Notes
-
[*]
A. Mark Smith, Department of History, 101 Read Hall University of Missouri, MO 65 211 Columbia, USA. pentru structurare adrese mail: smitham@ missouri. edu
-
[1]
Voir, par exemple, Gérard Simon, L’Optique d’Ibn al-Haytham et la tradition ptoléméenne in Archéologie de la vision (Paris : Seuil, 2003), 80-113, et A. I. Sabra, Ibn al-Haytham’s revolutionary project in Optics : The achievement and the obstacle, in Jan P. Hogendijk et A. I. Sabra (eds), The Enterprise of science in Islam (Cambridge (MA) : MIT Press, 2003), 85-118.
-
[2]
(Minneapolis : Bibliotheca Islamica, 1977).
-
[3]
Ibid., 101-123.
-
[4]
Voir surtout Ibid., 147-152. Pour une analyse récente de cette expérience et de son dispositif, voir Gérard Simon, L’expérimentation sur la réflexion et la réfraction chez Ptolémée et Ibn al-Haytham, in Régis Morelon et Ahmad Hasnawi (éd.), Les Cahiers du Midéo 1 : De Zénon d’Élée à Poincaré (Hommage à Roshdi Rashed) Louvain-Paris : Peeters, 2004), 355-375.
-
[5]
Pour la description détaillée du registre, voir Alhazen, De aspectibus, livre 4, paragraphes 3.4-3.8 (4, 3.4-3.8), in A. Mark Smith (ed. et trad.), Alhazen on the principles of reflection, Transactions of the American philosophical society, 96.2 et 96.3 (Philadelphia : APS, 2006), 300-301.
-
[6]
Un doigt = c 1,9 cm. Pour la description détaillée de l’anneau, voir De aspectibus, 4, 3.9-3.20, in ibid., 301-304.
-
[7]
Un grain d’orge = c 0,85 cm.
-
[8]
Pour la description détaillée des miroirs et de leurs insertions dans les panneaux, voir De aspectibus, 4, 3.23-3.41, in Smith, op. cit. in n. 5, 304-308.
-
[9]
Pour la description détaillée des expériences et de leurs résultats, voir De aspectibus, 4, 3.42-3.87, in ibid., 308-316.
-
[10]
De aspectibus, 4, 3.21-3.22, in ibid., 304.
-
[11]
Pour une discussion plus ample des liens conceptuels et méthodologiques entre Alhazen et Ptolémée, voir Smith, op. cit. in n. 5, lxvi-lxxiv. Voir aussi Simon, art. cit. in n. 4.
1En raison de son influence profonde sur le développement de la science occidentale, le De aspectibus d’Alhazen, la version latine du Kitāb al-Manāzir d’Ibn al-Haytham, a été caractérisé comme révolutionnaire pour plusieurs raisons [1]. Une de ces raisons est l’utilisation de démonstrations empiriques, ou d’expériences, dans le De aspectibus, d’où un point de vue dominant, selon lequel une telle dépendance de l’expérience est innovatrice.
2L’argument le plus important en faveur de ce point de vue se trouve peut-être dans l’ouvrage intitulé Ibn al-Haytham’s Optics : A study of the origins of experimental science de Saleh Omar [2]. Dans celui-ci, Omar examine plusieurs expériences d’Alhazen, mais il accorde une attention particulière à celle qui est conçue pour con?rmer la loi des angles égaux de la réflexion, parce qu’elle est étroitement contrôlée non seulement en raison des miroirs testés, mais aussi grâce au dispositif complexe selon lequel l’expérience a été conduite [3].
3Selon Omar, deux caractéristiques décisives attestent de la modernité de cette expérience. Premièrement, elle est censée s’avérer être universelle dans le sens où elle a été conçue pour prouver que tous les rayonnements lumineux se reflètent selon des angles égaux sur n’importe quelle surface réfléchissante. Deuxièmement, elle est fondée sur une instrumentation très précise. C’est précisément cette exactitude qui garantit l’universalité des tests expérimentaux et de leurs résultats [4].
4Comme nous le verrons plus loin, l’évaluation par Omar de cette expérience et de sa modernité d’après la précision instrumentale et l’universalité apparaît raisonnable au niveau théorique. Par contre, une analyse méticuleuse de cette expérience, telle qu’Alhazen la présente, fait apparaître de sérieux problèmes dans l’évaluation d’Omar au niveau pratique.
5Commençons par l’appareil expérimental. Selon Alhazen, il est composé de trois parties principales. La première est le registre [?gure 1, en haut], qui consiste en une ?ne plaque de bronze formée à partir d’une section demi-circulaire avec un rayon de six doigts, ayant l’arc extérieur OFV centré sur E [5]. De ce même point central, un arc d’un rayon de cinq doigts est tracé sur la face du registre pour passer par le point G. Une série de lignes, comme HE et AE, est également tracée sur la face, à la droite de EF. Ces lignes sont complétées à la gauche de EF par des lignes qui forment des angles égaux, de sorte que l’angle HEF est égal à l’angle MEF, et ainsi de suite. Le bord de la base du registre est coupé selon la ligne VO qui sectionne les lignes convergentes, de sorte que ce qui reste soit une petite section triangulaire ayant le point central E comme sommet.
6La deuxième partie consiste en un anneau en bois [?gure 1, en bas] ayant un diamètre de quatorze doigts, et une hauteur de sept doigts [6]. Sa paroi a une épaisseur de deux doigts, laissant ainsi un trou ayant un diamètre de dix doigts. Sur sa surface supérieure, des lignes sont tracées qui correspondent précisément à celles qui ont été tracées sur la face du registre. En conséquence, les lignes convergentes au point central E sur la base supérieure de l’anneau forment les angles BEA, CEA et DEA égaux respectivement aux angles HEF, AEF et MEF sur le registre. À partir des points internes et externes de ces lignes, des lignes perpendiculaires, comme WX et YZ sont tracées le long des parois externes et internes de l’anneau pour former des lignes de longitude sur les deux surfaces.
7Un cercle [GK dans la ?gure 2] est ensuite tracé sur la surface intérieure de l’anneau, parallèle à sa base, à une hauteur de deux doigts moins la moitié d’un grain d’orge au-dessus de cette base. Une entaille est creusée le long de ce cercle à une profondeur d’un doigt, et d’une épaisseur telle que le registre puisse être inséré confortablement dans l’entaille avec la face supérieure parallèle à la base de l’anneau à une distance de deux doigts moins la moitié d’un grain d’orge au-dessus de cette base. Quand le registre sera bien inséré, l’axe XY de l’anneau passera par le point central E du registre, et l’arc interne passant par le point G sur le registre coïncidera avec la paroi de l’anneau. Chaque ligne tracée sur la face du registre sera alors perpendiculaire à une ligne de longitude correspondante sur la paroi de l’anneau.
8À une hauteur égale exactement à deux doigts au-dessus de la base, sur la surface extérieure de l’anneau, un cercle est tracé parallèle à la base de l’anneau [?gure 3, en haut]. En chacun des points où ce cercle coupe chaque ligne tracée verticalement le long de la surface extérieure de l’anneau, est foré, à travers la paroi, un trou ayant un diamètre d’un grain d’orge et dont l’axe est parallèle à la ligne correspondante tracée sur la face du registre [7]. La ligne de longitude sur la surface extérieure de l’anneau et la ligne de longitude sur la surface intérieure couperont alors les bases intérieures et extérieures du trou [?gure 3, en bas]. De même, chaque ligne tracée sur la face du registre s’alignera parfaitement avec le trou correspondant pour couper la ligne de longitude sur la paroi de l’anneau exactement en bas du trou.
9Pour la dernière étape de cette phase de construction, un carreau en bois de quatorze doigts de côté et d’une épaisseur de plus d’un doigt est formé [?gure 4, en haut]. Au centre de la surface de ce carreau, un carré de quatre doigts de côté est tracé de telle sorte que son centre coïncide avec le centre du carreau. Ce carré est excavé d’une profondeur d’un doigt, et sa base est rendue parfaitement plate et parallèle à la surface supérieure du carreau. La base de l’anneau est alors attachée à ce carreau de façon à ce que le centre du cercle à la base de l’anneau coïncide avec le centre du carré sur la surface supérieure du carreau [?gure 4, en bas]. L’axe de l’anneau passera alors par le centre du carré à la base de la cavité dans le carreau, le centre du carré en haut, et le point E du registre inséré dans l’anneau au-dessus de celui-ci. Vu d’en haut, l’anneau avec ses trous, le registre avec ses lignes tracées, et le carré à la base ressemblent à ce qui est illustré dans la ?gure 5.
10La dernière partie de l’appareil se compose de sept panneaux, chacun avec un type de miroir spéci?que inséré à l’intérieur [8]. Les sept types varient selon la forme : plat, sphérique, cylindrique, et conique convexe ; mais aussi sphérique, cylindrique, et conique concave [?gure 6].
11Le miroir plat se compose d’un disque de fer ?n et plat d’un diamètre de trois doigts.
12Les miroirs cylindriques convexes et concaves sont formés à partir d’un cylindre creux en fer de trois doigts de haut et d’un diamètre de six doigts. Deux ensembles de cordes parallèles d’une longueur de trois doigts sont mesurés sur les bases supérieures et inférieures du cylindre et les sections résultantes sont découpées a?n d’obtenir deux segments cylindriques de trois doigts de haut et de trois doigts de large le long des cordes.
13Les miroirs coniques convexes et concaves sont formés à partir d’un cône droit et creux dont la base est d’un diamètre de six doigts et dont les lignes de longitude sont de quatre doigts et demi du sommet à la base. VF est une telle ligne de longitude. Chacun des segments découpé sur le cône a une hauteur de quatre doigts et demi et une largeur de trois doigts à la base.
14Finalement, les miroirs sphériques concaves et convexes sont formés à partir d’une sphère creuse en fer avec un diamètre de six doigts. Quand ils seront proprement découpés, les deux miroirs auront un diamètre de trois doigts à la base.
15Pour chaque miroir est formé un panneau en bois rectangulaire de six doigts de haut, de quatre de large, et assez épais pour qu’il puisse se tenir droit [?gure 7]. Le miroir plat et les miroirs cylindriques et coniques convexes sont insérés dans leurs panneaux de façon à ce que leurs surfaces réfléchissantes affleurent parfaitement à la face du panneau et que leurs lignes médiales de longitude coïncident avec celle du panneau. En revanche, le miroir sphérique convexe doit être placé dans son panneau de telle sorte que le point central de sa surface coïncide avec celui de la face du panneau et qu’il se trouve ainsi à exactement trois doigts au-dessus de la base du panneau, sur sa ligne médiale de longitude.
16Les miroirs cylindriques et coniques concaves, par contre, doivent être insérés dans leurs panneaux de telle sorte que les cordes à leurs bases affleurent parfaitement à la face du panneau et que leurs lignes de longitude se trouvent directement sous et parallèles à la ligne médiale de longitude du panneau. Pour sa part, le miroir concave sphérique est placé dans son panneau de telle sorte que sa base soit parfaitement à affleurement de la face du panneau et que le point central de sa surface se trouve directement au-dessous du point central de la face du panneau. Par conséquent, le point central du miroir se trouve avec précision trois doigts au-dessus de la base du panneau.
17Les miroirs étant insérés, les panneaux sont prêts à être placés un par un dans l’anneau et tenus parfaitement tout droit sur le plancher de la cavité carrée qui se trouve à la base de l’anneau, de telle sorte que la ligne FGE du registre soit perpendiculaire à la face du panneau aussi bien qu’à sa ligne médiale de longitude. Ainsi orienté, le panneau est alors glissé vers le registre jusqu’à ce que le point E touche le miroir. Dans le cas du miroir plan et des miroirs cylindriques et coniques convexes, le point E touchera la ligne médiale de longitude du miroir dans le plan de la face du panneau. C’est la même chose pour leurs contre-parties concaves, sauf que leur ligne médiale de longitude se trouve au-dessous de la face du panneau. En conséquence, le point E traverse le plan de cette face pour atteindre le miroir.
18Puisque le panneau est descendu à une profondeur d’un doigt dans la cavité carrée à la base de l’anneau, sa ligne médiale de latitude se trouve avec précision trois doigts au-dessus du plancher de la cavité et donc deux doigts au-dessus de la base de l’anneau lui-même. Par construction, cependant, la face supérieure du registre se trouve deux doigts moins la moitié d’un grain d’orge au-dessus de la base de l’anneau, de telle sorte qu’il soit trois doigts moins la moitié d’un grain d’orge au-dessus du plancher de la cavité dans laquelle le panneau est inséré. Par conséquent, quand le miroir atteint le point E du registre, ce point touchera la ligne de longitude du miroir exactement à la moitié d’un grain d’orge au-dessous de son point médial.
19Ce n’est pas le cas pour les miroirs sphériques. En raison de leur courbure, le point E au sommet du registre les touchera soit devant, soit derrière la ligne médiale passant par leurs points centraux C [?gure 8]. Ainsi, le point E ne sera pas correctement aligné avec ces points. A?n d’assurer l’alignement approprié, le panneau contenant le miroir convexe doit être un peu retiré du point de contact pour toucher la ligne médiale de longitude sur la face du panneau. Un trou doit être, par contre, percé dans le miroir concave au point de contact pour que le point E du registre puisse être poussé très légèrement au-delà de la surface du miroir jusqu’à la ligne CE, qui est parallèle à la ligne médiale de longitude du panneau. La raison de cet ajustement deviendra claire dans un moment.
20D’après cette description de l’appareil et de son installation, le but et les résultats de l’expérience sont pratiquement évidents. N’importe lequel des miroirs est placé contre le point E du registre, quand tous les trous, à l’exception d’un seul, sont bloqués dans la paroi de l’anneau, et quand le trou ouvert est exposé à la lumière, le faisceau de lumière passant par lui devrait atteindre le miroir suivant la ligne assortie au trou sur la face du registre [?gure 9]. De même, le faisceau de lumière reflété devrait suivre la ligne correspondante sur la face du registre, au trou correspondant de l’autre côté. Dans tous les cas, l’axe du faisceau sera parfaitement parallèle à la ligne appropriée sur le registre et frappera donc le miroir avec précision en son point central, trois doigts au-dessus de la base du panneau [9].
21C’est en effet pour préserver ce parfait parallélisme que l’ajustement doit être fait pour les miroirs sphériques. Sinon, les rayons incidents et reflétés seront légèrement biaisés par rapport aux lignes sur la face du registre – comme nous le voyons dans la ?gure 10 directement au-dessus du miroir, avec les lignes du registre représentées en gris et les rayons incidents et reflétés en noir.
22Bien que les trous forés dans la paroi de l’anneau soient assez étroits, ils ne le sont pas assez pour empêcher la lumière de se disperser sans cesse quand elle s’approche et se reflète du miroir jusqu’au trou correspondant. Pour minimiser cet effet, Alhazen suggère que l’on façonne un tuyau de fer dont le diamètre externe est identique à celui des trous. Ce tuyau est alors poussé dans un des trous vers le miroir jusqu’à ce que son bout intérieur se rapproche du miroir [10].
23Quand tout ceci sera correctement fait, le faisceau de lumière résultant se rapprochera du rayon axial et, comme tel, suivra aussi parfaitement que possible le parallélisme mathématique exigé par l’expérience. Peu importe le miroir testé, ou même le trou utilisé, les résultats sont toujours les mêmes, et à partir d’eux, nous pouvons tirer trois conclusions de base : premièrement, la lumière se reflète invariablement selon des angles égaux ; deuxièmement, le plan de réflexion est toujours perpendiculaire à la surface réfléchissante ; et ?nalement, l’incidence et la réflexion de la lumière sont réciproques.
24À partir de tout cela, on voit clairement pourquoi Alhazen insiste sur une telle exactitude dans la construction de l’appareil expérimental. La plus légère variation dans le parallélisme des plans et des lignes, ou dans la mesure des angles et des distances, ou dans le placement des miroirs dans les panneaux, peut biaiser les résultats expérimentaux pour in?rmer – ou au moins ne pas con?rmer – les principes pour la validation desquels a été conçu le dispositif. Après tout, la loi des angles-égaux exige un rapport spéci?que et exact entre les angles d’incidence et de réflexion dans leur plan approprié. Alors tout résultat qui ne permet pas d’indiquer avec précision ce rapport manifeste un échec de l’expérience ou un échec du principe.
25Il est clair, alors, que l’appareil décrit par Alhazen remplit la condition de la précision instrumentale qui rend cette expérience moderne, selon l’évaluation d’Omar. Plus clairement encore, l’expérience entreprise avec cet appareil donnera les résultats justes pour les sept miroirs et tous les types de rayonnement lumineux. Par conséquent, ces résultats sont universels. D’ailleurs, ces deux points ne sont pas seulement vrais en théorie. Omar a fait construire l’appareil d’après la description d’Alhazen et, examinant les miroirs dans les diverses conditions exigées par Alhazen, il a obtenu les résultats prévus. Mais Omar a pu pro?ter de la technologie et de l’usinage modernes. Ce n’était pas le cas d’Alhazen ! Alors, deux questions se posent. Étant données les ressources technologiques à sa disposition, Alhazen, aurait-il pu construire l’appareil au niveau de perfection exigé par l’expérience ? Et aurait-il pu entreprendre l’expérience comme il la détaille ? Examinons brièvement ces deux questions.
26Pour commencer, la construction de l’anneau et sa ?xation au carreau de base présentent des difficultés qui auraient été soit absolument insurmontables soit pratiquement infranchissables. Prenons pour exemple le forage des trous dans la paroi de l’anneau. Comme nous l’avons vu, ils doivent être parfaitement placés de façon à ce que leurs axes soient absolument parallèles aux lignes tracées sur la face du registre, non seulement le long de la verticale, mais aussi le long de l’horizontal. En outre, les axes des trous doivent se trouver avec précision la moitié d’un grain d’orge au-dessus de ces lignes, pas plus, pas moins. Autrement, le rayon axial passant par les trous ne frappera pas le miroir en son point médial exact, alors que cette condition doit être remplie si l’on veut que l’expérience donne les résultats exacts exigés. Mais quiconque a travaillé avec des outils électriques modernes, et à plus forte raison avec des outils à main, sait qu’il est presque impossible d’arriver à une telle exactitude, même avec l’aide de gabarits standards et de perceuse à colonne. Seules les machines-outils les plus précises le permettraient, mais même à ce moment-là on n’atteindrait pas l’exactitude exigée. Ayant cela en tête, imaginez combien le problème est compliqué par le fait que, pas seulement un, mais sept trous doivent être forés avec le même degré d’exactitude dans le placement et l’orientation.
27Comme si le forage des trous ne posait pas assez de problèmes, il y a aussi le plancher de la cavité carrée dans le carreau de base à considérer. Comme nous l’avons vu, cette cavité doit être profonde d’un doigt, et son plancher doit être plat et par conséquent parfaitement parallèle au plan des bases de l’anneau. La moindre variation dans la planéité ou le parallélisme de ce plancher peut ruiner l’expérience en inclinant les panneaux quand ils sont placés dans la cavité ou en les tenant trop haut ou trop bas. Or, comme le décrit Alhazen, cette cavité ne peut être excavée qu’avec un burin, et il est difficile de croire que le plus grand expert en bois puisse arriver à réaliser une telle exactitude avec un dispositif aussi grossier.
28L’insertion du registre dans la paroi de l’anneau présente un autre problème du fait que l’entaille qui le reçoit doit être coupée avec précision à la bonne profondeur, et elle doit être absolument parallèle aux bases de l’anneau. Là encore, toute personne qui a travaillé avec du bois sait qu’une exactitude pareille est hors de portée sans l’utilisation de machines-outils très sophistiquées.
29Le placement des miroirs dans leurs panneaux présente encore un autre problème. Celui-ci est particulièrement aigu pour les miroirs sphériques, du fait que leurs points centraux doivent coïncider avec précision avec le point médian du panneau, ou bien se situer en ligne directe avec lui. La plus petite déviation peut changer le cours de la réflexion en biaisant le plan de la réflexion et en faisant égarer le rayon le long de la verticale. Si on ajoute à cela la difficulté de s’assurer que le panneau se tient parfaitement droit et que sa ligne médiale de latitude est avec précision trois doigts au-dessus du plancher de la cavité, la possibilité de biaiser la réflexion devient encore plus grand.
30Ensuite, il y a l’ajustement exigé pour les deux miroirs sphériques. Rappelez-vous que le miroir sphérique convexe doit être retiré légèrement du point E sur le registre pour assurer que les lignes de l’incidence et de la réflexion sont parfaitement parallèles aux lignes tracées sur la face du registre. Rappelez-vous aussi que, pour cette même raison, un trou doit être foré au bon endroit sur le miroir sphérique concave de sorte que le sommet du triangle sur la face du registre puisse être poussé pour s’aligner avec la ligne tangente au point central du miroir.
31Au niveau théorique, cet ajustement a du sens, mais pas au niveau pratique, parce que l’ajustement exigé ne mesure qu’un tiers d’un millimètre - 0,36 millimètres pour être plus précis. Étant données les dimensions du dispositif, un tel ajustement est si négligeable qu’il est inutile : en gardant des dimensions identiques, on ne constatera aucune différence évidente quant aux résultats physiques de l’expérience, du fait que le faisceau de rayonnement mesuré, peu importe de combien il a été rétréci, n’est jamais une ligne mathématique. L’insistance d’Alhazen sur l’ajustement semble ainsi être une concession aux mathématiques et non pas aux exigences physiques de l’expérience.
32Mais même si nous écartions les problèmes que nous avons soulevés jusqu’à maintenant, nous devrions toujours faire face au problème des miroirs eux-mêmes. Comme nous l’avons vu, Alhazen insiste sur le fait qu’il faut utiliser du fer pour les sept miroirs. La difficulté devient évidente si nous jetons un coup d’œil sur les instructions qu’il donne pour former les miroirs sphériques. D’après ces instructions, nous sommes obligés de construire en premier lieu une sphère de fer creuse ayant un diamètre de six doigts. Mais comment former une telle sphère ? Certainement pas en moulant, parce que ce processus était techniquement impossible du temps d’Alhazen et le demeurera ainsi pendant les siècles qui suivent. D’ailleurs, même si le moulage avait été possible, mouler une sphère creuse ne l’aurait pas été.
33Alors vraisemblablement, la sphère devrait être forgée. Donc, pour arriver à la forme requise, une mince feuille de fer devrait être battue à une température très élevée. Mais, ceci ne produirait pas la sphère intégrale décrite par Alhazen. Au mieux, cela produirait une section hémisphérique. De plus, cette méthode ne produirait pas une surface lisse et égale, de sorte qu’elle devrait être recti?ée et polie pour arriver à la forme appropriée. Pour ce faire, il faudrait utiliser le fer froid, mais celui-ci est notoirement difficile à travailler en raison de sa dureté. Par conséquent, le processus de meulage et de polissage aurait pris énormément de temps et aurait été techniquement exigeant.
34Alors, même si Alhazen avait pu construire un segment sphérique de miroir à partir du fer d’après les standards exacts que l’expérience exigeait, il aurait été insensé de le faire alors même que des matériaux beaucoup plus malléables, comme le bronze et l’argent, étaient mieux adaptés. Mais même avec ceux-ci, il aurait été extrêmement difficile, sinon impossible de construire des segments sphériques avec la perfection requise de forme et de poli.
35Pris séparément, aucun des problèmes discutés ne serait peut-être suffisant pour exclure la possibilité qu’Alhazen ait réellement entrepris l’expérience qu’il décrit. Mais pris conjointement, ils rétrécissent cette possibilité jusqu’au point de disparition. Il est simplement inconcevable qu’Alhazen ait pu surmonter tous ces obstacles pour produire l’appareil, et obtenir les résultats expérimentaux précis qu’il décrit dans un détail tellement pointilleux et avec une telle clarté mathématique.
36Finalement, que faire de cette expérience ? D’après moi, la seule conclusion raisonnable qu’on puisse tirer est que, d’après la description d’Alhazen, elle est simplement une expérience de pensée fondée sur sa ferme conviction que la loi des angles égaux est applicable à toutes les réflexions. En bref, elle a été conçue non pas pour con?rmer la loi des angles égaux mais plutôt pour y correspondre.
37Il ne s’agit pas de nier qu’Alhazen ait pu conduire des expériences comme celle qu’il décrit, des expériences qui auraient été fondées sur une instrumentation bien plus rudimentaire et qui auraient produit des résultats beaucoup moins dé?nitifs. Il s’agit de nier qu’il ait conduit cette expérience en particulier.Ne disons même pas que l’expérience décrite n’est qu’un canular. Au contraire, elle représente un tour de force rhétorique de la part d’Alhazen. En présentant l’expérience avec autant de détails, Alhazen a construit un argument extrêmement persuasif pour un ensemble de principes de la vérité desquels il était fermement convaincu. Alhazen n’était pas intentionnellement malhonnête. Il présentait simplement ce qu’il savait être vrai en des termes aussi clairs et convaincants que possible.
38En faisant cela, néanmoins, il a confondu la réalité physique avec l’idéalisation mathématique de l’expérience. C’est cette confusionlà qui rend les bases expérimentales et les résultats de l’expérience non seulement précis, mais trop précis. Une telle précision va au-delà des canons modernes d’expérimentation selon lesquels une exactitude est toujours mesurée en termes de plus ou moins. Par opposition à Omar, donc, je maintiens que l’expérience d’Alhazen était tout sauf moderne, pas seulement parce qu’elle était physiquement impossible, mais aussi parce que, ironiquement, elle était trop exacte dans son instrumentation et ses résultats.
39Elle n’était pas non plus révolutionnaire. En fait, l’expérience décrite par Alhazen était clairement fondée sur celle qui a été proposée par Ptolémée huit siècles auparavant dans le troisième livre de son Optique. Mais l’expérience de Ptolémée était conçue pour mesurer la réflexion des rayons visuels, alors que celle d’Alhazen visait à mesurer la réflexion des rayons lumineux. Ce qui doit être mesuré entraîne une différence concomitante dans la manière dont cette chose est mesurée. Puisque les rayons visuels sont invisibles, Ptolémée était forcé de mesurer leur réflexion indirectement à l’aide d’un appareil capable de repérer l’image.
40Alhazen, par contre, a pu résoudre ce dilemme immédiatement en rendant visible le rayonnement de la lumière dans son aller et retour à partir du miroir. Ayant cela en tête, il a reconstruit l’expérience de Ptolémée de telle manière qu’elle permette non seulement d’isoler et de faire ressortir le passage du rayonnement lumineux dans l’anneau de bois, mais aussi de généraliser les résultats selon une plus grande sélection de formes de surfaces réfléchissantes.
41À la base, alors, l’expérimentation d’Alhazen ne représente pas un abandon complet du modèle expérimental de Ptolémée, mais plutôt un effort ingénieux de réviser et de perfectionner ce modèle selon le rayonnement lumineux au lieu du flux visuel. Nous pourrions dire la même chose par extension pour la totalité de l’analyse de la réflexion par Alhazen, de la véri?cation empirique à l’explication mathématique [11]. À la base, il s’agit aussi du parachèvement de l’analyse de Ptolémée dans les livres trois et quatre de son Optique, et non pas d’un abandon total. Affirmer cette thèse et caractériser ainsi l’optique Alhazenienne de réformiste au lieu de révolutionnaire, ce n’est pas diminuer l’ingéniosité et l’originalité de l’exploit optique d’Alhazen au niveau soit mathématique soit empirique. C’est simplement mettre cet exploit dans son propre contexte historique.
Notes
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A. Mark Smith, Department of History, 101 Read Hall University of Missouri, MO 65 211 Columbia, USA. pentru structurare adrese mail: smitham@ missouri. edu
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Voir, par exemple, Gérard Simon, L’Optique d’Ibn al-Haytham et la tradition ptoléméenne in Archéologie de la vision (Paris : Seuil, 2003), 80-113, et A. I. Sabra, Ibn al-Haytham’s revolutionary project in Optics : The achievement and the obstacle, in Jan P. Hogendijk et A. I. Sabra (eds), The Enterprise of science in Islam (Cambridge (MA) : MIT Press, 2003), 85-118.
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(Minneapolis : Bibliotheca Islamica, 1977).
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Ibid., 101-123.
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Voir surtout Ibid., 147-152. Pour une analyse récente de cette expérience et de son dispositif, voir Gérard Simon, L’expérimentation sur la réflexion et la réfraction chez Ptolémée et Ibn al-Haytham, in Régis Morelon et Ahmad Hasnawi (éd.), Les Cahiers du Midéo 1 : De Zénon d’Élée à Poincaré (Hommage à Roshdi Rashed) Louvain-Paris : Peeters, 2004), 355-375.
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[5]
Pour la description détaillée du registre, voir Alhazen, De aspectibus, livre 4, paragraphes 3.4-3.8 (4, 3.4-3.8), in A. Mark Smith (ed. et trad.), Alhazen on the principles of reflection, Transactions of the American philosophical society, 96.2 et 96.3 (Philadelphia : APS, 2006), 300-301.
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[6]
Un doigt = c 1,9 cm. Pour la description détaillée de l’anneau, voir De aspectibus, 4, 3.9-3.20, in ibid., 301-304.
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[7]
Un grain d’orge = c 0,85 cm.
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[8]
Pour la description détaillée des miroirs et de leurs insertions dans les panneaux, voir De aspectibus, 4, 3.23-3.41, in Smith, op. cit. in n. 5, 304-308.
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[9]
Pour la description détaillée des expériences et de leurs résultats, voir De aspectibus, 4, 3.42-3.87, in ibid., 308-316.
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[10]
De aspectibus, 4, 3.21-3.22, in ibid., 304.
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[11]
Pour une discussion plus ample des liens conceptuels et méthodologiques entre Alhazen et Ptolémée, voir Smith, op. cit. in n. 5, lxvi-lxxiv. Voir aussi Simon, art. cit. in n. 4.