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Article de revue

Genèse d'un travail à deux : « Essai sur la nature et fonction du sacrifice »

Pages 145 à 160

Notes

  • [1]
    À ce fonds venant des archives du Collège de France, il faut ajouter l’existence d’un autre fonds Mauss au Muséum d’histoire naturelle qui, à l’origine, était déposé dans les archives du Musée de l’Homme.
  • [2]
    Mauss, 1979, 215.
  • [3]
    Hubert, 1932a. Rappelons que c’est assisté de Jean Marx et de Raymond Lantier que Mauss réalise cette publication posthume dont le projet initial avait été lancé par Hubert avant 1914. C’est avec l’aide de Olaf Jansé que Mauss se lancera quelques temps plus tard dans l’édition des Germains dans la même collection. Le livre est cette fois-ci tiré des séminaires donnés par Hubert à l’École du Louvre.
  • [4]
    Marcel Mauss est fils d’un commerçant juif. Agrégé de philosophie il s’engage en 1895 à l’EPHE dans la section des sciences historiques et philologiques pour suivre les cours de Meillet, Louis Finot, Israël Lévi, Sylvain Lévi, Alfred Fouché et Léon Marillier. Henri Hubert est d’origine bourgeoise catholique. Il suit un parcours classique, d’abord au lycée Louis le Grand, puis à l’École Normale Supérieure. Agrégé d’histoire il s’inscrit au cours d’assyrien de l’abbé Quentin à l’École des Hautes Études. Pour plus de détail voir la notice biographique d’Henri Hubert rédigée par Christine Lorre sur le site de l’INHA (http://www.inha.fr).
  • [5]
    Hubert ajoute concernant cette découverte : « Dans l’analyse des faits religieux, celle des représentations qui président à leur développement et en règlent la logique, s’est imposée tout d’abord à nous. Nous avons dégagé l’idée de Sacré, nous l’avons dégagée comme catégorie des opérations mentales impliquées dans les faits religieux. Cette étude des catégories de la pensée collective est notre originalité ». Hubert, 1979, 206.
  • [6]
    Isambert, 1979.
  • [7]
    Durkheim indique à plusieurs reprises ce qu’il veut voir apparaître dans l’essai. En juillet 1898, à Mauss, il précise l’objectif du texte : « faire une étude sociologique sur un point défini et (…) se servir pour cela de l’érudition sans faire pour autant de l’érudition ». Fournier, Besnard, 1998, 161. Le 10 mai 1898, cette fois-ci à Hubert, il écrit : « L’essentiel est de dégager ce qui est à retenir pour le sociologue et il s’est souvent embarrassé dans des développements inutiles ou même dans des exposés purement matériels. Je crois donc très possible de faire des analyses plus courtes. Il n’y a d’ailleurs pas de règle possible sur ce sujet : tout ce qu’il faut, c’est penser à la fois aux limites de l’espace dont nous disposons et au but à atteindre qui est non seulement de signaler les bons travaux mais d’appeler la réflexion sur des points définis ». Besnard, 1987, 496.
  • [8]
    L’un des brouillons de l’essai contient 83 feuillets (MAS 23.2). Le manuscrit final est quant à lui composé de 145 feuillets (MAS 23.3).
  • [9]
    Besnard, Fournier, 1998, 143.
  • [10]
    Les documents utilisés ici sont principalement tirés du fond Marcel Mauss de l’IMEC : MAS 6.36, MAS 6.37 : correspondance générale ; MAS 45.1 à 4 : correspondance Henri Hubert-Marcel Mauss (1897-1927) et MAS 19 : correspondance Marcel Mauss-Henri Hubert (surtout à partir de 1920).
  • [11]
    Le Bras, 1966.
  • [12]
    Condominas, 1972.
  • [13]
    Pour une première ébauche de ce travail autour du rôle de la correspondance dans une relecture de l’histoire de la formation du groupe de l’Année Sociologique : Bert, 2007.
  • [14]
    Mauss, 1979.
  • [15]
    C’est à Durkheim que l’on doit le titre de l’essai : « j’ai intitulé votre mémoire : "Essai sur la nature et fonction du sacrifice". Si le mot vous paraît inutile vous le supprimerez. Mais comme annonce cela ne me paraît pas mal ». Fournier, Besnard, 1998, 181.
  • [16]
    Durkheim met en garde son neveu sur certaines « complicités » d’Hubert, en particulier Salomon Reinach, alors conservateur en chef au Musée des Antiquités Nationales de Saint Germain-en-Laye : « J’ai beaucoup vu Reinach lors de mon passage à Paris. C’est certainement un esprit actif, curieux, d’initiative. Mais, au fond, il reste un philologue et il est bien loin de nous ; j’espère que tu t’en rendras compte. Je doute qu’il se rende vraiment compte de ce nous faisons ». Ibid., 131.
  • [17]
    Ibid., 97.
  • [18]
    Fournier, Besnard, 1998, 118.
  • [19]
    Besnard, 1987, 486.
  • [20]
    Fournier, Besnard, 1998, 100.
  • [21]
    Ibid., 108. L’article de Durkheim intitulé « De la définition des phénomènes religieux », qui ouvre le numéro de l’Année Sociologique, lui donne l’occasion, en s’écartant d’une compréhension juridique et économique du monde social, de montrer pourquoi la vie religieuse offre au sociologue une clef de lecture de la vie sociale dans son ensemble.
  • [22]
    Besnard, 1987, 486.
  • [23]
    Bien que le texte de Smith soit considéré par Durkheim comme peu sociologique, Josepf Sumpf précise que Durkheim y trouva : « le caractère national de l’idée de langue, de territoire, qui par son biologisme nous éloigne de la notion d’espèce sociale. Mais il y trouve surtout l’idée qu’il faut remonter aux formes simples d’une espèce sociale, plus précisément aux « germinal principles ». Sumpf, 1965, 67.
  • [24]
    Mauss, Hubert, 1902-1903 ; in Mauss, 1968a, 196.
  • [25]
    En cela, ils suivent la position de Durkheim qui, dans son texte introductif, définit les phénomènes religieux par leur forme et non par leur contenu.
  • [26]
    Mauss, 1968a, 302.
  • [27]
    Ibid., 1968, 198.
  • [28]
    Fournier, Besnard, 1998, 144.
  • [29]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [30]
    Fournier, Besnard, 1998, 161.
  • [31]
    Ibid. On peut rappeler que cette question de la peine a été l’objet en 1896 du premier texte important de Mauss : « La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent », Revue de l’Histoire des Religions, 34, 269-295 ; 35, 31-60
  • [32]
    Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, inédite, IMEC.
  • [33]
    Mauss, 1968b, 352-353. Rappelons que Mauss écrit régulièrement à partir de 1895 sur l’Inde, comme l’atteste le nombre important de ses recensions. C’est vers Mauss, aussi, que se tourne C. Bouglé pour achever son Essai sur le régime des castes (1906).
  • [34]
    Cf. Bert 2009.
  • [35]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [36]
    Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, inédite, IMEC.
  • [37]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, inédite, IMEC.
  • [42]
    Besnard, 1987, 495.
  • [43]
    Lettre du Hubert à Mauss, IMEC, MAS 45.1
  • [44]
    Au contraire, l’œuvre de Mauss donne l’impression à partir des années vingt d’un constant tâtonnement et d’un éparpillement dans divers objets. L’écriture de Mauss est plus subjective, il n’hésite pas, comme dans les « Techniques du corps » (1934) à se mettre lui-même en scène.
  • [45]
    Lettre de Henri Hubert à Émile Durkheim, non datée, inédite, IMEC.
  • [46]
    Mauss précisera à Durkheim avoir vu les fiches d’Hubert avec lesquelles ils ont pu concevoir un premier plan pour l’Essai : « Nous avons travaillé très sérieusement, Hubert et moi, pendant les six jours que je suis resté à Paris. J’ai vu toutes ses fiches, et nous avons discuté, étant donné nos documents, les détails de notre plan ». Lettre de Marcel Mauss à Émile Durkheim, Juillet 1898. Fournier, Besnard, 1998, 157.
  • [47]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Les nombreux retards de Mauss font perdre patience à Hubert qui le fait savoir à son ami : « Une dernière fois je te demande de me donner ce qui est fait de ton travail, je veux le voir. Tu m’as encore promis hier de me l’apporter aujourd’hui, tu n’as pas tenu ta promesse. J’en suis absolument las ! (…) je ne plaisante pas le moins du monde, je suis exaspéré ». Ibid.
  • [51]
    Fournier, Besnard, 1998, 313.
  • [52]
    On peut signaler, à titre d’exemple, d’une carte de visite signée par Gaston Maspero, remerciant Marcel Mauss de son mémoire sur le sacrifice : « Je l’ai lu avec attention, ayant eu souvent l’occasion de traiter ces matières, cette année encore au Collège de France. Je crois que si vous étudiez le sacrifice égyptien, vous y trouverez avec la confirmation de bien des points, des renseignements nouveaux très importants ». Cf. Fonds Marcel Mauss, IMEC, MAS 6.37.
  • [53]
    Loisy, 1909.
  • [54]
    L’analyse de la correspondance permet aussi d’indiquer comment ce type de recherche, qu’elle soit prise sous l’angle de la conception, de l’édition ou de sa diffusion, est toujours une entreprise collective et doit être analysée comme telle. Cette position reste pourtant difficile à formuler pour une raison simple : il est extrêmement difficile de pouvoir discerner dans ce type de document ce qui relève de la sphère privée de ce qui relève de la sphère professionnelle.
  • [55]
    C’est en tout cas ce que souligne Philippe Besnard : « La paire Mauss-Hubert est, quant à elle, directement rattachée à Durkheim et rassemble autour d’elle la plupart des plus jeunes collaborateurs de l’Année Sociologique qui ont été les élèves de Mauss, de Hubert et/ou de Durkheim : citons parmi les plus proches de Mauss, Bianconi, Beuchat, de Felice, Reynier ». Besnard, 1979, 20.

1Les archives de Marcel Mauss (1872-1950) qui, pour partie, sont conservées à l’IMEC [1], sont aussi celles d’Henri Hubert (1872-1927), son « jumeau de travail » [2], qu’il rencontre pour la première fois en 1896 à l’École Pratique des Hautes Études en suivant le cours de judaïsme talmudique et rabbinique d’Israël Lévi (1856-1939) et avec qui il rappelle, dans sa préface à l’édition posthume des Celtes, avoir découvert « le monde, l’humanité préhistorique, primitive, exotique, le monde sémitique et le monde indien, en plus du monde ancien et du monde chrétien » [3].

2D’origine et de compétences très diverses, Mauss et Hubert ont réussi à travailler de concert [4]. C’est ensemble qu’ils ont entrepris au début de leur carrière respective de souligner l’importance sociologique des phénomènes religieux, des mythes et des rites, de leurs natures et de leurs conditions [5]. De ce point de vue, « L’essai sur la nature et fonction du sacrifice », qui paraît en 1898 dans l’Année Sociologique, est la marque de cet intérêt partagé.

3Si le moment de la rédaction de l’essai (fin décembre 1897-fin novembre 1898) a été important pour les deux jeunes auteurs, autant dans leurs parcours institutionnel que dans leur réflexion anthropologique et sociologique, ce long moment a surtout été pour eux l’occasion de mettre au point une manière tout à fait particulière de travailler et d’écrire ensemble. Une pratique qu’ils continueront d’expérimenter dans d’autres productions scientifiques dont « L’esquisse d’une théorie générale de la magie » (1902-1903) ou encore Les mélanges d’histoire des religions (1909). L’adoption de cette manière de travailler et d’écrire à deux ne s’est pas faite sans heurts: contrairement à l’image qui en a été donnée, Mauss n’a jamais eu le monopole de la théorie et Hubert n’a pas uniquement été le pourvoyeur des « faits » historiques incontestables [6].

4Comme certains documents d’archives semblent l’indiquer (il sera dans la suite de cet article plus particulièrement question des correspondances entre Mauss et Hubert, Mauss et Durkheim et Durkheim et Hubert), les principales critiques d’Hubert à l’encontre de Mauss sont d’abord d’ordre théorique et méthodologique.

5Les archives « Mauss-Hubert » nous offrent l’occasion inespérée d’aborder la difficile question des processus de la créativité scientifique et, plus particulièrement dans le cas de la rédaction de l’essai sur la nature et fonction du sacrifice, d’une accommodation réciproque à certaines « ficelles » d’écritures. À la différence des premiers comptes rendus qu’ils rédigent pour l’Année Sociologique, l’essai répond aux nouvelles conventions rhétoriques autant que méthodologiques que Durkheim cherche à valoriser depuis la publication des Règles de la méthode sociologique (1895) [7].

6Un tel retour sur le moment tout à fait particulier de la genèse de l’essai nous paraît d’autant plus important que tout se fait alors par le biais de la correspondance. Mauss est à l’étranger durant une bonne partie de l’année 1898, d’abord à Leyde en Hollande, puis à Oxford et à Londres. La distance n’est dans un premier temps pas un frein à la rédaction. Les deux amis font et refont le plan, s’échangent leurs fiches de lecture, corrigent les premiers brouillons par lettres interposées [8]. Durkheim voit lui aussi ces échanges épistolaires d’un bon œil. Le 15 juin 1898, il écrit à son neveu : « J’ai pensé que nous pourrions causer de tout cela par correspondance. L’important, c’est que je te suive dans ton travail par la pensée et nous pouvons y arriver par lettre » [9]. La correspondance entre Mauss et Hubert mélange des confidences concernant des affaires personnelles et familiales, des soucis de carrière, des événements politiques et des notations qui consignent des observations disparates qui révèlent une partie de la genèse de l’œuvre publiée. Exprimer, fixer la pensée, développer une réflexion sociologique, c’est bien cela qui s’exerce dans cette première ébauche d’écriture scientifique que représente la lettre [10].
Il ne sera pas seulement question du contenu de cet essai qui, à bien des égards, a été fondateur pour la sociologie des religions [11], ni de montrer comment la méthode alors utilisée par Mauss et Hubert est aujourd’hui devenue un modèle qui s’est exporté dans une grande partie des sciences sociales [12] mais, plutôt en revenant sur l’histoire de la « fabrication » de ce texte à partir des correspondances, de dégager un cadre d’analyse pertinent pour essayer de prendre la mesure des courants, des jeux et enjeux institutionnels, et des rapports personnels qui gouvernent le monde de la sociologie et de l’anthropologie française à la fin du xixe siècle. Il devient urgent de référer les théories scientifiques, qui plus est des sciences dites sociales, à des pratiques, des conditions institutionnelles, et des individus dont il faut réévaluer l’action et l’influence sur le devenir d’un objet de recherche [13].

I – L’influence de Durkheim

7Dans un mémoire autographe datant du début des années 1930, Mauss présente à l’occasion de sa candidature au Collège de France son parcours et ses recherches à Charles Andler et Sylvain Lévi. En quelques lignes, il rappelle les raisons qui le poussèrent à écrire sur le sacrifice avec Hubert : « Une année d’études en Hollande et en Angleterre, mon apprentissage d’ethnographe et de muséographe accentuèrent mes exigences. Le contact que j’établis avec celui qui fut mon jumeau de travail, avec Henri Hubert, m’apprit à étendre aussi mon champ de vision et à approfondir mon analyse, même dans les données alors assez maigres d’ethnographie. Les choses sociales nous apparurent alors plus complexes et plus matérielles, d’une part, plus morales et plus spirituelles d’autre part » [14].

8Cette tardive reconstruction d’un parcours qui est, rappelons-le dans le cas de Mauss, ô combien éclaté, ne fait pas état de l’influence alors incontestable d’Émile Durkheim sur les choix scientifiques [15] mais aussi sur les choix humains de son jeune neveu [16].

9Si l’essai sur la nature et fonction du sacrifice n’est pas à proprement parler une commande directe de l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim investit largement ce travail qui, écrit-il dans une lettre datée du 22 décembre 1897, « le tracasse » [17]. Il intervient dans la rédaction en indiquant de manière très factuelle le nombre de pages. Il précise par exemple dans une lettre à son neveu : « Pour ce qui est de ton travail sur le sacrifice, fixons-en les dimensions. Il serait bon qu’il ne dépassât pas quatre-vingts pages. Cela est-il possible ? » [18]. Il propose ailleurs la date de remise du manuscrit. À Hubert, à la fin de l’année 1897, il dit s’inquiéter des retards que la rédaction de l’essai risque d’entraîner dans la rédaction des comptes-rendus. Il propose alors que celle de l’essai soit faite : « en partie dans le cours de l’hiver, de janvier à avril par exemple » [19].

10Très rapidement, aussi, Durkheim signale son intention de publier dans la même livraison de la revue, deux leçons sur la religion : « cela aurait le grand avantage, combiné avec votre article, de donner un coup de barre bien net. Il semble que ce serait d’un très bon effet. On verrait que cette manière de considérer la religion n’est pas en l’air ; votre travail en serait la preuve » [20]. Dans une autre de ses lettres à Mauss, il insiste sur l’importance de cet ajout qui lui semble plus que nécessaire pour, rappelle-t-il : « montrer d’une manière générale comment la religion est chose sociologique. Je crains un peu qu’en lisant tes comptes rendus, le lien entre les faits dont tu parles et l’ordre social n’apparaisse pas toujours assez nettement. Il ne serait donc pas mauvais d’indiquer de manière générale comment et en quel sens il y a une sociologie religieuse : et on ne peut le faire que par une détermination des phénomènes religieux » [21]. Il fait la même proposition à Hubert et insiste sur son envie de s’associer au projet : « je songe, en effet, à accentuer l’an prochain, dans l’Année sociologique, cette idée dont je vous ai entretenu, que le fait religieux est la source des autres, qu’il les renferme à l’état d’enveloppement. Cela importe d’autant plus que la religion passe pour être chose extra-sociologique » [22].

11C’est toujours en accord avec Durkheim que les deux auteurs engagent l’essai vers une critique des positions soutenues alors par Frazer, Tylor et surtout Smith qui, dans son célèbre The Religion of the Semites[23], regroupe sous la question du culte la prière et le sacrifice.

12Pour Mauss et Hubert, il est important de relever les carences théoriques de cette anthropologie anglaise et ce en précisant les erreurs méthodologiques qui, à des degrés divers, sont présentes chez les trois anthropologues. En particulier, notent-ils : l’idée de croire à l’universalité du totémisme ; la volonté de proposer une « chronologie » comparée des sacrifices alors qu’ils ne se succèdent pas mais, au contraire, coexistent ; et enfin, pour ce qui concerne plus particulièrement le traitement du sacrifice sémitique par Smith, d’avoir voulu « grouper généalogiquement les faits d’après les rapports d’analogie qu’il croyait apercevoir entre eux » et non d’avoir analysé ce sacrifice dans sa complexité originaire [24]. Au contraire, pour les deux auteurs, seule l’accumulation des descriptions particulières rend possible l’analyse des causes vraiment déterminantes de toutes les variations possibles d’un même phénomène, ici : le phénomène sacrificiel.

13L’important est donc pour Mauss et Hubert de rejeter toute explication généalogique des formes au profit d’une analyse générale du sacrifice. Une posture qui leur permet d’indiquer l’existence de plusieurs rémanences dans la structure de tout sacrifice : le moment de la consécration qui fait passer un objet du domaine commun à celui du religieux ; le rôle de la victime ; et l’extrême codification qui entoure les objets et le lieu du sacrifice.

14Avant d’en arriver à la définition centrale du phénomène sacrificiel comme « acte religieux qui par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse », il s’agit pour Mauss et Hubert de savoir, d’une part, s’il est possible d’inscrire les diverses formes des sacrifices, et non du sacrifice, sous une même définition [25] et, d’autre part, si le sacrifice peut s’expliquer par la volonté d’établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, « c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie » [26] ?
La réponse à ces deux questions passe par le repérage de ce que les deux auteurs nomment « des faits typiques », c’est-à-dire des faits qui sont issus principalement de la Bible et des textes sanscrits. Un choix dicté par la nature des documents qui, dans le cas du sanscrit, est le plus souvent un document « direct, rédigé par les acteurs eux-mêmes, dans leur langue, dans l’esprit même où ils accomplissaient les rites, sinon avec une conscience toujours bien nette de l’origine et du motif de leurs actes » [27].
À la lecture du premier brouillon, le 15 juin 1898, Durkheim se fait plus pressant dans ses suggestions. Sur le fond du dossier, il introduit une définition du sacrifice qu’il juge plus pertinente sociologiquement. Le sacrifice est une « opération ou (un) ensemble d’opérations, faisant partie d’un système de rites religieux, et ayant pour résultat la destruction (manducation, peine, sacrifice par le feu, etc.) ou la mise hors l’usage commun (offrande) d’un ou de plusieurs objets animés ou inanimés » [28]. Il cherche aussi à orienter les deux auteurs vers la question, qui lui semble alors essentielle dans l’institution sacrificielle, de la répression et de la destruction obligatoire. Une hypothèse que Hubert rejette totalement, expliquant ses raisons à Mauss : « Durkheim voudrait nous voir distinguer nettement dans l’exposé des effets du sacrifice, les sacrifices qui étendent au sacrifiant le caractère sacré et ceux qui localisent le caractère sacré pour le faire couler de la chose au delà de la personne pour laquelle on a sacrifié (…) Durkheim voit d’une façon trop nette, trop formelle les destructions du sacrifice communiel et du sacrifice expiatoire. Je lui ai dit que cette distinction très (ill.) dans l’abstrait ne correspondait pas à la réalité » [29]. En juillet 1898, Mauss envoie à son oncle un nouveau plan détaillé de l’essai. Durkheim le trouve toujours « un peu touffu » [30] au vu des 120 pages qui seront allouées au texte dans la revue. Une dernière fois, il tente de pousser Mauss vers ce qu’il considère être l’aspect le plus intéressant de ce travail : « l’idée pénale est l’âme de toute une série de sacrifices (…) la peine, quant à elle est ce qu’elle a été si longtemps, une pratique rituelle, et indiscernable du sacrifice » [31].

II – Un travail ambitieux et novateur: la question du comparatisme

15Réduire, comme nous venons de le faire, « l’essai sur la nature et fonction du sacrifice » à une simple critique méthodologique de l’anthropologie anglaise n’est pas rendre justice à cet ambitieux travail qui prend également appui sur les recherches que Sylvain Lévi (1863-1935) publie au même moment dans La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas (1898).

16L’ouvrage expose un corpus imposant et jusqu’alors méconnu de prose védique qui donne l’occasion à l’indologue d’explorer la logique interne des opérations sacrificielles, la variété des occasions et la portée des différents sacrifices.

17Mais l’ouvrage de Lévi pose surtout une importante question méthodologique qui ne pouvait manquer d’intéresser Mauss et Hubert qui, eux aussi, étaient pris dans des problèmes similaires : peut-on considérer que le schéma sacrificiel de l’Inde védique est un modèle universel et donc fondamental pour l’étude comparatiste des diverses formes du sacrifice ?

18C’est en des termes élogieux que Mauss, séjournant à Oxford entre avril et juillet 1898, présente l’ouvrage à Hubert : « Un certain nombre de mythes du genre Assyrien, se trouvent dans les brâhmanas, on peut même dire qu’ils fournissent le fond mythologique. Tu verras sur ce point le bouquin de Lévi et nous pourrons en choisir un certain nombre de remarquables » [32]. Dans sa recension pour l’Année Sociologique, qui sera publiée l’année après l’essai, Mauss revient sur la spécificité du sacrifice védique : « la théologie du sacrifice que nous trouvons dans les Brâhmanas a, en effet, cet avantage qu’elle se rapporte à un rituel précis et dont nous possédons en détail les rites et les formules. Elle forme un tout complet, que la tradition nous a transmis à l’état intégral, ce qui est un cas presque unique pour les anciennes religions. De plus, on y trouve exprimées à la fois les formes les plus extrêmes de la pensée religieuse » [33].

19Ce souci d’accéder à la bonne information, c’est-à-dire à une information qui peut être suffisamment vérifiable, fait entièrement parti du nouveau « métier » d’ethnographe que Mauss veut désormais valoriser. La pratique de l’ethnographie a à voir avec la critique philologique, précise-t-il à partir de 1901 après avoir pris la succession de Léon Marillier à l’EPHE. Disséquer les théories, rechercher l’authenticité des faits et examiner d’un œil averti dans les documents existants sont des compétences que l’ethnographe se doit d’acquérir dès sa formation.

20Au cœur de la grande complicité qui alors unit Mauss à Hubert, il y a cette même envie de vouloir pratiquer un « bon » comparatisme. Alors que la méthode est liée pour l’archéologue à son intérêt pour la sociologie religieuse et la mythologie celtique, ne serait-ce que pour étudier la civilisation occidentale dans la perspective d’autres civilisations dont elle découle dont la civilisation romaine, grecque mais aussi mésopotamienne et proche-orientale, l’utilisation du comparatisme tient pour Mauss à son intérêt pour les phénomènes d’emprunts en linguistique mais aussi dans le domaine des techniques [34]. Les deux auteurs se refusent surtout de reconduire les conceptions naturalistes de l’anthropologie physique ainsi que les principales dérives racialistes qui en découlent. Ils veulent adopter et faire adopter un usage plus critique de la méthode analogique qui, jusque-là, sert à faire correspondre l’idée que les sociétés les plus anciennes présentent des caractères analogues aux sociétés les moins civilisées de l’époque actuelle et que, par analogie, l’inverse est également vrai.
Jusqu’aux années 1930, dans ses enseignements de sociologie et d’ethnographie descriptive à l’Institut d’ethnologie, Mauss continue de dénoncer, année après année, les conséquences néfastes des habitudes de pensée européenne dans la manière de comprendre le fonctionnement de ces sociétés que l’on continue encore d’appeler « primitives ». Il s’agit pour lui de combattre avant tout la double fausse idée que l’ethnologue peut facilement avoir de ces sociétés : celle de croire à leur immuabilité et celle de croire impossible toute comparaison en vertu du fait que les phénomènes sociaux que l’on peut y observer paraissent uniques, originaux et donc, par nature, incomparables.

III – Le travail à deux : le rôle de la correspondance

21Si Hubert compte sur Mauss pour « combler ses lacunes en ethnologie », ajoutant dans la même lettre que « ce n’est pas mon métier » [35], Mauss espère de son côté que son ami jouera pour lui le rôle d’un « garde-fou » qui, à chaque fois, l’obligerait à privilégier uniquement des « faits » bien connus. « Je suis d’avis, en effet, à la lecture de mon travail qu’il y a là des incohérences et des fautes. Bien des choses que je signale comme sociologiques ne le sont que dans ma tête » [36], lui confie-t-il dans une de ses missives.

22Ce moment de la rédaction de l’essai va en tout cas leur permettre d’approfondir cette pratique d’écriture à deux qu’ils ont inaugurée en prenant l’habitude de se relire et de se corriger mutuellement.

23En général, écrit Hubert à ce sujet : « il me semble qu’il serait bon que nous puissions revoir réciproquement notre travail particulier. Il ne faut pas t’effrayer de la besogne qui me reste. Je n’ai pas plus de 8 livres qui dépassent 100 pages. Le reste est peu important, mais ceci n’est rien. J’insiste beaucoup sur cette idée qu’il faut que notre travail soit un peu homogène (…) j’hésiterai à rendre compte d’un livre relatif à l’Inde, parce que je ne connais la littérature relative à l’Inde que par fragments » [37].

24C’est dans ces lettres, surtout, que Mauss et Hubert opèrent des choix, abordent des pistes de travail et discutent, parfois âprement, de telle ou telle notion issue de la tradition grecque ou hébraïque.

25Hubert n’hésite d’ailleurs pas à refuser plusieurs longues analyses de Mauss qu’il juge hors de propos : « Pourquoi as-tu voulu écrire 5 ou 6 pages sur les occasions du sacrifice dans la Bible, je t’assure que je n’en laisserai pas une ligne » ; « Il faudra que je te montre quelques passages où j’ai dû corriger ton charabia. Il y en a d’autres que je n’ai pas touchées mais que j’ai marquées d’un formidable trait de crayon bleu. Je te montrerai qu’une ou deux fois je me suis permis de rétablir mes anciennes phrases et je te dirai pourquoi » [38]. Il ajoute dans une autre lettre : « Je ne vois pas du tout la nécessité de faire entrer la notion d’oblation et d’offrande dans notre travail (…) L’idée de l’offrande est une idée secondaire. Elle s’est introduite dans l’histoire du sacrifice. Elle est devenue créatrice de sacrifice » [39].

26Hubert examine aussi avec la plus grande attention les divers plans de l’essai que va lui proposer Mauss : « Je ne crois pas que la discussion sur le sacrifice communiel et le sacrifice expiatoire doive être entamée dans ce chapitre sur les occasions du sacrifice. La distinction du sacrifice communiel périodique et du sacrifice expiatoire occasionnel me semble inutile, illusoire et fausse, nous n’avons aucun moyen de l’établir (ill.). La religion de la religiosité normale et de la religiosité anormale, si elle est maintenue ne doit pas rester là. Il faut simplifier ce chapitre, l’alléger » [40].

27Le long travail préparatoire de constitution d’une bibliographie fera également l’objet d’un partage explicite : « Cher ami (écrit Hubert), ce n’est pas la peine que nous fassions tout les deux le même travail. Si tu veux partageons-nous le talmud… je me charge du dépouillement de la bible ». Mauss, de son côté, pense à d’autres répartitions : « je songe, et je tâcherai, sinon t’en délèguerai la charge, de faire quelque chose sur les rites du sacrifice dans le temple d’après le Talmud. Je me rappelle de textes encore plus détaillés que ceux de la bible, ils sont réunis dans une section spéciale et facilement accessible. Je vais me débattre encore là-dedans » [41]. Pour Durkheim, ce partage ne peut se faire qu’en fonction des compétences spéciales des uns et des autres : « je crois que le mieux, (écrit-il à Hubert), sera de lui donner (à Mauss) les ouvrages de généralités. Mais cette élimination faite, voyez-vous pour le reste d’autre règle de partage ? L’idéal sera évidemment que vous vous partagiez chaque rubrique suivant vos compétences spéciales, j’entends que vous collaboriez à chacune d’elles, s’il y a lieu, chacun pour les peuples qu’il connaît le mieux ; que, par exemple, pour le monachisme vous lui laissiez l’Inde et que vous preniez je suppose ce qui regarde les Byzantins et plus généralement, le Christianisme. Si l’entente est suffisamment grande entre vous là-dessus, on pourrait s’arranger ainsi, ce qui donnerait à chacune de vos contributions plus de compétences » [42].

28Derrière l’objectivisme scientifique qui ressort de l’article publié, c’est une toute autre figure du travail sociologique qui transparaît à la lecture de ces documents. La relation entre les deux amis est plus difficile et tendue qu’il n’y paraît. L’agacement d’Hubert devant les libertés prises par Mauss est de plus en plus palpable : « Mon Cher Marcel, tu n’as certainement rien compris à ce que je t’ai envoyé. Je proposais de supprimer tout ce que tu disais du sacrifice du dieu dans la conclusion, à n’en parler au début que pour avoir une transition. (…) Tu sais bien que j’ai rédigé le chapitre sur le sacrifice du dieu avant les autres, et que par conséquent il y a des flottements qui devaient être corrigés dans une rédaction définitive. (…) Si tu avais des réserves à faire et des explications précises à donner, il fallait les donner au lieu de grogner vaguement. Quand à ce que j’appelle le rachat, tu aurais dû voir que je n’en ai parlé dans le sacrifice agraire que pour montrer presque schématiquement le rôle du sacrifiant. Mais dans un travail complet cela serait passer ailleurs. Je trouve toujours que la conclusion n’est pas assez sociologique et est trop mythologique » [43].
C’est l’expression de la subjectivité de Mauss qu’Hubert cherche à faire disparaître. Il veut, à tout prix, réprimer son style trop personnel au profit d’un objectivisme sans faille. L’écrit scientifique, tel que le conçoit Hubert, est un compromis entre une élaboration de résultat et la construction d’une intelligibilité [44]. Une ambition qu’il semble partager avec Durkheim : « Quant au sacrifice, je crois que nous pourrons le terminer quand nous voudrons. Nous n’avons pas la prétention de faire un travail scientifique, exhaustif, nous exposons une hypothèse construite à l’aide d’un certain nombre de faits (…), nous ne chercherons je crois dans l’appareil scientifique qu’à montrer simplement que nous ne sommes pas tout à fait ignorants » [45].
La dernière spécificité de cette écriture « à deux » concerne la manière dont Mauss et Hubert ont classé et conservé leurs notes de travail afin de pouvoir les retravailler sans cesse. Des notes qui ont pu, comme le montrent les archives, servir plusieurs fois, être reprises dans un autre « dossier », ou même être titrées en fonction de nouveaux usages. On voit bien qu’il s’agit là d’une démarche cumulative et progressive, surtout du côté de Hubert pour qui la fiche semble être une pratique constante : « Je t’enverrai mieux qu’un plan annoté », écrit-il à Mauss, « j’ai désiré classer un gros paquet de fiches, je te donnerai un aperçu de ce classement dans ma lettre, je vais mettre en ordre en rentrant un petit volume de notes que j’ai et tu verras que nous sommes déjà riches ». Il ajoutera dans un courrier plus tardif : « Ô excellence des fiches ! J’en ai déjà spécialement sur le sacrifice un gros paquet, elles sont classées. Le jour où tu voudras, je te transmettrai les rubriques en t’indiquant rapidement ce qu’il y a derrière » [46].

IV – Une réception controversée

29Hubert est celui qui s’inquiète le plus de la réception de l’Essai. Il multiplie les mises en garde et demande à Mauss de se méfier « des formules et des termes abstraits », en lui indiquant que son brouillon abonde en « clichés » qu’il va « sabrer impitoyablement ». « Je ne trouve rien de plus creux, de plus illusoire que cette langue philosophique », ajoute-t-il un peu plus loin [47]. Le risque que refusent de courir les deux auteurs est celui de la généralisation. L’un comme l’autre veillent donc à multiplier les précautions rhétoriques. Hubert veut que soit indiquée l’existence de certains développements du sacrifice à la fin de l’analyse, et ce « pour ne pas nous faire traiter d’imbéciles. (…) Il faudra d’ailleurs indiquer au début que tout au moins dans les pays sémitiques et occidentaux et dans les cultes publics le sacrifice tel que nous le comprenons n’existe plus qu’à l’état de survivance » [48]. Il ajoute dans une autre lettre : « Songe encore une fois avant de te mettre la tête à l’envers que nous devons être très modestes. Ne cite que les faits qui prouvent quelque chose et qui sont nécessaires à notre démonstration et mettre en note quelques indications qui prouvent que nous ne sommes pas des ignorants. Ce que nous faisons c’est une hypothèse (nous ne pouvons pas faire autre chose) ». Il finit sa lettre en ajoutant : « il faudra songer à la rédaction de façon à ne pas nous compromettre. Songe que nous n’aurons travaillé qu’un an, que nous n’aurons que 140 pages (…) Je conçois que notre travail une fois rédigé pourra servir de préface à un volume d’études sur le sacrifice » [49].

30Cette collaboration exigeante [50] se poursuivra avec en 1902 la rédaction d’un article sur la magie et, en 1909, sous la direction de Durkheim, la publication chez Alcan des Mélanges d’histoire des religions. Fortement contrarié par l’attitude nonchalante de Mauss, Hubert décide finalement de prendre en main l’ouvrage. Il décide par ailleurs de faire apparaître l’essai sur le sacrifice en première position – avant le mémoire sur la magie qu’il trouve, écrit-il alors à Mauss, « un peu effrayant » [51]. L’introduction du volume va permettre aux deux auteurs de spécifier leur approche sociologique du fait religieux qui consiste, rappellent-ils alors, à comprendre le rôle de la tradition et de la suggestion collective dans la manière de penser et d’agir des individus.
Si la réception de l’Essai sur le sacrifice, dans sa version de 1898 a été réduite [52], sa réédition dans les Mélanges va donner lieu, au contraire, à une réception plus large mais aussi plus critique. Pour Robert Hertz, proche d’Hubert et de Mauss, le sacrifice marque un tournant dans les études d’histoire des religions par la méthode adoptée. Pour Alfred Loisy, professeur d’histoire des religions au Collège de France à partir de 1909, les deux auteurs ont au contraire, pour ce qui concerne le « sacrifice », cru « pouvoir tirer du sacrifice védique une notion valable pour tous les sacrifices dans toutes les religions. À les lire, on serait tenté de croire que le sacrifice est une chose éternelle, qui a réalisé partout et toujours les termes de leur définition abstraite » [53]. Comme l’avait craint Hubert en préparant la publication de l’article, si la tentative de définition du sacrifice convient à certaines formes, elle est malheureusement altérée par une prétention à l’universalité que la méthode comparative, largement utilisée par les deux auteurs, permet en partie du moins de soutenir.

Conclusion

31Les fonds Mauss et Hubert qui ne font aujourd’hui plus qu’un permettent aux chercheurs d’explorer les processus de la créativité scientifique, les habitudes de travail et, plus particulièrement, la pratique de l’écriture à deux que les deux savants ont largement expérimentée dans leurs diverses contributions à l’Année Sociologique. Des premières traces écrites, concomitantes à l’observation initiale d’un phénomène et que le chercheur consigne par précaution avec un langage personnel, à la publication finale, nous avons voulu reconstituer l’ensemble de la chaîne qui a permis à ces deux savants de mettre en forme leurs connaissances sur l’histoire et la sociologie des religions.

32L’enjeu de cette réflexion sur la genèse de l’Essai sur le sacrifice était triple :

  1. mesurer le rôle joué par la correspondance scientifique dans la construction d’un nouveau savoir – ici, la sociologie des religions ;
  2. analyser les informations, pour la plupart inédites, que ces lettres mettent à disposition de l’historien quant à l’exercice routinier du métier de sociologue (Mauss) et d’archéologue (Hubert) à la fin du xixe siècle [54] ;
  3. revisiter l’histoire de ce groupe constitué de l’Année Sociologique à partir de ses réseaux et des positions scientifiques concurrentes soutenues par les uns et les autres [55]. Les archives nous montrent parfois clairement ces espaces où se sont opposés des stratégies, des projets, des méthodes différentes, et peut-être d’abord des pratiques de travail.


Figures 1 et 2
Figures 1 et 2
Figures 1 et 2
Deux pages manuscrites (10-11) rédigées par Mauss et corrigées par Hubert de « l’essai sur la nature et fonction du sacrifice »
Figures 3 et 4
Figures 3 et 4
Figures 3 et 4
Deux pages corrigées par Mauss et Hubert du tapuscrit
Concernant « L’essai sur la nature et fonction du sacrifice », voici les archives disponibles dans le fonds Mauss à l’IMEC : MAS 23.2 (brouillon de 83 feuillets) ; MAS 23.3 (manuscrit de 145 feuillets) ; MAS 23.4 (épreuves de 67 feuillets).

Bibliographie

  • Bert J.F., 2009, Marcel Mauss et la notion de « civilisation » : un mot, une idée, mais aussi une direction de recherche pour l’ethnologie française d’après-guerre, Cahiers de Recherche Sociologique, 47, 123-143.
  • Bert J.F., 2007, Les rapports Mauss/Bouglé-Davy-Fauconnet, Anamnese, 3, 57-63, 145-151, 199-205 et 247-251.
  • Besnard P., 1979, La formation de l’équipe de l’Année Sociologique, Revue Française de Sociologie, 20, 1, 2-31.
  • Besnard P., 1987, Lettres d’Émile Durkheim à Henri Hubert, Revue Française de Sociologie, 28-3, 483-534.
  • Condominas G., 1972, Naissance de l’ethnologie religieuse, Critique, 28, 301, 487-504.
  • Fournier M., Besnard P., 1998, Émile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Hubert H., 1932a, Les celtes et l’expansion celtique, jusqu’à l’époque de la Tène (tome i), Paris, Bibliothèque de Synthèse Historique, Collection « L’Évolution de l’Humanité ».
  • Hubert H., 1932b, Les Celtes depuis l’époque de la Tène et la civilisation celtique (tome ii), Paris, Bibliothèque de Synthèse Historique, Collection « L’Évolution de l’Humanité ».
  • Hubert H., 1952, Les Germains : Cours professé à l’école du Louvre en 1924-1925, Paris, Bibliothèque de Synthèse Historique, Collection « L’Évolution de l’Humanité ».
  • Hubert H., 1979, Texte autobiographique de Henri Hubert, Revue Française de Sociologie, 20, 1, 205-207.
  • Isambert F., 1979, Henri Hubert et la sociologie du temps, Revue Française de Sociologie, 20, 1, 183-204.
  • Le Bras G., 1966, Note sur la sociologie religieuse dans l’Année Sociologique, Archives des Sciences Sociales des Religions, 21, 1, 47-53.
  • Loisy A., 1909, Compte rendu d’Henri Hubert et Marcel Mauss, Mélanges d’histoire des religions, Revue Critique d’Histoire et de Littérature Religieuse, 5, 403-406.
  • Mauss M., 1896a, La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent, Revue de l’Histoire des Religions, 34, 269-295.
  • Mauss M., 1896b, La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent, Revue de l’Histoire des Religions, 35, 31-60.
  • Mauss M., 1900, Compte rendu de La doctrine du sacrifice, Année Sociologique, iii, 293-295 (repris in Mauss, 1968b, 352-353).
  • Mauss M., 1968a, Œuvres I. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit.
  • Mauss M., 1968b, Œuvres iii. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit.
  • Mauss M., 1979, L’œuvre de Mauss par lui-même, Revue Française de Sociologie, 20, 209-220.
  • Mauss M., Hubert H., 1899, Essai sur la nature et fonction du Sacrifice, Année Sociologique, ii, 29-138 (repris in Mauss, 1968a, 193-307).
  • Mauss M., Hubert H., 1902-1903, Esquisse d’une théorie générale de la magie, Année Sociologique (repris in Asociologie et Anthropologie, 3-141).
  • Mauss M., Hubert H., 1909, Mélanges d’histoire des religions, Travaux de l’Année Sociologique, Paris, Librairie Félix Alcan.
  • Sumpf J., 1965, Durkheim et l’idée de religion, Archives des Sciences Sociales des Religions, 20, 63-73.

Date de mise en ligne : 10/08/2010

https://doi.org/10.3917/rhsh.022.0145

Notes

  • [1]
    À ce fonds venant des archives du Collège de France, il faut ajouter l’existence d’un autre fonds Mauss au Muséum d’histoire naturelle qui, à l’origine, était déposé dans les archives du Musée de l’Homme.
  • [2]
    Mauss, 1979, 215.
  • [3]
    Hubert, 1932a. Rappelons que c’est assisté de Jean Marx et de Raymond Lantier que Mauss réalise cette publication posthume dont le projet initial avait été lancé par Hubert avant 1914. C’est avec l’aide de Olaf Jansé que Mauss se lancera quelques temps plus tard dans l’édition des Germains dans la même collection. Le livre est cette fois-ci tiré des séminaires donnés par Hubert à l’École du Louvre.
  • [4]
    Marcel Mauss est fils d’un commerçant juif. Agrégé de philosophie il s’engage en 1895 à l’EPHE dans la section des sciences historiques et philologiques pour suivre les cours de Meillet, Louis Finot, Israël Lévi, Sylvain Lévi, Alfred Fouché et Léon Marillier. Henri Hubert est d’origine bourgeoise catholique. Il suit un parcours classique, d’abord au lycée Louis le Grand, puis à l’École Normale Supérieure. Agrégé d’histoire il s’inscrit au cours d’assyrien de l’abbé Quentin à l’École des Hautes Études. Pour plus de détail voir la notice biographique d’Henri Hubert rédigée par Christine Lorre sur le site de l’INHA (http://www.inha.fr).
  • [5]
    Hubert ajoute concernant cette découverte : « Dans l’analyse des faits religieux, celle des représentations qui président à leur développement et en règlent la logique, s’est imposée tout d’abord à nous. Nous avons dégagé l’idée de Sacré, nous l’avons dégagée comme catégorie des opérations mentales impliquées dans les faits religieux. Cette étude des catégories de la pensée collective est notre originalité ». Hubert, 1979, 206.
  • [6]
    Isambert, 1979.
  • [7]
    Durkheim indique à plusieurs reprises ce qu’il veut voir apparaître dans l’essai. En juillet 1898, à Mauss, il précise l’objectif du texte : « faire une étude sociologique sur un point défini et (…) se servir pour cela de l’érudition sans faire pour autant de l’érudition ». Fournier, Besnard, 1998, 161. Le 10 mai 1898, cette fois-ci à Hubert, il écrit : « L’essentiel est de dégager ce qui est à retenir pour le sociologue et il s’est souvent embarrassé dans des développements inutiles ou même dans des exposés purement matériels. Je crois donc très possible de faire des analyses plus courtes. Il n’y a d’ailleurs pas de règle possible sur ce sujet : tout ce qu’il faut, c’est penser à la fois aux limites de l’espace dont nous disposons et au but à atteindre qui est non seulement de signaler les bons travaux mais d’appeler la réflexion sur des points définis ». Besnard, 1987, 496.
  • [8]
    L’un des brouillons de l’essai contient 83 feuillets (MAS 23.2). Le manuscrit final est quant à lui composé de 145 feuillets (MAS 23.3).
  • [9]
    Besnard, Fournier, 1998, 143.
  • [10]
    Les documents utilisés ici sont principalement tirés du fond Marcel Mauss de l’IMEC : MAS 6.36, MAS 6.37 : correspondance générale ; MAS 45.1 à 4 : correspondance Henri Hubert-Marcel Mauss (1897-1927) et MAS 19 : correspondance Marcel Mauss-Henri Hubert (surtout à partir de 1920).
  • [11]
    Le Bras, 1966.
  • [12]
    Condominas, 1972.
  • [13]
    Pour une première ébauche de ce travail autour du rôle de la correspondance dans une relecture de l’histoire de la formation du groupe de l’Année Sociologique : Bert, 2007.
  • [14]
    Mauss, 1979.
  • [15]
    C’est à Durkheim que l’on doit le titre de l’essai : « j’ai intitulé votre mémoire : "Essai sur la nature et fonction du sacrifice". Si le mot vous paraît inutile vous le supprimerez. Mais comme annonce cela ne me paraît pas mal ». Fournier, Besnard, 1998, 181.
  • [16]
    Durkheim met en garde son neveu sur certaines « complicités » d’Hubert, en particulier Salomon Reinach, alors conservateur en chef au Musée des Antiquités Nationales de Saint Germain-en-Laye : « J’ai beaucoup vu Reinach lors de mon passage à Paris. C’est certainement un esprit actif, curieux, d’initiative. Mais, au fond, il reste un philologue et il est bien loin de nous ; j’espère que tu t’en rendras compte. Je doute qu’il se rende vraiment compte de ce nous faisons ». Ibid., 131.
  • [17]
    Ibid., 97.
  • [18]
    Fournier, Besnard, 1998, 118.
  • [19]
    Besnard, 1987, 486.
  • [20]
    Fournier, Besnard, 1998, 100.
  • [21]
    Ibid., 108. L’article de Durkheim intitulé « De la définition des phénomènes religieux », qui ouvre le numéro de l’Année Sociologique, lui donne l’occasion, en s’écartant d’une compréhension juridique et économique du monde social, de montrer pourquoi la vie religieuse offre au sociologue une clef de lecture de la vie sociale dans son ensemble.
  • [22]
    Besnard, 1987, 486.
  • [23]
    Bien que le texte de Smith soit considéré par Durkheim comme peu sociologique, Josepf Sumpf précise que Durkheim y trouva : « le caractère national de l’idée de langue, de territoire, qui par son biologisme nous éloigne de la notion d’espèce sociale. Mais il y trouve surtout l’idée qu’il faut remonter aux formes simples d’une espèce sociale, plus précisément aux « germinal principles ». Sumpf, 1965, 67.
  • [24]
    Mauss, Hubert, 1902-1903 ; in Mauss, 1968a, 196.
  • [25]
    En cela, ils suivent la position de Durkheim qui, dans son texte introductif, définit les phénomènes religieux par leur forme et non par leur contenu.
  • [26]
    Mauss, 1968a, 302.
  • [27]
    Ibid., 1968, 198.
  • [28]
    Fournier, Besnard, 1998, 144.
  • [29]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [30]
    Fournier, Besnard, 1998, 161.
  • [31]
    Ibid. On peut rappeler que cette question de la peine a été l’objet en 1896 du premier texte important de Mauss : « La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent », Revue de l’Histoire des Religions, 34, 269-295 ; 35, 31-60
  • [32]
    Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, inédite, IMEC.
  • [33]
    Mauss, 1968b, 352-353. Rappelons que Mauss écrit régulièrement à partir de 1895 sur l’Inde, comme l’atteste le nombre important de ses recensions. C’est vers Mauss, aussi, que se tourne C. Bouglé pour achever son Essai sur le régime des castes (1906).
  • [34]
    Cf. Bert 2009.
  • [35]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [36]
    Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, inédite, IMEC.
  • [37]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Lettre de Marcel Mauss à Henri Hubert, non datée, inédite, IMEC.
  • [42]
    Besnard, 1987, 495.
  • [43]
    Lettre du Hubert à Mauss, IMEC, MAS 45.1
  • [44]
    Au contraire, l’œuvre de Mauss donne l’impression à partir des années vingt d’un constant tâtonnement et d’un éparpillement dans divers objets. L’écriture de Mauss est plus subjective, il n’hésite pas, comme dans les « Techniques du corps » (1934) à se mettre lui-même en scène.
  • [45]
    Lettre de Henri Hubert à Émile Durkheim, non datée, inédite, IMEC.
  • [46]
    Mauss précisera à Durkheim avoir vu les fiches d’Hubert avec lesquelles ils ont pu concevoir un premier plan pour l’Essai : « Nous avons travaillé très sérieusement, Hubert et moi, pendant les six jours que je suis resté à Paris. J’ai vu toutes ses fiches, et nous avons discuté, étant donné nos documents, les détails de notre plan ». Lettre de Marcel Mauss à Émile Durkheim, Juillet 1898. Fournier, Besnard, 1998, 157.
  • [47]
    Lettre de Henri Hubert à Marcel Mauss, non datée, inédite, IMEC.
  • [48]
    Ibid.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Les nombreux retards de Mauss font perdre patience à Hubert qui le fait savoir à son ami : « Une dernière fois je te demande de me donner ce qui est fait de ton travail, je veux le voir. Tu m’as encore promis hier de me l’apporter aujourd’hui, tu n’as pas tenu ta promesse. J’en suis absolument las ! (…) je ne plaisante pas le moins du monde, je suis exaspéré ». Ibid.
  • [51]
    Fournier, Besnard, 1998, 313.
  • [52]
    On peut signaler, à titre d’exemple, d’une carte de visite signée par Gaston Maspero, remerciant Marcel Mauss de son mémoire sur le sacrifice : « Je l’ai lu avec attention, ayant eu souvent l’occasion de traiter ces matières, cette année encore au Collège de France. Je crois que si vous étudiez le sacrifice égyptien, vous y trouverez avec la confirmation de bien des points, des renseignements nouveaux très importants ». Cf. Fonds Marcel Mauss, IMEC, MAS 6.37.
  • [53]
    Loisy, 1909.
  • [54]
    L’analyse de la correspondance permet aussi d’indiquer comment ce type de recherche, qu’elle soit prise sous l’angle de la conception, de l’édition ou de sa diffusion, est toujours une entreprise collective et doit être analysée comme telle. Cette position reste pourtant difficile à formuler pour une raison simple : il est extrêmement difficile de pouvoir discerner dans ce type de document ce qui relève de la sphère privée de ce qui relève de la sphère professionnelle.
  • [55]
    C’est en tout cas ce que souligne Philippe Besnard : « La paire Mauss-Hubert est, quant à elle, directement rattachée à Durkheim et rassemble autour d’elle la plupart des plus jeunes collaborateurs de l’Année Sociologique qui ont été les élèves de Mauss, de Hubert et/ou de Durkheim : citons parmi les plus proches de Mauss, Bianconi, Beuchat, de Felice, Reynier ». Besnard, 1979, 20.

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