Couverture de RHSH_019

Article de revue

Comment le savoir vient aux policiers : l'exemple des techniques d'identification en France, des Lumières à la Restauration

Pages 91 à 105

Notes

  • [1]
    L’identification de ces textes est un des objectifs du programme CIRSAP. Plusieurs de ces documents ont fait l’objet d’une publication : Milliot, 2006.
  • [2]
    Cf. Caplan, Torpey, 2001, première synthèse sur la sociologie historique de l’identification ; depuis d’autres travaux ont été publiés : Piazza, 2004, sur la carte d’identité en France ; Groebner, 2007, pour la fin du Moyen Âge et le début de la période moderne ; on se permet de renvoyer pour l’Ancien Régime français à Denis, 2008. On mesurera l’ampleur des acquis de la recherche depuis une décennie dans les ouvrages collectifs récents : Piazza, Crettiez, 2006 ; Noiriel, 2007.
  • [3]
    Sur les « outils étatiques d’identification à distance » et leur rôle dans la construction de l’État, on renvoi à Noiriel, 2001.
  • [4]
    Corvisier, 1968 ; Captier, 1907.
  • [5]
    Gutton, 1971 ; Schwartz, 1988 ; Denis, 2008.
  • [6]
    Seznec, 1974.
  • [7]
    Lascoumes, Noël, Poncela, 1989 ; Denis, 2008.
  • [8]
    Gillipsie, 1974 et 2004 ; Brian, 1994. Cf. aussi dans ce numéro la contribution de Vincent Milliot.
  • [9]
    Mémoire théorique et pratique sur les moyens d’assurer la police des passeports dans toute la République, An vii, Archives Nationales, F7 4283.
  • [10]
    Archives Nationales, F7 4218.
  • [11]
    Sauf dans le domaine de la médecine légale, il est vrai anciennement liée à la police et à la justice, cf. Henry, 1984 ; Porret, 1998 ; Chauvaud, 2000 ; Bertherat, 2002.
  • [12]
    Archives Nationales, F7 9797.
  • [13]
    Cf. aussi Guillo, 2006.
  • [14]
    Chappey, 2004.
  • [15]
    Certeau, 1990.
  • [16]
    Kaplan, 2001.
  • [17]
    Denys, 2002, 348.
  • [18]
    Denis, 2008, 130.
  • [19]
    Williams, 1979.
  • [20]
    Seznec, 1974.
  • [21]
    Denys, 2002.
  • [22]
    Denis, 2006b.
  • [23]
    Brouillet, 2006.
  • [24]
    Denis, 2008.
  • [25]
    Cf. Milliot, 2006, 15-41.
  • [26]
    Denis, 2008.
  • [27]
    L’envoi dans tous les départements des « feuilles de signalement » des individus recherchés a submergé les postes de police de ces documents, qui s’accumulent sans classement et ne peuvent plus être utilisés.
  • [28]
    BNF, Fonds Joly de Fleury, Ms 1424.
  • [29]
    Archives Nationales, Y 13278.
  • [30]
    Correspondance hebdomadaire de l’inspecteur de la Maréchaussée de l’Isle de France avec messieurs les commandants des brigades, BNF, F-23738 (année 1777) ; puis Extrait de la correspondance de la Maréchaussée, BNF F-2613-2617 et F-5047 (années 1785-1790).
  • [31]
    Millot, 2006.
  • [32]
    Millot, 2000, 39-40. Cf. aussi le projet de réforme du contrôle des chambres garnies de 1724 Propositions pour la sûreté publique dans les papiers du Procureur général du Parlement de Paris, dont l’auteur est anonyme, mais probablement policier (cité in Millot, 2000, 41).
  • [33]
    Denis, 2006b.
  • [34]
    L’expression est de Jean-Marc Berlière. La « nationalisation » de la police ne date que de 1941.
  • [35]
    Castan, 1980, 178.
  • [36]
    Denis, 2006a et 2006b.
  • [37]
    Archives Nationales, F7 4279.
  • [38]
    La réflexion sur les techniques d’identification traverse ainsi les mémoires du concours de l’Académie de Châlons-sur-Saône sur les mendiants, que rédigent magistrats, hommes de loi, militaires, prêtres ou administrateurs : ces mémoires, en s’inspirant d’expériences locales, françaises ou étrangères (Pays-Bas), pour certains publiés à nouveau ou discutés au moment des États-généraux de 1789 et des débats de la Constituante sur le paupérisme, participent de cette mise en circulation. Cf. Denis, 2008.
  • [39]
    Denys, 2002 ; Laffont, 1999.

1Au xviiie siècle, les agents de la police ne sont pas sans « savoirs ». L’effectuation des tâches policières demande au contraire le développement et l’acquisition de multiples compétences, que l’on peut rassembler sous la notion de « savoirs policiers » : autant de gestes, techniques et technologies qui sont au service du projet policier. À l’inverse d’époques plus récentes, la formation des agents de la police n’est pas institutionnalisée dans des lieux d’apprentissage clairement repérables, comme le seront les écoles spécialisées qui apparaissent au siècle suivant. Les savoirs policiers eux-mêmes sont peu ou pas formalisés. Dans la France d’Ancien Régime, la police n’est d’ailleurs pas une réalité sociale homogène, car une multitude d’acteurs disposent de compétences de police à travers le royaume : le Conseil du Roi, le Contrôleur général, les Secrétaires d’État dans leurs départements, les parlements et les intendants, les échevinages et les consulats dans les villes, les justices seigneuriales et de très nombreuses juridictions royales, comme les compagnies de maréchaussée, et depuis le règne de Louis xiv certains officiers royaux spécialisés, comme le fameux lieutenant-général de police de Paris. Il faut encore y ajouter les armées et le commandement militaire qui, dans les places-fortes, les villes de garnison et les ports militaires, assurent aussi souvent un rôle substantiel dans le maintien de l’ordre et l’exercice d’une « bonne police » dans l’espace urbain voire au delà. Le terme « police », en renvoyant ainsi à une pluralité d’agents hétérogènes et distincts, incite à s’interroger sur les processus de circulation et les transferts de compétences au sein du « champ » policier. La nébuleuse d’agents qu’on appellera par commodité « la police » est cependant traversée par un processus de fond de professionalisation dont les signes se multiplient dans le siècle, comme l’exigence de l’exercice des fonctions policières à l’exclusion d’une autre profession. En effet, à partir du xviiie siècle, et en dépit de ce qui peut passer pour des « carences », d’une manière un peu anachronique, la police semble justement plus capable d’objectiver les outils et les techniques qu’elle mobilise, d’améliorer aussi son efficacité en réfléchissant sur ses propres pratiques, en recueillant ou en faisant partager les expériences et les initiatives de ses membres. De multiples traces de ce processus subsistent, comme la multiplication des écrits des professionnels de la police sur leurs fonctions [1]. Le cas de l’identification, qui en constitue un domaine particulier, relativement bien documenté, peut cependant contribuer à démêler l’écheveau [2]. Par identification, on entend l’ensemble des savoir-faire et des techniques développés ou utilisés par la police du xviiie siècle pour reconnaître un individu et en fixer l’identité. Sans prétendre généraliser ce domaine particulier à l’ensemble des pratiques policières, on souhaiterait ici ouvrir quelques pistes pour l’étude des savoirs policiers et administratifs au xviiie siècle (entendu dans un sens large), permettant d’observer comment et par qui est créé un savoir policier, les processus de circulation et d’appropriation dont il peut faire l’objet. On se penchera sur la nature hybride du savoir en question, puis sur les modalités de sa transmission et de sa circulation : comment d’une expérience fait-on un savoir ? Dans quels lieux se déroulent ces opérations ? Enfin, on ébauchera un portrait collectif des producteurs de savoir policier, pour tenter de répondre à cette question : y a-t-il des positions privilégiées pour jouer ce rôle ?

I – Les techniques d’identification : l’hybridation des savoirs

2L’étude de la genèse des savoirs sur l’identification diffusés au sein de la police permet d’abord de définir leurs lieux d’origine. On ne peut que remarquer la prégnance de techniques développées dans d’autres espaces, soit qu’il s’agisse d’autres champs de l’action administrative, soit qu’il s’agisse d’autres domaines du savoir.

3La police s’est ainsi inspirée d’expériences et de modèles déployés dans d’autres secteurs de l’administration en matière d’identification, au cours de « moments » particuliers de l’histoire de l’État. De ce point de vue, l’armée et la marine ont certainement joué un rôle de matrice, en se dotant de manière précoce d’instruments pour identifier à distance des effectifs humains considérables, dès le xviie et le début du xviiie siècle [3]. L’inscription maritime sous Colbert, au début du règne de Louis xiv, qui reste une période significative de dilatation de l’État, puis les contrôles des troupes dans les armées en 1716 instituent deux types de techniques promises à un bel avenir policier : l’enregistrement centralisé des identités par des agents spécialisés, l’émission de documents individuels, nécessaires pour circuler, qui font foi de l’enregistrement et qui permettent de distinguer l’individu en règle du suspect ou du déserteur [4]. À la même époque, on retrouve ces caractéristiques dans le système de registres centralisés, installé à l’Hôpital Général à Paris par l’ordonnance royale du 18 juillet 1724, et que doivent alimenter chaque mois les hôpitaux provinciaux des signalements des mendiants et des vagabonds écroués, pour pouvoir retrouver les récidivistes où qu’ils fuient [5]. Soulignons la place particulière de la Régence et des premières années du règne de Louis xv, marquées par des innovations audacieuses dans le domaine du gouvernement. Le modèle de registre centralisé qui constitue une sorte de nouveau paradigme pour l’identification pendant ces quelques années fécondes qui suivent la mort du Roi-Soleil n’en finit pas d’inspirer les responsables policiers au xviiie siècle : témoin, le mémoire rédigé en 1749 par Guillauté, un officier de maréchaussée, qui propose l’enregistrement obligatoire et régulièrement actualisé de toute la population parisienne et la délivrance à chaque individu d’un certificat d’enregistrement garantissant son identité [6]. La tabula rasa des débuts de la période révolutionnaire, propice aux grandes réorganisations, favorise la résurgence de ce type de mesures, dans le contexte de la réforme judiciaire. En 1791, Le Pelletier fait adopter par l’Assemblée Législative, avec son Code pénal, le principe de la réalisation d’un « tableau civique » sur ce modèle dans les municipalités importantes [7].

4D’autres techniques d’origine militaire ou carcérale nourrissent également les outils des policiers du xviiie siècle. Le signalement, entendu comme la description des caractéristiques physiques d’une personne, longtemps en usage dans les registres d’écrou des prisons et des galères, puis dans les armées au moins dès le xvie siècle, est ainsi importé dans le champ policier au début du xviiie siècle. Il est introduit dans les documents d’identification individuels officiels, à commencer par les passeports (où son usage est généralisé à la veille de la Révolution), ainsi que dans les procédures policières, notamment lors des interrogatoires de suspects. Ce faisant, il change de fonction. Dans les institutions militaires et carcérales, la prise du « signal » devait permettre la diffusion d’une description du fugitif en cas d’évasion ou de désertion. Désormais, la description physique écrite sur un passeport ou un certificat sert à reconnaître son porteur. Le signalement est alors devenu une technique de validation de l’identité. L’enregistrement systématique de la description physique a également pour fin ultime de rendre possible la comparaison de signalements écrits (et non plus d’un signalement avec un suspect) dans le cadre d’une correspondance accrue entre les juridictions du royaume, démultipliant ainsi d’autant les possibilités d’action à distance de la justice et de la police.

5Aussi féconde qu’elle soit, la matrice militaire n’épuise cependant pas la question des origines des savoirs policiers en matière d’identification. D’autres formes de compétences et d’expériences, touchant notamment à l’enregistrement et au contrôle des marchandises ont pu également inspirer plus discrètement responsables et agents du maintien de l’ordre : il suffit de penser aux techniques anciennes, particulièrement élaborées mais partout répandues, de contrôle de l’origine des produits ou du paiement des droits qui donnent souvent lieu à la délivrance d’un passeport pour les marchandises.

6Les emprunts ont également pu provenir directement du champ technologique ou scientifique. De manière caractéristique, c’est vers la fin du xviiie siècle que ces transferts se manifestent le plus nettement : tout en s’inscrivant dans un phénomène de rapprochement entre l’administration d’une part, et les savants et les « artistes » (inventeurs) d’autre part, qui culmine pendant la Révolution française, ces échanges révèlent la fascination alors croissante de la police envers les arts et les sciences [8]. Le modèle de passeport dit « uniforme » adopté en 1806 par Fouché, ministre de la Police générale de Bonaparte, est issu d’une longue réflexion technique inspirée dès le Directoire par l’expérience désastreuse de la falsification des assignats. Les autorités publiques avaient péché par naïveté, négligeant longtemps les capacités technologiques des faussaires. L’instigateur du projet, ancien député aux États-généraux de 1789, Bonet de Treiches, propose dès son projet initial de rendre les feuilles de passeport « infalsifiables » en adoptant un modèle inventé par lui et un imprimeur-libraire, ancien fournisseur d’assignats, doté des techniques d’imprimerie les plus avancées de l’époque (comme le stéréotypage), parfois directement reprises du papier-monnaie, comme les encres de couleur indélébiles, voire spécialement inventées par eux, tel le papier spécial inaltérable, ou encore la souche [9]. Le modèle finalement adopté par la police napoléonienne ne retient qu’une partie de ces innovations, mais le rôle des savants demeure jusqu’au bout du processus : Dubois, le préfet de police de la capitale, organise une expertise solennelle des feuilles proposées au Muséum en présence du chimiste Vauquelin et de l’imprimeur Didot [10]. Ce geste illustre le poids de l’expertise et l’attraction du modèle techno-scientifique dans une administration héritière en droite ligne des Lumières, qui se veut « éclairée » et qui fait confiance à la science pour améliorer son efficacité. Cependant, il ne faut pas forcément y voir le début d’un processus graduel de « rationalisation » qui conduirait nécessairement à la naissance de la police scientifique contemporaine : entre l’époque napoléonienne et la fin du xixe siècle, lorsque s’esquisse une nouvelle « grande alliance » entre la police et la science, telle que peuvent l’incarner un Bertillon ou un Lépine, l’appropriation policière des progrès techniques et scientifiques semble plutôt marquer le pas [11].

7Les références à la « science » apparues au cours de l’ère révolutionnaire perdurent dans les deux décennies suivantes. C’est essentiellement la technique du signalement qui les mobilise, sous des formes diverses. L’invocation de la science vise à transformer le statut de cette technique, à passer en quelque sorte d’un « art du signalement » à une véritable « technique » ou « science du signalement », à substituer à un savoir-faire une méthode réglée et certaine. Un mémoire anonyme de 1824 pour améliorer les « feuilles de signalement » affirme « que c’est par une analyse à peu près semblable, qu’en botanique, le Chevalier de Lamark (sic) et M. de Candolle ont indiqué le moyen de reconnaître assez vite parmi plus de 4 000 plantes, la première plante qui tombe sous la main, quoique le procédé n’ait pas la même forme » [12]. En l’occurrence le mémoire présente une méthode pour classer les signalements recueillis qui permet de retrouver rapidement celui d’un individu en repérant ses caractéristiques physiques les plus distinctives. La taxinomie botanique, explicitement invoquée, sert ainsi de modèle pour la démarche analytique [13]. On voit donc que les policiers recourent à diverses formes de savoirs pour organiser leurs méthodes de classement et de signalement. Risquons l’hypothèse que ces emprunts portent la marque de la vulgarisation des connaissances scientifiques ébauchées à la même époque [14]. Mais il y a plus. Dans un de ses mémoires sur les passeports, Bonet de Treiches fait le vœu qu’un naturaliste, un peintre et un sergent recruteur soient réunis pour rédiger ensemble un traité du signalement et faire accéder au rang de « science » un « art » absolument utile aux citoyens. L’invocation de Bonet peut faire sourire aujourd’hui. Mais elle ne semble peut-être pas si irréaliste à une époque où les Idéologues s’emploient à repenser les rapports entre la pensée et le biologique. De plus, elle reprend un geste typique des Lumières, qui vise à mettre par écrit un « art », un savoir-faire obscur et sans discours, apanage de quelques spécialistes, pour le transmettre et l’enseigner, à l’instar du projet encyclopédique de Diderot [15]. Même s’il n’est pas suivi d’effet, l’appel de Bonet témoigne d’une tentation « scientiste » inspirée des Lumières qui agite alors certains praticiens de la police.

8Cependant, il serait abusif de réduire les savoirs policiers en matière d’identification à une juxtaposition d’emprunts du domaine administratif ou du champ scientifique. Il faut aussi reconnaître aux préposés au maintien de l’ordre la capacité de développer leurs propres savoir-faire d’une manière relativement autonome, à partir des modèles et d’emprunts extérieurs. Cette capacité se reflète dans l’amélioration des supports matériels de l’identification. Les transformations successives des passeports, « améliorés » tout au long du xviiie siècle, illustrent les capacités policières d’invention propre et d’agrégation d’autres compétences. Le passeport, qui était depuis le Moyen Âge un acte de commandement, devient au cours du siècle des Lumières un document singulièrement composite, par l’importation de diverses techniques militaires, carcérales ou empruntées aux titres financiers. À l’intérieur de ce cadre, la place dévolue à l’identification dans ces documents était encore relativement faible au début du siècle (l’essentiel étant plutôt l’authentification de l’autorité émettrice et la définition du parcours et des protections du porteur). À partir des années 1718-1720, les passeports sont progressivement modifiés pour mieux « saisir » l’identité des personnes, avec l’introduction du signalement, et généralement de rubriques de plus en plus nombreuses pour inscrire les composantes de l’identité individuelle. Cette progression s’accélère avec le formulaire de passeport de 1792 puis les modèles uniformes de 1806, nantis d’une souche et de filigranes pour permettre le contrôle par superposition. La police ne s’est d’ailleurs pas toujours contentée de perfectionner un support existant pour l’identification : en fonction de ses besoins, elle en a créé d’autres, le livret et la carte, promis à un bel avenir. Le « livret » ou « petit cahier » a été diffusé dans le monde des métiers après la restauration des corps de métiers abolis par Turgot en 1776 [16]. Il s’agit d’une formalisation du billet de congé, un document généralement rédigé sur papier libre, que l’ouvrier devait faire signer par son patron pour le quitter, circuler et travailler légalement chez un autre maître. Dans le contexte d’une offensive des autorités corporatives, soutenues par la police, pour contrôler le marché du travail et « fixer » les « garçons » dans les ateliers, le livret vise à empêcher les fraudes, en rassemblant les congés successifs dans un même document officiel, dont les ouvriers doivent se munir auprès des autorités corporatives. Le livret, en fait un petit registre, est un support d’identification adapté pour enregistrer les mutations successives de « l’état » d’une personne sans être obligé de le remplacer – à l’inverse du passeport d’Ancien Régime, généralement délivré pour un voyage et dont la validité est assez courte (généralement une ou deux années au maximum). L’apparition des « cartes » au début de la Révolution Française s’inscrit également dans un effort de raffinement des supports de l’identification : à partir de septembre 1792, les cartes « civiques » ou « cartes de sûreté » sont peu à peu rendues obligatoires pour les habitants et les voyageurs dans les grandes villes. Ce sont des passeports en réduction (dont elles ne conservent que les rubriques d’identification), des chefs-d’œuvre de condensation, sous un format plus économique, qui rend leur distribution, leur port et leur contrôle plus aisés que celui des grandes feuilles de passeport, fragiles et onéreuses. Des couleurs sont ensuite introduites pour distinguer les catégories d’ayants-droits (cartes rouges pour les « étrangers » non résidents, cartes blanches pour les habitants, avec toute la symbolique associée). Les supports de l’identification sont ainsi progressivement transformés. Ce sont par des gestes obscurs, des cheminements souterrains que les praticiens du maintien de l’ordre améliorent eux-mêmes leurs outils. Mais la police n’est pas une institution étanche : aussi construit-elle ses savoir-faire en mêlant ses propres développements aux emprunts extérieurs, élaborant ainsi des savoirs hybrides en matière d’identification. Les explications de cette dynamique sont à chercher du côté des positions liminaires qu’occupent les policiers dans la France moderne.

II – Lieux et acteurs de la construction des savoirs

9Transferts, appropriations et construction des savoirs renvoient à une géographie particulière des producteurs de savoirs policiers. Derrière la diversité apparente des statuts, des fonctions et des itinéraires, on peut repérer quelques pistes sinon des régularités.

10« Améliorateurs », « réformateurs » ou « inventeurs », tous ceux qui sont porteurs de l’hybridation des savoirs sont eux-mêmes sinon des individus socialement hybrides, tout au moins dans des positions qui les situent à la charnière ou à la frontière de différents univers culturels voire sociaux. Nos policiers ont souvent eu plusieurs vies avant d’entrer dans la police. Cette situation est fréquente à une époque pendant laquelle la police n’est parfois qu’une étape dans un itinéraire professionnel, et une activité que l’on peut exercer concurremment avec d’autres fonctions. Cela tient au statut de la police au xviiie siècle et encore au début du siècle suivant. Elle n’est pas une création ex nihilo et elle ne peut que puiser dans d’autres « métiers » ou institutions préexistantes de ses agents. Longtemps, on est donc greffier, geôlier, secrétaire, commis aux écritures, soldat ou procureur avant d’être « dans la police ». C’est sur leurs expériences antérieures qu’ils peuvent s’appuyer pour importer des techniques d’identification : à Lille, François Casimir Pourchez a été concierge des prisons royales avant de devenir contrôleur des étrangers et de mettre son art du registre au service d’un grandiose dessein d’enregistrement total de la population de la ville en 1738 [17] ; à Bordeaux, Pudeffer, zélateur du contrôle des étrangers, a d’abord été commis au plombage des marchandises et à la confection des certificats de santé pendant la peste de Marseille [18]. C’est à la faveur de ces trajectoires sociales qu’ont pu s’effectuer des transferts décisifs du champ carcéral ou fiscal au champ policier. À d’autres niveaux, la circulation des grands commis de l’État dans l’administration royale favorise également celle des connaissances et des modèles. Certaines périodes y sont particulièrement propices, comme au début de la Régence de Philippe d’Orléans, la « polysynodie » ou l’attribution des fonctions des secrétaires d’État à des conseils spécialisés où se côtoient grands aristocrates et commis de l’État chevronnés, siégeant parfois d’ailleurs dans plusieurs conseils. Plus généralement la mobilité de la « robe du Conseil », qui forme l’armature du gouvernement royal au sein de l’appareil d’État facilite un tel brassage : le noyau d’administrateurs que l’on retrouve au Conseil du Roi à l’origine des principales mesures en faveur de l’identification rationnelle au début du règne de Louis xv partage un même passé d’intendant dans les provinces frontières pendant la Guerre de Succession d’Espagne. Le lieutenant général de police de Paris lui-même est un maître des requêtes, passé par une intendance ou le Châtelet de Paris, juridiction essentielle de la capitale après le Parlement [19].

11D’autres policiers, sans avoir participé à ces circulations, tirent profit de leur voisinage et de leurs contacts avec différents domaines de l’administration ou du savoir. Certains officiers de maréchaussée, issus de l’armée, ont pu trouver là une source d’inspiration, puisque la recherche des déserteurs constitue une de leurs activités familières. Or, l’administration militaire dispose depuis 1716 avec le système des contrôles des troupes d’un système inégalé pour identifier ses déserteurs à travers tout le royaume. Elle sert ainsi de modèle dans cette matière : il n’est pas étonnant de voir les projets de registres les plus ambitieux provenir d’officiers comme Guillauté et Cordier de Perney, tous deux employés dans des compagnies prévôtales. Pendant la Révolution, l’ex-Conventionnel Bonet a su faire fructifier son expérience de représentant en mission et sa familiarité avec les techniques acquise probablement dans la surveillance des manufactures en Haute-Loire et en Ardèche pour élaborer son modèle de passeport uniforme. Dans certains cas comme celui de Guillauté, il faut prendre en compte l’influence d’une véritable culture technique et mathématique : spécialiste de génie militaire, il a présenté à l’Académie des Sciences un modèle de pont militaire qui est publié dans l’Encyclopédie[20]. Il est rare que les policiers transposent purement et simplement des technologies extérieures. En revanche, les expériences professionnelles et les apprentissages antérieurs, notamment scientifiques, peuvent constituer des facteurs favorables à l’importation dans le champ policier d’autres habitus professionnels. Cette importation est aussi permise par l’absence d’une école policière unificatrice. Elle vient s’inscrire sur une sorte de blanc, de vide qui rend les policiers relativement plastiques et malléables. Une formation forte rigidifierait les techniques et empêcherait les transferts de techniques ou de façons de faire.

12Outre une position liminaire ou une trajectoire qui les place à l’intersection de plusieurs mondes, les « passeurs » et les « réformateurs » occupent souvent une situation intermédiaire dans leur hiérarchie, qui en fait des agents distingués des simples subalternes mais soucieux de reconnaissance et d’ascension sociale. Dans l’histoire de la police du xviiie siècle et au delà, le développement et la défense des techniques d’identification rationnelle a plus particulièrement servi des stratégies de promotion de certains types d’agents policiers. Dans de nombreuses villes du royaume, les responsables du maintien de l’ordre, confrontés à une mobilité accrue et à la pauvreté, ont contribué à réformer à des degrés divers les polices urbaines, dans un processus de réforme dont le contrôle des « étrangers » et la police de l’accueil ont été le moteur principal. Le développement de ces fonctions, en particulier avec l’apparition d’agents nouveaux chargés de « contrôler » les étrangers et de surveiller plus finement l’espace urbain, a représenté une opportunité pour des individus obscurs. Avec la multiplication des registres, c’est toute un partie du travail de la police qui se trouve transformée et demande des compétences nouvelles. Les préposés à ces tâches sont d’autant plus enclins à « améliorer » ces techniques, à faire reconnaître leur savoir-faire auprès de leurs supérieurs ou protecteurs (rappelons le rôle des intendants Boucher puis Tourny à Bordeaux en ce domaine pour la famille Pudeffer), qu’ils espèrent renforcer leur rôle dans la police urbaine : leur position demeure parfois encore fragile par les oppositions qu’elle suscite, comme le prouve à Lille la fuite du commis aux étrangers Pourchez après l’émeute provoquée par son projet d’enregistrement de la population en 1739, mais aussi parce que leur fonction ne se coule pas dans les structures policières traditionnelles, plus proches de la justice que de l’administration [21]. En conséquence il s’agit de faire valoir le rôle structurant de l’identification dans le maintien d’une « bonne police » dans la ville : c’est ainsi que se comprend le mémoire du préposé à cette tâche à Strasbourg, Windholz, sollicité pour la réforme de la police en 1781 [22]. Pour d’autres comme Guillauté, il y a l’espoir de se voir nommer à la tête du système d’identification proposé. Sous la Restauration, les inventeurs de méthodes de signalement attendent de leurs supérieurs une reconnaissance : le dossier du gendarme Millot, auteur d’un dictionnaire des signalements, soutenu par son colonel, a ainsi été préparé en vue d’une promotion. La défense des techniques d’identification mêle à la fois la stratégie d’ascension personnelle et la promotion d’une certaine conception de la police dont sont porteurs ces nouveaux agents.

13Dans ce contexte de lutte pour l’imposition de procédures d’identification rationnelles, le modèle de la « science » ou sa simple invocation, est alors parfois instrumentalisé. Les « inventeurs » policiers tâchent en fait de faire accepter leurs innovations par leurs collègues ou leur hiérarchie (qu’ils jugent plus sensible à ces arguments) en s’appuyant sur l’autorité du savoir scientifique ou celle du progrès technique, en particulier à la fin du xviiie siècle et au début du siècle suivant. Cependant, l’argument du progrès contre l’archaïsme est réversible : il n’est pas rare de voir les projets repoussés, précisément au nom de « l’ignorance » des hommes de terrain, jugés incapables de les utiliser, comme pour les « feuilles de signalement » sous la Restauration. En effet, l’appropriation des savoirs par les policiers est indissolublement liée aux formes d’objectivation et aux supports de ces savoirs.

III – Objectivation, transmission, circulation

14Les processus de circulation et de transmission du savoir au sein des forces de police ont laissé des traces que l’on peut repérer. Il convient d’abord de distinguer ce qui relève d’une circulation interne dans une force de police, de formes de circulation plus vastes entre des institutions policières différentes. Un préalable commun demeure : l’existence de tentatives pour objectiver les techniques et les savoir-faire policiers, dans une mise en écriture qui est une condition nécessaire pour leur diffusion et à leur transmission, pour transformer en quelque sorte des expériences en savoirs. Ce phénomène sensible au xviiie siècle recoupe en fait plusieurs types de pratiques distinctes.

15Signalons d’abord l’existence de modes de transmission des compétences, probablement dominants encore longtemps, fondés sur l’apprentissage par la pratique, sous la houlette des aînés ou d’instructeurs. Loin d’être immobiles, ils sont en train de se transformer : des formes nouvelles apparaissent, qui ne se confondent pas avec l’apprentissage « insensible », vilipendé par les pédagogues des Lumières, dans lequel la transmission s’effectue presque imperceptiblement, opérée par un aîné qui n’est même pas conscient des savoirs qu’il transmet. Pascal Brouillet a ainsi mis en évidence le rôle d’une unité particulière au sein de la Prévôté d’Île-de-France, la « brigade majore » basée à Paris, où sont incorporées les recrues, avant d’être envoyées dans les brigades environnantes [23]. Ici se joue toute une circulation souterraine des savoirs qui se dérobe souvent à l’historien. En matière de signalement, qui relève du savoir-faire par excellence, et dont on a souligné l’absence de « méthode » écrite, la comparaison du lexique et des modèles utilisés dans les armées, dans trois régiments différents en 1722 et en 1776 n’a pas révélé une convergence ou une homogénéisation, mais bien au contraire l’existence de « styles » régimentaires distincts, qui se perpétuent (tout en évoluant) d’une époque à l’autre : c’est peut-être l’indice de traditions régimentaires en matière de signalement, transmises entre majors et aides-majors successifs. Dans la maréchaussée d’Île-de-France, l’étude des signalements dressés pendant une année donnée (1784) par un groupe d’officiers et de sous-officiers montre que de légères variations subsistent, mais le respect de l’ordre des catégories dans la plupart des cas est frappant, suggérant fortement une discipline commune et l’existence d’un modèle partagé, que l’on peut mettre en relation avec la documentation citée plus haut [24].

16On repère ensuite des tentatives « par le bas » d’agents isolés pour objectiver leurs propres pratiques, pour les décrire ou les améliorer. Ce phénomène n’est pas limité aux questions d’identification : il s’inscrit dans un mouvement plus vaste au cours du xviiie siècle qui conduit à la production accrue de ces « mémoires » par les policiers, de leur propre initiative, sous les sollicitations de leurs supérieurs parfois, ou pour répondre à des conflits avec d’autres instances [25]. Cette littérature aborde régulièrement la question de l’identification des personnes en liaison avec d’autres enjeux, notamment quand elle considère le problème du contrôle de la mobilité et l’accueil des migrants dans l’espace urbain. Mais il existe aussi des mémoires exclusivement ou majoritairement consacrés aux techniques d’identification et de reconnaissance, dont on peut distinguer plusieurs types, selon la finalité attribuée à ces procédés. Une première famille de projets porte sur de simples « améliorations » des techniques existantes, comme le texte de Bonet de Treiches sur les passeports uniformes sous le Directoire, ou encore les mémoires sur les feuilles de signalement sous la Restauration. D’autres mémoires sont porteurs d’ambitions beaucoup plus vastes, totalisantes au point que l’on puisse les qualifier d’« utopies policières ». Les projets d’un Guillauté, déjà cité, ou de Cordier de Pernay, sous couvert d’une « réforme de la police du royaume » ou de la maréchaussée, envisagent de mettre la police à la tête de gigantesques registres d’identification de la population, qui, au delà de leur intérêt sécuritaire, fourniraient au gouvernement l’information statistique nécessaire à son action. Ces auteurs font ainsi de la police, pourvue de moyens d’identification colossaux, l’œil et la colonne vertébrale de l’État monarchique régénéré. D’autres projets prolongent cette ambition pendant la Révolution puis le Consulat [26]. Au sein de la panoplie des techniques policières, l’identification est ainsi parée d’une importance nouvelle au cours du xviiie siècle. Mais les textes sur l’identification ne correspondent pas à un processus cumulatif. La rédaction des mémoires scande plutôt une série de « moments » qui correspondent à des crises ou à des périodes de croissance de la police : la Régence de Philippe d’Orléans, la hantise de la « question sociale » et l’offensive libérale contre la police dans les années 1750-1770, l’époque révolutionnaire puis consulaire, la crise du système du signalement au début de la Restauration, victime paradoxale du succès de la centralisation du système judiciaire depuis Napoléon [27].

17À ces agents qui tentent de faire remonter de la base vers le sommet leurs expériences ou leur réflexion, s’opposent d’autres formes de circulation, dirigées en sens inverse, soutenues par l’institution. La police multiplie ainsi les circulaires qui accompagnent les grandes ordonnances et déclarations royales, dont l’application semble plus minutieusement organisée au xviiie siècle. Les ordonnances de 1718 et surtout de 1724 sur les mendiants et les vagabonds sont accompagnées d’instructions pour les forces préposées aux arrestations et au « traitement » des détenus dans tout le royaume, qui synthétisent les techniques existantes en matière d’identification (formulaires de signalement, tenue des registres, expédition des passeports, mais aussi règles à suivre pour opérer les arrestations) [28]. Les grandes ordonnances sur la maréchaussée comme celle de 1778 peuvent également jouer elles-mêmes ce rôle propédeutique, puisque ces documents constituent souvent pour les agents royaux les seuls textes de référence. En réalité c’est toute un littérature grise faite de circulaires et de lettres qui se multiplie au cours du siècle par lesquels les savoir-faire tendent à se diffuser au sein des organismes policiers, comme le montrent par exemple la correspondance (imprimée) entretenue par les lieutenants généraux de police Sartine et Lenoir avec les syndics des commissaires du Châtelet dans la capitale dans les années 1760-1770 et qui joue ce rôle pédagogique [29]. La maréchaussée s’illustre également avec l’existence dans la compagnie d’Île-de-France d’une Correspondance hebdomadaire (…) de la Maréchaussée à partir des années 1770 : il s’agit d’une brochure imprimée diffusée auprès des brigades et qui contient les signalements des individus arrêtés et de suspects recherchés [30]. Encore conviendrait-il de ne pas généraliser ce qui ne constitue peut-être que de brillantes exceptions : les organismes aussi numériquement importants que la police parisienne et ses 48 commissaires ou la Prévôté de l’Ile et ses brigades sont rares à l’échelle du royaume. On retrouve cependant le goût propre aux Lumières du « tableau » dans la diffusion caractéristique au sein des polices urbaines de modèles de formulaires imprimés, notamment en liaison avec les innovations de la police de l’accueil : le développement des mesures d’enregistrement des migrants et des voyageurs se double de la création de « bulletins » individuels à remplir (comme à Lille), ou encore de registres de voyageurs dont les responsables policiers tentent d’imposer la tenue selon des normes rigoureuses aux aubergistes et aux logeurs ou encore aux consignes des portes de ville. Même dans des polices urbaines numériquement plus restreintes, les efforts pour diffuser l’information en recourant à l’écrit, à l’imprimé et au formulaire sont manifestes. Ces pratiques écrites, dont la fréquence semble augmenter au cours du xviiie siècle, représentent un des indices de la professionnalisation des forces de police qui s’esquisse alors.

18Enfin, les différents modes de circulation mis en évidence ne s’excluent pas nécessairement. Les « inventeurs » et les « réformateurs » qui synthétisent leurs expériences n’hésitent pas à joindre à leurs mémoires explicatifs des documents qui doivent permettre l’apprentissage des techniques par les autres policiers. Le cas des projets d’amélioration des feuilles de signalement l’illustre bien : le gendarme Millot comme l’auteur resté anonyme du mémoire de 1824 ont rédigé un dictionnaire qui recueille tous les éléments de signalement possibles, un outil pratique destiné à leurs collègues. Il s’agit d’ailleurs moins d’un manuel ou traité systématique que d’un répertoire. Les projets les plus achevés comme ceux de Pudeffer pour le contrôle des étrangers à Bordeaux (1747), ou de Guillauté (1749) proposent également de nombreux modèles de formulaires d’identification destinés à être imprimés, anticipant la diffusion de leurs systèmes auprès des autres agents [31]. Les circulaires et les projets de réforme « d’en haut » n’ignorent pas non plus toujours l’expérience de la base. La compagnie des commisssaires de police rédige ainsi en 1724 un document qui est à la fois une critique de la force concurrente des inspecteurs de police et un projet de réforme du contrôle des chambres garnies, qui s’inscrit dans les efforts du lieutenant général de police pour transformer la police des étrangers dans la capitale [32]. À Strasbourg, lors de la réforme de la police lancée en 1781, le Préteur royal consulte, outre les anciens ammeistres (magistrats de police), des agents de rang intermédiaire comme Windholtz, simple « préposé à la police » [33].

19Aux circulations internes, verticales, s’opposent d’autres modalités d’échange et de diffusion, horizontales, entre des pôles policiers distincts. On a souligné plus haut la diversité des acteurs de la police sous l’Ancien Régime, qui ne se dément pas après la Révolution, dans le « monde des polices », même si la Gendarmerie Nationale est unifiée en 1791 [34]. Sous l’Ancien Régime les échanges entre les polices semblent rares et ponctuels. Un policier lyonnais propose ainsi aux capitouls de Toulouse un fichier de criminels de son invention [35]. Les exemples de réflexion sur les pratiques d’autres lieux existent parfois, comme la discussion de l’implantation d’agents pour la police de l’accueil sur l’exemple parisien, que l’on retrouve à Bordeaux ou encore à Strasbourg (1781-1782) [36]. L’Empire et les guerres napoléoniennes ont à leur tour mis en place d’autres emprunts, d’État à État cette fois : le modèle du passeport uniforme napoléonien a ainsi été adopté par certaines principautés de la Confédération du Rhin [37].

20Au total, les circulations sont à la fois fréquentes et diverses dans leurs modalités. Elles restent difficiles à saisir, malgré une tendance plus nette à l’objectivation des compétences et des techniques policières, à la progression des formulaires et des circulaires imprimés qui diffusent des modèles cognitifs et pragmatiques. La production de textes manuscrits ou imprimés dissimule aussi d’autres formes de transmission, comme l’apprentissage et la formation « sur le tas », ou à l’inverse une intertextualité complexe dont la littérature des concours académiques, lieu de rencontre des élites locales éclairées et creuset pour les expériences administratives et scientifiques, peut donner une idée [38].

21Ainsi s’impose l’image de l’identification comme un savoir policier hybride, qui résulte tout à la fois d’un agrégat de techniques importées d’autres champs que de savoir-faire minuscules sédimentés. On trouve ces savoirs en quelque sorte « cristallisés » ou « précipités » pour filer la métaphore chimique à des moments précis, dans des mémoires, parfois des textes réglementaires, qui signalent finalement des phases de transformation de la police mais aussi des luttes au sein du « champ » policier lui-même, dans lesquelles la question de l’identification a été instrumentalisée. Insistons également sur les écarts entre les forces de police : la police de la capitale, développée précocement, n’est pas celle de la France, et la maréchaussée a de forts tropismes que l’on a soulignés. Les polices des villes provinciales évoluent aussi à leur propre rythme [39]. L’hybridation et l’éclectisme relatif des références tiennent à la diversité des trajectoires antérieures des policiers, à leur pluriactivité, au caractère « ouvert » d’un « métier » qui n’en est pas encore vraiment un et qui ne peut être défini par un contenu précis. Les savoirs policiers perdent ce caractère ouvert, à mesure que la police devient un métier autonome, créateur de ses valeurs et de ses normes propres. C’est ainsi que les policiers inventent les « métiers de police ».

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Mots-clés éditeurs : policiers, formation, savoirs, mémoires, maréchaussée, Paris, expertise, identification, police

Date de mise en ligne : 24/02/2009

https://doi.org/10.3917/rhsh.019.0091

Notes

  • [1]
    L’identification de ces textes est un des objectifs du programme CIRSAP. Plusieurs de ces documents ont fait l’objet d’une publication : Milliot, 2006.
  • [2]
    Cf. Caplan, Torpey, 2001, première synthèse sur la sociologie historique de l’identification ; depuis d’autres travaux ont été publiés : Piazza, 2004, sur la carte d’identité en France ; Groebner, 2007, pour la fin du Moyen Âge et le début de la période moderne ; on se permet de renvoyer pour l’Ancien Régime français à Denis, 2008. On mesurera l’ampleur des acquis de la recherche depuis une décennie dans les ouvrages collectifs récents : Piazza, Crettiez, 2006 ; Noiriel, 2007.
  • [3]
    Sur les « outils étatiques d’identification à distance » et leur rôle dans la construction de l’État, on renvoi à Noiriel, 2001.
  • [4]
    Corvisier, 1968 ; Captier, 1907.
  • [5]
    Gutton, 1971 ; Schwartz, 1988 ; Denis, 2008.
  • [6]
    Seznec, 1974.
  • [7]
    Lascoumes, Noël, Poncela, 1989 ; Denis, 2008.
  • [8]
    Gillipsie, 1974 et 2004 ; Brian, 1994. Cf. aussi dans ce numéro la contribution de Vincent Milliot.
  • [9]
    Mémoire théorique et pratique sur les moyens d’assurer la police des passeports dans toute la République, An vii, Archives Nationales, F7 4283.
  • [10]
    Archives Nationales, F7 4218.
  • [11]
    Sauf dans le domaine de la médecine légale, il est vrai anciennement liée à la police et à la justice, cf. Henry, 1984 ; Porret, 1998 ; Chauvaud, 2000 ; Bertherat, 2002.
  • [12]
    Archives Nationales, F7 9797.
  • [13]
    Cf. aussi Guillo, 2006.
  • [14]
    Chappey, 2004.
  • [15]
    Certeau, 1990.
  • [16]
    Kaplan, 2001.
  • [17]
    Denys, 2002, 348.
  • [18]
    Denis, 2008, 130.
  • [19]
    Williams, 1979.
  • [20]
    Seznec, 1974.
  • [21]
    Denys, 2002.
  • [22]
    Denis, 2006b.
  • [23]
    Brouillet, 2006.
  • [24]
    Denis, 2008.
  • [25]
    Cf. Milliot, 2006, 15-41.
  • [26]
    Denis, 2008.
  • [27]
    L’envoi dans tous les départements des « feuilles de signalement » des individus recherchés a submergé les postes de police de ces documents, qui s’accumulent sans classement et ne peuvent plus être utilisés.
  • [28]
    BNF, Fonds Joly de Fleury, Ms 1424.
  • [29]
    Archives Nationales, Y 13278.
  • [30]
    Correspondance hebdomadaire de l’inspecteur de la Maréchaussée de l’Isle de France avec messieurs les commandants des brigades, BNF, F-23738 (année 1777) ; puis Extrait de la correspondance de la Maréchaussée, BNF F-2613-2617 et F-5047 (années 1785-1790).
  • [31]
    Millot, 2006.
  • [32]
    Millot, 2000, 39-40. Cf. aussi le projet de réforme du contrôle des chambres garnies de 1724 Propositions pour la sûreté publique dans les papiers du Procureur général du Parlement de Paris, dont l’auteur est anonyme, mais probablement policier (cité in Millot, 2000, 41).
  • [33]
    Denis, 2006b.
  • [34]
    L’expression est de Jean-Marc Berlière. La « nationalisation » de la police ne date que de 1941.
  • [35]
    Castan, 1980, 178.
  • [36]
    Denis, 2006a et 2006b.
  • [37]
    Archives Nationales, F7 4279.
  • [38]
    La réflexion sur les techniques d’identification traverse ainsi les mémoires du concours de l’Académie de Châlons-sur-Saône sur les mendiants, que rédigent magistrats, hommes de loi, militaires, prêtres ou administrateurs : ces mémoires, en s’inspirant d’expériences locales, françaises ou étrangères (Pays-Bas), pour certains publiés à nouveau ou discutés au moment des États-généraux de 1789 et des débats de la Constituante sur le paupérisme, participent de cette mise en circulation. Cf. Denis, 2008.
  • [39]
    Denys, 2002 ; Laffont, 1999.

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