]
Morita, art. cit. in n. 57, 164.
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[61]
Shōma Morita 森田正馬, Shinkeisuijaku to kyōhakukannen no konjihō 神経衰弱と強 迫観念の根治法 (La Cure totale de la neurasthénie et des idées obsessionnelles) (Tokyo : Hakuyōsha, 1989 [1926]), 90-91.
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[62]
Morita avance un taux de 60 % de guérisons et de 32 % de cas soulagés sur une quarantaine de patients obsessionnels. Shōma Morita 森田正馬, Shinkeishitsu ni taisuru yo no tokushu ryōhō seiseki 神経質に対する余の特殊療法成績 (Résultats de ma cure spéciale du nervosisme), in Morita Shōma Zenshū 森田正馬全集 (Tokyo : Hakuyōsha, 1974), vol. 2, 34-43.
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[63]
Ainsi, le psychiatre Matsubara Saburo 松原三郎, pourtant largement en désaccord avec sa théorie du nervosisme, recommande néanmoins son premier ouvrage comme « une autorité mondiale dans le domaine de la psychiatrie », notamment en raison de sa thérapie « absolument originale dont il faut se glorifier à la face du monde ». Matsubara Saburo 松原三郎 et al., « Shinkeishitsu oyobi shinkeisuijakusho no ryoho » ni taisuru gakkai no hankyo 「神経質及神経衰弱症の療法」に対する学界の反響 (Échos de « La thérapie du nervosisme et de la neurasthénie » dans le monde scientifique), Hentai shinri 変態心理 8/6 (1921), 650-653.
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[64]
Claparède, art. cit. in n. 15, 326.
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[65]
Morita, art. cit. in n. 58, 168.
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[66]
La question de savoir pourquoi c’est néanmoins taijinkyōfu, qui s’est imposé à l’usage, et chez Morita le premier, reste entière. La réponse a peut-être à voir avec l’origine de ce dernier terme, qui reste encore obscure.
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[67]
Shōma Morita, Shinkeishitsu no hontai oyobi ryōhō 神経質の本態および 療法 (La vraie nature du nervosisme et sa cure), in Morita Shōma Zenshū, vol. 2, op. cit. in n. 61, 411.
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[68]
Morita, art. cit. in n. 58, 171.
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[69]
Ibid., 170.
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[70]
Morita, op. cit. in n. 61, 136-137.
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[71]
Morita et Kōra, op. cit. in n. 56, 93-94.
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[72]
Morita, art. cit. in n. 58, 168.
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[73]
Phobie liée au fait de regarder autrui dans les yeux, qui s’accompagne d’une incapacité à avoir un regard naturel.
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[74]
Anonyme et Shōma Morita, Metsuki no surudoku naru no ga ki ni naridashita dōki kara ohanashi shite 眼つきの鋭くなるのが気になり出した動機からお話して, Shinkeishitsu 神経質 3/7 (1932), 294.
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[75]
Koga Yoshiyuki 古閑義之, Taijinkyōfu no chikenrei 対人恐怖の治験例 (Un cas clinique de taijinkyōfu), 神経質 3/11 (1932), 435.
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[76]
Morita et Kōra, op. cit. in n. 56, 75.
-
[77]
Morita, art. cit. in n. 58, 169.
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[78]
Id.
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[79]
Morita et Kōra, op. cit. in n. 56, 232-234.
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[80]
On retrouve ainsi le taijinkyōfu dans la seconde moitié des années 1930 dans la littérature « psy » : par exemple chez un psychothérapeute spécialisé dans le traitement des timides et des bègues, chez un psychanalyste qui en propose une tout autre théorie, et jusque dans le courrier des lecteurs de la revue d’une secte bouddhique.
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[81]
Shōma Morita 森田正馬, Sekimenkyōfu no ryoho 赤面恐怖の療法 (La Cure de l’éreuthophobie) (Kyoto : Jinbunshodō, 1935).
Introduction
1Le taijinkyōfushō 対人恐怖症, ou phobie interpersonnelle, a longtemps été pensé dans la psychiatrie japonaise contemporaine comme une névrose typiquement autochtone dans laquelle la présence d’autres personnes entraîne une puissante angoisse relative à la crainte d’être méprisé, de dégoûter ou d’offenser autrui en raison d’un trait physique ou d’un comportement, conduisant à l’évitement des relations interpersonnelles [2]. Il est en outre tenu pour être « la névrose la plus fréquemment observée au Japon [3] », et son incidence élevée est quasiment systématiquement rapportée à des caractéristiques de la culture japonaise. À l’idéal occidental d’autonomie du Moi s’opposerait le Moi japonais qui se construit, lui, dans l’interdépendance, le rapport harmonieux avec le groupe, ce qui induit une forte conscience publique de soi ainsi que de son propre impact émotionnel sur autrui. Le taijinkyōfushō serait alors l’amplification morbide de traits culturels essentiels [4]. Le consensus autour de cette idée a été tel qu’il a conduit à l’intégration de ce diagnostic en tant que « syndrome lié à la culture » dans les classifications internationales, distingué de la phobie sociale, à laquelle il est pourtant fortement apparenté [5].
2Derrière cette conception – largement empreinte d’un particularisme culturel typique de la pensée de l’après-guerre au Japon [6] – se cache pourtant d’après nous une autre histoire qui nous invite à appréhender ce diagnostic comme le fruit d’une élaboration façonnée par la circulation des idées au tournant des xixe et xxe siècles. Une histoire en pointillé, dont nous souhaitons retracer les contours, repérer les continuités ainsi que les fractures afin d’interroger la circulation du savoir psychiatrique entre l’Europe, les États-Unis et le Japon : le taijinkyōfushō puise ses racines dans un foyer précis qui aboutit, à travers un processus de redéfinitions successives et de déplacements, à une cristallisation conceptuelle dans laquelle les traces de sa genèse restent dissimulées.
3Il est d’autant plus intéressant de se pencher sur cette histoire largement inexplorée que la littérature sur le taijinkyōfushō, rare en dehors du champ psychiatrique, ne s’est jusqu’à présent concentrée que sur le constat, l’acceptation ou au contraire la contestation de son statut culturel particulier [7].
4Voici le plan d’une enquête qui ne vise pas à établir une systématicité, mais à saisir la persistance d’un fil rouge. Nous verrons dans un premier temps que l’histoire du taijinkyōfushō commence dans une tout autre perspective, en Europe, à la fin du xixe siècle, avec l’émergence d’études sur une forme de rougissement émotif obsessionnel : l’éreuthophobie. Ces recherches s’inscrivent dans un débat plus vaste relatif aux troubles obsessionnels, et la question de l’éreuthophobie disparaîtra avec le renouvellement de la compréhension des obsessions par l’approche psychologique. Celle-ci permettra cependant de faire émerger en France le concept nouveau de « phobie sociale », concept qui, s’il n’a pas eu d’écho dans l’immédiat, n’est pas sans rappeler une autre notion, celle d’anthropophobia, formulée vingt ans plus tôt aux États-Unis. Nous constaterons, dans un deuxième temps, que ces deux notions se retrouvent rapidement dans la théorie psychiatrique japonaise alors en construction, tout en y demeurant très marginales. Nous nous pencherons enfin sur le début des années 1930 quand, suite à l’émergence de courants psychologiques en psychiatrie, un psychiatre japonais, Morita Shōma 森田正馬, propose sur la base de sa théorisation des névroses un concept, taijinkyōfu 対人恐怖, qui se diffuse rapidement dans la littérature psychologique. Un concept nouveau témoignant d’une grande originalité et où l’écho des idées développées plus tôt en Europe reste encore audible. Dans cette théorie, que les psychiatres japonais de l’après-guerre réinterpréteront dans un sens nettement culturaliste, s’inscrit ainsi en filigrane le résultat d’un processus de circulation, d’assimilation et d’élaboration des objets et des méthodes scientifiques.
Au commencement était la rougeur : De la problématique de l’éreuthophobie à celle des phobies sociales en Occident (décennies 1890-1900)
Éreuthophobie, érythrophobie, Erröthungsangst
5Cette histoire commence en 1896 et se développe de manière parallèle aux deux extrémités du continent européen. Une première communication de deux psychiatres de Bordeaux, Albert Pitres (1848-1928) et Emmanuel Régis (1855-1918), présentée au congrès des aliénistes français au mois d’août, décrit une forme pathologique de rougeur émotive qui constitue d’après eux une véritable obsession baptisée « éreuthophobie [8] ». Ils en livrent une description complète fondée sur neuf cas observés. Ils proposent des critères pour distinguer le phénomène proprement pathologique des manifestations normales de rougeur émotive, et définissent les éreuthophobes comme des individus chez qui « la préoccupation de la rougeur constitue une obsession véritable, une phobie extrêmement pénible, tenace et incessante [9] ». L’intérêt de Pitres et Régis pour cette éreuthophobie réside en particulier dans le fait qu’elle représente un terrain propice à l’étude « des rapports entre obsession et émotion », et constitue plus généralement selon eux un argument stratégique dans le débat sur la primauté de l’intellect ou de l’émotion dans certaines maladies mentales. Cette communication suscite immédiatement en France d’autres contributions sur le même thème [10]. Le concept est donc adopté. De manière quasiment simultanée, un article du neurologue Vladimir Bekhterev (1857-1927) paraît dans une revue russe au mois de décembre avant d’être republié en 1897 en allemand dans le Neurologisches Centralblatt sous le titre « L’angoisse de rougir comme forme particulière de trouble morbide » [11]. Il y décrit des patients présentant un tableau symptomatique en tous points semblables à ceux que l’on trouve dans la littérature francophone, et donne à ce syndrome le nom d’« angoisse de la rougeur » (Erröthungsangst). Bekhterev traite la question d’une manière assez différente : son article s’étend plus sur l’analyse de la pathogénie somatique, passe rapidement sur la psychologie et ne cherche pas à tirer de conséquences théoriques plus générales. Rapidement s’ouvre ainsi un débat au niveau européen, relatif à la nature du trouble et à la pertinence d’un tel concept. Les publications s’accumulent tant et si bien que les revues de la littérature sur le sujet, qui commencent à paraître en 1898, recensent toujours plus de descriptions cliniques. De 1899 à 1902, de nombreux articles paraissent encore : en Allemagne [12], en France [13], en Italie [14], en Suisse [15], etc. Il s’agit, pour la plupart, d’observations cliniques de patients présentant des symptômes d’une rigoureuse monotonie – les mêmes lettres désespérées, la même rougeur irrépressible et insoutenable –, accompagnées de considérations souvent assez succinctes et semblables des psychiatres, relatives à l’étiologie et au pronostic – l’éreuthophobie (ou quel que soit le nom qui lui est donné) est une forme d’obsession, ceux qui en souffrent sont des « héréditaires ». Passé 1902, le débat s’achève, quelques études paraîtront encore çà et là, mais sans plus jamais rencontrer l’écho qu’elles auront connu durant cette période.
6Revenons donc à Pitres et Régis, car si l’éreuthophobie les intéresse en premier lieu, c’est parce qu’ils y voient, comme je l’ai mentionné plus haut, un argument décisif pour prouver une thèse qu’ils défendent, à savoir que les obsessions sont un trouble des émotions [16]. La seconde moitié des années 1890 et les années 1900 voient en effet un intérêt renouvelé des psychiatres pour les obsessions [17] : plusieurs questionnements structurent alors la recherche, notamment celui relatif à la nature du trouble primitif. Pour le dire simplement, les idées obsédantes relèvent-elles d’un trouble des émotions, de l’intellect ou de la volonté ? Cette question a été présente dès le tout début de l’intérêt des aliénistes pour les obsessions, car ces formes de folie ont ceci de particulier qu’elles ne semblent atteindre que partiellement le fonctionnement du psychisme du malade : d’où l’idée que seule une dimension de la vie mentale est touchée – l’intellect, la volonté ou les émotions. La situation quant à ce débat évolue précisément dans les années 1890-1900 et c’est donc dans ce contexte qu’il faut replacer l’entreprise de Pitres et Régis. Tous deux sont de farouches partisans de la thèse émotiviste qu’ils contribueront à populariser en France. Leur approche se fonde sur la prémisse que la vie émotionnelle est primitive par rapport aux états intellectuels, et qu’elle occupe ainsi une place primordiale dans la vie psychique, tant normale que pathologique. Ils adoptent en outre la théorie de William James et Carl Lange, dite périphérique de l’émotion, qui fait de l’émotion un épiphénomène des variations viscérales [18]. L’éreuthophobie constitue ainsi un terrain idéal pour démontrer ce rapport privilégié des obsessions et de l’émotion, car cette obsession est constituée d’un phénomène émotionnel (l’angoisse) se manifestant par une modification vasomotrice (la rougeur). Ainsi, d’après Pitres et Régis, on n’est pas rouge parce qu’on est honteux, mais on a honte parce qu’on est rouge. S’ils jugent des recherches expérimentales nécessaires pour appuyer leur thèse de manière déterminante, d’après eux, la clinique indique néanmoins bien que la tendance au rougissement précède l’apparition de la peur de rougir. La genèse pathologique se fait donc dans l’ordre suivant : le phénomène vasomoteur (rougissement), sur lequel se greffe le phénomène émotif (confusion) et, comme ultime complication, le phénomène intellectuel (idée fixe) [19]. La réponse des partisans de la thèse intellectualiste – qui dans ce débat sont notamment les Allemands et, en France en particulier, des représentants de l’école dégénérationniste de Magnan – va consister à l’inverse à raccrocher du côté de l’intellect les manifestations éreuthophobiques. En faisant par exemple remarquer que cette patiente qui ne rougit pas avec n’importe lequel de ses interlocuteurs atteste bien le fait que la conscience joue un rôle déterminant et que le « réflexe émotif est entièrement subordonné à l’idée [20] ». Mais paradoxalement, les intellectualistes, qui dans ce débat sont minoritaires, ne sont pas nécessairement les plus farouches adversaires de la position de Pitres et Régis [21].
7En effet, si pour Bekhterev, Beniamino Vespa, Gaspare Basile, H. Brassert, Paul Hartenberg, Édouard Claparède, etc., c’est bien l’émotion qui est déterminante dans l’éreuthophobie, c’est néanmoins d’eux que vient la contestation la plus systématique de la thèse développée par les Bordelais. Il faut effectivement regarder au-delà du consensus apparent des mots ; car là où personne n’est réellement d’accord, c’est bien sur ce qu’il faut entendre par « émotion », et ce qui pose problème, c’est précisément la manière dont Pitres et Régis formulent leur vision émotiviste de l’émotion. La littérature germanophone reconnaît dans l’éreuthophobie une forme d’« angoisse pathologique » ; ainsi Bekhterev, qui se croit sur ce point d’accord avec les deux Français, dit en fait exactement l’inverse : chez lui, c’est l’« attente inquiète » (unruhigen Angst) qui constitue l’« impulsion psychique » qui excite anormalement les centres corticaux vasodilatateurs, qui à leur tour provoquent un rougissement effréné. Autrement dit, l’angoisse est ici un vécu de conscience qui engendre des effets vasomoteurs, et non l’écho psychique d’un événement vasomoteur. C’est donc la théorie de James et Lange – sur laquelle repose le caractère décisif du cas de l’éreuthophobie dans la démonstration de Pitres et Régis – qui est problématique. Mais la contestation la plus directe viendra des auteurs francophones. En 1900, deux psychologues publient une expérimentation visant à examiner l’affirmation des Bordelais : l’émotion précède-t-elle le phénomène physique du rougissement ou est-ce l’inverse, comme ceux-ci l’affirment [22] ? L’éreuthophobie n’a pour eux d’intérêt qu’en tant qu’elle permet d’observer cette question vieille comme la psychologie : le rapport de succession entre les phénomènes physiologiques et les états émotifs. Or leur conclusion va dans le sens inverse : l’obsession de la rougeur est « en tant qu’émotion bien d’origine cérébrale » : c’est bien l’« idéation » qui provoque une association, qui engendre une émotion anxieuse, et seulement ensuite apparaissent les phénomènes vasomoteurs (rougeur, accélération du pouls, de la respiration, etc.) [23]. Bref, la théorie de James-Lange reste encore à prouver et l’éreuthophobie est ainsi « bien loin d’être nécessairement liée à une coloration spéciale du visage [24] ». Les deux années suivantes, d’autres psychologues vont enfoncer le clou. Le philosophe, psychologue et médecin Pierre Janet (1859-1947) publie en 1901 un article dans lequel, d’une part, il affirme que l’éreuthophobie n’est pas déterminante dans la discussion de la théorie de James-Lange, et, d’autre part, il distingue le phénomène physique du rougissement de la question de l’obsession que suscite celui-ci :
« C’est un tort à mon avis que de rattacher l’obsession de la rougeur au fait de la rougeur elle-même. Quoique cela semble bizarre, ce n’est pas parce qu’ils sont rouges que ces malades sont obsédés par la pensée de la rougeur ou du moins cette rougeur elle-même ne joue qu’un rôle très minime dans l’obsession. D’abord on peut être éreutophobe comme Nadia sans avoir jamais eu de rougeur […]. En outre l’obsession de la rougeur ne survient pas uniquement à la suite de rougeur véritable [25]. »
9L’année suivante, Claparède (1873-1940), plutôt partisan de la théorie de James-Lange, n’en abonde pas moins dans ce sens : d’une part, l’éreuthophobie ne prouve rien, ni pour ni contre cette théorie des émotions, et d’autre part, « il n’y a aucune raison a priori pour considérer le phénomène de la congestion du visage comme le côté objectif du phénomène phobie [26] ». Pitres et Régis publieront cette même année une réponse à toutes les critiques qui leur ont été adressées et le débat en restera là. C’est que l’on assiste alors au chant du cygne des études classiques sur les obsessions [27] : la psychologisation du champ des névroses, dont Janet est l’un des acteurs, va en effet rendre caduque toute cette discussion.
Phobies sociales et anthropophobia
10En 1903, Janet, au détour de son monumental ouvrage Les Obsessions et la psychasthénie [28], affirme que, contrairement à la manière dont la question a été abordée jusqu’alors, il ne faut pas penser l’éreuthophobie à partir du rougissement. La rougeur du visage n’a, en tant que telle, que peu d’importance dans ce trouble : elle n’y joue que « le rôle d’un prétexte pour justifier une angoisse dont l’origine est plus profonde [29] ». La preuve en est qu’on peut en effet fort bien être éreuthophobe et ne rougir jamais, ou que fort peu – un fait d’apparence paradoxale qui avait déjà été noté par d’autres psychiatres. En outre, souligne-t-il encore, l’obsession de la rougeur se transforme souvent en une autre idée obsédante – devenant chez celui-ci une obsession ayant trait à une moustache précoce, chez cet autre une obsession du bégaiement – : c’est donc bien que la rougeur du visage n’est pas le trait essentiel sur lequel l’analyse doit se fonder. Le caractère essentiel de l’éreuthophobie, c’est « le sentiment d’être devant les hommes [30] » : être soumis au regard d’autrui, voilà la source des souffrances des éreuthophobes.
11Pourtant, l’énoncé de ce fait n’a en soi rien de révolutionnaire : tous les patients décrits au cours des dernières années soulignent d’eux-mêmes que leurs souffrances se manifestent en contexte social – lors des dîners mondains, quand ils rencontrent une personne dans la rue, etc. –, que c’est bien « l’épouvantable regard des hommes [31] » qu’ils fuient pour ne trouver de soulagement que dans la solitude. De même, tous les médecins ont bien noté que l’une des caractéristiques principales du trouble est de se produire en présence de – de la foule, d’un ami, d’hommes, de femmes, etc. –, et que « en dehors de la société les malades n’auraient aucune raison de se plaindre de leur état [32] ». Là où Janet innove, c’est en tirant des conséquences nosographiques de ce constat : si c’est avant tout leur caractère éminemment social qui définit ces manifestations morbides, alors l’éreuthophobie ne doit pas être pensée de manière différente des autres formes d’angoisse qui présentent ce caractère fondamental. Comme chez ce patient qui a la peur de bégayer en présence d’étrangers ; cet autre qui est obsédé par la crainte qu’on ne remarque la cicatrice qu’il a sur le nez ; celui-là, angoissé par une prétendue paralysie des lèvres qui l’empêcherait de sourire naturellement ; tous les « dysmorphophobiques » décrits par Enrico Morselli (1891), convaincus de la difformité de leur front, de leur nez, des proportions de leur corps, des directions de leurs membres, etc. ; ou encore cette femme terrorisée à l’idée de faire classe devant des enfants. Toutes ces obsessions ont comme trait commun « le fait d’avoir à agir en public » et, puisque l’angoisse est liée à « la perception d’une situation morale et surtout d’une situation sociale » [33], il est dès lors justifié de les concevoir comme des « phobies sociales » ou « phobies de la société » [34]. Avec Janet, l’éreuthophobie perd donc sa pertinence en tant que telle et devient l’une des manifestations possibles d’une catégorie de phobies qu’il convient par conséquent de qualifier de sociales.
12Ce que l’approche de Janet a de véritablement nouveau, on le comprend en se penchant sur la théorie de la psychasthénie dans laquelle s’inscrit cette réflexion. Le trouble fondamental de la psychasthénie est un « abaissement de la tension psychologique [35] » qui provoque une altération hiérarchisée des fonctions du psychisme et par conséquent la dégradation de certaines opérations psychiques. Or d’après Janet, l’opération qui disparaît le plus vite et le plus souvent chez les psychasthéniques, et qui constitue le point commun de tous leurs symptômes, est ce qu’il appelle la « fonction du réel », c’est-à-dire de la capacité d’« appréhension de la réalité sous toutes ses formes » [36]. Cette fonction du réel se manifeste de différentes manières, et la première de ces manifestations est l’action volontaire qui permet d’agir sur le réel et de le transformer. Or, explique Janet, « cette action volontaire présente elle-même différents degrés de difficulté. Au point de vue de son objet, il semble qu’elle devient plus difficile quand elle est sociale, quand elle doit s’exercer non seulement sur le milieu physique mais encore sur le milieu social dans lequel nous sommes plongés [37] ». Ainsi, dans la théorie psychologique de Janet, les relations sociales, le rapport à l’autre sont ce qu’il y a de plus complexe [38] : agir devant autrui, voilà ce qui requiert le maximum de tension psychologique. Aussi l’« aboulie sociale » est-elle une caractéristique de la psychasthénie :
« Ne pas pouvoir jouer du piano devant des témoins, ne plus pouvoir travailler si on vous regarde, ne plus pouvoir même marcher dans un salon et surtout ne plus pouvoir parler devant quelqu’un, avoir la voix rauque, aiguë ou rester aphone, ne plus trouver une seule pensée à exprimer quand on savait si bien auparavant ce qu’il fallait dire, c’est le sort commun de toutes ces personnes, c’est l’histoire banale qu’ils racontent tous [39]. »
14En renvoyant dos à dos émotivistes et intellectualistes, la contribution de Janet clôt en quelque sorte le débat : d’un côté comme de l’autre, l’argument est trop vague et les termes trop mal définis [40]. On demeure dans une forme de naïveté psychologique qui tend d’une part à réduire le psychique à un épiphénomène de l’organique, et d’autre part à abandonner la description psychologique au patient, les médecins ne se comportant ainsi pas en psychologues mais en « secrétaires obéissants » de malades effectivement particulièrement doués pour l’introspection [41]. Cette conceptualisation nouvelle restera pourtant dans l’ombre, la réception problématique de l’œuvre de son auteur ayant joué contre la postérité de sa théorie plus générale de la psychasthénie [42]. Cela n’empêchera cependant pas l’idée d’une phobie des situations sociales de demeurer dans l’horizon des théories psychologiques, car la notion proposée par Janet n’est pas sans rappeler un autre concept formulé une trentaine d’années plus tôt par le « père » de la neurasthénie, le neurologue américain George M. Beard (1839-1883), concept qui aura une autre fortune. En 1879, dans un article consacré aux « peurs morbides », Beard décrivait effectivement une « aversion pour la société, une peur de voir, de rencontrer ou de se mêler avec la multitude, ou d’être en présence de qui ce soit en dehors de soi-même », à laquelle il donnait le nom d’anthropophobia [43]. Cette phobie, affirmait Beard, pouvait, dans les cas les plus graves, entraîner un handicap social tel « qu’il forçait le patient à renoncer entièrement à travailler [44] ». Seul le détournement du regard y était décrit comme symptôme récurrent et Beard ne s’attardait un peu que sur l’une des variétés de ce trouble, la « gynéphobie » (ou peur de se retrouver dans la compagnie de femmes). Bien que cette description soit extrêmement succincte et quoique Beard ne rattache pas le « rougissement fréquent » (un symptôme de la neurasthénie « plus courant et plus pénible qu’on ne le croit généralement » [45], qu’il décrit ailleurs) à l’anthropophobie, on entrevoit ici des similitudes claires avec le tableau clinique des patients rassemblés par Janet sous l’étiquette des phobies sociales. Et, en dépit du caractère bien moins élaboré de l’anthropophobie beardienne par rapport au concept janétien, les quelques lignes qu’il lui consacre ont leur importance pour notre histoire car elles figurent dans l’ouvrage du neurologue sur la neurasthénie, A practical treatise on nervous exhaustion (neurasthenia) (1880). Or ce livre de Beard, contrairement au volume de Janet sur la psychasthénie, devient un véritable best-seller international au cours de la décennie suivante, traduit dans de nombreuses langues, la neurasthénie faisant son arrivée dans la littérature médicale japonaise dès les années 1880 [46].
Sekimenkyōfu 赤面恐怖, antoropefobia : Une première réception japonaise aux marges
15Pendant que le débat européen autour de l’éreuthophobie bat son plein en Europe, la question ne semble pas intéresser les psychiatres au Japon. L’une des raisons est sans doute que, avant le début du xxe siècle et notamment la popularisation du concept de neurasthénie, les troubles de type névrotique constituent un objet de recherche tout à faire mineur pour les psychiatres japonais. Le symptôme d’une angoisse de rougir a déjà été mentionné dans la littérature médicale japonaise avant 1897, mais en passant, comme l’un des innombrables symptômes que peuvent produire les troubles obsessionnels. C’est en 1907 qu’un article monographique publié dans la revue de référence Shinkeigaku zasshi 神経学雑誌 (Revue de neurologie) traite spécifiquement de l’éreuthophobie – traduit sekimenkyōfu (赤面恐怖), c’est-à-dire peur (kyōfu 恐怖) du rougissement (sekimen 赤面). Rédigé par un étudiant en psychiatrie de l’Université impériale de Tokyo, Tasawa Hideshiro (田澤秀四郎), le texte consiste d’abord en un aperçu d’ensemble des études européennes sur le sujet ; l’autre apport de l’article, qui est aussi sa principale contribution, est la description d’une première série de cinq cas japonais, en tous points semblables aux cas décrits jusque-là dans la littérature occidentale [47]. Il faut noter que l’état de l’art dressé part Tasawa porte nettement la marque du tropisme austro-germanique de la psychiatrie japonaise dans ces années ; il est de ce fait assez incomplet : ce sont principalement les contributions publiées en allemand qui sont recensées (les quelques articles francophones cités lui sont très probablement connus à travers des comptes-rendus en allemand) et, notablement, l’article de Pitres et Régis, ainsi que celui de Janet, sont ignorés. De fait, sa discussion théorique laisse entièrement de côté la question qui a en partie suscité et animé le débat européen : de la nature émotive ou intellectuelle des obsessions il n’est là jamais question. Dans son analyse de l’éreuthophobie, Tasawa adopte des positions en accord avec les théories dominantes en Allemagne (vision intellectualiste des obsessions, hypothèse selon laquelle l’éreuthophobie est un symptôme neurasthénique) [48]. Cet article joue le rôle d’un relais d’idées produites en Occident qu’il ne discute qu’à la marge et ne vise qu’à illustrer sur le plan clinique – ce qui peut s’expliquer par le caractère précoce du texte, publié à une époque où la psychiatrie est une discipline en pleine construction au Japon – et la position institutionnelle de son auteur.
16Dans le même temps, l’anthropophobie de Beard est également introduite, vraisemblablement par le biais de la neurasthénie puisqu’elle apparaît dans la littérature psychiatrique au tournant du siècle – soit à une époque où cette dernière commence à être de plus en plus fréquemment diagnostiquée [49]. Elle est citée, toujours en passant, dans des articles sur les obsessions ou les phobies où elle figure soit dans des listes de symptômes, soit dans des descriptions cliniques [50]. L’anthropophobie est alors définie comme la « peur obsédante d’être confronté à des lieux dans lesquels se trouvent de nombreuses personnes [51] » – une définition qui tend à la rapprocher de l’agoraphobie. Et de manière intéressante, alors que Beard ne spécifiait que le détournement du regard comme symptôme de cette phobie, dans les articles japonais, c’est plutôt à la peur de rougir que l’anthropophobie se retrouve associée. Ainsi le psychiatre Morita Shōma (1874-1938) – dont nous reparlerons bientôt – évoque-t-il, dans un article publié en 1909, un patient obsessionnel dont il fait la description suivante :
« [Il souffre notamment] d’éreuthophobie à un degré léger et, parce qu’il a honte de s’empourprer lorsqu’il se trouve face à des personnes, il essaye d’afficher un air calme et prend une mine extrêmement sérieuse, et il a horreur de sortir en public ; l’anthropophobie aussi est en rapport avec ces symptômes [52]. »
18La situation au début du siècle est donc à peu près la suivante : les concepts d’éreuthophobie et d’anthropophobie circulent tous les deux dans la littérature psychiatrique japonaise – l’un comme l’autre sous une forme légèrement transformée – sans toutefois faire l’objet de discussions théoriques. Ce sont simplement des étiquettes permettant de nommer des symptômes donnés. Intégrés à une psychiatrie en construction qui reste largement tributaire des théories occidentales (en particulier dans les lieux de production du savoir scientifique légitime tels que l’Université impériale de Tokyo), ils s’y manifestent alors comme des concepts d’importation, peu discutés et peu critiqués.
19Dans les décennies suivantes, si les sources sont trop rares pour que l’on puisse parler d’évolution, on trouve néanmoins dispersés dans la littérature du champ « psy » des termes qui donnent à penser que l’idée d’un trouble anxieux, une phobie spécifiquement liée aux situations publiques et qui se manifesterait sous des formes variées, se maintient chez les psychiatres et psychologues japonais. Elle ne semble toutefois pas liée – ou du moins n’est jamais reliée explicitement – aux travaux de Janet, bien que ceux-ci commencent à circuler au Japon à la même époque. Le psychologue Sata Yoshihisa 佐多芳久, par exemple, évoque dans un article de 1918 une « phobie du rougissement » (chōkō kyōfushō 潮紅恐怖症) dans une longue liste d’obsessions, et la définit comme « une crainte obsédante de rougir qui peut conduire à prendre en horreur le fait de rencontrer des gens et pour finir à ne plus sortir de chez soi ». Il fait immédiatement suivre ce terme d’une autre dénomination, entre parenthèses : « angoisse de honte » (shūchi kumonshō 羞恥苦悶症) [53], qui laisse deviner un concept plus large ; et en effet, pour illustrer cette « phobie du rougissement », Sata choisit non pas un éreuthophobe, mais un homme obsédé par l’idée d’avoir le nez trop bas (autrement dit un dysmorphophobe), idée qui lui rend effectivement insupportable le fait de se montrer devant des gens. Une formulation plus explicite de l’idée d’une phobie des situations publiques se trouve, quelques années plus tard, en 1922, dans le manuel de « psychiatrie nouvelle », Saishin seishinbyōgaku 最新精神病學, du psychiatre Shimoda Mitsuzō 下田光造. L a comptant parmi les multiples symptômes possibles de la dégénérescence psychique, Shimoda donne à cette obsession le nom d’« angoisse relationnelle » (kōsai kumonshō 交際苦悶症), et la définit comme un ensemble de phobies ayant trait à « une perception très exagérée de ses propres défauts engendrant une peur d’échouer ou d’être ridiculisé en public qui provoque confusion, panique et hésitation ». Il y regroupe des états aussi divers que l’éreuthophobie, la dysmorphophobie, mais également la phobie des examens, des habits, la peur de commettre un impair, d’être perçu comme nonchalant, d’uriner, de déféquer, de roter ou d’éclater de rire dans une situation formelle, etc. [54]. Cependant, ici encore, cette définition n’occupe qu’une place très marginale dans le chapitre dans lequel elle apparaît et n’est accompagnée d’aucune description de cas spécifique. Ces deux exemples, pour être succincts, nous fournissent néanmoins quelques indications : d’abord ils semblent témoigner du fait que l’éreuthophobie tend à être perçue comme relevant d’une catégorie de troubles plus vaste caractérisée par une angoisse publique ; ensuite, que ces troubles sont appréhendés selon une approche qui tend à se psychologiser. En effet, dans les années 1920 le mouvement de psychologisation des névroses traverse également la psychiatrie japonaise.
Le taijinkyōfu 対人恐怖 : Une autre conceptualisation de la phobie sociale
20En 1932 paraît dans une revue éditée par une petite clinique psychothérapeutique privée de Tokyo un article qui propose de repenser le concept d’éreuthophobie : « L’éreuthophobie (ou phobie interpersonnelle) et sa cure ». Son auteur, Morita, psychiatre et psychothérapeute de la première heure [55], et auteur de plusieurs best-sellers sur le traitement de la neurasthénie, affirme que les recherches sur l’éreuthophobie et surtout son traitement, de la toute première description d’un cas clinique par Ludwig Casper (1846) à ses contemporains japonais en passant par Bekhterev, trahissent une conception erronée de ce trouble. Se focaliser sur la rougeur, au niveau théorique comme dans la thérapie, est le signe que les médecins ne font rien de plus qu’adopter les idées de leurs patients, restant ainsi enfermés dans une perception superficielle du phénomène, affirme-t-il. L’empourprement du visage, même prononcé, ne constitue pas en soi un symptôme pathologique : certains individus peuvent devenir rouge pivoine sans s’en soucier le moins du monde et, à l’inverse, d’autres rougissent très peu et s’en tourmentent néanmoins douloureusement, fait-il remarquer. C’est le cas du patient suivant :
« Maladie déclarée vers 18 ans. Pour une raison x, dans son école, les élèves se mettent à se moquer entre eux de ceux qui rougissent et de nombreux cas d’éreuthophobie apparaissent, parmi lesquels ce patient. Depuis deux ans son état s’aggrave. Il est à présent terrifié à l’idée d’être observé par les gens et, incapable de prendre le train, il parcourt chaque jour sept kilomètres à pied pour se rendre à l’école, même lorsqu’il neige. Il se perçoit de plus en plus comme timide et veule, se morfond d’être incapable de se faire un jour une place dans la société et, au milieu de sa cinquième année de collège, décide d’abandonner l’école. Ayant eu recours à de multiples cures qui sont restées sans effet, il prend la résolution de partir se reposer dans la région de Chiba et, en cas d’échec, de se suicider – il emporte même un sabre avec lui –, mais un hasard l’amène à me consulter. […] il ne présente pas de dermographisme et son visage ne rougit pas de manière flagrante. Mais son visage et ses oreilles chauffent, lui procurant l’impression d’un rougissement phénoménal [56]. »
22L’obsession ne réside donc pas dans le rougissement. Le fondement véritable de ce trouble est la honte ressentie devant autrui. Aussi la peur phobique du rougissement n’est-elle qu’un symptôme parmi d’autres possibles – la peur d’être laid, de sentir mauvais, de bégayer, d’avoir des expressions ou un regard anormaux, etc. en présence d’autrui – d’un trouble plus fondamental :
« Puisque le symptôme est l’angoisse de ressentir de la honte devant autrui, il faudrait parler de phobie de la honte [shūchikyōfu 羞恥恐怖], dont l’éreuthophobie est l’une des variétés. Par ailleurs, comme c’est fréquemment dans la relation interpersonnelle à l’entourage qu’apparaissent diverses angoisses, récemment certains lui ont donné le nom de phobie interpersonnelle [taijinkyōfu 対人恐怖 [57]] [58]. »
24Voilà comment, trente ans après Janet, mais suivant un cheminement remarquablement similaire, Morita réinvente, ou plutôt invente, un nouveau concept de phobie sociale : la « phobie de la honte » ou encore « phobie interpersonnelle ». S’il semble difficile de soutenir, arrivés à ce point, que le taijinkyōfu est une névrose spécifiquement japonaise, il ne faudrait pas non plus tomber dans l’opinion inverse qui réduirait la phobie interpersonnelle de Morita à une redite tardive d’une phobie sociale pensée bien avant lui et que l’historiographie japonaise aurait, soit naïvement, soit par chauvinisme, promue comme invention japonaise. C’est par sa pratique de la psychothérapie que Morita est confronté à l’éreuthophobie. En effet, avant d’être une question théorique, l’éreuthophobie se pose pour lui comme un problème thérapeutique : les éreuthophobes sont des patients « têtus », affirme-t-il, dont le traitement est particulièrement difficile – les moyens psychothérapeutiques habituels, l’hypnose ou la méthode persuasive, ne donnant de résultats. Un constat qui corrobore le pessimisme thérapeutique de la majorité des médecins occidentaux face aux éreuthophobes – comme Pitres et Régis qui avouaient n’être « arrivés à rien [avec ces malades qui] semblent voués à perpétuité à leur torture morale [59] ». Or Morita a élaboré une théorie ainsi qu’une psychothérapie originale de la neurasthénie et des obsessions (ou « nervosisme »), et c’est, dit-il, « à mesure qu’[il] découvrai[t] la psychopathologie du nervosisme » qu’il affirme être parvenu à soigner durablement ces patients éreuthophobiques [60]. De même que chez Janet la théorie de la psychasthénie conditionne et permet la réflexion sur la phobie sociale, chez Morita, la théorie du nervosisme détermine l’approche de la « phobie interpersonnelle ».
La théorie et la psychothérapie du nervosisme de Morita
25Morita commence à élaborer sa théorie du « nervosisme » (shinkeishitsu 神経質), une théorie psychologique de la neurasthénie et des obsessions, au début des années 1920. Il la formule sur la base du rejet des théories existantes (occidentales pour la plupart) de ces deux formes morbides, qui d’après lui, n’apportent notamment pas de réponse satisfaisante à une série de questions (pourquoi certains individus deviennent névrosés et d’autres non, pourquoi devient-on obsessionnel plutôt qu’hystérique, etc.). Ainsi, selon sa théorie, le nervosisme est fondé, d’une part, sur une prédisposition psychique qu’il baptise « tempérament hypocondriaque » (hipokondoriisei kichō ヒポコンドリー性基調), et, d’autre part, sur un mécanisme auquel il donne le nom d’« interaction psychique » (seishin kōgo sayō 精神交互作用). Ce tempérament hypocondriaque est caractérisé par l’« introversion psychique », c’est-à-dire une tendance à l’auto-observation minutieuse de soi-même, de ses propres états physiques et mentaux. Quant au mécanisme d’interaction psychique, il désigne l’effet d’entraînement sur les symptômes de cette observation constante : l’attention portée par l’individu à ses symptômes tend à les accentuer et donc à renforcer à son tour sa tendance à les scruter, etc. Les obsessions sont une complication ultérieure de cet état : sur le tempérament hypocondriaque vient se greffer un « conflit psychique » (kokoro no kattō 心の葛藤). Le conflit psychique moritien désigne la lutte intérieure vécue par le patient qui cherche à supprimer des idées ou sensations qu’il perçoit comme anormales et lui étant étrangères. Aussi, d’après Morita, l’idée véhiculée par le terme allemand Zwangsvorstellungen (« représentations forcées ») – sur lequel se fonde la traduction japonaise kyōhaku kannen 強迫観念 –, selon laquelle l’esprit serait assiégé par des idées, est erronée. Les obsessions ne sont pas des idées obsédantes en tant que telles : ce sont des vécus naturels (le dégoût, la peur, etc.), mais c’est l’« esprit d’opposition » du nerveux (qui trouve son origine dans son tempérament hypocondriaque), c’est-à-dire son refus d’accepter ces idées telles quelles, qui les rend obsédantes. L’idée obsessionnelle résulte donc, selon Morita, d’une « contradiction de la pensée » (shisō no mujun 思想の矛盾) [61] – autre nom qu’il donne au conflit psychique – qui « capture » ou « fixe » l’esprit sur une idée, une sensation ou un désir donné.
26Quant à la psychothérapie, Morita identifie là encore, après les avoir pratiquées, un certain nombre de défauts des principales thérapies courantes dans les pays occidentaux pour la cure de la neurasthénie : l’hypnose, qui n’est pas toujours praticable avec les neurasthéniques, n’a d’effets que provisoires ; c’est d’après lui également le cas de la thérapie par persuasion rationnelle (pratiquée par Paul Dubois) qui risque en outre de renforcer le conflit psychique chez les patients ; quant à la psychanalyse, il la juge longue, fastidieuse et probablement inefficace chez les neurasthéniques. La psychothérapie qu’il propose assemble divers éléments des psychothérapies existantes : on y retrouve le principe du repos au lit, une hospitalisation avec un quotidien très organisé, de l’ergothérapie, et une part de persuasion. L’agencement particulier qu’il fait de ces différents dispositifs vise à mettre fin au mécanisme d’« interaction psychique », à renforcer le caractère du patient et enfin, dans le cas des obsessions, à supprimer la « contradiction de la pensée ». Il en résulte une thérapie à l’efficacité rapide (sa durée moyenne annoncée est d’une quarantaine de jours) qui donne notamment de bons résultats dans la cure des obsessions – d’après les chiffres qu’il publie [62]. Soulignons que c’est là un succès notable à une époque où la psychiatrie occidentale dans son ensemble tend à tenir les patients obsessionnels pour des dégénérés plus ou moins incurables. Morita cherchera d’ailleurs – en vain de son vivant – à faire connaître sa thérapie en Europe. En revanche, au Japon, dès sa création, la psychothérapie de Morita sera reconnue et célébrée comme une invention originale et une contribution à la psychiatrie moderne dont le pays peut s’enorgueillir [63] – elle y est d’ailleurs encore pratiquée actuellement, ainsi qu’à l’étranger, sous le nom de « thérapie Morita » (Morita ryōhō 森田療法). Notons enfin que l’œuvre de Morita est marquée par une écriture s’adressant bien plus souvent à ses patients qu’à ses collègues, et par le souci de l’efficacité thérapeutique qui prime chez lui sur celui du raffinement théorique.
Le taijinkyōfu, phobie de la honte
27C’est donc dans le cadre de cette théorie et de cette pratique que vient s’inscrire la réflexion de Morita sur l’éreuthophobie. Revenons-y sans plus attendre. Nous avons vu que Morita plaçait le sentiment de honte publique au cœur de la pathogenèse de l’éreuthophobie, ce qui lui permettait de concevoir une classe plus large de troubles obsessionnels présentant ce même nœud et constituant les multiples manifestations du taijinkyōfu. Puisqu’il y a obsession quand il y a « conflit psychique », ce qui distingue l’éreuthophobe de celui qui rougit sans en faire une obsession est le fait que la honte est, pour ainsi dire, redoublée chez lui. L’éreuthophobe est celui qui a honte d’avoir honte, qui « rougit de rougir » – pour reprendre une formule de Claparède [64]. Il y a conflit psychique, au sens où l’entend Morita, car l’éreuthophobe est pris dans une lutte intérieure :
« […] l’éreuthophobe a un tempérament opiniâtre de “mauvais perdant” qui, se pensant minable parce qu’il se sent honteux, se donne toutes les peines du monde pour ne pas avoir honte [65]. »
29Puisque c’est cette honte honteuse, si l’on peut dire, qui caractérise la classe générale des phobies sociales de Morita, à cet égard, ce trouble semble en effet être une phobie de la honte (shūchikyōfu) plus encore qu’une phobie interpersonnelle (taijinkyōfu) [66]. Il nous faut donc maintenant bien saisir l’originalité de la conceptualisation de la honte par Morita ; elle n’a rien de commun avec celle d’un Claparède, qui soulignait lui aussi une trentaine d’années plus tôt l’importance du rôle joué par le sentiment de honte dans l’éreuthophobie. Claparède, suivant la méthode freudienne, cherchait à retrouver, pour la déconstruire, la succession des associations d’idées qui avaient engendré le sentiment de honte lié aux rougissements de sa patiente. La honte était ainsi appréhendée comme un sentiment particulier, en ce sens qu’il était individualisé par la personne, son objet et sa genèse, et doté d’une signification. La conception moritienne est très éloignée de cette approche singularisante. Morita revendique en effet une posture épistémologique strictement positiviste : il affirme régulièrement se borner à la seule « observation des faits », et rejette radicalement l’herméneutique des symptômes hautement spéculative pratiquée par les freudiens, qu’il estime n’être d’aucune utilité sur le plan thérapeutique [67]. Cette posture se traduit chez lui par le fait de n’envisager le trouble que du point de vue de sa manifestation actuelle et non de sa genèse. L’histoire de la formation du sentiment de honte chez chaque individu n’est donc pas jugée pertinente, elle n’est qu’une contingence insignifiante qui n’indique de toute façon que le motif de déclenchement du trouble et rien sur sa cause [68]. Ainsi, la honte dont parle Morita n’est pas la honte qu’a x de y, ce n’est pas une honte incarnée mais générique. Peu importe ce dont le malade a honte, ce qui compte, c’est que la honte est une « disposition propre à l’homme », un « sentiment naturel » [69] que tout le monde ressent en public d’une manière ou d’une autre. Abstraite de tout contexte particulier et dénuée de signification individuelle, la honte est un fait psychologique universel et banal : c’est donc bien le rejet par l’individu de ce sentiment normal qui est pathologique, c’est la vaine tentative de répression émotive qui enferme l’individu honteux dans la « phobie de la honte ». Ainsi, Morita place sa focale non sur l’émotion de la honte elle-même, mais sur la posture émotive, l’attitude psychologique, la « contradiction de la pensée ».
30Or de cette théorie de la phobie interpersonnelle émerge une dimension morale qui aura des répercussions dans le cadre thérapeutique et sur la réception à venir de la théorie moritienne. La « contradiction de la pensée », explique Morita, conduit inévitablement ses patients taijinkyōfu à une situation paradoxale :
« Croiser le regard d’autrui les remplit d’une angoisse affreuse comme s’ils avaient affaire à un(e) amant(e) ou à un aristocrate, aussi leur regard est continuellement fuyant. Mais, s’appliquant à empêcher cela, ils peuvent prendre une attitude presque belliqueuse et fixer leur interlocuteur dans les yeux en devenant tout rouges. […] ils font un effort surhumain pour ne plus avoir honte, leur esprit est tourné sur lui-même et ils perdent tout discernement concernant ce qui les entoure. Ainsi en viennent-ils à ne plus percevoir leurs mauvaises manières ou la gêne qu’ils produisent chez autrui […]. Ils oublient entièrement qu’on est honteux parce qu’il y a motif à avoir honte [70]. »
32Ainsi, le phobique social est quelqu’un qui, malgré un souci extrême du regard de l’autre, n’a aucun égard pour autrui, tout absorbé qu’il est par le refoulement de sa honte :
« Une caractéristique des taijinkyōfu est de se dire de grands timides, sans jamais avoir le moindre scrupule à déranger les gens. Ainsi, leurs courriers de demande d’informations concernant la cure sont souvent extrêmement longs et détaillés ; dans de rares cas, il arrive même qu’ils soient insuffisamment timbrés. C’est au point que, lorsque je reçois un courrier volumineux, je me demande si ce n’est pas encore un taijinkyōfu [71] ! »
34Le patient taijinkyōfu, qui a honte de sa honte, qui la nie et la fuit, en vient ainsi à se comporter littéralement en sans-gêne (haji shirazu 恥知らず). On perçoit qu’il y a pour Morita quelque chose d’immoral dans la fuite en avant de l’obsessionnel. C’est cette nuance morale qu’on croit également percevoir lorsqu’il compare le « timide authentique » (arugamama no hazukashigariya あるがままの恥ずかしがり屋) à l’éreuthophobe qualifié de « mauvais perdant » (makeoshimi 負け惜しみ) [72] : l’un serait fidèle à sa propre nature, quand l’autre se comporterait en fraudeur. Y aurait-il une bonne et une mauvaise honte ? En réalité, la théorie moritienne opère une double normalisation de la honte. Tout d’abord la honte sociale est présentée comme un sentiment non seulement normal, mais même louable. Répondant dans le courrier des lecteurs de sa revue à une jeune femme souffrant de scopophobie [73], afin de la convaincre de se réconcilier avec ses symptômes, Morita invoque une forme positive d’expression de la honte :
« Lorsque l’on s’adresse à un supérieur ou à une personne que l’on connaît, l’étiquette japonaise exige que, en fonction du degré de respect exprimé, l’on porte son regard de manière vague vers ses genoux, son ventre ou sa poitrine […] et que l’on ne lui jette que de courts regards fugaces que lorsqu’il parle, ou que l’on cherche la confirmation de sa propre opinion ; voilà ce qui est naturel [74]. »
36Non seulement la honte ne doit pas être évitée, mais au contraire elle devrait être cultivée. Est-ce parce qu’elle relève des usages culturels japonais ou qu’elle est dans l’ordre de la nature ? Morita n’est pas clair à ce sujet. Suivant son orientation, Koga Toshiyuki, l’un de ses disciples, adopte la seconde option en faisant de la honte un « instinct de conservation » social [75]. La théorie moritienne permet en effet de naturaliser cette émotion. La conséquence immédiate de cette position est de rendre à l’inverse anormale l’absence de cette honte. Ainsi, poursuit Koga, une aisance en toutes situations, une indifférence à l’opinion d’autrui, voilà qui relève d’un comportement aberrant. De même Morita répond-il à un patient éreuthophobe en fin de traitement qui s’étonne de rougir toujours autant, que c’est là une bonne chose, qu’il serait une personne « éhontée et corrompue » s’il ne rougissait plus en public [76]. De fil en aiguille, l’émotion (première) de la honte devient ainsi la garantie de la moralité, voire de la normalité de l’individu.
37Mais par ailleurs, la honte de la honte des taijinkyōfu est également revalorisée. Analysant la honte cette fois non comme une émotion inscrite dans la société mais dans ce qu’elle exprime des dynamiques psychologiques plus profondes, il la définit comme « le désir d’être apprécié par autrui et, dans le même temps, la peur d’être mal considéré d’autrui [77] ». Aussi, « de manière analogique au rapport entre la peur de la mort et le désir de vie, la peur de la honte est en même temps un désir de supériorité [78] ». Le « désir de vie » (sei no yokubō 生の欲望) et la « peur de la mort » (shi no kyōfu 死の恐怖) sont les deux termes d’une dialectique que Morita place au cœur du nervosisme : les nerveux sont dotés d’un puissant désir de vie qui fait d’eux des personnes susceptibles d’accomplir de grandes choses, mais ils se laissent submerger par une peur de la mort tout aussi puissante. Par conséquent, si le phobique social est un « mauvais perdant », c’est parce qu’il a aussi et surtout « envie de vaincre », mais sa peur de sa honte lui fait oublier son désir de surpasser les autres. Or ce désir est valorisé par Morita. Ainsi, lorsqu’un lecteur de sa revue lui écrit pour lui demander conseil au sujet d’un « ami timide » et semble-t-il résigné à la modeste existence à laquelle le condamne son caractère, Morita lui répond que c’est là une « attitude lâche », qu’un « faible de volonté, caractérisé par une personnalité pauvre en désirs » peut se contenter d’une telle situation, mais qu’un vrai nerveux ne peut qu’en souffrir car il ne peut se résoudre à abandonner ses désirs [79]. Finalement, dans la théorie moritienne, la honte de la honte est l’expression pathologique d’une dynamique fondamentalement positive.
38Tout ce discours, on le comprend bien, a une claire portée thérapeutique. Pour des patients pris par l’infernale dynamique obsessionnelle dans des situations interpersonnelles, s’entendre dire non seulement que le motif de leur souffrance devrait être cultivé comme un bien précieux, mais qu’en outre leur impulsion à réprimer ce sentiment est, bien qu’erronée, l’expression de leur richesse intérieure, est bien plus qu’un simple soulagement. La théorie moritienne du taijinkyōfu parle ainsi directement de leur vécu aux malades, leur offre un point de vue qui leur permet de s’extraire de la dynamique de la culpabilité, tout en leur proposant une interprétation morale valorisante. C’est donc en quelque sorte un concept clinique qui contient en son sein l’amorce de sa thérapie.
Conclusion
39Près de quarante ans s’écoulent entre l’invention de l’éreuthophobie en Europe et celle du taijinkyōfu au Japon. Alors que l’éreuthophobie avait émergé au tournant des xixe et xxe siècles comme un syndrome très particulier qui allait servir d’argument dans la discussion de questions plus générales de psychologie, très vite elle est réenvisagée par Janet dans le cadre de sa théorie de la psychasthénie : il opère un réagencement nosographique consistant à la fondre dans la catégorie nouvelle des phobies sociales. L’éreuthophobie et l’anthropophobie beardienne passent ensuite rapidement dans la nosographie psychiatrique japonaise, deux notions à partir desquelles, trente ans plus tard, alors qu’il est confronté dans le cadre de sa pratique psychothérapeutique à des patients éreuthophobes, Morita est progressivement amené à réinventer, avec le taijinkyōfu, une phobie sociale envisagée cette fois dans une perspective avant tout thérapeutique. Mais, contrairement à la phobie sociale de Janet, la phobie interpersonnelle de Morita a reçu un accueil immédiat et a connu une postérité durable. Dès sa formulation, le concept trouve en effet un écho chez d’autres psychiatres et psychothérapeutes [80], qui se prolongera après-guerre et jusqu’à la fin du xxe siècle. Ce succès immédiat ne peut évidemment pas s’expliquer par la seule puissance interne du concept, il doit également être rapporté au contexte institutionnel, social et culturel dans lequel il émerge. Tout d’abord, il est formulé par un psychiatre célèbre de son temps, qui s’est efforcé de diffuser ses idées en direction du public pendant de nombreuses années ; ainsi, la publication par Morita en 1935 d’un ouvrage intitulé La Cure de l’éreuthophobie [81], composé de récits de cure de patients souffrant de taijinkyōfu (et non seulement d’éreuthophobie) et guéris par ses soins, a certainement contribué à la popularisation de ce diagnostic, tant auprès du public potentiellement concerné qu’auprès des spécialistes. Dans ce cadre, le caractère thérapeutique de la théorisation moritienne a sans doute constitué un atout. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que le contexte social et culturel dans lequel les patients et les psychiatres et psychologues des années 1930 avaient grandi a contribué à les rendre sensibles à la question de l’incapacité à agir en société. Notamment, la question de la réussite sociale – la crainte que leur maladie interdise la réalisation de leurs ambitions de carrière – constitue un objet de préoccupation récurrent chez les patients taijinkyōfu en cure chez Morita – les hommes en particulier ; un souci qui n’est pas sans évoquer, en négatif, l’esprit du risshin shusse 立身出世 (« s’élever et réussir dans le monde »), l’invitation de l’ère Meiji (1868-1912) à gravir les échelons de la société et à contribuer à la grandeur du pays. De même, après la seconde guerre mondiale, c’est la rencontre féconde entre l’École Morita et la pensée du particularisme nippon qui permettra le développement et la cristallisation du taijinkyōfushō en tant que névrose autochtone. Cette nouvelle identité viendra ainsi recouvrir pour longtemps la genèse complexe de ce concept, fruit de la circulation des idées entre Europe, États-Unis et Japon entre la fin du xixe et le début du xxe siècle.
Mots-clés éditeurs : taijinkyōfushō 対人恐怖症, Pierre Janet, phobie sociale, Morita Shōma 森田正馬, éreuthophobie
Date de mise en ligne : 16/08/2017
https://doi.org/10.3917/rhs.701.0147Notes
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[1]
Sarah Terrail-Lormel, Inalco – CEJ (Centre d’études japonaises).
E-mail : sarah.terrail@inalco.fr -
[2]
Kasahara Yomishi 笠原嘉, Taijinkyōfu 対人恐怖, in Seishin igaku jiten 精神医学事典 (Dictionnaire de psychiatrie) (Tokyo : Kyōbundō, 1993), 515. Les noms japonais sont donnés dans le corps du texte et dans les références bibliographiques japonaises suivant l’usage japonais, où le patronyme précède le prénom.
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[3]
Kasahara Yomishi et Sakamoto Kenji, Ereutophobia and allied conditions : A contribution toward the psychopathological and crosscultural study of a borderline state, in Silvano Arieti, World biennal of psychiatry and psychotherapy (New York : Basic Books, 1991), 292. Sauf indication contraire, les traductions sont de l’auteur. [NdR]
-
[4]
Toshiaki Kozakai et Arnaud Plagnol, Le taijin kyofusho (anthropophobie) : Pathologie spécifique au Japon ou illusion scientifique ?, Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, 77 (2008), 30-31.
-
[5]
Il apparaît ainsi, dans la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux publié par l’Association américaine de psychiatrie (désormais DSM dans l’ensemble des notes de bas de page), le DSM-IV (1994), défini de manière assez ambiguë comme une « phobie culturellement distincte au Japon, qui ressemble d’une certaine façon aux phobies sociales du DSM-IV ». (American Psychiatric Association, DSM-IV (Paris : Masson, 1996), 970.) Il est encore inscrit dans le DSM-V (2013) et apparaît également dans la catégorie des « troubles spécifiques à une culture » de la classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 2010, la CIM-10.
-
[6]
Jacqueline Pigeot, Les Japonais peints par eux-mêmes, Le Débat, 23 (1983), 19-33.
-
[7]
John G. Russell, Anxiety disorders in Japan : A review of the Japanese literature on shinkeishitsu and taijinkyōfushō, Culture, medicine and psychiatry, 13/4 (1989), 391-403 ; Laurence J. Kirmayer, The place of culture in psychiatric nosology : Taijin kyofusho and DSM-III-R., Journal of nervous and mental disease, 179/1 (1991), 2224 ; Jean-Claude Jugon, Phobies sociales au Japon : Timidité et angoisse de l’autre (Paris : ESF, 1998) ; Kozakai et Plagnol, art cit. in n. 4 ; Takahashi Tooru 高橋徹, Taijinkyōfu no gainen no hensen : “Jikkan” ni madowasareta rekishi 対人恐怖の概念の 変遷 ―「実感」に惑わされた歴史 ― (Les évolutions du concept de taijinkyōfu : Une histoire désorientée par des impressions), Seishin igaku shi kenkyū 精神医学史研究, 15/1-2 (2011), 57-61.
-
[8]
Albert Pitres et Emmanuel Régis, L’obsession de la rougeur (éreuthophobie), Archives de neurologie, 3/13 (1897), 1-26. Les multiples orthographes de ce terme que l’on trouvera dans les pages suivantes (éreuthophobie, éreutophobie, éreutrophobie, etc.) ne sont pas erronées mais reflètent son caractère nouveau.
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[9]
Ibid., 3. Un extrait d’un témoignage de l’un des patients (un étudiant de 21 ans) permettra de donner au lecteur une idée de ce trouble : « Sachant ma facilité extraordinaire à rougir, je suis obsédé par cette idée : “Je vais rougir.” Cette idée me suit partout, me tenaille le cerveau et suffit à elle seule à me faire rougir, sans qu’il soit besoin de l’intervention d’une personne étrangère, d’une circonstance extérieure. Pourtant, si je suis seul, dans ma chambre, cette idée est insuffisante. Il faut que je sois dans la rue, avec d’autres personnes, en un mot, en un endroit où ma rougeur puisse être remarquée […]. Je m’imagine toujours qu’on me regarde, qu’on m’examine, que je suis l’objet d’une attention malveillante. Presque continuellement, je ressens dans la région précordiale une douleur légère et sourde, une gêne. Quand l’accès va se produire, cette gêne devient de l’angoisse. Il me semble qu’on me serre le cœur, et en même temps je l’entends battre violemment, à coups précipités. Je rougis. Alors mes mains deviennent moites, j’étouffe (il me me semble que mon col est trop petit, m’étrangle), je ressens des picotements derrière la nuque, aux oreilles, mes idées se brouillent, je ne sais plus exactement ce que je dis, ce que je fais. J’ai envie de fuir, de rentrer sous terre. Peu à peu je me calme, je ressens une grande fatigue, je suis déprimé, abattu, physiquement et moralement. Il me vient l’envie de me saouler, de perdre connaissance, de me reposer, de mourir. »
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[10]
Par exemple : André Breton, Un cas d’éreutrophobie obsédante, Gazette des hôpitaux civils et militaires, 120 (20 octobre 1896), 1182-1184 ; Marcel Manheimer, Peur obsédante de rougir, La Médecine moderne, 8/8 (27 janvier 1897), 57-58.
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[11]
Wladimir Bechterew, Die Erröthungsangst als eine besondere Form von krankhafter Störung (L’angoisse de rougir comme forme particulière de trouble morbide), Neurologisches Centralblatt, 16/9 (1897), 386-391.
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[12]
H. Brassert, Ueber Erröthungsangst, Neurologisches Centralblatt, 18/19 (1899), 866- 871 ; Adolf Albrecht Friedländer, Zur klinischen Stellung der sogen Erythrophobie (Du statut clinique de la soi-disant érythrophobie), Neurologisches Centralblatt, 19/18 (1900), 848-850.
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[13]
Paul Hartenberg, Les formes pathologiques de la rougeur émotive, Revue de psychologie clinique et thérapeutique, 4 (1900), 279 ; Nicolas Vaschide et Léon Marchand, Contribution à l’étude de la psychophysiologie des émotions à propos d’un cas d’éreuthophobie, Revue de psychiatrie, 3/7 (1900), 193-208 ; Pierre Janet, La maladie du scrupule ou l’aboulie délirante, Revue philosophique de la France et de l’étranger, LI (1901), 337-359 et 499-524.
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[14]
Gaspare Basile, Contribuzione alla conoscenza dell’ereutophobia, La Pratica del medico, 1/5 (1900), 129-137.
-
[15]
Édouard Claparède, L’obsession de la rougeur : À propos d’un cas d’éreutophobie, Archives de psychologie, 1 (1902), 307-334.
-
[16]
Pierre-Henri Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, vol. I : Obsessions et contrainte intérieure de l’Antiquité à Freud (Paris : Ithaque, 2011), 360, 362.
-
[17]
German E. Berrios, The History of mental symptoms : Descriptive psychopathology since the nineteenth century (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), 140-151.
-
[18]
Pour une présentation comparée des théories de l’émotion de William James et de Carl Lange, on pourra consulter l’article de Alfred Binet, W. James : La théorie de l’émotion [compte rendu], L’Année psychologique, 9/1 (1902), 388-401.
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[19]
Pitres et Régis, art. cit. in n. 8, 23.
-
[20]
Louis Boucher, Érythémophobie, in W. Roth, Comptes-rendus du XII congrès international de médecine (Moscou : Kouchnérev & co, 1899), vol. IV, 84.
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[21]
Pour les dégénérationistes notamment, cette question n’est pas cruciale car à partir du moment où ils considèrent l’éreuthophobie comme l’un des « stigmates psychiques » de la dégénérescence, le phénomène primitif peut bien être affectif ou intellectuel, cela n’a à la rigueur pas grande importance : le fait central est l’hérédité névropathique.
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[22]
Vaschide et Marchand, art. cit. in n. 13.
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[23]
Ibid., 205.
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[24]
Ibid., 208.
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[25]
Janet, art. cit. in n. 13, 508-509.
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[26]
Claparède, art. cit. in n. 15, 320.
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[27]
D’après German E. Berrios, Obsessional disorders during the nineteenth century : Terminological and classificatory issues, in William F. Bynum, Roy Porter et Michael Shepherd (eds.), The Anatomy of madness : Essays in the history of psychiatry. People and ideas (London : Routledge, 1985), vol. I, 173.
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[28]
Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie (Paris : Félix Alcan, 1903), vol. I. Pour le dire vite, la théorie janétienne de la psychasthénie est une conceptualisation psychologisée de la neurasthénie et des obsessions.
-
[29]
Ibid., 209.
-
[30]
Ibid., 210.
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[31]
Johann Ludwig, Casper, Biographie d’une idée fixe, L’Année psychologique, 8/1 (1901), 529.
-
[32]
W. Bechterew, Neue Beobachtungen über die « Erröthungsangst » (Nouvelles observations sur « l’angoisse de la rougeur »), Neurologisches Centralblatt, 16/21 (1897), 988.
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[33]
Janet, op. cit. in n. 28, 206.
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[34]
Ibid., 210.
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[35]
Ibid., 497-502.
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[36]
C’est-à-dire la capacité à agir sur les objets extérieurs, l’attention qui permet de se représenter les choses comme réelles, le sentiment de notre propre unité, la jouissance du moment présent, etc. (Ibid., 477-481).
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[37]
Ibid., 477.
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[38]
Ibid., 347.
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[39]
Ibid., 346.
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[40]
Ibid., 453-469.
-
[41]
Castel, op. cit. in n. 16, 378.
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[42]
Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient (Paris : Fayard, 2001), 433-435.
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[43]
George M. Beard, Morbid fear as a symptom of nervous disease, The Hospital Gazette, 6 (1879), 306. J’ai trouvé l’indication de cette référence chez Castel, op. cit. in n. 16, 285.
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[44]
Beard, art. cit. in n. 43, 306.
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[45]
George M. Beard, A practical treatise on nervous exhaustion (neurasthenia) : Its symptoms, nature, sequences, treatment (New York : William Wood & co, 1880), 42-43.
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[46]
Watarai Yoshiichi 度会好一, Meiji no seishin isetsu : Shinkeibyō, shinkeisuijaku, kamigakari 明治の精神異説⃞ : 神経病・神経衰弱・神がかり (Diverses théories de l’esprit à l’ère meiji : Névrose, neurasthénie, possession), (Tokyo : Iwanami Shoten, 2003), 159-160.
-
[47]
Hideshirō Tasawa 田澤秀四郎, Kyōhakukannen ni tsuite 強迫観念二就テ (À propos des idées obsessionnelles), Shinkeigaku Zasshi 神経学雑誌, 6/1 (1907), 1-22.
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[48]
Ibid., 20.
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[49]
Au sujet du destin japonais de la neurasthénie, on pourra lire en français le chapitre 3 de Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail (Paris : Ithaque, 2014).
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[50]
Par exemple : Sakaki Hajime 榊俶, Kyōhakukannen o yūsuru kanja no jitsurei 強迫観 念を有する患者の実例 (Exemples de patients présentant des idées obsessionnelles), Tokyo igakkai zasshi 東京医学会雑誌, 9/14 (1895), 4 ; Gotō Shōgō 後藤省吾, Kyōfu ni tsuite 恐怖に就いて (Des phobies), Shinkeigaku zasshi 神経学雑誌, 4/3 (1905), 121.
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[51]
Sakaki, art. cit. in n. 50, 4.
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[52]
Shōma Morita 森田正馬, Shinkeisuijakusei seishinbyōsei taishitsu 神経衰弱性精神
病性体質 (La constitution neurasthénique psychopathique), Jinsei 人生, 5/5-6 (1909), 78. -
[53]
Sata Yoshihisa 佐多芳久, Kyōhaku kannen (jo) 強迫観念(上), Hentai shinri 変態心理, 2/4 (1918), 257-267.
-
[54]
Shimoda Mitsuzō 下田光造 et Sugita Naoki 杉田直樹, Saishin seishinbyōgaku 最新精 神病學 (La Nouvelle psychiatrie) (Tokyo : Kokuseidō, 1922), 353.
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[55]
Morita n’est certainement pas le premier Japonais à pratiquer une forme de psychothérapie (au sens moderne), mais il est, parmi les psychiatres formés à l’Université impériale, le premier à choisir comme spécialité ce domaine dans lequel exercent de nombreux « charlatans ». Au sujet des psychothérapies non institutionnelles de la neurasthénie pratiquées au Japon, on se reportera avec intérêt à la thèse de Yu-Chuan Wu, « A disorder of Ki : Alternative treatments for neurasthenia in Japan (1890-1945) » (University College London, 2012).
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[56]
Shōma Morita 森田正馬 et Kōra Takehisa 高良武久, Taijinkyōfu no naoshikata 対人 恐怖の直し方 (Le Redressement du taijinkyōfu) (Tokyo : Hakuyōsha, 1952 [1935]), 27-28.
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[57]
Le terme employé par Morita est bien taijinkyōfu ; le mot taijinkyōfushō, qui y ajoute l’élément shō signifiant symptôme ou syndrome, n’apparaîtra qu’après-guerre.
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[58]
Shōma Morita 森田正馬, Sekimenkyōfu (mata ha taijinkyōfu) to sono ryōhō 赤面恐怖
(又は対人恐怖)と其療法 (L’éreuthrophobie (ou phobie interpersonnelle) et sa cure), in Morita Shōma Zenshū 森田正馬全集 (Tokyo : Hakuyōsha, 1974), vol. 3, 168. -
[59]
Pitres et Régis, art. cit. in n. 8, 14.
-
[60]
Morita, art. cit. in n. 57, 164.
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[61]
Shōma Morita 森田正馬, Shinkeisuijaku to kyōhakukannen no konjihō 神経衰弱と強 迫観念の根治法 (La Cure totale de la neurasthénie et des idées obsessionnelles) (Tokyo : Hakuyōsha, 1989 [1926]), 90-91.
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[62]
Morita avance un taux de 60 % de guérisons et de 32 % de cas soulagés sur une quarantaine de patients obsessionnels. Shōma Morita 森田正馬, Shinkeishitsu ni taisuru yo no tokushu ryōhō seiseki 神経質に対する余の特殊療法成績 (Résultats de ma cure spéciale du nervosisme), in Morita Shōma Zenshū 森田正馬全集 (Tokyo : Hakuyōsha, 1974), vol. 2, 34-43.
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[63]
Ainsi, le psychiatre Matsubara Saburo 松原三郎, pourtant largement en désaccord avec sa théorie du nervosisme, recommande néanmoins son premier ouvrage comme « une autorité mondiale dans le domaine de la psychiatrie », notamment en raison de sa thérapie « absolument originale dont il faut se glorifier à la face du monde ». Matsubara Saburo 松原三郎 et al., « Shinkeishitsu oyobi shinkeisuijakusho no ryoho » ni taisuru gakkai no hankyo 「神経質及神経衰弱症の療法」に対する学界の反響 (Échos de « La thérapie du nervosisme et de la neurasthénie » dans le monde scientifique), Hentai shinri 変態心理 8/6 (1921), 650-653.
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[64]
Claparède, art. cit. in n. 15, 326.
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[65]
Morita, art. cit. in n. 58, 168.
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[66]
La question de savoir pourquoi c’est néanmoins taijinkyōfu, qui s’est imposé à l’usage, et chez Morita le premier, reste entière. La réponse a peut-être à voir avec l’origine de ce dernier terme, qui reste encore obscure.
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[67]
Shōma Morita, Shinkeishitsu no hontai oyobi ryōhō 神経質の本態および 療法 (La vraie nature du nervosisme et sa cure), in Morita Shōma Zenshū, vol. 2, op. cit. in n. 61, 411.
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[68]
Morita, art. cit. in n. 58, 171.
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[69]
Ibid., 170.
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[70]
Morita, op. cit. in n. 61, 136-137.
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[71]
Morita et Kōra, op. cit. in n. 56, 93-94.
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[72]
Morita, art. cit. in n. 58, 168.
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[73]
Phobie liée au fait de regarder autrui dans les yeux, qui s’accompagne d’une incapacité à avoir un regard naturel.
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[74]
Anonyme et Shōma Morita, Metsuki no surudoku naru no ga ki ni naridashita dōki kara ohanashi shite 眼つきの鋭くなるのが気になり出した動機からお話して, Shinkeishitsu 神経質 3/7 (1932), 294.
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[75]
Koga Yoshiyuki 古閑義之, Taijinkyōfu no chikenrei 対人恐怖の治験例 (Un cas clinique de taijinkyōfu), 神経質 3/11 (1932), 435.
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[76]
Morita et Kōra, op. cit. in n. 56, 75.
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[77]
Morita, art. cit. in n. 58, 169.
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[78]
Id.
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[79]
Morita et Kōra, op. cit. in n. 56, 232-234.
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[80]
On retrouve ainsi le taijinkyōfu dans la seconde moitié des années 1930 dans la littérature « psy » : par exemple chez un psychothérapeute spécialisé dans le traitement des timides et des bègues, chez un psychanalyste qui en propose une tout autre théorie, et jusque dans le courrier des lecteurs de la revue d’une secte bouddhique.
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[81]
Shōma Morita 森田正馬, Sekimenkyōfu no ryoho 赤面恐怖の療法 (La Cure de l’éreuthophobie) (Kyoto : Jinbunshodō, 1935).