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Article de revue

Causalité, puissance et lois de la nature chez Leibniz

Pages 33 à 72

Notes

  • [*]
    Bruno Gnassounou, Centre atlantique de philosophie – EA 2163, chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, 44312 Nantes Cedex 3, France (www.caphi.univ-nantes.fr).
    E-mail : bruno.gnassounou@univ-nantes.fr
  • [1]
    Leibniz, Discours de métaphysique (1686), § 9 ; le paradoxe mis en avant par Leibniz dans ce paragraphe est celui du principe des indiscernables qui suit de la notion de substance individuelle.
  • [2]
    Ibid., § 14.
  • [3]
    Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que l’union qu’il y a entre l’âme et le corps (1695), § 18, in Die Philosophischen Schriften (Berlin : [Gerhardt] Weidmann), vol. IV (1880), 486.
  • [4]
    Leibniz, De ipsa natura (1698), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 514-515 ; traduction de Paul Schrecker, in Leibniz : Opuscules philosophiques choisis (Paris : Vrin, 2001), 231. Je me suis servi autant que possible des traductions existantes des divers textes de Leibniz en latin. Quand ces traductions n’existent pas (ou ne me semblent pas exister), j’ai mis en note le texte latin que j’ai traduit.
  • [5]
    Leibniz, Primae veritates (1689), in Louis Couturat, Leibniz : Opuscules et fragments inédits (Paris : Alcan, 1903), 521 ; traduit dans Jean-Baptiste Rauzy, G. W. Leibniz : Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités (Paris : PUF, 1998), 462.
  • [6]
    « Haec adeo vera sunt, ut in physicis quoque re accurate inspecta appareat, nullum ab uno corpore impetum in aliud transferri, sed unumquodque a vi insita moveri quae tantum alterius occasione sive respectu determinatur. Jam enim agnitum est viris egregiis, causam impulsus corporis a corpore esse ipsum corporis Elastrum, quo ab alio resilit. » (Leibniz, Specimen inventorum de admirandis naturae generalis arcanis (1685), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. VII (1890), 313.)
  • [7]
    « Corpora non agunt immediate in se invicem motibus suis, nec immediate moventur, nisi per sua Elastra. » (Leibniz, Dynamica (1690), in Die Mathematischen Schriften (Berlin : [Gerhardt] Weidmann), vol. VI (1860), 251.)
  • [8]
    « […] quod omnia corporis passio sit spontanea seu oriatur a vi interna licet occasione externi. » (Leibniz, Specimen dynamicum, II, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 249.)
  • [9]
    Leibniz, De la nature des corps et de la force motrice (1702), in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 103 ; traduction de Catherine Frémont, in Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances (Paris : GF-Flammarion, 1994), 180.
  • [10]
    Leibniz, De la nature des corps…, op. cit. in n. 9, 102.
  • [11]
    On sait que pour Leibniz une porte – ou une boule – ne constitue pas une substance à proprement parler ; une substance, parce qu’elle est une unité, ne saurait être corporelle, puisqu’un corps est divisible et même divisé à l’infini. Les corps ne sont que des agrégats de substances, mais je laisse ce point de côté.
  • [12]
    Sur les divers rôles du concept d’élasticité chez Leibniz, en particulier sur la nécessité de son introduction pour réaliser le programme mécaniste, voir Herbert Breger, Elastizität als Strukturprinzip der Materie bei Leibniz, Studia Leibnitiana (1969), 112-121.
  • [13]
    La manière dont Leibniz associe force morte et force vive tire dans le même sens :
    « Et pour les forces mortes celles-ci sont ou bien mortes, telles celles qu’a le premier conatus d’un grave qui tombe ou celui qui est acquis à n’importe quel moment ; ou bien ce sont des forces vives, telles celles qui sont dans l’impetus que le grave reçoit en tombant pendant une certaine durée. Et l’impetus de la force vive est à l’égard de la sollicitation nue de la force morte comme l’infini au fini, c’est-à-dire comme dans nos différentielles la ligne à ses éléments. Car l’impetus est formé par l’accroissement continu des sollicitations […].
    « De la même manière, il se trouve que, quand un grave tombe, si l’on conçoit qu’à n’importe quel moment il reçoit une augmentation nouvelle, uniforme et infiniment petite de vitesse, l’estimation de la force morte, mais aussi celle de la force vive, est respectée, à savoir que la vitesse croît selon le temps, mais que la force absolue elle-même croît selon l’espace ou le carré des temps, c’est-à-dire selon l’effet. De telle sorte que selon une analogie de la Géométrie ou de notre Analyse, les sollicitations sont comme dx, les vitesses comme x, les forces comme xx, c’est-à-dire comme equation im1. » (Leibniz, Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. II (1879), 154 et 156 ; traduction d’Alain Chauve, Leibniz : Les deux labyrinthes. Textes choisis (Paris : PUF, 1973), 98 et 99.)
    Ce texte semble accréditer l’idée que, si l’on prend le déplacement d’un corps pendant un intervalle de temps t, la force vive (mv2) est le produit de la sommation continue des éléments infinitésimaux de ces déplacements en chaque instant, l’impetus, en d’autres termes une vitesse instantanée, et que chaque impetus est lui-même la sommation continue d’éléments infinitésimaux que sont les conatus ou sollicitations (« forces mortes »), c’est-à-dire des accélérations instantanées. On est donc invité à considérer, en prenant en compte la masse (que Leibniz néglige dans son symbolisme parce qu’il la prend souvent égale à l’unité), que le conatus s’exprime adéquatement par la formule newtonienne : equation im2. Supposons donc que equation im3. Alors on obtient facilement par intégration (« accroissement continu ») par rapport au temps (le symbole « x », représentant la vitesse, utilisé par Leibniz dans le texte ci-dessus, étant remplacé par le symbole « v ») :
    equation im4
    Une deuxième intégration, celle des impetus (mv), mais cette fois-ci par rapport à l’espace, donne immédiatement :
    equation im5
    Il y a matière à débat pour savoir si Leibniz a jamais envisagé de contracter en une seule équation les formules (1) et (2) et d’intégrer les conatus directement par rapport à l’espace et ainsi avoir à disposition le concept de travail (force × distance) et le théorème de l’énergie cinétique :
    equation im6
    Quoi qu’il en soit de ces manipulations symboliques, c’est leur interprétation qui importe. Comme le font remarquer Richard Westfall (Force in Newton’s physics (Londres : MacDonald, 1971), 301) et Donald Rutherford (Leibniz and the rational order of Nature (Cambridge : Cambridge University Press, 1995), 246), aux yeux de Newton (et à ceux de nombre de nos contemporains), la force equation im7 est considérée comme la capacité d’un corps à accélérer un autre corps. Chez Leibniz, au contraire, comme il s’en exprime clairement dans le texte cité, elle est considérée comme une capacité d’un corps à s’accélérer lui-même. On retrouve donc l’idée que les changements dans une substance ont uniquement une source interne. Pour une comparaison entre les concepts dynamiques de Newton et ceux de Leibniz, voir en particulier Hans Stammel, Der Kraft Begriff in Leibniz’ Physik (Mannheim : Dissertation, 1982), 48-49.
  • [14]
    « Que chacune des substances contient dans sa nature legem continuationis seriei suarum operationum, et tout ce qui lui est arrivé et lui arrivera. » (Leibniz, Lettre à Arnauld (23 mars 1690), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 136.) « Et cette loi de l’ordre qui fait l’individualité de chaque substance particulière a un rapport exact à ce qui arrive dans toute autre substance, et dans l’univers tout entier. » (Leibniz, Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvé dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps (1698), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 518. Voir aussi n. 10.)
  • [15]
    Leibniz, op. cit. in n. 1, § 6.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    « Est dit exprimer une chose ce en quoi il y a des rapports qui répondent aux rapports de la chose à exprimer. » (Leibniz, Quid sit idea ? (non daté), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 6, 263-264 ; traduit dans Rauzy, op. cit. in n. 5, 445-446.) Et aussi le texte suivant, où les règles de la géométrie projective permettent aux différentes séries de points que sont le cercle, l’ellipse et l’hyperbole de s’entre-exprimer :
    « Lorsque je dis un miroir, il ne faut pourtant pas penser que je conçois les choses extérieures comme si elles étaient toujours peintes dans les organes ou dans l’âme même. Il suffit en effet pour l’expression d’une chose dans une autre qu’il existe une loi constante des relations (constans quaedam sit lex relationum) par laquelle les éléments singuliers de la première pourraient être rapportés aux éléments singuliers qui leur correspondent (respondentia) dans la seconde, tout comme un cercle peut être représenté par une ellipse, c’est-à-dire par une courbe ovale dans une projection perspective, et même par une hyperbole bien que cette courbe lui soit plus dissemblable et qu’elle ne revienne pas sur elle-même, car à tout point de l’hyperbole peut être assigné par la même loi constante (respondens eadem constante lege) un point correspondant du cercle dont elle est le projeté. » (Leibniz, Sur le principe de raison (texte non daté), in Couturat, op. cit. in n. 5, 15 ; Rauzy, op. cit. in n. 5, 476-477.)
  • [18]
    C’est un lieu commun. On le trouve présenté de façon puissante et sophistiquée dans l’ouvrage relativement récent de Jan A. Cover et John O’Leary-Hawthorne, Substance and individuation in Leibniz (Cambridge : Cambridge University Press, 1999), 103-110.
  • [19]
    Je rejoins sur ce point l’essentiel des conclusions de deux excellents articles, malheureusement trop peu lus, de Hidé Ishiguro : Substance and individual notions, in Roger S. Woolhouse, Gottfried Wilhelm Leibniz : Critical assessments (Londres : Routledge, 1994), vol. II, 128-140 ; et Pre-established harmony versus constant conjonction : A reconsideration of the distinction between rationalism and empiricism, ibid., vol. III, 399-420.
  • [20]
    Michel Fichant a cependant montré que la notion de force avait été dissociée de la quantité de mouvement et associée à mv2 dès 1678. Voir Gottfried Wilhelm Leibniz, La Réforme de la dynamique : De corporum concursu et autres textes inédits, édition, présentation, traductions et commentaires par Michel Fichant (Paris : Vrin, 1994).
  • [21]
    « J’appelle l’effet violent qui consume la force de l’agent, comme par exemple donner une telle vitesse à un corps donné, élever un tel corps à telle hauteur, etc. » (Leibniz, Essay de dynamique, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 218).
  • [22]
    Ibid., 220 : « Cet effet formel ou essentiel au mouvement consiste dans ce qui est changé par le mouvement, c’est-à-dire dans la quantité de masse qui est transférée, et dans l’espace ou la longueur, par laquelle cette masse est transférée. » L’effet formel est donc en raison composée de la distance (s) et de la masse (m) : ms.
  • [23]
    Voir Leibniz, Essay de dynamique, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 221. Leibniz, en raison de l’absence d’obstacle à l’opération de la substance, l’appelle aussi l’action libre : « Hanc actionem quam hic liberam appello […] » (Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 190).
  • [24]
    Voir Leibniz, De primae philosophiae emendatione et de notione substantiae, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 469-470 ; traduction Schrecker, op. cit. in n. 4, 165-166 : « Au contraire, la force active comprend une sorte d’acte ou d’entelechia ; elle est le milieu entre la faculté d’agir et l’action même et implique l’effort (conatus) ; ainsi elle est portée par elle-même à l’action et n’a pas besoin, pour agir, d’aucune assistance, mais seulement de la suppression de l’obstacle. » Et aussi Lettre à Pellisson (juillet 1691), in Louis-Alexandre Foucher de Careil (éd.), Œuvres de Leibniz (Paris : Firmin Didot frères, 1859), vol. I, 229 : « La notion de force est aussi claire que celle de l’action et de la passion, car c’est ce dont l’action s’ensuit lorsque rien ne l’en empêche : l’effort, conatus. » Enfin : « Il ne faut pas concevoir la force active, que d’ordinaire on appelle force vive, absolument parlant, comme la simple puissance communément définie dans les écoles, c’est-à-dire comme réceptivité de l’action, mais comme enveloppant un effort ou une tendance à l’action (conatum seu tendentiam ad actionem), de sorte que celle-ci en suit si rien ne l’empêche. C’est en cela que consiste proprement l’entelechia mal comprise dans les écoles ; car cette puissance-là enveloppe un acte, et n’en reste pas à la faculté nue, même si elle ne parvient pas toujours intégralement à l’action où elle tend (ad actionem ad quam tendit), je veux dire chaque fois qu’elle en est empêchée. » (Leibniz, De la nature des corps…, op. cit. in n. 9, 101 ; traduction de Frémont, ibid., 177-178.)
  • [25]
    « La force ne doit pas s’estimer par la composition de la vitesse et de la grandeur, mais par l’effet futur. Cependant, il semble que la force ou puissance est quelque chose de réel dès à présent, et l’effet futur ne l’est pas. D’où il s’ensuit qu’il faudra admettre dans les corps quelque chose de différent de la grandeur et de la vitesse, à moins qu’on ne veuille refuser au corps toute puissance d’agir. » (Leibniz, Lettre à Bayle, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. III (1887), 48.) « Et quant au mouvement, ce qu’il y a de réel est la force ou la puissance, c’est-à-dire ce qu’il y a dans l’état présent, qui porte en soi un changement pour l’avenir. » (Leibniz, Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 523.) Voir Leibniz, De ipsa natura, op. cit. in n. 4, 513 (traduction Schrecker, op. cit. in n. 4, 224-225), où Leibniz lie explicitement la nature non-géométrique du mouvement à la notion de tendance : « Car le corps, dans l’instant présent de son mouvement, ne se borne pas à occuper un lieu délimité à sa nature : il s’efforce encore, il tend à changer de lieu (conatum habet seu nisum mutandi locum), de sorte que l’état suivant, de lui-même, en vertu de sa nature, suit de l’état présent. »
  • [26]
    Leibniz, Lettre à Denis Papin (7 mai 1699) citée in Alberto G. Ranea, The a priori method and the actio concept revised, Studia Leibnitiana, XXI/1 (1989), 64.
  • [27]
    Le principe est très fort. Il dit que, lorsqu’il y a action : 1/ il y a un être B sur lequel un autre être A agit ; et 2/ il y a une réaction consistant en une action de B sur A. Dans les deux cas, c’est la nécessité d’avoir deux corps pour que l’on puisse parler d’action qui importe.
  • [28]
    Lettre de Papin à Leibniz (5 novembre 1696) citée par Ranea, op. cit. in n. 26, 63.
  • [29]
    De façon générale, Leibniz connaissait l’adage et formule son acceptation bien avant la correspondance avec Papin autour de la notion d’action. Voir par exemple Extrait d’une lettre de M. de Leibniz sur la question si l’essence des corps consiste dans l’étendue (1691), 465-466 : « Et à le bien considérer, on s’aperçoit qu’il faut y joindre quelque notion supérieure ou métaphysique, savoir celle de la substance, action et force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit, doit agir réciproquement, et que tout ce qui agit doit pâtir quelque réaction, et par conséquent qu’un corps en repos ne doit pas être emporté par un autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et de la vitesse de l’agent. » Voir aussi le Specimen dynamicum, II, op. cit. in n. 8, 252 : « Actionem corporum numquam esse sine reactione. »
  • [30]
    C’est un point sur lequel a insisté Michel Fichant. Voir Michel Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz (Paris : PUF, 1998), en particulier 235-243, et Id., Actiones sunt suppositorum : L’ontologie leibnizienne de l’action, Philosophie, 53 (1997), en particulier 145-146. Leibniz écrit très précisément à propos de son concept d’action et de l’adage rappelé par Papin : « On peut pourtant encore l’appliquer à un agent dans lequel il n’y a qu’un changement de lieu. Car comme cela il n’agit que sur soi-même, c’est aussi lui-même qui souffre. » (Lettre à Papin (9 novembre 1696), citée par Ranea, op. cit. in n. 26, 63.)
  • [31]
    Voir par exemple Leibniz, De ipsa natura, op. cit. in n. 4, 510-511 et Théodicée, § 30, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. VI (1886), 119.
  • [32]
    Il arrive à Leibniz de parler d’« agens in se ipsum » (Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 191) pour caractériser un corps en action libre.
  • [33]
    Par exemple Leibniz, op. cit. in n. 8, 236-237 et Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 270.
  • [34]
    Aristote, Physique, II, 192b 8-23 : « Chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité » (????? ???????? ???? ???????).
  • [35]
    Je m’appuie sur le commentaire inégalé de Sarah Waterlow, Nature, change and agency in Aristotle’s Physics (Oxford : Clarendon Press, 1982), 5-6, 28, 38 et 43-45.
  • [36]
    Aristote, op. cit. in n. 34, II, 8, 199b 20-32.
  • [37]
    Il me faut remarquer que l’exemple de l’arbre que j’ai donné pour introduire à la notion d’action non réflexive et donc non transitive n’est pas aristotélicien. En effet, Aristote soutient la doctrine curieuse que, dans le cas des êtres vivants et uniquement des êtres vivants, les changements naturels sont des changements transitifs d’agent à patient. Voir Aristote, op. cit. in n. 34, VIII, 4, 254b 24-30.
  • [38]
    C’est un point qu’Aristote récuse : tout changement dans une substance est une passion et donc renvoie à un agent (op. cit. in n. 34, III, 202b 23-28). Mais il le fait au prix d’une équivocation sur le sens du mot agent : tantôt, c’est la substance qui agit sur une autre substance en altérant son état, c’est la source du changement ; tantôt, c’est la cause déclenchante, qui peut consister dans la suppression d’un obstacle, du processus interne.
  • [39]
    À tort, à mes yeux.
  • [40]
    Aristote, Métaphysique, ?, 6, 1048b 23-35.
  • [41]
    Leibniz d’une part traduit ???????? par « force » (op. cit. in n. 4, 504) et d’autre part donne comme exemples d’actiones immanentes les exercices de l’intelligence (ibid., 510).
  • [42]
    Voir Leibniz, Remarque sur la lettre de M. Arnaud (1686), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 37.
  • [43]
    « Est de l’essence d’une chose (de rei essentia) ce qui lui appartient nécessairement et perpétuellement ; est du concept de chose singulière (de rei vero singularis notione) ce qui lui appartient de façon contingente et par accident ou ce que Dieu voit en elle lorsqu’il l’a parfaitement comprise. » (Gaston Grua, G. W. Leibniz : Textes inédits (Paris : PUF, 1948), vol. I, 383.)
  • [44]
    Contrairement à ce que pensent ceux qui font de Leibniz un « hyperessentialiste » (superessentialist), comme Fabrizio Mondadori. Voir Fabrizio Mondadori, Reference, essentialism, and modality in Leibniz’s Metaphysics, Studia Leibnitiana, V/1 (1973), 74-101 et Leibniz and the doctrine of inter-world identity, Studia Leibnitiana, VII/1 (1975), 21-57.
  • [45]
    Voir Leibniz, op. cit. in n. 42, 39.
  • [46]
    « Individu : bien que tout être soit réellement un individu, nous définissons néanmoins des termes qui désignent soit tout individu dont la nature est donnée, soit un individu déterminé. Ainsi par exemple homme, c’est-à-dire tout homme, signifie tout individu qui participe à la nature humaine. Au contraire, un individu bien déterminé est par exemple : celui-ci, que je désigne en le montrant ou en ajoutant des marques distinctes (at certum individum est Hic, quem designo vel monstrando vel addendo notas distinguentes), car s’il est vrai qu’on ne peut obtenir des marques qui distinguent parfaitement un individu de tout autre individu possible, il existe néanmoins des marques qui le distinguent des individus que l’on rencontre habituellement. » (Leibniz, Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités (1686), in Couturat, op. cit. in n. 5, 360 ; trad. in Rauzy, ibid., 212-213.)
  • [47]
    C’est une manière de dire que s’il y a un sens à se demander ce qu’aurait fait un individu, c’est-à-dire ce que, dans un autre monde possible, cet individu fait, il n’y en a pas à se demander ce qu’est une notion, en particulier individuelle, dans un autre monde possible : il n’y a pas de mondes possibles pour les représentations, ce qui signifie que les notions individuelles ne sont pas elles-mêmes des individus.
  • [48]
    Les développements qui précèdent consonnent avec ceux d’Arthur N. Prior, qui, pour illustrer ses propres thèses sur la différence entre individu et concept, reprend justement un exemple leibnizien : « Jules César, c’est-à-dire un individu que l’on peut maintenant identifier, a, à un moment donné, commencé à exister. Mais avant ce moment, les résultats possibles de ce qui allait se produire ne comprenaient pas le commencement à exister de cet individu. Cependant, ils incluaient bel et bien la possibilité qu’il y ait un individu, né de ces parents, qui serait appelé « César », qui serait assassiné aux ides de mars, etc. Et cette possibilité a été en fait réalisée quand César est né et a été l’objet de tous ces événements. » (Arthur N. Prior, Papers on time and tense, rééd. (Oxford : Oxford University Press, 2003), 85.)
  • [49]
    « Qu’une substance unique existe seule fait partie des choses qui ne conviennent pas à la sagesse divine, et qui, au surplus, n’adviendront pas, encore qu’elles puissent advenir (esti fieri possint). » (Leibniz, Lettre à Des Bosses (11 mars 1706), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 307 ; traduction de Christiane Frémont, L’Être et la relation, avec trente-cinq lettres de Leibniz au R. P. Des Bosses (Paris : Vrin, 1981), 85.)
    « Il est vrai que si Dieu pouvait se résoudre à détruire toutes les choses qui sont hors de l’âme, et conserver l’âme seule avec ses affections et modifications, elles la porteraient par ses propres dispositions à avoir les mêmes sentiments qu’auparavant, comme si les corps restaient, quoique alors ce ne serait que comme une espèce de songes. Mais cela étant contraire aux desseins de Dieu qui a voulu que l’âme et les choses hors d’elles s’accordassent, il est manifeste que cette harmonie préétablie détruit une telle fiction, qui est une possibilité métaphysique, mais qui ne s’accorde point avec les faits et leurs raisons. » (Leibniz, Extrait du dictionnaire de M. Bayle, article Rorarius (1702 ?), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 530.)
    « La réponse est aisée, et donnée il y a peu. Il l’a pu absolument, mais non hypothétiquement, parce qu’il a décidé que toutes choses agissent suivant la plus grande sagesse et « harmonikotatous » [= le plus harmoniquement possible]. Mais cela n’eût aucunement trompé les créatures raisonnables, même si tout ce qu’il y a en dehors d’elles ne répondait pas à leur expérience (phaenomenis), voire même si rien n’y répondait, tout comme si un esprit était seul. » (Leibniz, Lettre à Des Bosses (29 avril 1715), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 496 ; traduction Frémont, op. cit. supra, 194.)
  • [50]
    La comparaison m’a été inspirée par Hidé Ishiguro dans : Substance and individual notions, art. cit. in n. 19, 130.
  • [51]
    Comme le dit fort bien Ishiguro : « Ce ne sont pas cependant les notions qui fixent l’histoire des boules. Ce qui fixe l’histoire d’une boule quelconque est sa nature plus certains faits concernant son état initial et l’état des autres boules, et donc du monde. » (Substance and individual notions, art. cit. in n. 19, 134.)
  • [52]
    On trouve non seulement la notion de programme, mais l’expression elle-même dans Nicholas Rescher, Leibniz : An introduction to his philosophy (Lanham : University Press of America, 1986), 79 et dans Stammel, op. cit. in n. 13, 36 et 205.
  • [53]
    On comprend aussi pourquoi, bien que l’essence d’une substance puisse être envisagée sans considération de celles des autres substances, la notion individuelle de cette substance ne peut être conçue que concomitamment avec celles de toutes les autres substances.
  • [54]
    On sait que pour Leibniz, un changement intrinsèque à une substance a des répercussions sur toutes les autres substances. Il y a « connexion de toutes choses » : « Il faut savoir […] que toute chose conspire avec toute autre selon une raison déterminée. En effet, comme tous les lieux sont pleins de corps et comme tous les corps sont pourvus d’un certain degré de fluidité de telle sorte qu’ils cèdent à la moindre pression si petite soit-elle, par suite aucun corps ne peut être mû sans que le corps contigu ne soit mû quelque peu et pour la même raison le corps contigu du contigu et ainsi de suite quelle que soit la distance. Par suite chaque particule pâtit de tous les corps de l’univers, de sorte que l’esprit omniscient connaît tout ce qui advient dans tout l’univers dans chacune de ses particules […]. » (Leibniz, Sur le principe de raison (texte non daté), in Couturat, op. cit. in n. 5 et Rauzy, ibid.)
  • [55]
    Sur ce point, je m’oppose donc aux conclusions d’André Charrak dans Contingence et nécessité des lois de la nature au xviiie siècle (Paris : Vrin, 2006), 73.
  • [56]
    « Ex. gr. Petrus est similis Paulo. Ergo Paulus est similis Petro. Videantur talia ex Jungi Logica. Reducitur ad propositiones : Petrus est A nunc et Paulus est A nunc. » (Couturat, op. cit. in n. 5, 244.)
  • [57]
    Pour être un peu formel, on peut dire qu’on doit avoir : equation im8.
  • [58]
    Ishiguro rappelle que l’expression supervenit se trouve chez Leibniz lui-même avec la signification que je viens de lui donner. Voir Hidé Ishiguro, Leibniz’s philosophy of logic and language, 2de éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 1990), 136-137 et spécialement Couturat, op. cit. in n. 5, 9.
  • [59]
    Elle a été défendue par Bertrand Russell (La Philosophie de Leibniz (Paris : F. Alcan, 1908), 10 sq.) et elle est reprise par la plupart des commentateurs de Leibniz. Voir par exemple Benson Mates, The Philosophy of Leibniz : Metaphysics and language (Oxford : Oxford University Press, 1986), 210-218 ; Rutherford, op. cit. in n. 13, 182-186 ; Cover et O’Leary-Hawthorne, op. cit. in n. 18, chap. 2.
  • [60]
    Couturat, op. cit. in n. 5, 15.
  • [61]
    Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, liv. IV, chap. 1, § 3, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. V (1882), 339.
  • [62]
    Ibid., liv. II, chap. 11, § 4.
  • [63]
    On notera que le fait que la chose se situe à tel endroit n’est pas un fait de relation spatiale entre la chose et le lieu où elle se trouve sinon nous serions entraînés dans une régression à l’infini.
  • [64]
    La relation de connexion ramène Leibniz du côté d’une certaine tradition aristotélicienne : la relation de connexion fait unité des êtres qu’elle connecte. En faisant cette distinction, Leibniz a peut-être en tête la distinction que faisait saint Thomas entre deux types de relations :
    « Une chose est ordonnée à une autre soit par la quantité soit par la puissance, active ou passive. Car c’est seulement dans ces deux cas, qu’une chose est tournée (attenditur) vers quelque chose qui lui est extrinsèque. Car une chose est mesurée non seulement par la quantité intrinsèque, mais aussi par la quantité extrinsèque. Et par la puissance active, chaque chose agit sur une autre et par la puissance passive, elle est agie par une autre. » (Thomas d’Aquin, De potentia, question 5, article 9.)
    Nous comprenons que deux choses peuvent entrer en relation par leur quantité intrinsèque et donc être susceptibles de comparaison (Thomas d’Aquin, dans d’autres textes, ajoute clairement la qualité). Mais dans la relation de causalité, la relation d’action, il n’en va pas tout à fait de même, sinon saint Thomas n’aurait pas pris la peine de les distinguer. Il retrouve sans doute la vieille analyse d’Aristote : la puissance active renvoie de façon interne à la puissance passive, mais surtout quand une substance agit, vous aurez beau décrire ce qui se passe de façon interne dans les deux substances (comme le signale à juste titre Leibniz), vous n’aurez toujours pas établi de causalité, si vous ne dites pas que ce que fait la substance active est la même chose que ce que subit la substance passive : sans cela, vous ne pouvez pas distinguer entre le cas de concomitance d’un mouvement de bras et de la porte qui s’ouvre, d’un côté, où il n’y a que coïncidence, et le cas où l’agent, avec son bras, est la cause de l’ouverture de la porte.
  • [65]
    Voir Leibniz, Extrait d’une lettre de M. D. L. sur son hypothèse de la philosophie (1696), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 501 et Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps (1698), ibid., 520.
  • [66]
    Leibniz, Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 486.
  • [67]
    Voir sur ce point Eileen O’Neill, Influxus physicus, in Steven Nadler, Causation in early modern philosophy (Pennsylvania : The Pennsylvania State University Press, University Park, 1993), 27-55.
  • [68]
    « Fingamus ergo Angelum aliquem venire, explicaturum mihi veram causam declinationis magneticae et periodorum quae in ea observantur ; is profecto mihi non satisfaciet, si talem esse dicat naturam magnetis, aut si dicas esse quandam sympathiam vel quandam in magnete esse animam qua id faciat, sed opus ut mihi causam explicet, qua intellectua videam tam necessario sequi quae experimur, quam necessario intelligo ex horologio cognito, quae sit causa ictuum mallei stato tempore evenientium. » (Leibniz, De modo perveniendi ad veram Corporum analysin et rerum naturalium causa (1677), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 6, 265.) Et aussi Discours de métaphysique, § 10 : « Je demeure d’accord que la considération de ces formes ne sert à rien dans le détail de la physique et ne doit pas être employée à l’explication des phénomènes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manqué, et les médecins du temps passé à leur exemple, croyant rendre raison des propriétés des corps en faisant mention des formes et des qualités, sans se mettre en peine d’examiner la manière de l’opération ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualité horodictique provenant de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, à celui qui l’achète, pourvu qu’il en abandonne le soin à un autre. » Voir aussi tout particulièrement Antibarbarus physicus pro philosophia reali contra renovationes qualitatum scholasticarum et intelligentarium chimaericarum, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 6, 337-344.
  • [69]
    Par exemple Ishiguro, Pre-established harmony versus constant conjonction…, art. cit. in n. 19, 403-404.
  • [70]
    Un exemple de texte où Leibniz lie la notion de transfert d’entité à celle de l’opération d’un agent sur un patient : « Il est vrai qu’il y a selon moi des efforts dans toutes les substances ; mais ces efforts ne sont proprement que dans la substance même ; et ce qui s’ensuit dans les autres, n’est qu’en vertu de l’harmonie préétablie, s’il m’est permis d’employer ce mot, et nullement par une influence réelle, ou par une transmission de quelque espèce ou qualité. Comme j’ai expliqué ce que c’est que l’action et la passion, on peut inférer ce que c’est que l’effort et la résistance. » (Éclaircissement du nouveau système de la communication des substances, pour servir de réponse à ce qui en est dit dans le journal du 12 septembre 1695, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 494.)
  • [71]
    Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, liv. III, § 69, traduction Vincent Aubin (Paris : Flammarion, 1999), 247. Cité par O’Neill, op. cit. in n. 67, 51. L’exemple du feu est déjà cité, dans le même esprit, par Aristote en Physique, III, chap. 1, 201a, 21-22.
  • [72]
    Voir Aristote, Physique, III, chap. 3, 202a, 10-20.
  • [73]
    Il est assez intéressant de voir comment Leibniz, dans certains textes, associe la question de la transitivité de la relation causale à celle de la juste répartition d’une quantité qui doit rester invariante :
    « Toute passion d’un corps est spontanée, c’est-à-dire naît d’une force interne, bien que ce soit à l’occasion de quelque chose d’externe. Je signifie par là une passion qui lui est propre, qui naît de la percussion ou qui reste la même quelle que soit l’hypothèse choisie ou quel que soit le corps auquel on attribue le mouvement. Puisque, en effet, la percussion est la même quel que soit le corps auquel le vrai mouvement appartient, il s’ensuit que l’effet de la percussion est également distribué entre les deux et qu’en conséquence les deux agissent de façon égale dans la percussion, de sorte que la moitié de l’effet vient de l’action d’un corps, et l’autre moitié de l’action de l’autre corps. Et puisqu’une moitié de l’effet ou de la passion est aussi dans l’un et l’autre moitié dans l’autre, il suffit de dériver la passion qui est dans un corps de l’action qui est en lui, de sorte que nous n’avons pas besoin de l’influence de l’un sur l’autre, même si l’action de l’un fournit une occasion pour l’autre de produire un changement en lui-même. À coup sûr, quand A et B entrent en collision, la résistance des corps combinée à l’élasticité les fait se comprimer par la percussion, et la compression est égale dans les deux corps, quelle que soit l’hypothèse adoptée concernant leur mouvement originel. Les expériences le montrent aussi ; si nous faisons entrer en collision deux corps gonflés, que les deux soient en mouvement ou que l’un soit au repos, et même si celui qui est au repos est suspendu par une corde de sorte qu’il puisse reprendre sa place facilement, si la vitesse de l’approche ou la vitesse relative est toujours la même, la compression ou tension élastique sera la même et restera égale dans les deux corps. » (Leibniz, op. cit. in n. 8, 249.)
    Dans un cas élémentaire de percussion unidimensionnelle entre deux boules parfaitement élastiques et de même masse, où l’une des boules est animée d’un mouvement rectiligne uniforme, et l’autre est en repos, le choc entraîne l’arrêt de la première et la mise en mouvement de la seconde. Il semble donc que seule cette première boule soit active et que la seconde soit purement passive de sorte que l’on doive affirmer que la seconde boule ne se meut pas d’elle-même (spontanément, sponte, 248), mais uniquement sous l’influence d’un agent externe, la première boule. Leibniz prend soin de réfuter ce point de vue. On remarque d’abord que le problème est présenté comme étant celui de la répartition (distribui) d’une certaine quantité et de la différence des attributaires de ces parts avant et après la collision. Aussi, la dissymétrie entre l’agent et le patient est interprétée immédiatement en termes d’inégalité dans la distribution de cette quantité et de la tradition (transmission, communicatio ou commercium, comme dit souvent Leibniz) d’une part de cette quantité d’un corps à un autre. Et en effet, il semble qu’avant la percussion, la première boule ait un mouvement et une force dont est privée la seconde, tandis que, après la collision, la situation se soit inversée de sorte que l’on se trouve bien forcé d’admettre, sous l’hypothèse d’une conservation de la quantité totale concernée, que la première boule a perdu ce que la seconde a gagné et qu’en conséquence la première a transmis à la seconde quelque chose. Il suffit donc à Leibniz, pour nier qu’il y ait action d’un corps sur un autre (donc dissymétrie), de récuser l’existence d’une telle inégalité de répartition. Or la relativité du mouvement interdit de privilégier le référentiel initial et comme le phénomène de la percussion est le même, par principe, dans tous les référentiels (équivalence des hypothèses), autant dire que, comme il n’y a pas de raison de privilégier une quelconque répartition inégalitaire de la force, il est rationnel de considérer que le point de vue correct est celui où cette distribution est égale. C’est en fait là le point de vue du centre de masse. De ce point de vue, les boules conservent leur force vive, qui est également distribuée, en conséquence de quoi elles peuvent être dites agir toutes les deux. L’hypothèse de l’élasticité joue alors un rôle central. Nous dirions aujourd’hui que, dans le moment de compression, il y a eu transformation de l’énergie cinétique en énergie potentielle et que celle-ci se transforme d’elle-même à nouveau en énergie cinétique lorsque chacune des boules repart dans la direction opposée. Aucune force n’a été perdue, ni gagnée par l’une ou l’autre boule, aucune, donc, n’a été transmise de l’une à l’autre, et c’est pourquoi on peut dire qu’aucune des deux boules n’a agi sur l’autre. Le changement de direction du mouvement est le produit d’une activité interne.
  • [74]
    « Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature ainsi qu’un Roi établit des lois en son Royaume. » (René Descartes, Lettre à Mersenne (15 avril 1630), in Œuvres de Descartes, édition Charles Adam et Paul Tannery (Paris : Léopold Cerf, 1897), vol. I, 145.)

Introduction : La causalité est-elle idéale ?

1Il suit de certaines analyses proposées par Leibniz ce qu’il appelle lui-même « plusieurs paradoxes considérables [1] » dont le moindre n’est pas qu’« une substance particulière n’agit jamais sur une autre substance particulière et n’en pâtit pas non plus [2] ». Comment interpréter ces propos qui semblent tout bonnement établir que la causation, entendue comme processus de production par une substance d’un effet sur une autre substance, n’existe pas ? Doit-on dire que lorsqu’une boule en mouvement en rencontre une autre, immobile, et que, du fait (apparemment) de ce heurt, la première s’arrête et la seconde se met en mouvement, la première n’est pour rien dans le changement d’état de la seconde : qu’elle n’a pas, en un sens fort banal du terme, agi sur la seconde en altérant ses propriétés et en lui faisant acquérir un mouvement qu’elle n’avait pas ? Leibniz, en effet, n’hésite pas, dans nombre de textes, à le dire :

2

« Ces considérations, quelque métaphysiques qu’elles paraissent, ont encore un merveilleux usage dans la Physique pour établir les lois du mouvement, comme nos Dynamiques le pourront faire connaître. Car on peut dire que dans le choc des corps, chacun ne souffre que par son propre ressort, causé du mouvement qui est déjà en lui [3]. »

3

« On trouve encore beaucoup d’autres points dans cette dissertation apologétique, qui soulèvent des difficultés, par exemple ce qui est dit, ch. 4, § 11, sur le mouvement d’une boule, transmis à une autre par plusieurs boules interposées : l’auteur soutient que la dernière est mue par la même force qui a mû la première. Moi, je pense qu’elle est mue par une force équivalente et non par la même, puisque chaque boule est mise en mouvement (bien que cela puisse paraître étonnant) par sa propre force, à savoir par sa force élastique, la boule étant repoussée par la pression de sa voisine [4]. »

4

« On peut dire en toute rigueur qu’aucune substance créée n’exerce d’action métaphysique ou d’influence (influxum) sur une autre. Car, pour ne rien dire du fait qu’on ne peut expliquer comment quelque chose passerait d’une chose dans la substance d’une autre, il a déjà été montré que de la notion de chaque chose suivent déjà tous ses états futurs ; et que ce que nous appelons causes sont seulement, en rigueur métaphysique, des réquisits concomitants (requisita comitantia). La même thèse est mise en lumière par les mêmes expériences naturelles ; les corps en effet rejaillissent sur d’autres corps en réalité par la force de leur propre ressort, et non par une force externe, quoiqu’un autre corps ait été requis pour que le ressort (qui provient de quelque chose d’intrinsèque au corps même) pût agir [5]. »

5

« Ces choses sont si vraies que, dans les choses de la physique aussi, il apparaît, si on examine soigneusement les choses, qu’aucun impetus n’est transféré d’un corps à un autre, mais que tout corps se meut par une force interne qui est seulement déterminée à l’occasion d’un autre ou eu égard à lui. Il a déjà été en effet reconnu par des hommes remarquables que la cause de l’impulsion (impulsus) d’un corps donné par un autre est le ressort (Elastrum [la force élastique]) de ce corps par lequel il rejaillit sur l’autre [6]. »

6

« Les corps n’agissent pas immédiatement par leurs mouvements l’un sur l’autre, ni ne sont mus immédiatement [l’un par l’autre], sinon par leur propre ressort [7]. »

7

« Toute passion d’un corps est spontanée, c’est-à-dire naît d’une force interne, bien que ce soit à l’occasion de quelque chose d’externe [8]. »

8

« De fait, dans la rencontre des corps, lorsqu’ils se repoussent mutuellement, c’est au moyen de la force Élastique, d’où l’on voit qu’en vérité les corps après la rencontre ont toujours un mouvement propre qu’ils tiennent de leur propre force, à laquelle l’impulsion (impulsus) étrangère offre seulement l’occasion d’agir et pour ainsi dire la détermination [9]. »

9L’irréalité de la causalité est généralement conclue, semble-t-il, de ce que la notion individuelle de chaque chose contient « tous ses états futurs », de sorte que lorsque nous croyons ouvrir une porte, il faut plutôt dire que la porte s’ouvre d’elle-même ou, comme dit Leibniz, spontanément, à l’occasion, mais à l’occasion seulement, du mouvement de notre corps. L’événement en quoi consiste l’ouverture de la porte est une suite certaine de ce que Leibniz appelle la loi d’action (agendi legem[10]) de cette substance [11]. Comme on sait, l’impression que nous avons d’une relation de causation entre deux corps, sous la forme d’une action de l’un sur l’autre, qui s’exprime dans l’ouverture de la porte par Paul ou la mise en mouvement d’une boule par une autre, tient à l’ordre, c’est-à-dire à une forme de régularité, que nous constatons, entre les mouvements de nos corps et les mouvements des portes, ou entre les mouvements de boules qui s’entrechoquent. Ce rapport est précisément l’harmonie entre les lois d’action des deux corps. Lorsqu’il s’agit du problème dynamique du choc entre deux corps, l’indépendance métaphysique des actions et réactions de ces corps trouve sa réalisation physique dans l’élasticité [12]. Quoi qu’il en soit, les mouvements des corps ne sont pas les passions résultant de l’action d’autres corps. Ils ont leur source dans les corps eux-mêmes qui se meuvent [13].

10Avant d’aller plus avant, il me faut distinguer entre deux acceptions du terme loi chez Leibniz lorsqu’il est question de loi de la nature. D’une part, il y a les lois de la nature, comme les lois du choc, qui sont générales et relationnelles : si A rencontre B, avec telle et telle détermination, alors A change de telle façon et B change de telle autre. Ces lois sont communes à toutes les substances, et à tous les corps. Il y a, d’autre part, les principes des changements internes (transitiones) à chaque substance, que Leibniz appelle aussi des lois, et qui sont individuels, et même individuants en ce sens qu’étant propres à chaque substance ou chaque corps, ils permettent de les distinguer de toutes les autres substances. J’appellerai, pour des raisons textuelles évidentes, les premiers lois harmoniques puisqu’ils établissent des correspondances entre les changements internes à diverses substances et les seconds des lois sérielles[14]. Les lois sérielles établissent un ordre entre les différents états d’une substance et donc entre les changements qui l’affectent. Il doit donc exister une formule générale, que Leibniz appelle parfois règle[15], qui donne l’ensemble de ces états, de même que Leibniz explique qu’entre divers points on peut toujours trouver une ligne géométrique « dont la notion soit constante et uniforme [16] ». C’est cette règle que Leibniz appelle aussi notion individuelle. Les lois harmoniques établissent de même un certain ordre entre les diverses lois sérielles, ordre général qui s’exprime dans les règles de correspondance que sont les lois générales de la nature. Lorsqu’il existe un rapport d’ordre entre deux rapports d’ordre (une correspondance réglée entre deux ordres), Leibniz dit que l’un des rapports d’ordre exprime[17] l’autre.

11La critique de l’occasionnalisme amène Leibniz à considérer que les lois doivent avoir leur fondement dans des dispositions internes aux substances. La question se pose de savoir si les deux types de lois trouvent une inscription dispositionnelle dans la substance individuelle. Ce qui est vrai, c’est qu’une fois toutes les lois sérielles données, on a ipso facto les lois harmoniques. Dieu en créant le monde n’a pas à faire deux choses : dans un premier temps, créer les substances individuelles avec leurs lois sérielles et, dans un second temps, créer les lois harmoniques établissant les correspondances entre lois sérielles. Puisque, les lois de développement individuelles étant données, on a les lois harmoniques, je dirai, en employant un terme leibnizien, que les lois harmoniques surviennent sur les lois sérielles.

12Mais dire qu’elles surviennent sur ces lois ne signifie pas encore qu’elles s’y réduisent ou qu’elles sont expliquées par elles. Il se pourrait fort bien que les lois sérielles elles-mêmes n’existent que parce qu’existent les lois générales de la nature. Pourtant toute une tradition interprétative fait de la causalité une relation idéale [18]. Leibniz, poursuivant le mouvement initié par les occasionnalistes et achevé par D’Alembert et David Hume, aurait éliminé la causalité en faveur des lois générales de la nature qui n’exprimeraient plus que de simples faits de régularité. Je me propose de contredire ce point et de montrer que Leibniz, malgré quelques textes incontestablement équivoques, ne défend pas la thèse de l’idéalité de la causalité [19]. Fidèle en partie aux Anciens et à l’École, il pense que la causalité doit faire intervenir les notions de puissance et d’action. Moderne, il pense que la notion quantitative de loi de la nature qui singularise la mécanique moderne nous oblige à renoncer à un schéma classique de la relation causale : celui de l’agent au patient.

Action motrice et dynamisme

13Les textes cités in limine furent rédigés à des périodes différentes, entre 1685 et 1702. Or, on sait que Leibniz, après avoir mis en question, dans les années 1685-1686, la validité du principe cartésien de la conservation de la quantité de mouvement (mv) pour lui substituer celui de la conservation de la force vive (mv2) [20], entreprend, à partir des années 1689-1690, une refonte conceptuelle de sa physique, en plaçant au cœur de ses analyses la notion d’action motrice qui devait être au fondement de ce qu’il appelle la ou les dynamique(s) (Dynamica). Pour ce qui nous importe ici, le principe de conservation de la force vive avait été établi dans des cas où la cause se consumait entièrement dans son effet, comme il arrive après la chute d’un grave où la force de ce dernier est entièrement dépensée dans l’ascension (le corps devant surmonter la force de gravité), et dans les collisions, où la cause s’épuise dans la percussion [21]. Il a paru à Leibniz que le principe de conservation de la force vive serait mieux assuré si on pouvait l’associer à des situations où le corps en mouvement n’avait à surmonter aucun obstacle pour progresser (où, donc, aucune force n’avait à se consumer). Il fallait, en conséquence, que l’on pût mesurer cette force à partir de ce qu’il nomme son effet formel[22], c’est-à-dire de la simple continuation du mouvement rectiligne uniforme dont est animé un corps sur une certaine distance. Comme il paraît naturel de considérer qu’un corps animé d’une vitesse donnée a d’autant plus de force qu’il déplace la même masse sur une même distance en un temps moindre, Leibniz [23] en vient à définir la notion d’action motrice comme le produit de l’effet formel (sm) et du temps (t) : smt. Il s’agit de faire ainsi l’économie de toute hypothèse empirique concernant l’élasticité des corps ou de la gravité qui s’exerce sur eux, et de se donner éventuellement les moyens de fournir une définition purement a priori de la force.

14Leibniz, en introduisant la notion d’action motrice, donne une expression encore plus saisissante au dynamisme de sa physique. En établissant que, même dans le cas où l’on n’a affaire qu’à un simple mouvement rectiligne uniforme, donc même dans le cas où le corps en mouvement ne subit aucune altération de la part d’un autre corps et ne fait subir lui-même aucun changement à un autre corps, il est besoin d’une force pour rendre compte de cette simple translation, il oblige à conclure qu’un corps exerce une force non seulement là où il n’y a pas d’autre corps sur lequel il exerce une action, mais, qui plus est, là où il n’y a pas même de corps à l’occasion duquel il pourrait exercer une action. Le mouvement rectiligne uniforme est lui aussi la réalisation de la force sise dans le corps quand bien même ce dernier ne rencontre aucun obstacle.

15Il donne ainsi un relief plus net à deux traits fondamentaux de son analyse du changement. En premier lieu, la force (vis) apparaît comme étant une forme très spécifique de puissance, à savoir comme une tendance, et non pas une simple potentialité, faculté ou puissance nue (potentia nuda), que, seule, connaissaient, selon Leibniz, les scolastiques : une puissance qui se déploie sans nécessiter de cause pour que ce déploiement ait lieu. Lorsqu’elle ne s’exerce pas, c’est qu’elle en est empêchée par un obstacle et, celui-ci levé, la force passe spontanément à l’acte, comme le fait la force inhérente à la corde bandée de l’arc que retenait la main de l’archer et que celui-ci relâche [24]. En second lieu, la notion d’effort ou de tendance nous indique que le mouvement ne saurait résider dans la simple étendue : un corps, en un lieu donné, animé d’un mouvement, en un instant donné, tend, en ce même instant, à se trouver en un autre endroit, de sorte que le moment présent contient déjà l’effet futur, ce qui excède toute représentation géométrique, qui ne connaît que la simple juxtaposition des positions successives [25].

16Cependant cette idée d’un passage spontané de la puissance à l’acte semble impliquer :

  1. que, réciproquement, là où la vitesse ou la direction du mobile change, il y a rencontre d’un obstacle qui empêche la force de se déployer. Or, si un corps est capable de faire obstacle à un autre, c’est qu’il faut bien admettre qu’il agit sur lui et qu’il existe des actions transitives. Et Leibniz ne manque pas en effet de souligner que « le mouvement est un changement qui vient d’un principe interne […]. Mais le changement de direction vient toujours d’une cause extérieure, comme aussi l’accélération ou bien la diminution ou bien le changement de vitesse [26] » ;
  2. qu’affirmer l’existence d’une telle puissance viole un adage bien établi en matière de causalité, que Denis Papin rappelle à Leibniz dans la correspondance qu’ils entretiennent autour de la notion d’action motrice entre 1692 et 1700, et que nous connaissons par Alberto Ranea, à savoir que omne agens agendo repatitur : tout être qui agit pâtit en agissant [27]. Or dans l’action motrice, le corps ne rencontrant aucun obstacle, on ne voit pas en quoi il peut être dit agir. C’est pourquoi, conclut Papin, il faut dire qu’un corps animé d’un mouvement de translation uniforme « n’agit point, mais qu’il persiste seulement dans l’état où il est [28] ». Papin se fait ici tout simplement l’écho de la conception qui sera dite moderne de l’inertie des corps : un corps, laissé à lui-même, perdure dans cet état sans qu’il ait à dépenser de la force, quelle qu’elle soit, pour s’y maintenir. Là où donc il n’y a qu’un seul corps, il n’y a pas d’action en jeu, donc pas non plus de capacité ou de force d’agir. Inversement, si on parle d’action, il faut nécessairement deux corps, l’agent et le patient. Bref, toute action est transitive pour Papin et la science moderne du mouvement nous oblige à abandonner la notion d’action immanente. Or Leibniz accepte lui aussi l’adage, qu’il n’a jamais remis en question [29].
On voit donc que Leibniz semble épouser des positions contradictoires : la première assure qu’il existe, en sus des actions transitives, des actions immanentes, ce que semble rendre impossible la seconde qui nie l’existence de telles actions. Comment lever la contradiction ?

17Une solution est d’accepter l’adage tout en conservant la notion d’action immanente, mais en la réinterprétant. C’est ce que semble faire Leibniz dans sa réponse à Papin, car, dit-il, l’action immanente est, en dernier ressort, une action, mais une action sur soi [30]. On y trouve donc bien un agent et un patient. En d’autres termes, l’action immanente est une action transitive du corps sur lui-même. De là une conception très particulière de l’inertie, puisque l’action d’un corps animé d’un mouvement rectiligne uniforme ne se comprend que comme l’acte de surmonter une inertie interne qui tend à son retardement [31]. L’action motrice correspond donc bien à l’action classiquement prise. Il y a là un renversement remarquable. En effet, Leibniz a analysé l’action transitive entre deux corps distincts, le cas d’un choc entre deux boules par exemple, comme une corrélation réglée de deux actions immanentes. L’action immanente était donc plus fondamentale, conceptuellement, que l’action transitive. Or, voici que l’action immanente se comprend en réalité elle-même à partir de l’action transitive, qui se trouve simplement intériorisée ou, si l’on peut dire, « internalisée [32] », un seul et même corps jouant les rôles de l’agent et du patient.

18Cette solution se heurte, me semble-t-il, à des difficultés insurmontables, pour la raison suivante. Le mouvement accéléré, ou altéré dans sa direction, étant supposé immanent, il constitue le déploiement d’une force interne et non l’effet de l’action transitive d’un autre corps, comme le soulignent à l’envi les textes cités au début de cet article. Mais alors, la notion d’action immanente ne peut pas être restreinte à ce qui s’exprime dans le seul mouvement rectiligne uniforme. Une échappatoire consisterait à dire que la force qui surmonte l’inertie naturelle et qui fait tendre le corps en ligne droite sans variation de vitesse est fondamentale, c’est-à-dire toujours présente et toujours prête à s’exercer, et que les empêchements à l’exercice de cette force doivent être conçus comme des prédicats, modifications ou accidents de cette dernière, ce que Leibniz va exprimer en distinguant la force primitive et la force dérivative, laquelle résulte du concours de plusieurs corps, ces deux puissances s’opposant comme le permanent et le transitoire [33]. Mais si parler de modifications de la substance tend bien à internaliser le rapport de forces, il n’en demeure pas moins qu’il faudrait savoir d’ viennent ces modifications de la force primitive. Soit de l’action d’autres corps ou de l’action sur d’autres corps, mais cela nous obligerait à réintroduire des actions transitives irréductibles, soit d’une disposition interne de la substance à se modifier, mais alors il faut dire que les diverses modifications de la substance n’ont pas de causes réelles externes et ne sont que le déploiement d’une force interne. Nous ne sommes donc pas sortis de la difficulté : l’immanence de l’action ne peut pas concerner la seule production du mouvement rectiligne uniforme. Il faudrait alors en conclure non seulement que, même lors d’un choc, il y a, pour chacun des deux corps, action transitive sur soi, ce que l’on peut encore admettre, si l’esprit de conséquence est indifférent aux « paradoxes très considérables » qu’engendre l’adhésion têtue à une ligne de pensée, mais surtout, ce qui est plus embarrassant, qu’il y a une équivocation permanente dans l’expression de puissance interne, vis insita, qui se déploie d’elle-même : tantôt il s’agit de la force motrice, qui s’exprime dans le mouvement uniforme, tantôt il s’agit de la force comme lex insita qui contient en elle-même toutes les actions du corps, y compris celles qui impliquent un changement de direction ou une accélération.

L’action immanente n’est pas une action transitive réflexive

19Mais il est une autre façon de surmonter la difficulté. Qu’un corps ait en lui-même un principe de mouvement n’est évidemment pas une idée nouvelle, puisque c’est ainsi qu’Aristote distingue les êtres naturels, « comme les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu et eau » de ceux dont la source des changements qui s’y produisent leur est extérieure, comme un « lit ou un manteau », qui sont des produits de l’art [34]. Or ces propos n’impliquent nullement que, puisque, dans l’art, l’objet, par exemple une étoffe de tissu, subit (est patient d’) un changement qui a son origine dans un être extérieur, par exemple un tailleur (qui en est donc l’agent), il faille analogiquement admettre que, dans le cas des êtres naturels, la substance, comme elle a en elle-même son principe de changement, s’impose à elle-même le changement concerné. Il est faux que la différence entre artifices et substances naturelles réside en ce que, dans les objets de l’art, l’agent est différent du patient, tandis que, pour ce qui est des êtres naturels, un seul et même individu est à la fois agent et patient. L’idée que des êtres sont dotés d’une nature ne nous contraint pas à accepter quelque chose comme une action transitive réflexive pour penser le mouvement naturel. En effet, la notion de nature est introduite par Aristote pour deux raisons [35], qui sont aussi présentes chez Leibniz. 1/ La chose dotée de nature contribue au moins pour une part aux types de changements qui ont lieu en elle. Si les choses n’avaient pas de caractéristique interne qui rende compte en partie de ce qui leur arrive, elles changeraient toutes de la même manière puisque seules ces conditions causales détermineraient la nature des changements en question. Et, pour la même raison, rien n’interdirait qu’elles acquièrent n’importe quelle propriété. Une substance naturelle n’est pas seulement le lieu d’un changement, mais elle est telle que ce soit ce changement (et non un autre) qui se produit en elle. 2/ Une substance, en vertu de sa nature, se suffit à elle-même pour déterminer le type de changements qui s’opèrent en elle, les conditions externes n’ayant sur ce plan aucun rôle à jouer, mais fournissant simplement les circonstances dans lesquelles ces changements se produisent. C’est pour éclairer ce point qu’Aristote utilise, dangereusement, le modèle de l’activité technique. L’artisan, en effet, a une forme d’indépendance causale dans la détermination de ses activités : il détermine la forme et le type du changement imposé à l’objet, en l’adaptant aux circonstances externes, mais sans que ces circonstances aient un rôle quelconque dans la détermination de ce changement, dont la nature est entièrement fixée par l’objectif de l’artisan. Et lorsque les circonstances ne sont pas favorables, elles empêchent qu’un changement qui aurait s’accomplir s’accomplisse. De la même manière, le type de changement dont les substances naturelles sont les sujets est déterminé entièrement par leur nature, ces changements étant simplement rendus possibles, et non pas déterminés, par les circonstances. Il se peut néanmoins que ces changements rencontrent des obstacles. D’où la différence entre les changements naturels, ceux que des circonstances favorables ont permis et même favorisés, et les mouvements violents ou contre-nature dont des circonstances défavorables ont autorisé l’accomplissement en ruinant celui des changements naturels.

20Mais, à l’indépendance par rapport aux conditions extérieures des changements affectant les substances naturelles, que la comparaison avec l’art permet de mieux cerner, s’ajoute la nécessaire identité dans les êtres naturels (à la différence des artifices) entre le sujet du changement et la source du changement : c’est nécessairement le même arbre qui est le sujet de la croissance et la source de la croissance, si cet arbre est un être naturel. Or cette nécessité de l’identité du sujet et de la source nous interdit précisément de penser, dans l’arbre, le rapport de la source au sujet du changement comme une relation transitive d’un agent à un patient. En effet, il existe bien pour Aristote des activités transitives réflexives. Le docteur est capable de se soigner lui-même et, dans cette activité, il est bien un patient pour lui-même [36]. Mais une activité transitive est réflexive là où il est possible qu’elle ne le soit pas. On peut envisager que le docteur se soigne lui-même, mais c’est parce que nous comprenons parfaitement ce que c’est pour un docteur que de soigner un autre patient que lui-même. Il se soigne lui-même exactement comme il soignerait un autre individu que lui. En revanche, là où il est impossible par principe que la source du changement se distingue de son sujet, c’est qu’il n’y a pas d’activité transitive en jeu. En d’autres termes, dire que l’agent agit de lui-même n’est pas dire qu’il agit sur lui-même [37].

21En somme, il faut dissocier l’opposition de l’agent et du patient et celle de la source du changement et de son sujet. Or, on pourrait tout à fait soutenir que Leibniz, lorsqu’il parle d’action sur soi, n’entend pas une activité transitive qui distingue les rôles du patient et de l’agent, mais simplement que la source de l’action du corps est inhérente au corps, qu’elle est ce corps lui-même et en constitue un principe d’identité, et qu’elle détermine le type de changement qu’il tolère. Lorsque nous disons en français que le corps se meut ou se déplace, le pronom réfléchi n’indique pas que le corps opère sur lui-même l’action de déplacer un être, à savoir lui-même, comme il déplacerait un autre objet, mais simplement que ce mouvement est indépendant des circonstances extérieures (soit qu’il n’ait pas besoin du tout de circonstances particulières, soit que ces circonstances ne fassent que permettre ce déplacement) : qu’il se déplace de lui-même ou encore, comme le dit Leibniz, spontanément. En particulier, sa propre masse ne fonctionne pas comme un obstacle interne à son mouvement comme le feraient des corps réels qui seraient sur sa route, comme si sa masse était pareille à un surpoids qu’il traînerait avec lui.

Une catégorie nouvelle d’opération : L’action immanente comme changement immanent

22Si l’on définit la nature simplement comme le fait qu’une substance est telle que s’opère en elle tel changement dans telles conditions, alors chacun des changements dont elle est le sujet est un événement dont la cause lui est extérieure et, étant une chose qu’elle souffre, doit être rangé dans la catégorie des passions. Tout changement est comparable au changement de température et d’état de l’eau lorsqu’elle se met à bouillir en présence d’une source de chaleur : l’eau est en effet telle qu’elle bout lorsqu’on la chauffe. L’opposition entre source interne et source externe du changement (sur quoi repose l’idée de nature au second sens du terme) invite au contraire à considérer que certains de ces changements ont leur source dans la substance qui est sujet : l’eau ne bout pas spontanément ; elle le fait seulement sous l’action du feu. En revanche, elle coule d’elle-même dans le canal. Or, dans ce dernier cas, il peut se faire que le changement ait besoin de certaines circonstances pour se réaliser : l’eau, pour couler, doit voir lever l’obstacle qui empêchait sa descente. Mais ce serait pure équivocation que d’appeler agent une telle cause de l’action (pour les corps simples) : ces conditions nécessaires aux opérations d’une substance simple ne sont que des occasions pour la substance de laisser s’exercer une tendance interne. Il y a donc des changements qui ne sont pas des passions [38] et, corrélativement, des actions qui ne s’exercent pas sur d’autres substances, bien qu’elles ne s’exercent pas non plus sur soi-même : des actions immanentes.

23Or, il est tout à fait naturel de considérer qu’en fait, pour les substances simples, les changements sont toujours de ce type. Vous croyez que le feu chauffe l’eau, mais n’est-il pas plus naturel de dire que l’eau se met à chauffer au contact d’une source de chaleur ? Vous dites que l’eau dissout le sucre, mais n’est-il pas plus vrai de dire que le sucre se dissout de lui-même quand il est mis en présence de l’eau (ce qui ne veut pas dire qu’il exerce l’action sui-transitive de se dissoudre lui-même) ? L’eau n’est pas tant l’agent de dissolution du sucre que la condition causale principale de la dissolution du sucre. Ce qui est vrai pour les corps simples d’Aristote et les substances chimiques l’est encore plus pour les corps en mouvement de la mécanique classique si on les dote des propriétés appropriées, en l’occurrence, pour Leibniz, d’élasticité. Ce qui importe, c’est que le corps choqué se meut en vertu de sa propre force, celle qu’il a emmagasinée lors du choc.

24On peut dire, pour anticiper un point abordé plus bas (dans « Les conséquences pour le statut des lois de la nature… »), que si Leibniz s’est senti obligé de doter les corps de la propriété d’élasticité, c’est que justement il ne concevait pas la spontanéité des corps comme le déroulement d’un simple programme interne. Il ne faut donc pas dire que le corps choqué avait en lui-même, comme moment prédéterminé de son histoire future, le mouvement qu’on lui voit acquérir à la suite du heurt. Il faut plutôt dire que le corps était d’un type ou d’une nature telle qu’à l’occasion d’un choc, il doit se comporter de telle ou telle façon en vertu de sa nature, élastique en l’occurrence.

25Arrivés à ce point, nous sommes fort proches de l’analyse de la causalité proposée cinquante ans plus tard par Hume, puisque Leibniz dissocie bel et bien la notion de cause et celle d’agent : la relation causale n’est pas celle d’un agent opérant sur un patient. Il existe une différence de taille néanmoins entre les deux philosophes. Pour Hume, il n’y a plus d’action, transitive ou intransitive, mais de simples successions d’événements, tous actuels et surgissant, si l’on peut dire, d’un bloc, de sorte que toute idée d’un passage de la puissance à l’acte est rendue absurde. Les choses n’ont plus de dispositions internes. Pour Leibniz, les mouvements locaux des corps étudiés par la mécanique sont bien des opérations de substances et si de telles opérations existent, on doit accorder aux substances les capacités internes de les accomplir. Ce sont précisément ces capacités, sous forme de tendances, qui constituent les lois sérielles des substances. Il n’est pas question, dans l’analyse de la causalité, de se débarrasser des notions de substance, d’action et de pouvoir qui deviendront les cibles privilégiées de la critique de Hume.

26On a donc là la grande innovation conceptuelle de Leibniz, que les catégories aristotéliciennes de la causalité excluaient et qu’une certaine interprétation empiriste de la mécanique au xviiie siècle voudra ignorer [39] : il existe des changements intransitifs, c’est-à-dire des acquisitions de propriétés ou des transitions, comme dit Leibniz, d’un état à un autre, qui ont une origine interne. Pour Aristote, il existe bien des activités (????????) qui ont une source interne et sont donc, au sens leibnizien du terme, spontanées, comme l’activité de voir ou de penser. Mais une activité n’est justement pas un changement (???????) : une activité est complète à chaque moment de son occurrence, si bien qu’il n’y a pas d’incongruité à dire que celui qui est en train de voir a déjà vu ; le changement, quant à lui, est incomplet et a un terme final vers lequel il tend (de sorte qu’il y a un sens à dire que celui qui est en train de construire une maison ne l’a pas pour autant déjà construite [40]). Une activité est donc proche de ce qu’on appelle un état, notion que Denis Papin opposait justement à Leibniz pour penser le mouvement rectiligne uniforme. Un changement est nécessairement quelque chose que l’on subit ou souffre, une passion qui réclame donc un agent. Mais les opérations immanentes de Leibniz sont bien, quant à elles, des changements d’état, tout en demeurant des actions des substances qui en sont les sujets : il y a bien un sens à dire, pour ces opérations, que quelque chose qui a été interrompu est en outre empêché de s’accomplir : que ce qui aurait dû s’accomplir ne s’est pas accompli. Contrairement à ce que peut laisser penser Leibniz lui-même, ses actiones immanentes, dont la pensée est l’exemple qu’il reprend, ne sont pas les ????????? de la tradition [41]. Demeure l’essentiel, qui caractérise le dynamisme de sa mécanique : dans le choc, l’« agent » causal est cause d’une opération qu’il n’accomplit pas, d’une action qui n’est pas la sienne ; dans le mouvement rectiligne uniforme, l’objet se déplace de lui-même. Dans les deux cas, il y a action, mais intransitive.

27Il faut noter que cette nouvelle conception de l’action et des rapports entre substances qui font d’elles uniquement ce qu’on pourrait appeler des « déterminants » mutuels de leurs opérations semble s’appliquer avec bonheur aux mouvements des corps de la mécanique classique, ainsi, d’ailleurs, qu’aux activités des substances chimiques. En revanche, lorsque l’on passe de la dynamique aux êtres vivants et aux êtres capables de délibération rationnelle, il n’en va plus de même. Il paraît incontestable qu’ils sont capables de subir une action et d’altérer d’autres substances. Le félin dévore l’antilope, et n’est pas seulement l’occasion pour l’antilope d’une mort dite « naturelle ». L’homme fait réellement fondre le sucre dans son café : il agit réellement sur le sucre (en se servant de l’eau) pour l’amener à dissolution. C’est pourquoi nous sommes pour le coup sensibles à l’étrangeté des propos de Leibniz lorsqu’il applique la catégorie d’action intransitive aux actions et changements d’Adam, d’Alexandre ou de César. Lorsque dans la section suivante, nous prendrons pour exemple des actions humaines, on n’oubliera pas que la comparaison nous est utile dans la seule mesure où elle permet de mieux comprendre, d’un point de vue métaphysique, les situations de la physique où les conclusions tirées sont en réalité plus naturellement applicables.

Les lois individuelles des substances sont les lois générales de la nature

Les conditions métaphysiques

28Tout ceci est primordial pour comprendre le statut des lois de la nature. Nous avons vu que Leibniz lui-même inférait parfois son propos de l’impuissance des corps à en affecter d’autres de ce que l’ensemble des propriétés de la substance individuelles était déjà compris dans sa notion individuelle. Trois éléments de la métaphysique de l’individuation des substances doivent nous retenir pour comprendre que Leibniz n’en conclut pas pour autant que les lois de la nature, comme celles qui s’expriment dans la conservation de la force vive ou de l’action motrice, ne sont que des conséquences logiques des lois de développement individuelles et présumées autonomes des substances.

291/ Leibniz fait d’une part une distinction entre la notion individuelle d’une chose qui comprend l’ensemble de ses prédicats [42] et sa nature ou essence, qui est commune [43]. Il s’ensuit que certaines propriétés d’une substance ne sont pas pour autant constitutives de sa nature, et que, dans la mesure où la nature d’une chose détermine ses seules propriétés essentielles, il est envisageable que certaines propriétés d’une substance ne soient pas nécessaires, mais contingentes [44].

30Leibniz distingue d’autre part entre la notion individuelle d’une substance et la substance dont elle est la notion, entre la notion de César, qui est, par exemple, une représentation dans l’entendement divin, et l’individu César lui-même, qui n’est certainement pas une représentation. Si on se garde de confondre représentation d’un individu et individu représenté, on pourra s’autoriser à dire qu’une notion individuelle inclut nécessairement tous les prédicats présents, passés et futurs (pour nous) d’une substance, tout en affirmant que ce n’est pas le cas de l’individu lui-même.

312/ Cependant, à une notion individuelle correspond une et une seule substance individuelle. Une notion individuelle n’est pas un concept qui se trouve instancié par un individu et un seul individu, comme le serait une description définie à la manière de Bertrand Russell (« Le premier homme qui pécha »), car une telle description aurait pu être instanciée par un autre individu que celui qui l’instancie en fait. En cela, elle ne serait pas différente des notions que Leibniz appelle spécifiques, comme le concept d’homme ou celui de sphère [45], qui peuvent être instanciés non seulement par une pluralité d’individus dans un même monde, mais aussi par des individus différents dans différents mondes possibles. Une notion individuelle est la notion de cet individu, qui le distingue de tout autre individu, individu que l’on peut par principe montrer du doigt [46].

32Il faut, sur ce point, impérativement garder en tête la distinction logique entre possible et réalisation du possible. Pour la figurer, considérons qu’il existe un moment temporel, celui du calcul divin, avant la création, où ne sont donnés que les mondes possibles et qu’il existe un moment après la création où un de ces mondes a été réalisé de préférence à tous les autres. Avant la création, il ne peut être question d’identité transmondaine d’un individu, comme César, parce que César n’existe tout simplement pas. Les mondes possibles ne sont, si l’on veut, que des ensembles de descriptions définies. La question de savoir si César aurait pu ne pas franchir le Rubicon ne se pose donc pas avant la création.

33Par ailleurs, il ne saurait être question de l’identité d’un concept à travers les mondes possibles. Un concept (ou une description) est sûrement déterminé par l’ensemble de ses marques, de sorte que si vous en faites varier une, vous n’avez plus affaire au même concept. La notion complète d’un individu candidat à l’existence qui comprend la propriété de franchir le Rubicon n’est pas la même que celle d’un individu qui ne franchit pas le Rubicon.

34En revanche, après la création, on a un individu qui est la réalisation de la représentation complète d’un homme qui franchira le Rubicon, etc., individu que nous pouvons désormais désigner du doigt (ou que l’on a pu désigner du doigt), qui s’appelle « César », et qui, par sa naissance, a transformé une description définie (celle d’un homme de la gens Julia, chef des populares, qui franchit le Rubicon, etc.) en une notion individuelle (celle de cet homme, César). Or de cet individu, il devient parfaitement possible de se demander s’il aurait pu ne pas franchir le Rubicon, car il n’y a aucune impossibilité logique à ce qu’il ne le franchisse pas [47]. Tout ceci nous amène à souligner deux points :

  1. Quant au monde possible que nous nous représentons après la naissance de César, il faut noter qu’il ne saurait être identifié à aucun monde possible avant la création de César. Cela est exclu, puisque c’est un monde possible où César lui-même est représenté. Je veux dire par là qu’il y a des choses qui sont possibles uniquement après la création et non avant, comme de se représenter un monde possible où César lui-même ne franchit pas le Rubicon. Avant la naissance de César, cette représentation n’est pas possible et elle ne le devient qu’après [48].
  2. Le César dont nous disons qu’il ne franchit pas le Rubicon est bien le César qui, de fait, a franchi le Rubicon. Quand je dis que César pouvait ne pas franchir le Rubicon, je ne veux pas dire in sensu composito qu’il existe un individu identique à César qui est tel qu’il est possible qu’il franchisse et ne franchisse pas le Rubicon, ce qui est faux. Je veux dire in sensu diviso qu’il existe un individu identique à César qui est tel qu’il a franchi le Rubicon et qu’il est possible que cet individu ne franchisse pas le Rubicon. C’est donc bien de notre bon vieux César, de celui qui a franchi le Rubicon, qu’il s’agit quand nous disons qu’il aurait pu ne pas franchir le Rubicon.
    Du coup, il n’y a aucune contradiction à dire que certaines propriétés de César sont accidentelles (puisqu’il pourrait ne pas les avoir), bien que, s’il ne les avait pas, il ne serait pas César. Car César est l’homme qui franchit le Rubicon et tout individu qui ne franchit pas le Rubicon n’est pas, de fait, César. Ce qui ne veut pas dire que César n’aurait pas pu ne pas franchir le Rubicon. Comparez : cette table qui est brune aurait pu être verte (on aurait pu la peindre en vert). S’il est vrai que cette table est brune, alors toute table qui n’est pas brune n’est pas cette table. Cela ne signifie en rien que cette table est nécessairement brune. Les propriétés logiquement contingentes d’un individu servent à le distinguer, à l’individuer : elles n’en restent pas moins contingentes. Nous retrouvons la leçon énoncée dans le point 1/.
3/ Les prédicats qui sont contenus dans une notion individuelle peuvent ne pas être tous des prédicat monadiques ou réductibles à des prédicats monadiques de sorte que certains éléments prédicatifs d’une notion peuvent renvoyer à ceux d’autres notions individuelles. Pour que César puisse franchir le Rubicon, il faut qu’il y ait un Rubicon qui puisse être franchi. L’action de César ne se comprend pas sans référence au Rubicon. J’en conclus que les relations en général sont bel et bien constitutives de la notion complète d’un individu, elles ne font pas partie de l’essence de cet individu. Elles sont contingentes.

35Si on conteste l’une de ces trois thèses, et souvent les trois en même temps (il est de bonne raison de penser en effet qu’elles ne sont pas indépendantes les unes des autres), comme le fait l’interprétation classique, alors il n’est pas difficile de succomber à l’interprétation traditionnelle qui dénie à toute substance la capacité d’en affecter d’autres et fait des lois de la nature une simple concordance entre des séries d’opérations indépendantes les unes des autres.

36Si, en effet, on pense qu’un individu n’est autre que la notion individuelle et que tous les prédicats sont ou bien monadiques ou bien réductibles à des prédicats monadiques, on en déduira, comme assurément semble le faire Leibniz dans certains de ses écrits, l’indépendance causale des substances individuelles : comme les prédicats d’action et de passion, comme franchir le Rubicon ou être assassiné aux ides de mars, sont compris dans la notion individuelle de César, et comme ils sont monadiques ou réductibles à des prédicats monadiques, c’est l’individu César lui-même et surtout lui seul qui est non seulement la source des changements qui lui arrivent, mais aussi la cause de ces changements. Ce dernier, par ailleurs, ne nécessite aucune condition externe de réalisation. Brutus ne le tue pas vraiment, puisque la notion individuelle de César comprenait déjà sa mort : le coup de poignard de Brutus ne fournit que l’occasion de passage de vie à trépas. Et il est vrai que Leibniz semble aller dans ce sens lorsqu’il affirme, dans certains de ses écrits, que Dieu aurait logiquement pu faire qu’il n’existât qu’une seule substance, bien que cela eût disconvenu à sa sagesse [49]. D’un point de vue logique, aucune substance ne dépend, pour ce qui est des changements qui l’affectent, des autres substances. On doit donc en conclure, apparemment, que les notions individuelles déterminent les lois sérielles (leges insitae) des substances individuelles, ou mieux, que les substances individuelles seraient en quelque sorte les notions individuelles en action, et que l’ensemble des lois sérielles de toutes les substances appartenant à un monde donné déterminerait complètement les lois générales de ce monde.

37Enfin, l’idée que les lois de la nature dépendent des lois individuelles internes aux substances suggère inévitablement que les lois sont liées au monde dans lequel elles ont cours : comme un événement différent aurait impliqué qu’au moins une loi sérielle individuelle fût différente de celles qui existent dans le monde réel, le monde possible où cette différence existe a d’autres lois générales que celles de ce monde. Ces dernières sont donc contingentes au sens fort où Dieu aurait pu en créer d’autres par le simple fait de créer d’autres substances individuelles que celles qu’il a fait effectivement passer à l’existence. Néanmoins, une fois les substances créées, il est impossible que l’on puisse se représenter ces lois comme demeurant les mêmes dans d’autres mondes possibles.

38Si on accepte les thèses 1/ à 3/ énoncées plus haut, ces conclusions n’ont plus lieu d’être.

Les conséquences pour le statut des lois de la nature : Que leur contingence n’interdit pas leur généralité

39Comment penser alors les lois de la nature ? Les lois ne font pas que survenir sur des lois sérielles qui sont données indépendamment d’elles et isolément les unes des autres. Pour faire comprendre pourquoi, je me permettrai la comparaison suivante [50].

40Figurons-nous un fabricant de boules de billard, qui a à disposition différents matériaux. Il forme la représentation d’une boule. Cette représentation n’est encore que spécifique, mais il lui ajoute des déterminations qui la rendent de moins en moins indéterminée. Il conçoit que la boule soit faite de tel matériau et de tel volume, la dotant du coup de certaines capacités ou dispositions générales dont l’expression est du type : dans telles circonstances, une boule de ce type agit de telle et telle façon. Il conçoit donc ce qu’on peut appeler sa nature ou son essence. Comme ces circonstances feront souvent référence à des causes, ces lois générales rendront notamment compte de la façon dont une boule de ce type réagit lorsqu’elle est en présence d’autres boules, même si ces autres corps ne sont pour l’heure nullement représentés comme existants. La plupart des lois sont donc relationnelles : elles disent comment des objets se comportent lorsqu’ils entrent en relation avec d’autres objets. Mais elles ne font référence à aucun objet particulier. L’artisan peut logiquement décider de ne faire passer à l’existence qu’une seule boule de ce type avec une masse, une vitesse et une direction données, une boule qui n’aurait donc jamais à exercer ces capacités, sauf celle qui lui fait avoir, peut-être, un mouvement rectiligne uniforme, et il peut décider de la lancer sur un plateau sans bord et sans frottement. La boule en question sera désormais cette boule A que l’on peut désormais désigner du doigt. Mais il peut aussi faire le choix de créer une autre boule, B, dotée des mêmes capacités en lui donnant une masse, une vitesse et une direction telles que si elle venait à être créée, elle rencontrerait la première boule. Dans ce petit scénario, on comprend que 1/ l’artisan peut se former, étant donné sa connaissance des dispositions, une représentation de ce qui arrivera à chacune des deux boules, étant donné leurs dispositions internes, représentation qu’on peut appeler notion complète, mais que 2/ les deux boules n’en incarnent pas moins dans leurs dispositions exactement les mêmes lois. L’artisan sait donc à l’avance de la boule A qu’elle aura telle propriété et cela en vertu de la seule connaissance de ses dispositions internes et de la présence de la boule B. Il pourrait par ailleurs faire abstraction de la mention de cette dernière et décrire les opérations de A sans mention de B : qu’elle a telle vitesse et telle direction, puis qu’elle accélère, etc. Une description purement cinématique de ce type, considérant un corps comme un objet solitaire, est toujours possible, mais lorsque l’on en vient à l’explication physique, la mention de lois générales relationnelles et donc des puissances internes qui leur donnent force exécutoire est indispensable.

41Mais voici le point crucial : le fait que l’artisan sache, avant même de fabriquer la boule A, tout ce qui lui arrivera n’implique en rien que ce qui arrivera à cette boule ait sa cause dans cette seule boule. On peut donc être dans la situation de savoir parfaitement comment se comportera un objet, être à l’origine de l’existence de cet objet, sans pour autant, une fois l’objet en question passé à l’existence, que la représentation que l’on s’est faite de l’objet et de son histoire future soit la cause unique des changements qu’il endurera. Le fait que la notion complète d’un objet comprenne l’ensemble de ses effets futurs n’a rien à voir avec les causes réelles de ces effets, qui sont à trouver dans les rencontres à venir dudit objet avec d’autres corps et non dans la seule instanciation de sa représentation. Les comportements de l’objet ne s’expliquent pas par le fait qu’on se soit représenté à l’avance ces comportements [51], bien que, si l’artisan ne s’était pas ainsi représenté ces comportements possibles, il n’aurait pas eu de raison de faire exister l’objet. C’est que dans la représentation de la boule elle-même avant sa confection, on s’était représenté ses opérations futures comme causalement dépendantes d’autres boules et non pas de cette représentation elle-même. On comprend combien est tout à la fois absurde et tentante l’idée que ces comportements ne sont que le déroulement d’un programme interne, idée qui repose entièrement sur l’amalgame entre la substance individuelle et la notion complète de cette substance [52].

42Si l’artisan décide de créer les deux boules A et B, il n’en reste pas moins vrai qu’il aurait pu n’en créer qu’une seule et qu’elle aurait obéi exactement aux mêmes lois que celles auxquelles elle obéit en fait puisqu’elle aurait été dotée des mêmes capacités. C’est donc que les lois d’un monde donné ne sont pas dépendantes des lois individuelles des substances. Il aurait pu se faire, il est vrai, que l’artisan fabriquât des boules avec des mécanismes internes tels qu’elles auraient eu exactement le même comportement que les deux boules qu’il s’est en fait décidé à fabriquer. Ces boules-automates auraient en quelque sorte mimé les heurts des boules A et B. Laissons de côté la question de savoir si les mécanismes internes de ces automates ne présupposent pas à leur tour des lois relationnelles qui déterminent le comportement de leurs parties. Ces automates n’obéiraient qu’à des dispositifs internes propres et donneraient seulement l’impression d’obéir à des lois générales. Cela est logiquement possible, mais l’important est que cela n’est absolument pas logiquement requis. Il n’est donc pas compris dans le concept de loi de la nature que celle-ci soit réductible à une simple composition de lois individuelles.

43Si nous passons de notre fabricant de boules de billard au Magnus Artifex qu’est le Dieu créateur du monde et de la totalité des substances qui le composent, il existe des différences notables, mais qui n’affectent pas le bien-fondé de la comparaison. D’une part, l’artisan se conforme à des lois de la nature déjà instituées, tandis que Dieu, en créant les substances, crée aussi les lois et les dispositions qui, en elles, y répondent. La logique du raisonnement n’en est pourtant pas diminuée. Que les lois soient contingentes puisqu’elles dépendent de la volonté de Dieu n’interdit pas qu’elles puissent être inscrites sous forme de dispositions internes dans les substances individuelles. D’autre part, pour des raisons internes au système de Leibniz, la notion complète d’une substance donnée la discrimine complètement par rapport aux autres substances : deux substances ne peuvent pas avoir des notions individuelles identiques. La description complète d’une substance suffit donc à la distinguer. Cela fait une différence avec la situation de notre artisan, dont on peut concevoir, si l’on n’est pas leibnizien, que, n’ayant qu’un entendement fini, il crée des boules indiscernables par leurs qualités internes. Mais, là encore, le fait que les substances ou, plus généralement, les corps soient à ce point déterminés qu’ils possèdent des qualités qui les distinguent tous les uns des autres n’interdit pas de les considérer comme porteurs des mêmes dispositions générales.

44Le point important est plutôt le suivant. Que les lois qui gouvernent le comportement de la boule de billard A quand elle rencontre la boule de billard B aient leur fondement dans une disposition interne à cette boule a pour conséquence que les mêmes lois harmoniques peuvent exister dans divers mondes possibles. Ces lois, sous forme de dispositions, appartiennent à l’essence de ces corps et les définissent. Ce qui implique qu’une fois une boule créée, par exemple A, il est logiquement vrai de dire que cette boule A pouvait ne pas rencontrer la boule B (qu’en fait elle rencontre dans le monde réel), si Dieu avait décidé de ne pas créer de boule répondant à la description de B, quoique ses dispositions internes, et donc les lois de la nature, eussent été les mêmes. Les lois harmoniques ne peuvent donc être réduites aux lois sérielles. En fait, la loi, dans sa forme dispositionnelle, n’est pas expliquée par les lois sérielles (notions individuelles) des deux boules de billard. Il faut dire au contraire que Dieu s’étant représenté une boule de billard, avec telle disposition à se comporter de telle et telle façon si elle rencontrait une autre boule, pouvait prévoir ce qui se passerait si elle rencontrait une autre boule de billard avec telles ou telles propriétés et en a ainsi formé une notion complète. C’est cette notion complète qu’il a fait passer à l’existence, en réalisant la boule A [53]. La loi harmonique sert donc à expliquer les changements qui se produisent en A, et n’en résulte pas. Si Dieu avait créé une substance supplémentaire (ce que sa sagesse, et non la logique, rend en fait impossible), acte qui aurait altéré le comportement de toutes les substances réelles, le monde eût été bien différent pour ce qui regarde les événements qui s’y seraient produits [54], mais il aurait obéi exactement aux mêmes lois [55].

Relations de comparaison et relations de connexion

45Cette conception des lois va cependant à l’encontre d’une thèse bien établie qui est celle de la survenance des relations polyadiques sur les propriétés monadiques. La vérité de toute proposition relationnelle de la forme a ? b doit pouvoir reposer sur la vérité de deux propositions monadiques : Pa et Qb[56]. Pour être plus exact, le Leibniz à qui l’on attribue cette thèse ne soutiendrait pas exactement que toute proposition relationnelle est équivalente à deux propositions monadiques. On dira tout au plus que toute proposition relationnelle est impliquée par la conjonction de deux propositions monadiques. Si A mesure 2 mètres et B mesure 1 mètre, cela implique que A est plus grand que B. Mais l’inverse n’est pas vrai. S’il est vrai que A est plus grand que B, je ne peux tirer aucune conclusion quant à la taille de A et de B, c’est-à-dire aucune conjonction de deux propositions monadiques particulières (si je m’en tiens à l’information que A est plus grand que B, cette phrase n’implique en rien que A mesure 2 mètres et B 1 mètre ; elle pourrait tout aussi bien être rendue vraie par le fait que A mesure 3 mètres et B 2 mètres). Il demeure vrai cependant que pour toute proposition relationnelle, il doit logiquement y avoir deux propositions à prédication monadique quelconques qui soient entraînées par la proposition relationnelle [57] et qui l’entraînent. Dans le vocabulaire contemporain, on pourra dire que la relation de supériorité en taille survient [58] sur des propriétés intrinsèques individuelles.

46Si cette thèse de la survenance générale de toutes les relations sur des faits monadiques est vraie [59], elle rend caduque l’interprétation des lois de la nature défendue ici. Les relations, et en particulier les relations causales entre objets, sont apparentes. Généralement, à la suite de Russell, on réfute le propos attribué à Leibniz de la survenance des relations sur des propriétés monadiques en donnant l’exemple des relations dites « externes », en quelque sorte purement relationnelles, parce qu’elles ne se fondent justement pas sur des propriétés intrinsèques à leurs termes, telle la relation d’antériorité entre deux événements qui ne saurait s’expliquer par la possession par l’événement e1 d’une quelconque qualité intrinsèque indiquant qu’il est antérieur à l’événement e2.

47Mais cette lecture de Leibniz ne tient pas compte d’une distinction importante qu’il fait entre deux types de relations : les relations de comparaison et les relations de connexion. Les textes sont peu nombreux, mais ils sont essentiels :

48

« Relationes sunt vel comparationis vel connexionis[60]. »

49

« Je crois qu’on peut dire que la liaison n’est autre chose que le rapport ou la relation, prise généralement. Et j’ai fait remarquer ci-dessus que tout rapport est ou de comparaison ou de concours. Celui de comparaison donne la diversité et l’identité, ou en tout, ou en quelque chose ; ce qui fait le même ou le divers, le semblable ou dissemblable. Le concours contient ce que vous appelez coexistence, c’est-à-dire connexion d’existence [61]. »

50

« Selon mon sens, la relation est plus générale que la comparaison. Car les Relations sont ou de comparaison ou de concours : les premières regardent la convenance ou disconvenance (je prends ces termes dans un sens moins étendu) qui comprend la ressemblance, l’égalité, l’inégalité, etc. Les secondes renferment quelque liaison, comme de la cause et de l’effet, du tout et des parties, de la situation et de l’ordre, etc. [62]. »

51Certaines relations peuvent être mises à jour par simple comparaison, c’est-à-dire par un examen indépendant de chacun des termes reliés : pour comparer, il me faut d’abord inspecter A, puis inspecter B, et tirer enfin la conclusion que A a la relation ? à B. Cela vaut aussi pour les relations externes à la Russell : je regarde quand A a lieu et quand B a lieu et j’en conclus que A précède B ou lui succède ou lui est contemporain. Dans les relations de comparaison, les termes précèdent la relation : il faut que soient données préalablement leurs descriptions pour pouvoir établir la relation. Cette description peut faire intervenir aussi bien des qualités intrinsèques (couleurs, tailles, etc.) des choses décrites que des positions (l’endroit où se situent les choses ou les moments où elles se produisent [63]). La relation peut alors être (éventuellement) établie. Elle est bien objective (il ne dépend pas du langage, ou du sujet qui se représente la relation, que Socrate soit plus petit que Thééthète), mais elle est en quelque sorte seconde par rapport aux termes de la relation : elle survient effectivement sur eux.

52Comment se distinguent de ces relations de comparaison les relations de connexion ? La différence doit résider en ce que, par l’examen préalable des termes, on ne pourra décider de l’existence ou de l’inexistence de la relation. Leibniz compte précisément la relation causale parmi les relations de connexion. Prenons le cas simple du rapport de l’agent au patient (bien que nous ayons vu en quoi Leibniz y renonçait). Avant d’agir, il n’y a rien dans l’agent qui le distingue intrinsèquement comme agent : il n’est justement agent qu’en agissant. Ici la connexion est première : non pas qu’elle engendre l’agent et le patient, mais il faut que les trois termes soient donnés simultanément pour que l’on puisse ensuite assigner à l’agent et au patient leur rôle distinctif. Allons plus loin. La possibilité d’avoir des relations de comparaison présuppose celle d’avoir des relations de connexion. Quand on dit, en effet, que A a la relation ? à B, avec ?, relation de comparaison, cette possibilité de décrire ainsi les deux termes présuppose que A et B sont indépendants. Mais indépendants en quel sens, sinon au sens de l’isolement physique, c’est-à-dire causal ? Or, si on peut se représenter A et B comme isolés causalement, c’est que l’on peut se les représenter aussi comme ayant un commerce causal, comme n’étant pas physiquement indépendants. Prenons un exemple mécanique élémentaire et supposons qu’une tige relie l’un à l’autre A et B. Ils sont en connexion. Quand l’un est affecté, l’autre l’est aussi ; quand l’un change, l’autre est altéré en raison de cette action. Ils forment donc une totalité. D’où l’affirmation de Leibniz que les relations de connexion concernent les rapports de tout à partie [64].

53Il s’ensuit que les relations causales, puisqu’elles sont de connexion, ne sont pas réductibles à des propositions de prédication monadique. Oui, mais que faire de ces textes de Leibniz où il dit explicitement que le monde aurait pu comporter une seule et unique substance, si par ailleurs vous dites qu’il est nécessaire que la boule soit heurtée pour se mouvoir ou que ce morceau de sucre soit plongé dans l’eau pour qu’il se dissolve ?

54La réponse est qu’il faut distinguer les modalités physiques des modalités logiques. Il est bien sûr logiquement possible (il n’y a aucune contradiction logique (« possibilité métaphysique ») à ce) qu’une substance dotée de la nature du sucre ne se dissolve pas au contact de l’eau. C’est pourquoi, on peut envisager un monde où une substance (ou un agrégat de substances comme un morceau de sucre) est solitaire, ou un monde dans lequel le morceau de sucre, doté de la même nature, se dissoudrait de lui-même sans cause circonstancielle de sa dissolution. Mais cela est tout simplement impossible physiquement.

La question de l’influxus : Une confusion de Leibniz

55Leibniz, dans quelques textes, a critiqué durement les analyses de la causalité qui la font reposer sur la relation de l’agent et du patient, mais en suggérant qu’il existe un lien interne entre ces analyses et une théorie qui est celle de l’influxus : cette dernière, que Leibniz appelle aussi voie de l’influence, par opposition à la voie de l’assistance, empruntée par l’occasionnalisme, et à celle de l’harmonie préétablie, qu’il adopte [65], tient que la modification qui affecte une substance doit s’expliquer par le fait qu’elle reçoit quelque chose d’une autre substance. Mais, aux yeux de Leibniz, « l’action d’une substance sur l’autre n’est pas une émission ni une transplantation d’une entité [66] ».

56Bien qu’il ne soit pas facile de déterminer quelle théorie de l’influxus Leibniz vise exactement dans ces textes [67], il est clair qu’il assimile ici conception aristotélicienne de la causalité et théorie de l’influxus. Il estime manifestement que ceux qui parlent de l’action d’un agent sur un patient soit n’expliquent rien, soit, se rendant compte du vide de l’explication de l’endormissement par la vertu dormitive ou de l’heure par la vertu horodictique [68], se voient contraints d’adopter un modèle, parfois farfelu, de la transmission réelle d’une entité à une autre. Or, lorsqu’une boule en heurte une autre, elle ne transmet son mouvement qu’en un sens métaphorique. En réalité, il n’existe pas d’entité (un accident réel, eût dit René Descartes) qui serait le mouvement ou l’énergie de la boule A et qui passerait, comme un fluide, à la boule B. Certains commentateurs ont assimilé la critique leibnizienne des théories de l’influxus à une critique préhumienne de la notion de connexion causale entre substances, en particulier sous la forme du rapport entre agent et patient [69]. Leibniz aurait ainsi anticipé d’un siècle une conception qui remplace les connexions réelles entre substances par les lois de la nature.

57Il est incontestable que Leibniz semble dans les textes cités procéder ainsi [70]. Mais s’il le fait, il commet une erreur. Ni Aristote ni Thomas d’Aquin n’ont associé la connexion entre agent et patient à la transmission d’une substance à une autre d’une espèce, d’une forme ou d’un accident, ce qui prouve au moins que l’association entre causalité et « transplantation d’une entité » faite par les scolastiques tardifs n’avait rien de naturelle :

58

« Il est ridicule de dire qu’un corps n’agit pas pour cette raison qu’un accident ne passe pas d’un sujet à l’autre. En effet, on ne dit pas d’un corps chaud qu’il chauffe parce que ce serait numériquement la même chaleur présente dans le corps chauffant qui passerait dans le corps chauffé ; mais parce qu’une chaleur numériquement distincte est actualisée dans le corps chauffé, où elle ne se trouvait auparavant qu’en puissance, par le pouvoir de la chaleur présente dans le corps chauffant. Un agent naturel, en effet, n’introduit pas sa propre forme dans l’autre sujet, mais conduit le sujet qui pâtit de la puissance à l’acte [71]. »

59Ainsi, quand un corps en chauffe un autre, il ne le fait pas en lui transmettant une chaleur qui était sienne. Le feu ne fait qu’actualiser une puissance qui était déjà dans le patient. Il est vrai que cette description n’explique rien, mais c’est qu’elle ne prétendait pas non plus expliquer quoi que ce soit, mais simplement fournir le cadre conceptuel à l’intérieur duquel, selon Thomas d’Aquin, devait ensuite s’effectuer toute explication. Si Leibniz pensait que le caractère transitif de la causalité aristotélicienne valait comme explication, il était naturel qu’il se demandât en quoi pouvait consister, pour l’aristotélicien, ce lien entre l’agent et le patient, et qu’il jugeât estimables les efforts de la scolastique tardive de le trouver dans une théorie de l’influxus, si naïve fût-elle comparée à la science mécanique naissante. Ce faisant, il anticipait effectivement la critique que fera Hume de toute tentative de voir dans la relation causale une connexion sui generis entre agent et patient. Pourtant, c’était là une confusion. Aristote avait déjà de façon générale réfuté l’idée que l’action de l’agent résidât en un troisième terme devant s’ajouter à ce que subissait le patient, car, pour la tradition aristotélicienne, l’action de l’agent était identique à la passion du patient [72]. Il n’y avait donc pas à chercher quoi que ce soit qui consistât dans une action de causer le changement dans le patient et qui eût pu ainsi servir d’intermédiaire entre l’agent et le patient. La cause de la dissolution du sucre dans l’eau, c’est l’action de dissoudre exercée par l’eau, non une activité mystérieuse de causer la dissolution. Dans l’ouverture de la porte par Paul, il n’y a qu’une opération, l’ouverture, qui est à la fois ce que fait Paul et ce que subit la porte. Critiquer le rapport de l’agent et du patient parce qu’elle impliquait une connexion réelle surnuméraire par rapport au changement de l’agent était donc une mauvaise façon de s’attaquer à la notion d’action transitive. Comme on l’a vu, dissocier la notion de cause de celle d’agent, qui est l’invention proprement leibnizienne, était autrement plus profond, d’autant que cela ne remettait pas en question, loin de là, la notion de connexion réelle.

Conclusion : Les lois comme symétries

60J’ai montré pourquoi Leibniz n’était pas, quoi qu’on en dise, humien : il estime que l’on ne peut penser la relation causale en se passant des concepts de substance, de pouvoir, d’action et finalement de connexion réelle. C’est la dette qu’il paie à l’École. Il le fait en en modifiant profondément l’héritage (ce qui le rapproche effectivement de Hume), en dissociant la notion d’agent de la notion de causalité et en introduisant la notion d’action intransitive, donnant par là même l’impression, mais l’impression seulement, qu’il avait renoncé à l’existence de liens causaux réels entre substances. Mais il est un autre point, profond, par lequel il s’éloigne, par avance, du philosophe écossais, tout en rompant avec la tradition aristotélicienne, et qui tient à sa conception des lois de la nature.

61Ce que retient Hume de la notion de loi, c’est la régularité. Le monde est constitué de séries d’événements qui se reproduisent identiquement ou avec une grande similitude : le pain que j’ingère et qui me nourrit, la boule qui, en en heurtant une autre, la met en mouvement, etc. Or Leibniz a une conception bien plus substantielle des lois, qui lui vient assurément de Descartes : elles expriment pour les plus fondamentales d’entre elles des invariances de certaines quantités. Ce qui est certes frappant, c’est que, par l’existence de ces principes d’invariance, la nature se prête à la quantification et donc à la mathématisation des phénomènes physiques. Mais le point important, pour ce qui nous concerne, est plutôt le suivant. Dans un système de corps donné, comme celui que composent par exemple trois boules, et finalement dans le système intégral que constitue le monde pris globalement, cette invariance ne peut pas être assignée à des corps particuliers. Il doit certes y avoir conservation de la quantité de progrès, de la force vive ou de l’action, et la dynamique a pour but de mettre à jour les règles selon lesquelles cette conservation est observée, mais il n’y a pas de sens à dire que c’est tel élément du système (telle boule particulière) qui doit mettre en œuvre ce principe de conservation : le concept de loi qui est à l’œuvre ici est un concept fondamentalement holiste. C’est pourquoi les lois sont principalement des lois de communication des mouvements : il s’agit de voir comment se fait la distribution [73] d’une certaine quantité parmi les différents éléments d’un système donné.

62L’idée que les lois sont l’expression de certaines invariances (ou encore, comme nous dirions aujourd’hui, de symétries) est d’une part incompatible avec la notion humienne trop pauvre de loi et présente d’autre part une difficulté pour qui a une conception strictement aristotélicienne de la causalité. La conception aristotélicienne met l’accent sur les capacités ou puissances inhérentes aux individus. Le modèle est celui de l’action dont l’identité et la réussite sont entièrement déterminées par la nature de l’agent et celle du patient. Il n’est jamais question de principes auxquels devraient par ailleurs se conformer ces agents et patients. Et comment cela se pourrait-il, puisque les régularités que l’on observe ont leur fondement tout entier dans les qualités intrinsèques des agents et patients concernés ? En d’autres termes, la conception aristotélicienne de la causalité ne fait aucune place à la notion de règle à laquelle un couple d’agent/patient ou de déterminant/agent est collectivement soumis.

63Quelle issue reste-t-il donc à quelqu’un pour qui la loi ne saurait se réduire à une simple régularité (contre Hume), puisqu’elle est surtout invariance, qui pense par ailleurs (contre les occasionnalistes) que cette invariance doit néanmoins reposer sur les puissances internes des substances, sous peine de tomber dans le miracle perpétuel, sans s’y résoudre pour autant (contre les aristotéliciens) ? La seule solution raisonnable est effectivement de rendre la loi extérieure aux substances, puisqu’aucune loi d’invariance ne saurait trouver d’inscription dans l’une ou l’autre des substances qui constituent le monde, c’est-à-dire dans les substances prises distributivement ou singulariter, mais d’attribuer à ces substances les seules puissances inhérentes d’opérer les changements dont l’harmonisation ne peut venir que d’une puissance extérieure. À l’époque, un tel concept de loi était nécessairement théologique : celui d’un commandement venant d’une puissance extérieure à l’agent, mais auquel il est contraint de se conformer [74]. Nous n’avons certainement plus « besoin de cette hypothèse » aujourd’hui pour penser les symétries, mais elle était sans doute indispensable pour quelqu’un qui, au xviie siècle, avait perçu que les lois de la nature étaient plus que de simples régularités et qu’elles ne pouvaient pas pour autant être réduites au pur exercice de la puissance individuelle des corps. Leibniz est peut-être plus « moderne » que nombre de nos contemporains positivistes.


Mots-clés éditeurs : loi de la nature, causalité, Leibniz, action

Date de mise en ligne : 20/06/2013

https://doi.org/10.3917/rhs.661.0033

Notes

  • [*]
    Bruno Gnassounou, Centre atlantique de philosophie – EA 2163, chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, 44312 Nantes Cedex 3, France (www.caphi.univ-nantes.fr).
    E-mail : bruno.gnassounou@univ-nantes.fr
  • [1]
    Leibniz, Discours de métaphysique (1686), § 9 ; le paradoxe mis en avant par Leibniz dans ce paragraphe est celui du principe des indiscernables qui suit de la notion de substance individuelle.
  • [2]
    Ibid., § 14.
  • [3]
    Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que l’union qu’il y a entre l’âme et le corps (1695), § 18, in Die Philosophischen Schriften (Berlin : [Gerhardt] Weidmann), vol. IV (1880), 486.
  • [4]
    Leibniz, De ipsa natura (1698), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 514-515 ; traduction de Paul Schrecker, in Leibniz : Opuscules philosophiques choisis (Paris : Vrin, 2001), 231. Je me suis servi autant que possible des traductions existantes des divers textes de Leibniz en latin. Quand ces traductions n’existent pas (ou ne me semblent pas exister), j’ai mis en note le texte latin que j’ai traduit.
  • [5]
    Leibniz, Primae veritates (1689), in Louis Couturat, Leibniz : Opuscules et fragments inédits (Paris : Alcan, 1903), 521 ; traduit dans Jean-Baptiste Rauzy, G. W. Leibniz : Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités (Paris : PUF, 1998), 462.
  • [6]
    « Haec adeo vera sunt, ut in physicis quoque re accurate inspecta appareat, nullum ab uno corpore impetum in aliud transferri, sed unumquodque a vi insita moveri quae tantum alterius occasione sive respectu determinatur. Jam enim agnitum est viris egregiis, causam impulsus corporis a corpore esse ipsum corporis Elastrum, quo ab alio resilit. » (Leibniz, Specimen inventorum de admirandis naturae generalis arcanis (1685), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. VII (1890), 313.)
  • [7]
    « Corpora non agunt immediate in se invicem motibus suis, nec immediate moventur, nisi per sua Elastra. » (Leibniz, Dynamica (1690), in Die Mathematischen Schriften (Berlin : [Gerhardt] Weidmann), vol. VI (1860), 251.)
  • [8]
    « […] quod omnia corporis passio sit spontanea seu oriatur a vi interna licet occasione externi. » (Leibniz, Specimen dynamicum, II, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 249.)
  • [9]
    Leibniz, De la nature des corps et de la force motrice (1702), in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 103 ; traduction de Catherine Frémont, in Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances (Paris : GF-Flammarion, 1994), 180.
  • [10]
    Leibniz, De la nature des corps…, op. cit. in n. 9, 102.
  • [11]
    On sait que pour Leibniz une porte – ou une boule – ne constitue pas une substance à proprement parler ; une substance, parce qu’elle est une unité, ne saurait être corporelle, puisqu’un corps est divisible et même divisé à l’infini. Les corps ne sont que des agrégats de substances, mais je laisse ce point de côté.
  • [12]
    Sur les divers rôles du concept d’élasticité chez Leibniz, en particulier sur la nécessité de son introduction pour réaliser le programme mécaniste, voir Herbert Breger, Elastizität als Strukturprinzip der Materie bei Leibniz, Studia Leibnitiana (1969), 112-121.
  • [13]
    La manière dont Leibniz associe force morte et force vive tire dans le même sens :
    « Et pour les forces mortes celles-ci sont ou bien mortes, telles celles qu’a le premier conatus d’un grave qui tombe ou celui qui est acquis à n’importe quel moment ; ou bien ce sont des forces vives, telles celles qui sont dans l’impetus que le grave reçoit en tombant pendant une certaine durée. Et l’impetus de la force vive est à l’égard de la sollicitation nue de la force morte comme l’infini au fini, c’est-à-dire comme dans nos différentielles la ligne à ses éléments. Car l’impetus est formé par l’accroissement continu des sollicitations […].
    « De la même manière, il se trouve que, quand un grave tombe, si l’on conçoit qu’à n’importe quel moment il reçoit une augmentation nouvelle, uniforme et infiniment petite de vitesse, l’estimation de la force morte, mais aussi celle de la force vive, est respectée, à savoir que la vitesse croît selon le temps, mais que la force absolue elle-même croît selon l’espace ou le carré des temps, c’est-à-dire selon l’effet. De telle sorte que selon une analogie de la Géométrie ou de notre Analyse, les sollicitations sont comme dx, les vitesses comme x, les forces comme xx, c’est-à-dire comme equation im1. » (Leibniz, Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. II (1879), 154 et 156 ; traduction d’Alain Chauve, Leibniz : Les deux labyrinthes. Textes choisis (Paris : PUF, 1973), 98 et 99.)
    Ce texte semble accréditer l’idée que, si l’on prend le déplacement d’un corps pendant un intervalle de temps t, la force vive (mv2) est le produit de la sommation continue des éléments infinitésimaux de ces déplacements en chaque instant, l’impetus, en d’autres termes une vitesse instantanée, et que chaque impetus est lui-même la sommation continue d’éléments infinitésimaux que sont les conatus ou sollicitations (« forces mortes »), c’est-à-dire des accélérations instantanées. On est donc invité à considérer, en prenant en compte la masse (que Leibniz néglige dans son symbolisme parce qu’il la prend souvent égale à l’unité), que le conatus s’exprime adéquatement par la formule newtonienne : equation im2. Supposons donc que equation im3. Alors on obtient facilement par intégration (« accroissement continu ») par rapport au temps (le symbole « x », représentant la vitesse, utilisé par Leibniz dans le texte ci-dessus, étant remplacé par le symbole « v ») :
    equation im4
    Une deuxième intégration, celle des impetus (mv), mais cette fois-ci par rapport à l’espace, donne immédiatement :
    equation im5
    Il y a matière à débat pour savoir si Leibniz a jamais envisagé de contracter en une seule équation les formules (1) et (2) et d’intégrer les conatus directement par rapport à l’espace et ainsi avoir à disposition le concept de travail (force × distance) et le théorème de l’énergie cinétique :
    equation im6
    Quoi qu’il en soit de ces manipulations symboliques, c’est leur interprétation qui importe. Comme le font remarquer Richard Westfall (Force in Newton’s physics (Londres : MacDonald, 1971), 301) et Donald Rutherford (Leibniz and the rational order of Nature (Cambridge : Cambridge University Press, 1995), 246), aux yeux de Newton (et à ceux de nombre de nos contemporains), la force equation im7 est considérée comme la capacité d’un corps à accélérer un autre corps. Chez Leibniz, au contraire, comme il s’en exprime clairement dans le texte cité, elle est considérée comme une capacité d’un corps à s’accélérer lui-même. On retrouve donc l’idée que les changements dans une substance ont uniquement une source interne. Pour une comparaison entre les concepts dynamiques de Newton et ceux de Leibniz, voir en particulier Hans Stammel, Der Kraft Begriff in Leibniz’ Physik (Mannheim : Dissertation, 1982), 48-49.
  • [14]
    « Que chacune des substances contient dans sa nature legem continuationis seriei suarum operationum, et tout ce qui lui est arrivé et lui arrivera. » (Leibniz, Lettre à Arnauld (23 mars 1690), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 136.) « Et cette loi de l’ordre qui fait l’individualité de chaque substance particulière a un rapport exact à ce qui arrive dans toute autre substance, et dans l’univers tout entier. » (Leibniz, Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvé dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps (1698), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 518. Voir aussi n. 10.)
  • [15]
    Leibniz, op. cit. in n. 1, § 6.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    « Est dit exprimer une chose ce en quoi il y a des rapports qui répondent aux rapports de la chose à exprimer. » (Leibniz, Quid sit idea ? (non daté), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 6, 263-264 ; traduit dans Rauzy, op. cit. in n. 5, 445-446.) Et aussi le texte suivant, où les règles de la géométrie projective permettent aux différentes séries de points que sont le cercle, l’ellipse et l’hyperbole de s’entre-exprimer :
    « Lorsque je dis un miroir, il ne faut pourtant pas penser que je conçois les choses extérieures comme si elles étaient toujours peintes dans les organes ou dans l’âme même. Il suffit en effet pour l’expression d’une chose dans une autre qu’il existe une loi constante des relations (constans quaedam sit lex relationum) par laquelle les éléments singuliers de la première pourraient être rapportés aux éléments singuliers qui leur correspondent (respondentia) dans la seconde, tout comme un cercle peut être représenté par une ellipse, c’est-à-dire par une courbe ovale dans une projection perspective, et même par une hyperbole bien que cette courbe lui soit plus dissemblable et qu’elle ne revienne pas sur elle-même, car à tout point de l’hyperbole peut être assigné par la même loi constante (respondens eadem constante lege) un point correspondant du cercle dont elle est le projeté. » (Leibniz, Sur le principe de raison (texte non daté), in Couturat, op. cit. in n. 5, 15 ; Rauzy, op. cit. in n. 5, 476-477.)
  • [18]
    C’est un lieu commun. On le trouve présenté de façon puissante et sophistiquée dans l’ouvrage relativement récent de Jan A. Cover et John O’Leary-Hawthorne, Substance and individuation in Leibniz (Cambridge : Cambridge University Press, 1999), 103-110.
  • [19]
    Je rejoins sur ce point l’essentiel des conclusions de deux excellents articles, malheureusement trop peu lus, de Hidé Ishiguro : Substance and individual notions, in Roger S. Woolhouse, Gottfried Wilhelm Leibniz : Critical assessments (Londres : Routledge, 1994), vol. II, 128-140 ; et Pre-established harmony versus constant conjonction : A reconsideration of the distinction between rationalism and empiricism, ibid., vol. III, 399-420.
  • [20]
    Michel Fichant a cependant montré que la notion de force avait été dissociée de la quantité de mouvement et associée à mv2 dès 1678. Voir Gottfried Wilhelm Leibniz, La Réforme de la dynamique : De corporum concursu et autres textes inédits, édition, présentation, traductions et commentaires par Michel Fichant (Paris : Vrin, 1994).
  • [21]
    « J’appelle l’effet violent qui consume la force de l’agent, comme par exemple donner une telle vitesse à un corps donné, élever un tel corps à telle hauteur, etc. » (Leibniz, Essay de dynamique, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 218).
  • [22]
    Ibid., 220 : « Cet effet formel ou essentiel au mouvement consiste dans ce qui est changé par le mouvement, c’est-à-dire dans la quantité de masse qui est transférée, et dans l’espace ou la longueur, par laquelle cette masse est transférée. » L’effet formel est donc en raison composée de la distance (s) et de la masse (m) : ms.
  • [23]
    Voir Leibniz, Essay de dynamique, in Die Mathematischen Schriften, op. cit. in n. 7, 221. Leibniz, en raison de l’absence d’obstacle à l’opération de la substance, l’appelle aussi l’action libre : « Hanc actionem quam hic liberam appello […] » (Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 190).
  • [24]
    Voir Leibniz, De primae philosophiae emendatione et de notione substantiae, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 469-470 ; traduction Schrecker, op. cit. in n. 4, 165-166 : « Au contraire, la force active comprend une sorte d’acte ou d’entelechia ; elle est le milieu entre la faculté d’agir et l’action même et implique l’effort (conatus) ; ainsi elle est portée par elle-même à l’action et n’a pas besoin, pour agir, d’aucune assistance, mais seulement de la suppression de l’obstacle. » Et aussi Lettre à Pellisson (juillet 1691), in Louis-Alexandre Foucher de Careil (éd.), Œuvres de Leibniz (Paris : Firmin Didot frères, 1859), vol. I, 229 : « La notion de force est aussi claire que celle de l’action et de la passion, car c’est ce dont l’action s’ensuit lorsque rien ne l’en empêche : l’effort, conatus. » Enfin : « Il ne faut pas concevoir la force active, que d’ordinaire on appelle force vive, absolument parlant, comme la simple puissance communément définie dans les écoles, c’est-à-dire comme réceptivité de l’action, mais comme enveloppant un effort ou une tendance à l’action (conatum seu tendentiam ad actionem), de sorte que celle-ci en suit si rien ne l’empêche. C’est en cela que consiste proprement l’entelechia mal comprise dans les écoles ; car cette puissance-là enveloppe un acte, et n’en reste pas à la faculté nue, même si elle ne parvient pas toujours intégralement à l’action où elle tend (ad actionem ad quam tendit), je veux dire chaque fois qu’elle en est empêchée. » (Leibniz, De la nature des corps…, op. cit. in n. 9, 101 ; traduction de Frémont, ibid., 177-178.)
  • [25]
    « La force ne doit pas s’estimer par la composition de la vitesse et de la grandeur, mais par l’effet futur. Cependant, il semble que la force ou puissance est quelque chose de réel dès à présent, et l’effet futur ne l’est pas. D’où il s’ensuit qu’il faudra admettre dans les corps quelque chose de différent de la grandeur et de la vitesse, à moins qu’on ne veuille refuser au corps toute puissance d’agir. » (Leibniz, Lettre à Bayle, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. III (1887), 48.) « Et quant au mouvement, ce qu’il y a de réel est la force ou la puissance, c’est-à-dire ce qu’il y a dans l’état présent, qui porte en soi un changement pour l’avenir. » (Leibniz, Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 523.) Voir Leibniz, De ipsa natura, op. cit. in n. 4, 513 (traduction Schrecker, op. cit. in n. 4, 224-225), où Leibniz lie explicitement la nature non-géométrique du mouvement à la notion de tendance : « Car le corps, dans l’instant présent de son mouvement, ne se borne pas à occuper un lieu délimité à sa nature : il s’efforce encore, il tend à changer de lieu (conatum habet seu nisum mutandi locum), de sorte que l’état suivant, de lui-même, en vertu de sa nature, suit de l’état présent. »
  • [26]
    Leibniz, Lettre à Denis Papin (7 mai 1699) citée in Alberto G. Ranea, The a priori method and the actio concept revised, Studia Leibnitiana, XXI/1 (1989), 64.
  • [27]
    Le principe est très fort. Il dit que, lorsqu’il y a action : 1/ il y a un être B sur lequel un autre être A agit ; et 2/ il y a une réaction consistant en une action de B sur A. Dans les deux cas, c’est la nécessité d’avoir deux corps pour que l’on puisse parler d’action qui importe.
  • [28]
    Lettre de Papin à Leibniz (5 novembre 1696) citée par Ranea, op. cit. in n. 26, 63.
  • [29]
    De façon générale, Leibniz connaissait l’adage et formule son acceptation bien avant la correspondance avec Papin autour de la notion d’action. Voir par exemple Extrait d’une lettre de M. de Leibniz sur la question si l’essence des corps consiste dans l’étendue (1691), 465-466 : « Et à le bien considérer, on s’aperçoit qu’il faut y joindre quelque notion supérieure ou métaphysique, savoir celle de la substance, action et force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit, doit agir réciproquement, et que tout ce qui agit doit pâtir quelque réaction, et par conséquent qu’un corps en repos ne doit pas être emporté par un autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et de la vitesse de l’agent. » Voir aussi le Specimen dynamicum, II, op. cit. in n. 8, 252 : « Actionem corporum numquam esse sine reactione. »
  • [30]
    C’est un point sur lequel a insisté Michel Fichant. Voir Michel Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz (Paris : PUF, 1998), en particulier 235-243, et Id., Actiones sunt suppositorum : L’ontologie leibnizienne de l’action, Philosophie, 53 (1997), en particulier 145-146. Leibniz écrit très précisément à propos de son concept d’action et de l’adage rappelé par Papin : « On peut pourtant encore l’appliquer à un agent dans lequel il n’y a qu’un changement de lieu. Car comme cela il n’agit que sur soi-même, c’est aussi lui-même qui souffre. » (Lettre à Papin (9 novembre 1696), citée par Ranea, op. cit. in n. 26, 63.)
  • [31]
    Voir par exemple Leibniz, De ipsa natura, op. cit. in n. 4, 510-511 et Théodicée, § 30, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. VI (1886), 119.
  • [32]
    Il arrive à Leibniz de parler d’« agens in se ipsum » (Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 191) pour caractériser un corps en action libre.
  • [33]
    Par exemple Leibniz, op. cit. in n. 8, 236-237 et Lettre à de Volder, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 270.
  • [34]
    Aristote, Physique, II, 192b 8-23 : « Chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité » (????? ???????? ???? ???????).
  • [35]
    Je m’appuie sur le commentaire inégalé de Sarah Waterlow, Nature, change and agency in Aristotle’s Physics (Oxford : Clarendon Press, 1982), 5-6, 28, 38 et 43-45.
  • [36]
    Aristote, op. cit. in n. 34, II, 8, 199b 20-32.
  • [37]
    Il me faut remarquer que l’exemple de l’arbre que j’ai donné pour introduire à la notion d’action non réflexive et donc non transitive n’est pas aristotélicien. En effet, Aristote soutient la doctrine curieuse que, dans le cas des êtres vivants et uniquement des êtres vivants, les changements naturels sont des changements transitifs d’agent à patient. Voir Aristote, op. cit. in n. 34, VIII, 4, 254b 24-30.
  • [38]
    C’est un point qu’Aristote récuse : tout changement dans une substance est une passion et donc renvoie à un agent (op. cit. in n. 34, III, 202b 23-28). Mais il le fait au prix d’une équivocation sur le sens du mot agent : tantôt, c’est la substance qui agit sur une autre substance en altérant son état, c’est la source du changement ; tantôt, c’est la cause déclenchante, qui peut consister dans la suppression d’un obstacle, du processus interne.
  • [39]
    À tort, à mes yeux.
  • [40]
    Aristote, Métaphysique, ?, 6, 1048b 23-35.
  • [41]
    Leibniz d’une part traduit ???????? par « force » (op. cit. in n. 4, 504) et d’autre part donne comme exemples d’actiones immanentes les exercices de l’intelligence (ibid., 510).
  • [42]
    Voir Leibniz, Remarque sur la lettre de M. Arnaud (1686), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 37.
  • [43]
    « Est de l’essence d’une chose (de rei essentia) ce qui lui appartient nécessairement et perpétuellement ; est du concept de chose singulière (de rei vero singularis notione) ce qui lui appartient de façon contingente et par accident ou ce que Dieu voit en elle lorsqu’il l’a parfaitement comprise. » (Gaston Grua, G. W. Leibniz : Textes inédits (Paris : PUF, 1948), vol. I, 383.)
  • [44]
    Contrairement à ce que pensent ceux qui font de Leibniz un « hyperessentialiste » (superessentialist), comme Fabrizio Mondadori. Voir Fabrizio Mondadori, Reference, essentialism, and modality in Leibniz’s Metaphysics, Studia Leibnitiana, V/1 (1973), 74-101 et Leibniz and the doctrine of inter-world identity, Studia Leibnitiana, VII/1 (1975), 21-57.
  • [45]
    Voir Leibniz, op. cit. in n. 42, 39.
  • [46]
    « Individu : bien que tout être soit réellement un individu, nous définissons néanmoins des termes qui désignent soit tout individu dont la nature est donnée, soit un individu déterminé. Ainsi par exemple homme, c’est-à-dire tout homme, signifie tout individu qui participe à la nature humaine. Au contraire, un individu bien déterminé est par exemple : celui-ci, que je désigne en le montrant ou en ajoutant des marques distinctes (at certum individum est Hic, quem designo vel monstrando vel addendo notas distinguentes), car s’il est vrai qu’on ne peut obtenir des marques qui distinguent parfaitement un individu de tout autre individu possible, il existe néanmoins des marques qui le distinguent des individus que l’on rencontre habituellement. » (Leibniz, Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités (1686), in Couturat, op. cit. in n. 5, 360 ; trad. in Rauzy, ibid., 212-213.)
  • [47]
    C’est une manière de dire que s’il y a un sens à se demander ce qu’aurait fait un individu, c’est-à-dire ce que, dans un autre monde possible, cet individu fait, il n’y en a pas à se demander ce qu’est une notion, en particulier individuelle, dans un autre monde possible : il n’y a pas de mondes possibles pour les représentations, ce qui signifie que les notions individuelles ne sont pas elles-mêmes des individus.
  • [48]
    Les développements qui précèdent consonnent avec ceux d’Arthur N. Prior, qui, pour illustrer ses propres thèses sur la différence entre individu et concept, reprend justement un exemple leibnizien : « Jules César, c’est-à-dire un individu que l’on peut maintenant identifier, a, à un moment donné, commencé à exister. Mais avant ce moment, les résultats possibles de ce qui allait se produire ne comprenaient pas le commencement à exister de cet individu. Cependant, ils incluaient bel et bien la possibilité qu’il y ait un individu, né de ces parents, qui serait appelé « César », qui serait assassiné aux ides de mars, etc. Et cette possibilité a été en fait réalisée quand César est né et a été l’objet de tous ces événements. » (Arthur N. Prior, Papers on time and tense, rééd. (Oxford : Oxford University Press, 2003), 85.)
  • [49]
    « Qu’une substance unique existe seule fait partie des choses qui ne conviennent pas à la sagesse divine, et qui, au surplus, n’adviendront pas, encore qu’elles puissent advenir (esti fieri possint). » (Leibniz, Lettre à Des Bosses (11 mars 1706), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 307 ; traduction de Christiane Frémont, L’Être et la relation, avec trente-cinq lettres de Leibniz au R. P. Des Bosses (Paris : Vrin, 1981), 85.)
    « Il est vrai que si Dieu pouvait se résoudre à détruire toutes les choses qui sont hors de l’âme, et conserver l’âme seule avec ses affections et modifications, elles la porteraient par ses propres dispositions à avoir les mêmes sentiments qu’auparavant, comme si les corps restaient, quoique alors ce ne serait que comme une espèce de songes. Mais cela étant contraire aux desseins de Dieu qui a voulu que l’âme et les choses hors d’elles s’accordassent, il est manifeste que cette harmonie préétablie détruit une telle fiction, qui est une possibilité métaphysique, mais qui ne s’accorde point avec les faits et leurs raisons. » (Leibniz, Extrait du dictionnaire de M. Bayle, article Rorarius (1702 ?), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 530.)
    « La réponse est aisée, et donnée il y a peu. Il l’a pu absolument, mais non hypothétiquement, parce qu’il a décidé que toutes choses agissent suivant la plus grande sagesse et « harmonikotatous » [= le plus harmoniquement possible]. Mais cela n’eût aucunement trompé les créatures raisonnables, même si tout ce qu’il y a en dehors d’elles ne répondait pas à leur expérience (phaenomenis), voire même si rien n’y répondait, tout comme si un esprit était seul. » (Leibniz, Lettre à Des Bosses (29 avril 1715), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 13, 496 ; traduction Frémont, op. cit. supra, 194.)
  • [50]
    La comparaison m’a été inspirée par Hidé Ishiguro dans : Substance and individual notions, art. cit. in n. 19, 130.
  • [51]
    Comme le dit fort bien Ishiguro : « Ce ne sont pas cependant les notions qui fixent l’histoire des boules. Ce qui fixe l’histoire d’une boule quelconque est sa nature plus certains faits concernant son état initial et l’état des autres boules, et donc du monde. » (Substance and individual notions, art. cit. in n. 19, 134.)
  • [52]
    On trouve non seulement la notion de programme, mais l’expression elle-même dans Nicholas Rescher, Leibniz : An introduction to his philosophy (Lanham : University Press of America, 1986), 79 et dans Stammel, op. cit. in n. 13, 36 et 205.
  • [53]
    On comprend aussi pourquoi, bien que l’essence d’une substance puisse être envisagée sans considération de celles des autres substances, la notion individuelle de cette substance ne peut être conçue que concomitamment avec celles de toutes les autres substances.
  • [54]
    On sait que pour Leibniz, un changement intrinsèque à une substance a des répercussions sur toutes les autres substances. Il y a « connexion de toutes choses » : « Il faut savoir […] que toute chose conspire avec toute autre selon une raison déterminée. En effet, comme tous les lieux sont pleins de corps et comme tous les corps sont pourvus d’un certain degré de fluidité de telle sorte qu’ils cèdent à la moindre pression si petite soit-elle, par suite aucun corps ne peut être mû sans que le corps contigu ne soit mû quelque peu et pour la même raison le corps contigu du contigu et ainsi de suite quelle que soit la distance. Par suite chaque particule pâtit de tous les corps de l’univers, de sorte que l’esprit omniscient connaît tout ce qui advient dans tout l’univers dans chacune de ses particules […]. » (Leibniz, Sur le principe de raison (texte non daté), in Couturat, op. cit. in n. 5 et Rauzy, ibid.)
  • [55]
    Sur ce point, je m’oppose donc aux conclusions d’André Charrak dans Contingence et nécessité des lois de la nature au xviiie siècle (Paris : Vrin, 2006), 73.
  • [56]
    « Ex. gr. Petrus est similis Paulo. Ergo Paulus est similis Petro. Videantur talia ex Jungi Logica. Reducitur ad propositiones : Petrus est A nunc et Paulus est A nunc. » (Couturat, op. cit. in n. 5, 244.)
  • [57]
    Pour être un peu formel, on peut dire qu’on doit avoir : equation im8.
  • [58]
    Ishiguro rappelle que l’expression supervenit se trouve chez Leibniz lui-même avec la signification que je viens de lui donner. Voir Hidé Ishiguro, Leibniz’s philosophy of logic and language, 2de éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 1990), 136-137 et spécialement Couturat, op. cit. in n. 5, 9.
  • [59]
    Elle a été défendue par Bertrand Russell (La Philosophie de Leibniz (Paris : F. Alcan, 1908), 10 sq.) et elle est reprise par la plupart des commentateurs de Leibniz. Voir par exemple Benson Mates, The Philosophy of Leibniz : Metaphysics and language (Oxford : Oxford University Press, 1986), 210-218 ; Rutherford, op. cit. in n. 13, 182-186 ; Cover et O’Leary-Hawthorne, op. cit. in n. 18, chap. 2.
  • [60]
    Couturat, op. cit. in n. 5, 15.
  • [61]
    Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, liv. IV, chap. 1, § 3, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, vol. V (1882), 339.
  • [62]
    Ibid., liv. II, chap. 11, § 4.
  • [63]
    On notera que le fait que la chose se situe à tel endroit n’est pas un fait de relation spatiale entre la chose et le lieu où elle se trouve sinon nous serions entraînés dans une régression à l’infini.
  • [64]
    La relation de connexion ramène Leibniz du côté d’une certaine tradition aristotélicienne : la relation de connexion fait unité des êtres qu’elle connecte. En faisant cette distinction, Leibniz a peut-être en tête la distinction que faisait saint Thomas entre deux types de relations :
    « Une chose est ordonnée à une autre soit par la quantité soit par la puissance, active ou passive. Car c’est seulement dans ces deux cas, qu’une chose est tournée (attenditur) vers quelque chose qui lui est extrinsèque. Car une chose est mesurée non seulement par la quantité intrinsèque, mais aussi par la quantité extrinsèque. Et par la puissance active, chaque chose agit sur une autre et par la puissance passive, elle est agie par une autre. » (Thomas d’Aquin, De potentia, question 5, article 9.)
    Nous comprenons que deux choses peuvent entrer en relation par leur quantité intrinsèque et donc être susceptibles de comparaison (Thomas d’Aquin, dans d’autres textes, ajoute clairement la qualité). Mais dans la relation de causalité, la relation d’action, il n’en va pas tout à fait de même, sinon saint Thomas n’aurait pas pris la peine de les distinguer. Il retrouve sans doute la vieille analyse d’Aristote : la puissance active renvoie de façon interne à la puissance passive, mais surtout quand une substance agit, vous aurez beau décrire ce qui se passe de façon interne dans les deux substances (comme le signale à juste titre Leibniz), vous n’aurez toujours pas établi de causalité, si vous ne dites pas que ce que fait la substance active est la même chose que ce que subit la substance passive : sans cela, vous ne pouvez pas distinguer entre le cas de concomitance d’un mouvement de bras et de la porte qui s’ouvre, d’un côté, où il n’y a que coïncidence, et le cas où l’agent, avec son bras, est la cause de l’ouverture de la porte.
  • [65]
    Voir Leibniz, Extrait d’une lettre de M. D. L. sur son hypothèse de la philosophie (1696), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 501 et Éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps (1698), ibid., 520.
  • [66]
    Leibniz, Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 486.
  • [67]
    Voir sur ce point Eileen O’Neill, Influxus physicus, in Steven Nadler, Causation in early modern philosophy (Pennsylvania : The Pennsylvania State University Press, University Park, 1993), 27-55.
  • [68]
    « Fingamus ergo Angelum aliquem venire, explicaturum mihi veram causam declinationis magneticae et periodorum quae in ea observantur ; is profecto mihi non satisfaciet, si talem esse dicat naturam magnetis, aut si dicas esse quandam sympathiam vel quandam in magnete esse animam qua id faciat, sed opus ut mihi causam explicet, qua intellectua videam tam necessario sequi quae experimur, quam necessario intelligo ex horologio cognito, quae sit causa ictuum mallei stato tempore evenientium. » (Leibniz, De modo perveniendi ad veram Corporum analysin et rerum naturalium causa (1677), in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 6, 265.) Et aussi Discours de métaphysique, § 10 : « Je demeure d’accord que la considération de ces formes ne sert à rien dans le détail de la physique et ne doit pas être employée à l’explication des phénomènes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manqué, et les médecins du temps passé à leur exemple, croyant rendre raison des propriétés des corps en faisant mention des formes et des qualités, sans se mettre en peine d’examiner la manière de l’opération ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualité horodictique provenant de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, à celui qui l’achète, pourvu qu’il en abandonne le soin à un autre. » Voir aussi tout particulièrement Antibarbarus physicus pro philosophia reali contra renovationes qualitatum scholasticarum et intelligentarium chimaericarum, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 6, 337-344.
  • [69]
    Par exemple Ishiguro, Pre-established harmony versus constant conjonction…, art. cit. in n. 19, 403-404.
  • [70]
    Un exemple de texte où Leibniz lie la notion de transfert d’entité à celle de l’opération d’un agent sur un patient : « Il est vrai qu’il y a selon moi des efforts dans toutes les substances ; mais ces efforts ne sont proprement que dans la substance même ; et ce qui s’ensuit dans les autres, n’est qu’en vertu de l’harmonie préétablie, s’il m’est permis d’employer ce mot, et nullement par une influence réelle, ou par une transmission de quelque espèce ou qualité. Comme j’ai expliqué ce que c’est que l’action et la passion, on peut inférer ce que c’est que l’effort et la résistance. » (Éclaircissement du nouveau système de la communication des substances, pour servir de réponse à ce qui en est dit dans le journal du 12 septembre 1695, in Die Philosophischen Schriften, op. cit. in n. 3, 494.)
  • [71]
    Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, liv. III, § 69, traduction Vincent Aubin (Paris : Flammarion, 1999), 247. Cité par O’Neill, op. cit. in n. 67, 51. L’exemple du feu est déjà cité, dans le même esprit, par Aristote en Physique, III, chap. 1, 201a, 21-22.
  • [72]
    Voir Aristote, Physique, III, chap. 3, 202a, 10-20.
  • [73]
    Il est assez intéressant de voir comment Leibniz, dans certains textes, associe la question de la transitivité de la relation causale à celle de la juste répartition d’une quantité qui doit rester invariante :
    « Toute passion d’un corps est spontanée, c’est-à-dire naît d’une force interne, bien que ce soit à l’occasion de quelque chose d’externe. Je signifie par là une passion qui lui est propre, qui naît de la percussion ou qui reste la même quelle que soit l’hypothèse choisie ou quel que soit le corps auquel on attribue le mouvement. Puisque, en effet, la percussion est la même quel que soit le corps auquel le vrai mouvement appartient, il s’ensuit que l’effet de la percussion est également distribué entre les deux et qu’en conséquence les deux agissent de façon égale dans la percussion, de sorte que la moitié de l’effet vient de l’action d’un corps, et l’autre moitié de l’action de l’autre corps. Et puisqu’une moitié de l’effet ou de la passion est aussi dans l’un et l’autre moitié dans l’autre, il suffit de dériver la passion qui est dans un corps de l’action qui est en lui, de sorte que nous n’avons pas besoin de l’influence de l’un sur l’autre, même si l’action de l’un fournit une occasion pour l’autre de produire un changement en lui-même. À coup sûr, quand A et B entrent en collision, la résistance des corps combinée à l’élasticité les fait se comprimer par la percussion, et la compression est égale dans les deux corps, quelle que soit l’hypothèse adoptée concernant leur mouvement originel. Les expériences le montrent aussi ; si nous faisons entrer en collision deux corps gonflés, que les deux soient en mouvement ou que l’un soit au repos, et même si celui qui est au repos est suspendu par une corde de sorte qu’il puisse reprendre sa place facilement, si la vitesse de l’approche ou la vitesse relative est toujours la même, la compression ou tension élastique sera la même et restera égale dans les deux corps. » (Leibniz, op. cit. in n. 8, 249.)
    Dans un cas élémentaire de percussion unidimensionnelle entre deux boules parfaitement élastiques et de même masse, où l’une des boules est animée d’un mouvement rectiligne uniforme, et l’autre est en repos, le choc entraîne l’arrêt de la première et la mise en mouvement de la seconde. Il semble donc que seule cette première boule soit active et que la seconde soit purement passive de sorte que l’on doive affirmer que la seconde boule ne se meut pas d’elle-même (spontanément, sponte, 248), mais uniquement sous l’influence d’un agent externe, la première boule. Leibniz prend soin de réfuter ce point de vue. On remarque d’abord que le problème est présenté comme étant celui de la répartition (distribui) d’une certaine quantité et de la différence des attributaires de ces parts avant et après la collision. Aussi, la dissymétrie entre l’agent et le patient est interprétée immédiatement en termes d’inégalité dans la distribution de cette quantité et de la tradition (transmission, communicatio ou commercium, comme dit souvent Leibniz) d’une part de cette quantité d’un corps à un autre. Et en effet, il semble qu’avant la percussion, la première boule ait un mouvement et une force dont est privée la seconde, tandis que, après la collision, la situation se soit inversée de sorte que l’on se trouve bien forcé d’admettre, sous l’hypothèse d’une conservation de la quantité totale concernée, que la première boule a perdu ce que la seconde a gagné et qu’en conséquence la première a transmis à la seconde quelque chose. Il suffit donc à Leibniz, pour nier qu’il y ait action d’un corps sur un autre (donc dissymétrie), de récuser l’existence d’une telle inégalité de répartition. Or la relativité du mouvement interdit de privilégier le référentiel initial et comme le phénomène de la percussion est le même, par principe, dans tous les référentiels (équivalence des hypothèses), autant dire que, comme il n’y a pas de raison de privilégier une quelconque répartition inégalitaire de la force, il est rationnel de considérer que le point de vue correct est celui où cette distribution est égale. C’est en fait là le point de vue du centre de masse. De ce point de vue, les boules conservent leur force vive, qui est également distribuée, en conséquence de quoi elles peuvent être dites agir toutes les deux. L’hypothèse de l’élasticité joue alors un rôle central. Nous dirions aujourd’hui que, dans le moment de compression, il y a eu transformation de l’énergie cinétique en énergie potentielle et que celle-ci se transforme d’elle-même à nouveau en énergie cinétique lorsque chacune des boules repart dans la direction opposée. Aucune force n’a été perdue, ni gagnée par l’une ou l’autre boule, aucune, donc, n’a été transmise de l’une à l’autre, et c’est pourquoi on peut dire qu’aucune des deux boules n’a agi sur l’autre. Le changement de direction du mouvement est le produit d’une activité interne.
  • [74]
    « Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature ainsi qu’un Roi établit des lois en son Royaume. » (René Descartes, Lettre à Mersenne (15 avril 1630), in Œuvres de Descartes, édition Charles Adam et Paul Tannery (Paris : Léopold Cerf, 1897), vol. I, 145.)

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