Notes
-
[1]
Cf., entre autres, Karady, 1974 ; Mucchielli, 1998.
-
[2]
Besnard, 1981.
-
[3]
Rasmussen, 1995.
-
[4]
Nous reprenons les catégories élaborées par Victor Karady dans son article de 1979 qui reste une référence pour analyser l’émergence institutionnelle de la sociologie en France (Karady, 1979).
-
[5]
Né en 1869, fils d’un professeur d’économie politique, René Worms cumule les distinctions et réussites scolaires : normalien, agrégé de philosophie et de sciences économiques, il sera docteur ès-lettres, puis docteur en droit et, enfin, docteur en sciences. Il fera carrière au Conseil d’État où il rentre en 1894,
-
[6]
ais il enseignera la sociologie et l’économie politique dans l’enseignement supérieur, privé et public. Il sera même remplaçant de Bergson au Collège de France en 1909-1910.
Il faut signaler les travaux anciens de Terry N. Clark (1967, 1973, 2005) et ceux de Roger L. Geiger (1972, 1981). Laurent Mucchielli (1998) consacre un court chapitre à Worms dans La découverte du social. Plus récemment, la carrière administrative de René Worms a été partiellement étudiée par Rachel Vanneuville (2003). La question de l’organicisme de René Worms a été récemment abordée par Daniela Barberis (2003) et François Vatin (2005). Il faut ajouter que la recherche est entravée par la question des archives. Les archives privées de René Worms retrouvées récemment par Frédéric Audren, que nous remercions ici de bien avoir voulu nous les procurer, sont en effet très parcellaires, la plupart des documents ayant été perdus lors de la Seconde Guerre mondiale du fait des nazis. -
[7]
Geiger, 1981, 354.
-
[8]
En dehors des revues leplaysiennes que sont La Réforme Sociale fondée en 1881 et La Science Sociale en 1886 (Kalaora, Savoye, 1989).
-
[9]
L’absence d’archives conséquentes ne permet pas de reconstituer, en particulier à travers la corres-pondance, le réseau social, en particulier dans sa dimension internationale, dont dispose René Worms.
-
[10]
La page de garde du premier numéro de la Revue Internationale de Sociologie donne les indications suivantes : John Lubbock, membre du Parlement britannique et de la Société Royale de Londres ; Carl Menger, professeur à l’Université de Vienne ; Edward B. Tylor, membre de la Société royale de Londres ; Albert Schaëffle : ancien ministre, directeur de la Zeitschrift für gesammte Staatswissenschaft à Stuttgart.
-
[11]
Geiger, 1981, 349.
-
[12]
Cf. Worms, 1893.
-
[13]
Geiger, 1981, 350.
-
[14]
On retrouve Maxime Kovalewsky, Jacques Novicow et Alessandro Groppali auxquels s’ajoute le professeur de droit positiviste italien Francesco Cosentini.
-
[15]
À cet égard, on peut remarquer que, lorsque Victor Karady mesure et compare, uniquement à travers les recensions d’ouvrages et selon les langues de ceux-ci, la dimension internationale des revues sociologiques de l’époque, en particulier L’Année Sociologique et la revue de Worms, il ne prend pas en compte les spécificités éditoriales de cette dernière au regard de cette question de l’ouverture extra-nationale (Karady, 1974, 105).
-
[16]
Faure, 1893.
-
[17]
Cf. respectivement les articles : 1897, « Informations », Revue Internationale de Sociologie, 3, 239-240 ; 1904, « Informations », Revue Internationale de Sociologie, 7, 490 ; 1912, « Information », Revue Internationale de Sociologie, 10, 653.
-
[18]
L’éditeur P.V. Stock publie une « Bibliothèque de sociologie » à partir de 1895, mais cette collection est largement consacrée à des ouvrages socialistes ou anarchistes.
-
[19]
La première collection publie des formats in-8, tandis que la seconde se consacre aux formats in-18.
-
[20]
Ce doctorat soutenu en 1895 en Sorbonne avait été, si l’on en croit une lettre de Durkheim à Mauss datant de 1894, « recalé » une première fois (Durkheim, 1998, 35-36).
-
[21]
Les deux premiers sont secrétaires de la rédaction de la Revue Internationale de Sociologie tandis que le suivant est secrétaire de la Société de sociologie de Paris. Ils publient respectivement, dans les collections de Worms : Science sociale et démocratie (1900), L’économie politique et la sociologie (1910) et L’évolution de la fortune de l’État (1913).
-
[22]
Sur cette notion, on renvoie au travail de Gisèle Sapiro sur l’importation de la littérature hébraïque en France (Sapiro, 2002).
-
[23]
Mosbah-Natanson, 2007.
-
[24]
Mucchielli, 1998, 145.
-
[25]
Geiger, 1981, 348.
-
[26]
Extrait tiré d’un document de quatre pages de présentation de l’Institut international de sociologie qui est très probablement la reproduction d’un texte de 1893 ou 1894 et qui est tiré des archives privées de René Worms.
-
[27]
« Ses statuts ont été inspirés par ceux d’associations analogues, l’Institut de Droit International, et l’Institut International de Statistique », page 2 du document cité dans la note précédente. Le premier a été fondé en 1873 en Belgique, le second, qui s’inscrit dans la suite des premiers congrès internationaux de statistique tenus à partir de 1853, a été fondé en 1885 (Brian, 2002).
-
[28]
Cf. l’article 3 des statuts de l’Institut « Il se réunit chaque année en Congrès, dans une ville choisie successivement dans les différents pays. (…) ».
-
[29]
Sur les colloques et les thématiques abordées dans ceux-ci, cf. l’article d’U. Schuerkens (1996).
-
[30]
La composition des Bureaux est tirée, pour le premier, du Tome i des Annales de l’Institut International de Sociologie publié en 1895 chez Giard et Brière, et, pour le second, du tome vii publié en 1902.
-
[31]
Encore une fois, il faut noter, qu’en l’absence d’archives, on ne dispose pas d’informations sur les conditions d’adhésion ou de recrutement des différents membres et associés de l’Institut. Les Actes des Congrès, s’ils indiquent la profession et le pays d’origine des différents membres, n’indiquent ainsi pas non plus les parrainages éventuels de ceux-ci.
-
[32]
Roger Geiger insiste, dans son article de 1981, sur le faible nombre de « sociologues » ou de professeurs de sociologie membres de l’Institut. Cette remarque est assez problématique puisque, la nouvelle discipline étant en voie d’institutionnalisation dans la plupart des pays considérés, ce sont des universitaires investis initialement dans d’autres disciplines qui s’investissent dans la sociologie (à ce compte, les durkheimiens eux-mêmes ne seraient que bien peu « sociologues »).
-
[33]
Cuin, Gresle, 1996, 75.
-
[34]
Mucchielli, 1998, 149.
-
[35]
Cuin, Gresle, 1996.
-
[36]
Worms, 1913, 72-73.
-
[37]
Schlanger, 1992.
-
[38]
Geiger, 1981, 359.
-
[39]
Cuin, Gresle, 1996, 74.
-
[40]
Crawford, et al., 1992 ; Rasmussen, 1995.
-
[41]
Crawford, et al., 1992, 15.
-
[42]
Rasmussen, 1995.
-
[43]
Brian, 2002.
-
[44]
Kaluszynski, 1989.
-
[45]
Rasmussen, 1989, 23.
-
[46]
Brian, 2002, 39.
-
[47]
Ibid.
-
[48]
Clark, 1973 ; Desrosières, 2000.
-
[49]
Karady, 1986.
-
[50]
Cuin, Gresle, 1996, 74.
-
[51]
Il faudrait examiner avec plus de précision le rapport ambivalent de René Worms à l’institution universitaire, le jugement de Cuin et Gresle nous semblant devoir être nuancé.
-
[52]
Le Van-Lemesle, 2004.
-
[53]
Il dispense ainsi un cours libre de sociologie à la Faculté de droit de Paris à partir de 1910 (document manuscrit comptable, Archives privées de René Worms).
-
[54]
Weisz, 1983.
-
[55]
À cet égard, on peut remarquer que les lieux d’enseignement de la sociologie pour Worms et pour Durkheim ne sont pas neutres du point de vue de la conception de la sociologie qu’ils se font, le premier privilégiant des institutions plus centrées sur des formations pratiques (juridiques, économiques), tandis que le second conçoit son enseignement de la nouvelle discipline dans le cadre des enseignements philosophiques et pédagogiques.
-
[56]
La Société de sociologie de Paris, dont il n’est pas possible ici de dresser un portrait, se caractérise aussi par le faible nombre de participants universitaires et s’inscrit donc à l’inverse du mouvement des sociétés scientifiques de la période où les universitaires spécialistes remplacent progressivement les gentlemen-amateurs (Fox, 1980).
-
[57]
« Un congrès international à la fin du xixe siècle opère donc de manière analogue à l’Académie des sciences de Paris à la fin du xviiie siècle, mais dans un monde où la légitimité des activités scientifiques ne procède toutefois plus de la protection d’une monarchie particulière, mais de l’existence d’un système d’États-nations » (Brian, 2002, 39).
-
[58]
Roche, 1988.
-
[59]
Clark, 1967.
-
[60]
Geiger, 1981, 354.
-
[61]
Ibid.
-
[62]
Ibid., 355. Toutefois, ces constats doivent être considérés avec précaution. D’une part, d’un point de vue historiographique, la difficulté pour évaluer aussi bien les Annales de l’Institut International de Sociologie que la Revue Internationale de Sociologie réside dans la comparaison inévitable avec L’Année Sociologique. Une telle comparaison entre l’entreprise théorique de fondation épistémologique de la sociologie des durkheimiens et les travaux divers publiés par les organes de Worms fait évidemment res-sortir l’absence de cohérence de ces derniers. D’autre part, on pourrait rappeler qu’une telle entreprise consensuelle continue un siècle plus tard d’être problématique, le pluralisme théorique et méthodologique s’étant imposé comme une des caractéristiques de la discipline (Passeron, 2006). Il apparaît donc relative-ment paradoxal de reprocher à Worms de n’avoir pas réussi, alors que la discipline était balbutiante, à accomplir une unification à laquelle les sociologues contemporains ont renoncé. De plus, il faut remarquer que, sur un plan théorique, les discussions et débats organisés par Worms dans ses différents organes sociologiques ont joué un certain rôle dans la fondation de la discipline. Ainsi, le iiie Congrès de l’Institut international de sociologie a permis par exemple d’écarter l’organicisme comme fondement théorique de la sociologie. Les premières discussions sur les rapports entre sociologie et marxisme ont aussi eu lieu aussi bien dans les Congrès que dans le cadre de la Revue Internationale de Sociologie (Geiger, 1972).
-
[63]
Worms, 1903-1907.
-
[64]
Certains de ses collaborateurs, en particulier René Maunier, ont, quant à eux, franchi le pas de la recherche spécialisée et ont produit des travaux sociologiques de qualité, ce que l’historiographie, trop longtemps marquée par une forme de « durkheimocentrisme », commence à reconnaître. On peut aussi noter qu’après la Première Guerre mondiale, Maunier collaborera à la fois aux publications du réseau de Worms et du réseau durkheimien.
-
[65]
Durkheim, 1987, 106.
-
[66]
Cuin, Gresle, 1996, 74.
-
[67]
Berthelot, 1991.
-
[68]
Durkheim critique très tôt les initiatives éditoriales de Worms, affirmant ainsi que lancer une revue sociologique, alors que la discipline est encore peu développée, est « prématurée » (Durkheim, 1895a). Par la suite, les durkheimiens ne participeront pas aux différents organes wormsiens, choisissant d’ignorer institutionnellement leur concurrent.
-
[69]
Pour une première bibliographie sur Durkheim et le durkheimisme, on renvoie au travail de Ph. Steiner (2005b).
-
[70]
Cf., entre autres, Karady, 1976, 1979 ; Besnard, 1983 ; Mucchielli, 1998.
-
[71]
Sur la fondation de L’Année Sociologique, on peut consulter, entre autres, les articles Ph. Besnard (1979, 1998).
-
[72]
Comparant les différents groupes de sociologues à travers leurs revues respectives, Victor Karady établit ainsi que le groupe formé par les collaborateurs de L’Année Sociologique est celui qui bénéficie de la plus large notoriété internationale (Karady, 1974, 90).
-
[73]
Besnard, 1983.
-
[74]
Durkheim, 1987.
-
[75]
« (…) il existe une sociologie générale qui a pour objet d’étudier les propriétés générales de la vie sociale. C’est cette science, à vrai dire, qui est d’origine récente et qui date vraiment de notre siècle. C’est d’elle que relèvent les travaux de Comte, de Schaëffle, de Spencer, de Lilienfeld, de Le Bon, de Gumplowicz, de Siciliani, etc. » (ibid., 213-214).
-
[76]
Ibid.
-
[77]
Karady, 1976, 270.
-
[78]
« M. Schaëffle commence, il est vrai, par poser en principe que la société n’est pas une simple collection d’individus, mais un être qui a sa vie, sa conscience, ses intérêts et son histoire. D’ailleurs cette idée, sans laquelle il n’y a pas de science sociale, a toujours été très vivante en Allemagne et n’y a guère subi d’éclipses que pendant le court moment où l’individualisme kantien a régné sans partage. L’Allemand a le sentiment trop profond de la complexité des choses pour qu’il puisse se contenter aisément d’une solution aussi simpliste. La théorie qui rapproche la société des êtres vivants devait donc être bien accueillie de l’Allemagne, car elle lui permettait de se rendre plus sensible à elle-même à une idée qui lui était chère depuis longtemps » (Durkheim, 1987, 97).
-
[79]
Ibid, 109.
-
[80]
Ces références étrangères se retrouvent aussi dans les ouvrages sociologiques centraux de Durkheim. Sans rentrer dans un examen approfondi des sources de celle-ci, on peut remarquer que les ouvrages du sociologue sont construits autour d’une majorité de références à des travaux étrangers. Les deux exemples que constituent la Division du travail social publié en 1893 et les Formes élémentaires de la vie religieuse permettent d’illustrer ce fait ainsi que l’évolution de l’univers de références de Durkheim, l’influence allemande des années d’apprentissage laissant peu de la place à l’anthropologie religieuse anglaise selon Victor Karady (1979, 1988). Dans le cas des Règles de la méthode sociologique, ouvrage d’abord publié sous forme d’articles, les deux auteurs de référence sont Spencer et Comte, suivis par Mill, Hobbes et Bacon (Mucchielli, 1995b, 18).
-
[81]
Karady, 1979, 73.
-
[82]
Ibid., 70.
-
[83]
Karady, 1974, 105.
-
[84]
Steiner, 2005a, 96.
-
[85]
Charle, 2003.
-
[86]
Digeon, 1959.
-
[87]
Les transformations institutionnelles de l’université se sont aussi inspirées de l’exemple allemand, avec l’exemple du séminaire de recherche (ibid. ; Karady, 1986).
-
[88]
Dans ses lettres à Marcel Mauss, Durkheim explique et apprécie ses rapports avec ces trois auteurs étrangers (Durkheim, 1998). Il en ressort que le sociologue est généralement déçu par les textes qu’il obtient de ceux-ci. On peut ainsi y voir une des raisons pour lesquelles il préfère ne publier que ses collaborateurs.
-
[89]
Comme on l’a dit, il faut aussi noter que les mémoires sont écrits par des membres du groupe, sauf pour un. Il ne s’agit donc pas d’une exclusion des auteurs étrangers en tant que tels, mais des auteurs non-durkheimiens en général.
-
[90]
Lepenies, Weingart, 1983.
-
[91]
Texte contemporain de la publication des Règles de la méthode sociologique, Règles dans lesquelles on ne trouve pas d’historique de la sociologie, malgré la présence des « deux éminents et encombrants prédécesseurs » que sont Spencer et Comte (Mucchielli, 1995b, 19).
-
[92]
Ibid., 27.
-
[93]
Durkheim disqualifie intellectuellement le travail des deux premiers groupes sans aucune nuance pour longuement développer sa méthode objective, la « meilleure » pour faire avancer la sociologie. Pour Letourneau, il assimile son travail à une collection de faits aux sources douteuses et qualifie sa sociologie de « simpliste » (Durkheim, 1975, 80). Pour Tarde, il est encore plus explicite : « d’un autre point de vue, la théorie de Tarde apparaît, en revanche comme la négation même de la science. Elle place en effet l’irrationnel et le miracle à la base de la vie et, par conséquent de la science sociale » (ibid., 86).
-
[94]
« Si la France a été l’un des premiers pays où l’on a cherché à soumettre les faits sociaux à la réflexion scientifique, on a pu cependant reprocher à ses savants, au moins pendant longtemps, de n’avoir mené à terme leur entreprise qu’en faisant violence à la réalité. En effet, notre esprit national, épris de clarté, a une affinité naturelle avec tout ce qui est simple, et, pour cette raison, en arrive à ne pas vouloir admettre la complexité, même là où elle existe. Il en résulte que, dans l’étude des sociétés, nous avons concentré toute notre attention sur les éléments simples dont elles sont formées, c’est-à-dire sur l’individu, et nous avons essayé d’y ramener le reste ; nous avons été ainsi conduits à ne voir dans l’être collectif qu’une pluralité, une simple répétition de l’individu » (ibid., 105).
-
[95]
Ibid., 106.
-
[96]
Ibid.
-
[97]
Ibid.
-
[98]
Ibid., 107.
-
[99]
Ibid.
-
[100]
Mucchielli, 1995b, 42.
-
[101]
Karady, 1979 ; Weisz, 1979.
-
[102]
Lukes, 1985, 109.
-
[103]
Le recrutement des durkheimiens à l’Université a fait l’objet d’appréciations variées, en particulier sur la question de la dimension stratégique de leur implantation universitaire (Karady, 1979 ; Mucchielli, 1995a). Comme le remarque Ph. Besnard (2003, 349), il faut plus y voir « la récompense de mérites individuels que la reconnaissance de l’autonomie de la sociologie », cette réussite partielle étant largement liée à leurs capitaux scolaires élevés (école normale supérieure, agrégation de philosophie pour une large partie d’entre eux).
-
[104]
On suit là l’analyse de la réception du Suicide proposée par Philippe Besnard (2000).
-
[105]
Mucchielli, 1998, 219.
-
[106]
Charle, 1990.
-
[107]
Il s’agit de l’article intitulé « L’individualisme et les intellectuels » et publié en 1898 (Durkheim, 1987).
-
[108]
Steiner, 2005b, 7.
-
[109]
Durkheim, 1987, 111.
-
[110]
Durkheim avait consacré sa thèse latine à ces deux auteurs (Durkheim, 1953).
-
[111]
Ibid., 118.
-
[112]
Il explique ensuite l’interruption du développement de la nouvelle science par une « sorte d’engourdissement mental » (Durkheim, 1987, 122) durant une partie de la Restauration et le Second Empire qui a abouti à une retombée de la croyance dans le rationalisme.
-
[113]
Ibid., 134-135.
-
[114]
Cette polémique vise à critiquer la sociologie scientifique et à tenter de la ramener dans le giron de l’Église catholique (Serry, 2004).
-
[115]
Deploige, 1912, 403.
-
[116]
Durkheim, 1915.
-
[117]
Prochasson, Rasmussen, 1996, 189.
-
[118]
Lepenies, 1990.
-
[119]
Nous remercions Victor Karady de nous avoir conduit à insister sur ce point.
-
[120]
On reprend cette expression à Suzanne Citron qui l’appliquait à l’écriture de l’histoire nationale en France (Citron, 1987). Ce mythe est fondé sur quatre éléments principaux : d’abord, la constitution d’une généalogie intellectuelle autour de grandes figures de savants français, Saint-Simon et Comte, qui auraient pavé la voie à la Sociologie, ensuite, la minoration de l’apport des autres nations, en dehors de quelques grandes figures comme Spencer, à la sociologie, vient après l’histoire politique de la France qui, par son anti-traditionalisme, favorise la nouvelle science, et, enfin, ce fameux « esprit français » qui est rationaliste et qui a appris à appréhender la complexité du social. Ces quatre éléments forment ce qui serait la sociologie historique de la sociologie selon Durkheim.
-
[121]
Charle, 1990.
Introduction
1Le récit de la naissance de la sociologie en France à la fin du xixe siècle met en scène la victoire de Durkheim et de son école sur des adversaires comme Gabriel Tarde, René Worms ou les leplaysiens. Cette victoire qui, par bien des aspects n’est que relative au regard de la lente institutionnalisation de la discipline dans le champ académique national et de la persistance de certains courants sociologiques, repose sur des fondements intellectuels et sociaux que l’historiographie a largement identifiés [1]. Une professionnalisation universitaire des durkheimiens facilitée par des ressources scolaires élevées ainsi qu’un programme de recherche reposant sur des bases épistémologiques solides ont ainsi constitué, entre autres, des atouts indispen-sables pour que l’École durkheimienne s’impose face à des adversaires célèbres mais isolés ou à des groupes de sociologues peu unis ou en déclin [2].
2La thèse proposée dans cet article est qu’un autre facteur doit être examiné pour comprendre les destins respectifs des différents courants sociologiques qui sont en concurrence dans la France de 1900. Ainsi il faut analyser le poids et le rôle des investissements nationaux et internationaux des sociologues pour le développement de la sociologie. Légitimer la nouvelle discipline, que ce soit d’un point de vue scien-tifique ou social, s’effectue, durant cette période caractérisée par un internationalisme scientifique [3], dans un cadre qui peut, ou non, dépasser l’espace national. La compa-raison des deux principaux entrepreneurs de la sociologie que sont René Worms et Émile Durkheim permet alors d’illustrer la spécificité des deux démarches au regard de cette question. Il est en effet possible de montrer que l’internationalisme sociologique de Worms a pu constituer un frein à la réussite de son entreprise ambitieuse de fonder scientifiquement et institutionnellement la discipline. À l’inver-se, l’entreprise durkheimienne repose sur une articulation bien spécifique entre res-sources scientifiques internationales et inscription de la sociologie dans une tradition nationale dans un contexte politique et intellectuel marqué par la montée du nationa-lisme. Cette articulation a ainsi permis à Durkheim de cumuler légitimité scientifique et légitimité sociale et intellectuelle [4] pour la nouvelle discipline. Ainsi, si le durkhei-misme devient la sociologie dominante à la veille de la Première Guerre mondiale tandis que le réseau wormsien s’essouffle, il faut y voir la conjonction de facteurs institutionnels et intellectuels dans lesquels la question de l’inscription nationale de la nouvelle discipline joue un rôle.
Formes et limites de l’internationalisme sociologique de René Worms
3René Worms [5] reste un acteur méconnu de l’historiographie portant sur la nais-sance de la sociologie. Alors qu’il a été un entrepreneur majeur de la nouvelle disci-
4pline en France au tournant du siècle dernier, il n’a fait l’objet que de peu de travaux historiques [6]. Il a joué un rôle essentiel, si ce n’est dans la fondation épistémologique de la sociologie, au moins pour sa reconnaissance sociale et intellectuelle [7]. Il a ainsi mis en place, dès le début des années 1890, un ensemble de dispositifs destinés à promouvoir la discipline encore balbutiante – une revue, plusieurs sociétés savantes, des Congrès réguliers, des collections éditoriales – et a participé à la diffusion de la nouvelle discipline en enseignant celle-ci dans diverses institutions d’enseignement supérieur – la Faculté de droit de Paris, l’École des hautes études sociales et le Collège de France. L’engagement sociologique de René Worms se caractérise jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, d’une part, par un activisme institutionnel et éditorial en faveur de la nouvelle discipline, et, d’autre part, par la dimension inter-nationale donnée à celui-ci. C’est ce dernier point qui, dans le cadre de cet article, nous intéresse. L’hypothèse défendue est que l’internationalisme de Worms, s’il a contribué à la reconnaissance de la nouvelle discipline, a fini par constituer, entre autres facteurs, un des obstacles à la réussite de son entreprise d’institutionnalisation de la sociologie en France. Dans un premier temps, nous présentons les différents organes sociologiques créés par René Worms en insistant sur leur dimension interna-tionaliste. Dans un second temps, nous nous proposons d’évaluer l’impact de cette dimension sur l’échec relatif du sociologue à implanter la nouvelle discipline dans le cadre national.
René Worms : un entrepreneur internationaliste de la sociologie
5À peine sorti de l’École normale supérieure, René Worms entreprend d’organiser un espace intellectuel et institutionnel pour la sociologie. Dans le cadre de cette dé-marche, il cherche, dès 1893, à conférer une dimension internationale à son entreprise d’institutionnalisation de la sociologie. Ainsi, alors qu’il crée, à vingt-quatre ans, la première revue académique consacrée à la nouvelle discipline [8], il intitule cette revue Revue Internationale de Sociologie, dont le premier numéro est publié en janvier 1893. Celui-ci paraît sous le patronage [9] de trente-trois universitaires et hommes de sciences dont un quart sont étrangers, parmi lesquels le préhistorien britannique John Lubbock, l’anthropologue de même nationalité Edward B. Tylor, l’économiste autri-chien Carl Menger ou le sociologue et économiste allemand Albert Schaëffle [10]. La proportion des étrangers patronnant la revue augmente même fortement puisqu’en 1898, sur soixante-dix-huit « collaborateurs » présentés sur la page de garde de la revue, quarante-deux sont étrangers [11].
6Si Worms n’explicite pas, dans l’éditorial du premier numéro, les raisons de ce label international donné à sa revue [12], il donne à celle-ci un contenu marqué par l’ou-verture vers la sociologie et les sciences sociales en dehors de l’espace national. La participation de nombreux auteurs étrangers à la revue constitue, en premier lieu, le critère distinctif de la revue. Ainsi, sur la première décennie (1893-1902), sur 135 auteurs qui publient au moins un article, on compte 50 étrangers, soit 37 % des contributeurs. L’intensité de la participation extra-nationale à la revue confirme cette tendance. En effet, sur la première décennie de la revue, en ne considérant que les auteurs de plus de trois articles, cinq sur quatorze sont étrangers parmi lesquels trois Russes (Maxime Kovalewsky, Jacques Novicow et Eugène de Roberty), le Finlandais Edouard Westermarck et l’Italien Alessandro Groppali [13]. Si l’on étend la période considérée – soit sur les vingt premières années de la revue –, le constat est similaire puisque les contributeurs étrangers sont quatre [14] sur douze auteurs à produire cinq articles ou plus. Si les principaux auteurs étrangers sont originaires de pays périphé-riques au regard de la science mondiale de l’époque, comme la Russie, d’autres pays d’Europe orientale ou des pays méditerranéens comme l’Italie ou l’Espagne, René Worms obtient aussi la contribution d’auteurs germaniques importants comme Ludwig Gumplowicz (en 1893 et 1908), Georg Simmel (en 1894), Ferdinand Tönnies (voir ci-dessous) ou Gustav Schmoller (en 1904 et 1905), ou anglo-saxons comme Edward Caird (en 1907) ou James M. Baldwin (en 1910).
7Deux rubriques spécifiques de la revue renforcent la dimension internationale de celle-ci. Il s’agit de la rubrique intitulée « Mouvement social » et de celle intitulée « Notes » (puis « Informations ») [15]. La première est consacrée aux questions sociales majeures d’un pays donné et l’on voit ainsi les sociologues Ferdinand Tönnies et Robert Michels pour l’Allemagne (respectivement en 1895, 1896 et 1903 pour le premier, et en 1906 pour le second), le sociologue Ludwig Gumplowicz pour l’Autriche (de 1894 à 1897), l’anthropologue Edward Westermarck pour la Finlande (en 1897) ou l’historien John M. Vincent pour les États-Unis (en 1893), participer à la revue par ce biais. La seconde est consacrée presque exclusivement à l’institutionnali-sation universitaire et académique de la sociologie et des sciences sociales : elle an-nonce les différents cours et conférences dans ces disciplines données en France, mais aussi dans les autres grands pays européens ainsi qu’outre-Atlantique. Par exemple, le professeur de droit Fernand Faure propose un article en 1893 sur l’enseignement des sciences sociales aux États-Unis [16]. La rubrique est ensuite anonyme, mais continue de proposer le programme des enseignements et des conférences de sociologie dans di-vers pays – en plus de ceux dispensés en France –, par exemple les cours de sociolo-gie et d’anthropologie de l’Université de Chicago en 1897, les conférences de la Sociological Society de Londres pour 1904 ou bien la création d’une chaire de sociologie à l’Université de Caracas en 1912 [17]. Ces premières données permettent de constater que la revue, malgré son ancrage français, représente une tentative réussie pour constituer un organe sociologique réunissant des auteurs français et étrangers investis dans la sociologie et dans les sciences sociales et diffusant des informations nationales et internationales sur l’institutionnalisation de la discipline.
8L’entreprise sociologique éditoriale de Worms ne se limite pas à cette revue. En effet, il dirige aussi, à partir de 1896, une collection éditoriale chez Giard et Brière consacrée à la sociologie qui s’intitule la « Bibliothèque sociologique internationale ». S’il ne s’agit pas de la première collection éditoriale se réclamant de la sociologie [18], elle est la plus productive en termes de publications sociologiques. Plus de cinquante ouvrages sont édités entre 1896 et 1915. La réussite de l’entreprise est confirmée par la création d’une deuxième collection du même titre qui publie des ouvrages de petit format à partir de 1910 [19]. Si ces collections publient des auteurs français, comme René Worms lui-même qui y fait paraître son doctorat ès-lettres [20] intitulé Organisme et société qui développe une théorie organiciste de la société ainsi que des ouvrages de ses collaborateurs comme Guillaume-Léonce Duprat, René Maunier ou Arthur Bochard [21], elles se caractérisent par l’importance des publications d’auteurs étrangers comme le théoricien russe de l’organicisme Paul von Lilienfeld (La pathologie sociale en 1896), les sociologues américains Franklin H. Giddings et Lester F. Ward (respectivement les Principes de sociologie en 1897 et la Sociologie pure en 1906), l’anthropologue italien Alfredo Niceforo (Les classes pauvres : recherches anthropologiques et sociales en 1905) ou le sociologue germano-italien Robert Michels (Amour et chasteté : essais sociologiques en 1914). D’un point de vue statistique, les étrangers représentent plus de la moitié des publications de la collection : 29 des volumes sur les 54 que compte la première collection entre 1896 et 1915 sont écrits par des auteurs extra-nationaux. On constate même que cette propor-tion augmente légèrement si l’on compare les décennies 1896-1905 et 1906-1915, puisque la part des volumes étrangers passe de 53 % à 57 %.
9L’entreprise éditoriale de René Worms se caractérise donc par la création d’un « circuit d’importation » [22]. S’il n’est pas possible, en l’absence d’archives consé-quentes, d’analyser le réseau de Worms et le fonctionnement concret de ce circuit, il faut noter, d’une part, que les auteurs étrangers sont souvent membres de l’Institut international de sociologie créé par le sociologue (voir plus bas) et à travers lequel il a pu nouer des relations avec des sociologues de divers pays, et, d’autre part, que les traductions d’ouvrages écrits en langue étrangère sont fréquemment effectuées par des collaborateurs de René Worms. C’est le cas des Principes de sociologie de l’Américain Franklin H. Giddings publiés en 1897 et traduits par le vicomte Combes de Lestrade qui est un des premiers membres de l’Institut international de sociologie, ou des deux tomes de la Sociologie générale du Péruvien Mariano H. Cornejo publiés en 1911 et traduits par Émile Chauffard qui est un des secrétaires de la Revue Internationale de Sociologie. On peut aussi citer l’ouvrage d’Adolfo Posada, Théories modernes sur les origines de la famille, de la société et de l’État, traduit en 1896 par F. de Zeltner, éphémère secrétaire de la Revue Internationale de Sociologie, l’Interprétation sociale et morale des principes du développement mental de James M. Baldwin publié en 1899 et traduit par Guillaume-L. Duprat, lui aussi secrétaire de la Revue internationale de sociologie, ou encore la traduction d’un ouvrage de l’Italien Scipio Sighele, Psychologie des sectes, par Louis Brandin qui est trésorier de la Société de sociologie de Paris. René Worms, à travers sa collection et le travail de traduction de ses collaborateurs, procède donc à une importation de travaux sociologiques étrangers très divers qu’il introduit dans l’espace intellectuel français des années 1890-1900. Nous avons montré ailleurs [23] que Worms déploie une stratégie éditoriale de diffusion de la sociologie, par l’intermédiaire de ces collections, de sa revue et des très nombreux tirés à part issus de celle-ci. Le sociologue contribue à constituer ainsi la sociologie comme phénomène éditorial en France autour de 1900, le rôle des productions internationales étant alors déterminant.
10René Worms est aussi un entrepreneur institutionnel de la sociologie. Il est à l’origine de la création de deux sociétés savantes consacrées à la nouvelle discipline : l’Institut international de sociologie créée en juillet 1893 et la Société de sociologie de Paris fondée en 1895 qui est la « branche parisienne » de l’Institut [24]. Ainsi, le projet sociologique wormsien est, en termes organisationnels, d’abord international avant de prendre une dimension hexagonale. L’ambition de Worms, quelques mois après le lancement de sa revue et sans doute liée au succès de celle-ci [25], et alors qu’il n’existe quasiment aucune institution ou organisation promouvant la sociologie, aussi bien en France qu’à l’étranger, et que de rares cours de sociologie sont dispensés dans les Universités, est de fonder une société savante internationale dont l’objectif est de devenir « l’organe central et régulateur de cette science nouvelle » qui doit réunir les « hommes d’étude » qui se consacrent à celle-ci, sans distinction de nationalité ou de tendances théoriques :
« Dans tous les pays, des hommes d’étude s’occupent avec passion de recherches concernant l’origine, la constitution, le fonctionnement et l’évolution des sociétés. Ils veulent constituer la science sociale générale, la sociologie. (…) S’ils estiment qu’on ne saurait attacher trop d’importance aux investigations minutieuses et de détail ils croient aussi que toutes ces recherches doivent être rapprochées les unes des autres, afin de se contrôler et de se féconder réciproquement. (…)
Les hommes de science qui acceptent ces principes sont nombreux. Mais ils ne se connaissent point tous, et il leur manque, pour faire triompher leurs idées, cette première condition du succès, l’entente. Quelques-uns d’entre eux ont songé à la provoquer, à les grouper tous dans une vaste et forte association internationale. C’est dans ce but qu’a été fondé à Paris, au mois de juillet 1893, l’Institut international de sociologie » [26].
12Pour légitimer la dimension internationale de son association, Worms insiste sur la nécessité de l’interconnaissance entre sociologues de divers pays et sur leur « en-tente » pour « faire triompher leurs idées ». Il ajoute, dans le même texte, que les fonctions de l’Institut doivent aussi être de favoriser l’échange des idées et la connais-sance des travaux sociologiques majeurs, de contribuer à la création d’enseignement sociologique dans les Universités des différents pays et même de lancer des recher-ches à travers, en particulier, la mise de questions au concours. Le texte de fondation de l’Institut international de sociologie se réfère explicitement aux expériences de l’Institut de Droit international et de l’Institut International de Statistique [27]. Les acti-vités de l’Institut se traduisent par l’organisation de Congrès prévus pour être annuels mais dont la périodicité est, à partir de 1897, tri-annuelle, et par la parution annuelle des actes des Congrès ou, les années sans Congrès, des travaux des membres de l’Institut, les Annales de l’Institut International de Sociologie. Les cinq premiers Congrès de l’Institut se déroulent à Paris entre 1894 et 1903, malgré le souhait du secrétaire général René Worms tel qu’exprimé dans les statuts de l’Institut [28]. Les suivants se déroulent à Londres en 1906, à Berne en 1909 et à Rome en 1912. La guerre interrompt ensuite ces Congrès qui reprennent à Paris en 1927, l’année du décès de René Worms, et à Genève en 1930 [29]. L’organisation du Bureau de l’Institut se veut internationale, comme le stipule l’article 5 des statuts : « Le Bureau de l’Institut se compose de : un Président, quatre Vice-Présidents et un Secrétaire Général. (…) Ses membres sont choisis, autant que possible, dans des nations diffé-rentes ». En témoigne, par exemple, la composition des deux Bureaux suivants, en 1894 et en 1901 [30] :
Président : John Lubbock, baronnet, membre de la Chambre des Communes et de la Société Royale de Londres.
Vice-Présidents : Enrico Ferri, professeur de droit criminel à l’Université de Pise, député au Parlement Italien ; Jacques Novicow, conseiller provincial à Odessa ; Albert Schaëffle, ancien ministre d’Autriche à Stuttgart ; Gabriel Tarde, chef du service de la statistique au ministère de la Justice, à Paris.
Bureau de l’Institut international de sociologie en 1901
Président : Carl Menger, professeur d’économie politique à l’Université de Vienne, correspondant de l’Institut de France, sénateur.
Vice-Présidents : C.F. Gabba, professeur de droit international à l’Université de Pise, membre de l’Académie des Lincei et de l’Institut de droit international, sénateur, membre du Conseil supérieur de l’instruction publique et du Conseil du contentieux diplomatique ; Franklin H. Giddings, professeur de sociologie à la Faculté des sciences politiques de l’Université de Colombie à New York ; J. J. Tavares de Medeiros, avocat, membre de l’Académie des sciences de Lisbonne ; E. Van der Rest, professeur de philosophie à l’Université libre de Bruxelles, ancien recteur.
13L’Institut compte quarante membres fondateurs, dont une très grande majorité d’étrangers (trente-trois), parmi lesquels les membres du Bureau présentés dans le tableau ci-dessus mais aussi l’Autrichien Ludwig Gumplowicz, professeur de science politique à l’Université de Graz, les Allemands Georg Simmel, qui est à l’époque privat-dozent à l’Université de Berlin, et Ferdinand Tönnies, professeur à l’Université de Kiel, les Britanniques Douglas Galton, membre de la Société royale de Londres, Alfred Marshall et H. Sidgwick, tous deux professeurs à l’Université de Cambridge, le Tchèque T.G. Masaryk, professeur à l’Université tchèque de Prague, le Russe Paul de Lilienfeld, ou encore le Finlandais Edouard Westermarck chargé de cours de sociologie à l’Université d’Helsingfors.
14Les statuts de l’Institut spécifient que ses effectifs doivent se limiter à cent mem-bres et à deux cents associés. Ainsi, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, de nouveaux membres adhèrent à l’organisation [31]. Si l’historiographie a généralement considéré l’Institut comme une coquille vide [32], force est de constater que la très grande majorité des fondateurs de la sociologie dans les principaux pays occidentaux deviennent membres à part entière ou membres associés de l’organisation. Ainsi, l’étude détaillée des listes de membres présentée dans les premières pages des diffé-rents tomes des Annales de l’Institut International de Sociologie montre que, pour l’Allemagne et l’Autriche, Georg Simmel, Ferdinand Tönnies, Robert Michels, Werner Sombart, Gustav Schmoller, Ludwig Gumplowicz, Wilhelm Wundt, Wilhelm Jerusalem et Max Weber (qui est membre associé en 1913) adhèrent à l’Institut. Pour les États-Unis, sont membres William G. Sumner, Albion W. Small, Franklin H. Giddings, Lester Ward et Thorstein Veblen. Pour la Grande-Bretagne, Edward B. Tylor, Douglas Galton, Patrick Geddes, L.T. Hobhouse ainsi que le couple Webb deviennent membres ou associés de l’Institut avant la Première Guerre mon-diale. Si cette liste impressionnante peut laisser accroire que Worms a fédéré la quasi-totalité des pionniers de la sociologie dans leurs pays respectifs (en dehors de l’absen-ce remarquée et remarquable des durkheimiens), il ne faut pas surévaluer la signifi-cation de cette adhésion à l’Institut international de sociologie, en particulier au re-gard de la participation faible ou limitée d’une grande partie des adhérents à l’organi-sation [33]. Comme le remarque Laurent Mucchielli, cette participation était aussi facili-tée par le fait que René Worms n’exigeait « aucune allégeance à un programme défi-ni » [34], permettant ainsi la cohabitation des théories sociologiques les plus diverses.
15Cette adhésion des sociologues les plus importants de leur pays respectif à l’Institut doit aussi être analysée au regard de l’institutionnalisation de la discipline dans chaque pays concerné au cours des dernières années du xixe siècle et de la première décennie du xxe siècle. En effet, cette courte période a vu la sociologie se développer, à la fois dans le cadre de sociétés savantes mais aussi dans les Universités, dans bon nombre des pays occidentaux comme l’Allemagne, les États-Unis, l’Italie, la Belgique, etc. [35]. La dialectique entre organisation internationale de la sociologie et institutionnalisation nationale de la discipline est commentée par René Worms dans son discours introductif au huitième Congrès de l’Institut interna-tional de sociologie qui se déroule à Rome en 1912. Évoquant la disparition de socio-logues issus de divers pays, il écrit :
« Toutefois, elle n’a pas arrêté l’essor des recherches sociologiques. C’est que celles-ci ne sont plus aujourd’hui – comme elles l’étaient il y a un quart de siècle – œuvre individuelle, elles sont devenues œuvre collective, et cela, nous avons quelque fierté à le rappeler, en bonne partie grâce à nous. Dans les différentes nations, les sociologues se sont réunis et ont constitué des groupements que l’extinction ne saurait atteindre. De la sorte, en 1895, à la suite de notre second Congrès, s’est créée la Société de Sociologie de Paris. Cet exemple a été suivi, et tour à tour, nous avons vu se former la Société belge de Sociologie, les Sociétés de Sociologie de Londres, de Budapest, Vienne, les Sociétés américaine, allemande et italienne de Sociologie. Nous sommes heureux de saluer ici la récente constitution de cette dernière, la plus jeune, mais non pas la moins bien venue de toutes, et de lui souhaiter une rapide croissance, égale à celle de ses aînées. La création de ces divers groupements a permis à chaque nationalité d’affirmer en sociologie son génie et ses tendances propres. Elle a donc constitué un mouvement de décentralisation scientifique. Mais, par là même, a apparu d’autant plus nécessaire et d’autant plus féconde la tâche propre de notre Institut international. Celle-ci consiste à rapprocher tous ces génies nationaux, pour leur permettre de communier dans une large unité humaine. Nos Congrès donnent, aux sociologues de tous les pays, l’occasion d’échanger leurs vues, de se connaître les uns les autres. Ils aident à réaliser l’accord, au moins partiel, de toutes les doctrines. Et, sans prétendre renverser les frontières que l’histoire a établies, ils créent, pour tous nos adhérents, une sorte de même patrie spirituelle » [36].
17René Worms constate donc que le cadre national s’affirme progressivement comme l’espace de développement de la nouvelle discipline. Il affirme même que son activisme organisationnel national (la Société de sociologie de Paris) et international a joué un rôle de précurseur en ce sens. Toutefois, selon lui, l’internationalisme sociolo-gique incarné par l’Institut n’est pas en contradiction avec la constitution institution-nelle et intellectuelle de sociologies nationales. La division du travail scientifique telle que la théorise le sociologue repose sur la complémentarité entre ces deux niveaux d’organisation pour la nouvelle discipline. L’Institut international de sociologie doit permettre, comme évoqué précédemment, l’interconnaissance entre sociologues mais aussi un « accord, au moins partiel » des doctrines sociologiques. À la veille de la Première Guerre mondiale, alors que la sociologie en France s’est partiellement insti-tutionnalisée, on peut se demander si l’entreprise internationaliste wormsienne d’organisation de la discipline s’est avérée efficiente.
Contexte et limites de l’internationalisme wormsien
18Comme on l’a vu, l’entreprise sociologique de René Worms se caractérise par sa dimension internationale, à la fois dans les domaines éditoriaux et organisationnels. Il est alors nécessaire de s’interroger sur les raisons qui ont entraîné le sociologue à s’engager dans cette voie internationaliste. Il faut aussi proposer une évaluation de l’entreprise wormsienne sans céder à une interprétation téléologique basée sur l’état ultérieur de la discipline [37]. Les historiens de la sociologie ont en effet généralement été assez sévères sur celle-ci. Par exemple, Roger Geiger écrit que « avec le recul, il n’apparaît pas à l’historien de la science que la sociologie moderne doive beaucoup au réseau d’institutions créé par Worms » [38]. La question, pour reprendre la probléma-tique générale de cet article, est alors de savoir si l’internationalisme de René Worms ne s’est pas « finalement retourné contre lui » [39] et, le cas échéant, de comprendre les raisons de son échec relatif dans l’institutionnalisation nationale de la sociologie.
19Revenir sur l’internationalisme de Worms nécessite de replacer celui-ci dans le contexte de l’ « internationalisme scientifique » qui se met en place durant la seconde moitié du xixe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale [40]. En effet, depuis les années 1850, la science connaît un processus d’internationalisation qui concerne, en premier lieu, les sciences dures et les sciences appliquées. Ce phénomène s’ancre d’abord dans des besoins liées à l’industrialisation et à la standardisation des procé-dures scientifiques et techniques. Les sciences sociales et juridiques participent aussi à ce mouvement. C’est le cas, entre autres, des statistiques, du droit international et de la criminologie. Selon l’historienne Anne Rasmussen, à la fin du xixe siècle, l’inter-nationalisme est ainsi devenu le modèle de développement pour les disciplines scien-tifiques. Certaines disciplines comme la radioactivité ou la physique des basses températures, du fait du faible nombre de spécialistes, n’ont ainsi pu se développer et acquérir une légitimité scientifique qu’à travers leur internationalisation initiale [41]. Sociologiquement, les formes prises par cette internationalisation sont celles des asso-ciations internationales et des congrès internationaux qui réunissent les différents sa-vants dont la spécialité n’est souvent pas encore reconnue. Ces congrès voient leur nombre augmenter très fortement durant les dernières décennies du xixe siècle, en particulier dans le cadre des expositions universelles. On compte ainsi 52 congrès internationaux scientifiques entre 1895 et 1899, 71 entre 1900-1904, 74 entre 1905 et 1909 et 96 entre 1910 et 1914 [42].
20Ces différents congrès internationaux constituent alors une des formes de l’institu-tionnalisation de la science en général, et des sciences sociales en particulier, dans le dernier tiers du xixe siècle. Le premier Congrès international de statistique se tient en 1853 suite à l’initiative d’Adolphe Quételet [43], tandis que le premier congrès interna-tional d’anthropologie criminelle se déroule à Turin en 1885 [44]. Dans le cas des statis-tiques, l’association internationale correspondante, l’Institut international de statis-tique, est créée en 1886. Les fonctions de ces associations et de ces congrès sont multiples. Ils permettent « la coïncidence entre une forme de sociabilité et une "fonc-tion d’intellectualité" » [45]. Selon Éric Brian qui analyse spécifiquement le cas de la « Statistique », ces investissements collectifs ont pour effet « d’une part, la légitima-tion d’une spécialité nouvelle dotée des attributs de l’universalité (bénéfice collectif immédiat pour les savants), d’autre part, la constitution d’un corps de savoirs et de savoir-faire spécialisés immédiatement mis en œuvre par les congressistes une fois rentrés au pays ou bien accumulés à l’état de corpus dans les enseignements institu-tionnalisés à cette époque dans les principaux pays concernés » [46]. René Worms, en mettant en place l’Institut international de sociologie et les Congrès qui y sont associés, utilise donc cette « technologie sociale » [47] pour conférer une légitimité scientifique et académique à la nouvelle discipline. Comme on l’a vu, il se réclame explicitement des exemples de la statistique et du droit international. On peut aussi émettre l’hypothèse que le sociologue souhaitait, par ce biais, favoriser une demande nationale de sociologie qui, au début des années 1890, est très faible en France. La visibilité internationale de la nouvelle discipline aurait ainsi pu favoriser la reconnais-sance de celle-ci auprès de la communauté savante aussi bien que des pouvoirs publics et universitaires qui auraient œuvré pour son implantation universitaire. On peut ici remarquer que l’exemple de la statistique montre les limites d’une institution-nalisation universitaire nationale d’une discipline qui découlerait en quelque sorte de la légitimité internationale de celle-ci. En effet, dans le cas français, la pénétration de la statistique dans l’Université a été très lente, la discipline bénéficiant d’une institu-tionnalisation dans les organes gouvernementaux permettant son développement [48]. Tel n’a pas été le cas pour la sociologie en France qui, d’une part, n’a pas pu trouver de relais dans l’administration, et, d’autre part, s’est institutionnalisée dans l’Université, mais principalement du fait du groupe durkheimien.
21Il faut donc voir là une des limites de l’internationalisme organisationnel de René Worms en replaçant celui-ci dans le cadre des transformations profondes du système de l’enseignement supérieur qui se mettent en place en France dans les dernières dé-cennies du xixe siècle [49]. En effet, Worms, si l’on suit certains historiens [50], considère que l’Université, trop inféodée au pouvoir, ne constitue pas l’institution où doit s’implanter la sociologie [51]. Son choix de ne pas poursuivre une carrière universitaire, malgré ses nombreux diplômes – en particulier l’agrégation en sciences économiques qu’il est un des premiers à réussir [52] –, mais d’opter pour une carrière administrative au sein du Conseil d’État témoigne de cette ambivalence de Worms à l’égard de l’ins-titution universitaire. S’il enseigne la sociologie et l’économie dans les Facultés de droit [53] et dans diverses institutions comme l’École des hautes études sociales et plu-sieurs Écoles de commerce, il reste éloigné des transformations structurelles de l’Université, et en particulier, du nouveau rôle dévolu à la recherche en son sein [54]. Les institutions dans lesquelles il dispense ses cours ne sont que marginalement con-cernées par ces transformations, plus préoccupées par la formation des élites admi-nistratives et économiques que par la science [55]. De plus, en s’investissant dans une organisation internationale et dans une société savante (la Société de sociologie de Paris) [56] qui n’ont pas de lien structurel avec les institutions universitaires, Worms ne pouvait pas permettre à la sociologie de se développer dans le nouveau cadre insti-tutionnel favorisant la recherche. Le modèle des Académies – remplacé par les asso-ciations et les congrès internationaux [57] –, et des sociétés savantes locales hérité de l’Ancien Régime [58] ne fournit plus à la fin du xixe siècle les cadres institutionnels et intellectuels suffisants pour une nouvelle discipline du fait de la centralité, et de la monopolisation progressive, que l’Université est en train d’acquérir en ce domaine. Il est donc possible de considérer que Worms a effectué les « mauvais » investissements institutionnels pour permettre l’institutionnalisation durable de la sociologie en France. Une telle interprétation cède partiellement à une vision rétrospective de l’histoire, et seule une étude plus précise de la trajectoire de Worms et de son réseau social permettrait de préciser ces remarques. Du point de vue de notre problématique, il est tout de même possible d’affirmer que l’internationalisme de Worms a pu constituer, entre autres facteurs, un frein à l’implantation universitaire de la discipline.
22De plus, la dimension internationale du projet wormsien a aussi eu des consé-quences sur le plan intellectuel pour la nouvelle discipline. En effet, si Worms écrit que l’Institut international de sociologie doit permettre « l’accord, au moins partiel, de toutes les doctrines » sociologiques dans le texte de 1912 cité précédemment, une telle ambition ne s’est pas traduite dans les faits. Sa revue pouvait aussi être conçue initialement comme un lieu d’échanges théoriques et méthodologiques pour la nouvelle discipline à même de préciser les fondements de celle-ci. S’il est incontes-table qu’en réunissant des sociologues et autres universitaires et intellectuels d’inté-rêts très variés dans sa revue ou dans ses Congrès, René Worms a réussi à confronter des points de vue divers sur la discipline, l’éclectisme de celui-ci [59], éclectisme théorique pour la discipline et dans le choix des textes publiés par Worms dans sa revue par exemple, n’a pas permis d’installer un consensus minimal sur la sociologie. Comme le remarque Roger Geiger, dans la revue, « des théories différentes fondées sur des prémisses différentes, et qui sont le produit individuel d’une philosophie individuelle, se côtoient sans grande chance de compréhension mutuelle, de synthèse ou de réfutation » [60]. La coopération souhaitée par Worms pour faire avancer la discipline n’est restée qu’« un objectif éloigné » [61]. Le même constat peut être fait à propos de l’Institut international de sociologie qui « fut un lieu non pas d’échange mais d’exposition d’idées » [62]. Sur le plan éditorial, les différentes collections dirigées par René Worms, si elles ont contribué à constituer la sociologie comme phénomène éditorial, proposent des ouvrages qui présentent des approches théoriques très diverses de la sociologie (organiciste ou psychologique par exemple) et ne se dégage donc pas de ces publications une théorie sociologique unifiée. On peut ajouter que la volonté de Worms de procéder à une synthèse éclectique comme l’illustrent ses trois tomes intitulés Philosophie des sciences sociales [63] s’est traduite par le faible inves-tissement de celui-ci dans la recherche sociologique spécialisée [64]. De ce point de vue, sa démarche internationaliste à vocation consensuelle n’a pu que l’inciter davantage à vouloir poser les fondements généraux d’une science sociale sans sortir de « l’ère des généralités » pour reprendre l’expression de Durkheim [65].
23Ces différents éléments montrent que l’internationalisme de Worms, sous ses formes organisationnelles et éditoriales, ne lui a pas conféré une légitimité suffisante sur le plan national pour contribuer durablement à la constitution de la sociologie française. S’il fallait procéder à des recherches plus précises sur l’entreprise wormsienne, en particulier sur la Société de sociologie de Paris, force est de constater qu’il n’a pas réussi à fonder une école de sociologie disposant d’une assise théorique. Une des explications réside ainsi sans doute aussi dans le poids des traditions na-tionales dans le développement de la sociologie. La constitution d’« équipes nationa-les » [66] de sociologues durant cette période, qui travaillaient à partir de programmes de recherche ancrés dans les traditions intellectuelles nationales – en particulier, si l’on suit Jean-Michel Berthelot, la tradition française héritière du positivisme, et la tradition allemande s’inscrivant dans le cadre des sciences de la culture [67] – entrait en contradiction avec l’éclectisme de Worms. S’ajoute à cette carence de l’entreprise wormsienne des évolutions du champ scientifique et universitaire national qu’il a mal anticipées et qui l’ont peu à peu rendu marginal, du fait aussi de la concurrence organisée du groupe durkheimien. La recherche d’une légitimité internationale par le biais de Congrès ou de publications au détriment d’un investissement institutionnel académique national a joué contre le projet sociologique wormsien, alors que le travail et le réseau durkheimien centré sur l’Université et plus resserré se montreront beaucoup plus performants pour ce qui est du développement institutionnel de la sociologie en France. De plus, comme nous allons le montrer dans la seconde partie, le projet sociologique durkheimien a aussi pris la forme d’une « nationalisation » progressive de la sociologie.
L’entreprise durkheimienne : la sociologie entre légitimité scientifique internationale et tradition nationale
24Émile Durkheim a été le principal concurrent de René Worms en ce qui concerne l’institutionnalisation de la sociologie [68]. L’histoire du durkheimisme [69], largement plus fournie que celle des autres courants sociologiques français de la période, a montré par quelles ressources Durkheim et ses collaborateurs ont œuvré pour l’institu-tionnalisation de la discipline et son développement scientifique et intellectuel [70]. À cet égard, le rôle de la revue fondée par Durkheim en 1898, L’Année Sociologique [71] a été considérable et a permis aux durkheimiens d’acquérir une légitimité scientifique dans le champ intellectuel français et international [72]. Sur le plan institutionnel, l’en-treprise durkheimienne s’inscrit presque exclusivement dans le cadre national et au sein de l’espace universitaire. Durkheim et les durkheimiens ne sont pas, contraire-ment à Worms et ses collaborateurs, des organisateurs d’institutions et de sociétés savantes. S’ils participent à des sociétés savantes (en particulier la Société française de philosophie, et dans une moindre mesure, la Société de statistique de Paris), et si certains d’entre eux participent aux premiers Congrès internationaux de philosophie, d’une part, ils ne sont pas à l’origine de ces institutions, et, d’autre part, celles-ci ne sont pas directement liées à la sociologie. C’est au sein de l’espace universitaire fran-çais, et plus précisément des Facultés des lettres (et, dans une moindre mesure, d’éco-les spécialisées comme l’École pratique des hautes études), que les durkheimiens ten-tent, avec une réussite relative, d’implanter la sociologie dans les années 1890-1900 [73].
25De ce fait, les dimensions nationale et internationale de l’entreprise durkhei-mienne se posent moins en termes d’histoire institutionnelle que d’histoire intellec-tuelle. Il faut alors distinguer deux éléments de la démarche de Durkheim et ses collaborateurs. D’une part, ceux-ci recourent largement à la science étrangère pour légitimer scientifiquement la sociologie et, de ce fait, se réfèrent à la dimension inter-nationale de la nouvelle discipline. D’autre part, l’équipe durkheimienne se constitue comme école relativement fermée d’un point de vue sociologique aux auteurs étran-gers tout en inscrivant progressivement la nouvelle discipline dans la tradition intel-lectuelle nationale. Le projet durkheimien articule donc, du point de vue de notre pro-blématique, dimension internationale en matière de ressources scientifiques et ancrage intellectuel national de la sociologie.
Une légitimité scientifique internationale pour la sociologie
26Une des premières caractéristiques du projet durkheimien est de fonder la socio-logie en se référant à des auteurs et à des travaux sociologiques ou issus d’autres disciplines très largement étrangers. Par cette démarche, l’enjeu est de conférer à la nouvelle discipline une légitimité scientifique qu’elle n’acquiert que difficilement dans le strict cadre français dans les années 1880-1890 où elle est largement contestée aussi bien par les philosophes que par les historiens. L’on peut remonter aux pre-mières années de la carrière intellectuelle d’Émile Durkheim pour mettre en lumière le recours aux références étrangères pour légitimer la sociologie. Ainsi le jeune professeur de lycée qu’est Durkheim en 1886 publie, dans la Revue Philosophique, un article intitulé « Les études de science sociale » dans lequel il s’appuie principalement sur la lecture de Spencer et Schaëffle [74]. L’enjeu pour Durkheim est de démontrer que la sociologie existe déjà, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, et qu’elle se divise en une sociologie générale et des sociologies spéciales (droit, économie, reli-gion, État, morale). Pour cela, il s’appuie sur des auteurs principalement étrangers : Schaëffle, Spencer, Lilienfeld, Gumplowicz, en dehors des Français Comte et Le Bon [75]. L’existence d’écoles et de penseurs qui se consacrent à la sociologie, à l’étran-ger, constitue, pour le jeune Durkheim, un argument en faveur de l’implantation et du développement en France de la nouvelle discipline. Cette orientation intellectuelle est confirmée par la leçon d’ouverture de son cours de science sociale à Bordeaux en 1887 [76]. La position de Durkheim est déjà plus forte dans l’espace universitaire : la reconnaissance pour la sociologie qu’il cherchait dans l’article précédent lui a été institutionnellement conférée par sa nomination comme chargé de cours à la Faculté de lettres de Bordeaux et il est le premier à introduire la science sociale à l’Université [77]. Son cours d’introduction propose une histoire de la sociologie au xixe siècle, après une brève référence à Platon et Aristote. En dehors de la place importante qu’il donne à Comte, la plupart des références de Durkheim sont étran-gères. Il affirme même que les fondements de la sociologie sont à chercher princi-palement hors de France, soit explicitement soit implicitement. C’est d’abord dans l’économie politique, avec la notion de loi, qu’il trouve la première pierre qui a permis à la sociologie de se bâtir. Ensuite vient l’œuvre du sociologue britannique Spencer qui complète celle de Comte. Mais c’est l’Allemagne, par ses économistes et ses juristes, qui donne à la science sociale ses bases les plus solides. Durkheim insiste sur le rôle de « l’esprit allemand » qui serait favorable au développement de la socio-logie par son appréhension naturelle de la complexité [78]. Il en vient même à expliquer que la France n’est pas encline à favoriser la nouvelle discipline parce que « l’esprit de collectivité s’est affaibli chez nous » [79]. Le jeune professeur de science sociale de la Faculté des lettres de Bordeaux cherche donc à poser les fondements scientifiques de la nouvelle discipline en référence au statut et à la reconnaissance dont elle bénéficie en dehors du cadre national [80].
27Le poids des références extra-nationales se retrouve aussi largement dans le cadre de L’Année Sociologique, la revue fondée par Durkheim et qui sert d’« organe public de l’équipe » [81]. Ainsi, d’un point de vue intellectuel, Durkheim et ses collaborateurs se sont largement fondés sur des travaux étrangers pour construire théoriquement la nouvelle discipline. Comme le note Victor Karady, l’univers intellectuel durkheimien s’est largement basé sur le « recours à la légitimité établie des sciences à l’étranger en général et en Allemagne en particulier » [82]. En témoigne la place prise par les réfé-rences étrangères dans l’organe durkheimien qu’a été L’Année Sociologique. En effet, une des premières activités, très liée à leur formation philosophique, des durkheimiens a été la recension d’ouvrages et d’articles dans le cadre de la revue L’Année Sociologique dont le premier tome paraît en 1898. Ces comptes rendus bibliogra-phiques devaient, selon Durkheim, fournir aux sociologues les matériaux à partir desquels la sociologie pouvait être constituée comme science autonome. Dans ce cadre, les références étrangères sont, dans l’ensemble des tomes qui paraissent avant la Première Guerre mondiale, largement majoritaires. Moins d’un tiers (28 % en moyenne) des ouvrages recensés dans la revue sont de langue française, les publica-tions en langue étrangère étant largement majoritaires. À cet égard, on peut noter que les publications de langues allemande et anglaise ne font qu’augmenter entre 1898 et 1913, les premières représentant près de la moitié des ouvrages recensés dans les deux derniers tomes de la première série de L’Année Sociologique tandis que les secondes se situent presque au niveau des publications de langue française sur la même période [83]. Le cas spécifique de la sociologie économique étudié par Ph. Steiner con-firme cette tendance, puisque, dans cette rubrique, les ouvrages allemands représen-tent 50 % des comptes rendus et les ouvrages anglo-saxons 10 % sur l’ensemble des tomes de la revue parus entre 1898 et 1913 [84].
28Pour analyser sociologiquement l’importance de ces références intellectuelles étrangères, il est nécessaire de les inscrire dans le cadre des transformations de l’es-pace universitaire français de l’époque [85]. Le prestige de la science allemande, associé à la « crise allemande de la pensée française » [86] a ainsi constitué, pour les universi-taires réformateurs de la Nouvelle Sorbonne investis dans des disciplines tradition-nelles qu’ils souhaitent rénover comme l’histoire ou dans de nouvelles disciplines comme la psychologie ou la géographie, une source de légitimation intellectuelle de leurs propres entreprises académiques [87]. Durkheim et les durkheimiens se sont ins-crits dans ce courant pour la nouvelle discipline sociologique. La démarche de l’équi-pe durkheimienne, en particulier à travers L’Année Sociologique, peut alors être analysée comme la volonté de s’imposer, par le poids accordé aux publications étran-gères et donc aux écoles de pensée sociologique extra-nationales, sur la scène na-tionale, la production des autres écoles sociologiques françaises étant par ce biais minimisée. Il y a donc une double fonction à ces références extra-nationales dans le projet sociologique durkheimien : recherche d’une légitimité scientifique interna-tionale pour la sociologie et, par mise à l’écart des autres courants sociologiques français, constitution de l’École durkheimienne comme la seule véritable école socio-logique sur le plan national.
L’inscription de la sociologie dans la tradition nationale
29Si l’entreprise durkheimienne s’est appuyée, sur le plan intellectuel, sur le recours à une légitimité scientifique étrangère, la constitution nationale de la sociologie a aussi été un des objectifs affichés de l’école sociologique fondée par Durkheim. Cette dimension de l’entreprise durkheimienne s’est traduite par l’inscription progressive de la nouvelle discipline dans la tradition nationale par Durkheim, inscription qui confère à la sociologie une légitimité dans l’espace intellectuel hexagonal. Nous développons ce point dans la suite de ce texte. Il faut aussi remarquer que L’Année Sociologique a évolué d’une ouverture internationale en matière de collaboration vers un resserre-ment autour du seul réseau durkheimien.
30Ainsi le fonctionnement même de L’Année Sociologique s’oppose progressi-vement à celui de la Revue Internationale de Sociologie en termes d’ouverture inter-nationale. En effet, la revue dirigée par Durkheim est constituée par deux types de textes : d’une part, comme on l’a vu, les comptes rendus critiques d’ouvrages qui forment la plus grande partie, d’un point de vue quantitatif, de la revue, et, d’autre part, les mémoires publiés jusqu’au tome x. Contrairement à la revue de Worms, L’Année se caractérise par le très faible nombre de collaborateurs étrangers. En effet, sur les 22 mémoires publiés entre 1898 et 1912, seuls trois le sont par des étrangers. Il s’agit du mémoire de Georg Simmel, « Comment les formes sociales se main-tiennent », dans le premier tome publié en 1898, et des mémoires de Friedrich Ratzel, « Le sol, la Société et l’État », et de Sebald R. Steinmetz, « Classification des types sociaux et catalogue des peuples », dans le troisième tome publié en 1900 [88]. À partir de 1901, les mémoires de L’Année sont exclusivement produits par des auteurs français, et, sauf une exception, par des collaborateurs directs de Durkheim. Il apparaît donc que, dans un premier temps, Durkheim a voulu conférer à sa revue une légitimité fondée sur la publication d’auteurs étrangers dans le domaine de la socio-logie et des sciences sociales, la reconnaissance de ceux-ci devant servir, à imposer, d’une part, la revue comme organe sociologique majeure, et, d’autre part, la socio-logie comme nouvelle discipline scientifique. L’absence ultérieure de recours à des auteurs étrangers peut donc s’interpréter à travers la cristallisation progressive du groupe durkheimien comme école de pensée sociologique reconnue dans le champ national, disposant de son autonomie scientifique [89].
31L’entreprise durkheimienne, si elle semble se refermer, d’un point de vue socio-logique, sur le cadre national et, plus exclusivement, sur les collaborateurs directs de Durkheim et de sa revue, se caractérise aussi par une démarche de construction d’un récit national de la sociologie. Ainsi, à partir des années 1890 et en opposition avec les textes scientifiques de jeunesse de Durkheim déjà évoqués, celui-ci construit pro-gressivement une histoire nationale de la sociologie qui devient une « science fran-çaise », histoire qui est destinée à inscrire la nouvelle discipline dans la tradition intel-lectuelle nationale. Si dans les années 1880, le sociologue insistait sur « l’origine » étrangère, anglaise et surtout allemande, de la discipline, celui-ci propose dans les années 1890, et surtout après 1900, une autre vision de la sociologie et de son histoire.
32Trois textes principaux marquent cet infléchissement de la rhétorique durkhei-mienne et la progressive « nationalisation » de la sociologie. Le premier est publié dans une revue italienne en 1895, le second dans la Revue Bleue en 1900 et le dernier date de 1915 et fait partie d’un ouvrage collectif intitulé La science française destiné à présenter celle-ci à l’exposition universelle de San Francisco. Une première remar-que consiste à interroger le statut de ces textes. Il ne s’agit pas de travaux théoriques ou épistémologiques majeurs, comme dans les cas évoqués précédemment des ouvrages et des comptes rendus de L’Année Sociologique, mais de travaux de présen-tation générale de la sociologie française destinés, en particulier pour les deux derniers, à un plus large public, et non pas un public exclusif de savants ou d’universi-taires. Le texte de 1900 vise ainsi le grand public français cultivé, tandis que le second concerne le public cultivé américain et international et s’inscrit dans la propagande de guerre. C’est l’histoire et l’état contemporain de la discipline qui sont principalement traités dans ces articles. Ces écrits, que l’on pourrait considérer dans un premier temps comme secondaires du point de vue de l’histoire des sciences, jouent un rôle impor-tant dans la légitimation sociale d’une discipline comme l’ont montré les sociologues et les historiens des sciences [90]. L’enjeu pour Durkheim n’est plus épistémologique, mais de démontrer la légitimité de la nouvelle science qu’il promeut et c’est dans ce cadre que s’inscrit son discours visant à faire de la sociologie une « science française ».
33Durkheim publie ainsi en 1895 [91] un texte dans une revue italienne, La Riforma Sociale, sur « L’état actuel des études sociologiques en France ». Durkheim, par cet article, cherche à se positionner « à la fois en professionnel et en guide de la nouvelle discipline » [92]. Dans cet article, le sociologue commence par distinguer trois grands groupes de sociologues critiquant largement les deux premiers : le groupe anthropolo-gique et ethnographique (animé par Charles Letourneau), le groupe criminologiste (dont Gabriel Tarde fait partie) et le groupe universitaire [93] dont il est le premier représentant. C’est toutefois dans la conclusion que l’on trouve les éléments les plus intéressants pour notre problématique, éléments qui marquent l’infléchissement de Durkheim vers une inscription de la sociologie dans la tradition française. Dans un premier temps, il explique que « notre esprit national » a tendance à ne saisir les choses sociales que sous l’angle de la simplicité et de la clarté [94]. Or, la société étant une chose éminemment complexe, une telle conception ne permet pas le développe-ment de la science sociale. Heureusement, dit-il, cette conception « perd chaque jour du terrain » [95]. Durkheim revient alors à la comparaison avec l’Allemagne, mais de manière critique. Il explique ainsi que « l’esprit allemand » est « médiocrement analytique » [96] et n’a donc pu développer la science sociale comme il se devrait.
34Le sociologue revient ensuite sur le cas de la France et insiste sur sa tradition rationaliste. « L’esprit français, au contraire, bien qu’il ait embrassé les idées nou-velles dont nous avons parlé, est resté ce qu’il a toujours été, profondément rationa-liste » [97]. Cette disposition peut donc permettre d’étendre l’esprit scientifique et méthodique aux choses sociales. Durkheim va même plus loin en affirmant qu’une sociologie scientifique n’est possible que si sont réunies ces deux dispositions : une conscience de la complexité des faits et un « état d’esprit rationaliste » [98]. Par consé-quent, il explique que « la France se trouve dans les conditions les plus favorables pour contribuer au progrès de la sociologie » [99]. La rhétorique relève plus du registre de la prédiction que de la description de la situation réelle : Durkheim « espère » un tel développement français de la sociologie et se présente comme le chef de file de cette école de « morale scientifique » qu’il souhaite voir se fonder [100]. Rappelons que le texte date de 1895 et qu’il n’a pas encore constitué une équipe de sociologues, encore moins une école. Il reste soumis à l’accueil que font ses pairs (en particulier les philosophes) de ses travaux. L’analyse de Durkheim peut alors être interprétée comme un programme qu’il propose, programme dont il prétend être le chef de file et qui se fonde sur une esquisse de sociologie de la connaissance sociologique basée sur une forme de psychologie des peuples rudimentaire qui traduit l’opposition – et la rivalité – entre la France et l’Allemagne.
35Cinq années seulement séparent ce texte de l’article de 1900 publié dans la Revue Bleue et intitulé « La sociologie en France au xixe siècle ». Mais cette courte période a vu se modifier l’espace intellectuel et institutionnel de la sociologie en France, en faveur de Durkheim et de son école [101]. Il a été nommé professeur titulaire d’une chaire de science sociale et pédagogie à Bordeaux en 1895 [102]. Il a aussi fondé, comme on l’a évoqué, L’Année Sociologique et s’est assuré le soutien de jeunes apprentis-sociologues comme Célestin Bouglé, François Simiand ou son neveu Marcel Mauss, certains d’entre eux occupant les rares places de l’enseignement supérieur où la sociologie pouvait être enseignée [103]. Il a, de plus, publié Le suicide qui a été mieux reçu que les Règles de la méthode sociologique [104]. L’École de sociologie française ou de « morale scientifique » qu’il appelait de ses vœux en 1895 est en voie de cons-titution et de cristallisation autour de son organe et de principes épistémologiques communs [105].
36L’article de 1900 doit être analysé dans le cadre de la trajectoire et de l’ascension intellectuelle et professionnelle de Durkheim ainsi que dans celui d’un champ intel-lectuel marqué par l’affaire Dreyfus [106]. Publié dans une grande revue intellectuelle parisienne, dans laquelle il avait déjà écrit un article [107] en 1898 consacré à la res-ponsabilité des intellectuels en pleine « affaire », il est aussi, pour le sociologue, un élément de pénétration sur la scène intellectuelle parisienne et une tentative de légiti-mation sociale de la sociologie. On peut ainsi noter que deux ans après la publication de ce texte, Durkheim est nommé à La Sorbonne où il remplace Ferdinand Buisson [108]. Alors qu’il avait défendu une position universaliste dans l’article de 1898, Durkheim met désormais l’accent sur l’inscription nationale de la sociologie, comme si, pour faire reconnaître la sociologie, des gages « nationaux » ou patriotiques devaient être déposés.
37Sur le fond, l’article approfondit les éléments mis en avant dans celui de 1895. Durkheim procède désormais explicitement à une « nationalisation » de l’histoire de la sociologie. L’introduction de l’article insiste d’emblée sur ce point et contraste avec la position antérieure adoptée par le sociologue sur les origines intellectuelles de la sociologie :
« Déterminer la part qui revient à la France dans les progrès qu’a faits la sociologie pendant le xixe siècle, c’est faire en grande partie, l’histoire de cette science ; car c’est chez nous qu’elle a pris naissance, et elle est restée essentiellement française » [109].
39Ce caractère français de la sociologie est accentué par la nouvelle généalogie de la discipline qu’il propose. Si Montesquieu et Rousseau sont mentionnés comme précurseurs [110], c’est surtout la figure de Saint-Simon qui est mise en avant par Durkheim alors qu’il était absent jusqu’à présent de la généalogie proposée par le sociologue. Il en vient à mettre sur un pied d’égalité Saint-Simon et Comte au point qu’il affirme que « toutes les idées fondamentales de la sociologie comtiste se trou-vaient déjà chez Saint-Simon » [111]. Il pense donc avoir trouvé, avec ces deux auteurs, les deux véritables pères fondateurs de la sociologie [112].
40Après avoir disqualifié une nouvelle fois ses adversaires intellectuels (Tarde, les leplaysiens, l’anthropo-sociologie), Durkheim revient sur la spécificité de l’esprit français et sur les deux conditions qui favorisent le développement de la sociologie :
« Tout prédestine, d’ailleurs, notre pays à jouer un rôle important dans le déve-loppement à venir de cette science. Deux causes, en effet, en ont déterminé l’apparition et, par suite, sont de nature à en favoriser les progrès. C’est d’abord un affaiblissement du traditionalisme. Là où les traditions religieuses, politiques, juridiques ont gardé leur rigidité et leur autorité, elles contiennent toute velléité de changement et, par cela même, préviennent l’éveil de la réflexion ; quand on est dressé à croire que les choses doivent rester dans l’état où elles sont, on n’a aucune raison de se demander ce qu’elles doivent être, ni, par conséquent, ce qu’elles sont. Le second facteur, c’est ce qu’on pourrait appeler l’état d’esprit rationaliste. Il faut avoir foi dans la puissance de la raison pour oser entreprendre de soumettre à ses lois cette sphère des faits sociaux où les événements, par leur complexité, semblent se dérober aux formules de la science. Or, la France remplit ces deux conditions au plus haut degré » [113].
42On peut noter que, l’esprit rationaliste étant toujours déterminant, Durkheim mo-difie la première condition. En effet, c’est par son histoire politique que la France est la plus à même de favoriser la sociologie. Seul un pays ayant lutté contre le tradi-tionalisme peut favoriser la nouvelle science. Il y a là une « exception française » au regard de l’histoire des autres pays européens. Il propose donc, avec cette histoire de la sociologie française au xixe siècle, d’une part, une généalogie de pères fondateurs et de figures centrales toutes françaises, à l’exception de Spencer, et, d’autre part, une explication sociologique de cette exception française qui favorise le développement de la nouvelle discipline. La France est le pays de la sociologie et la sociologie peut être légitimement considérée comme une « science essentiellement française ».
43Une polémique [114] entre Durkheim et un philosophe belge, Simon Deploige, en 1907 confirme l’ancrage national donné à la nouvelle discipline par le sociologue. En effet, Deploige accuse Durkheim dans plusieurs articles, puis dans un ouvrage, de puiser les sources de sa sociologie dans la pensée allemande. Si le sociologue recon-naît l’influence de certains auteurs allemands, il se livre, dans ses lettres de réponse, à une relativisation de cette influence et confirme ainsi, par la négative, la nouvelle dimension nationale qu’il donne à son engagement sociologique. Il conclut ainsi :
« Je dois certes à l’Allemagne, mais je dois beaucoup plus à ses historiens qu’à ses économistes, et, ce dont M. Deploige ne paraît pas se douter, je dois au moins autant à l’Angleterre. Mais cela ne fait pas que la sociologie nous soit venue soit de l’un soit l’autre pays, car les juristes et les économistes allemands ne sont guère moins étrangers à l’idée sociologique que les historiens anglais des religions. Mon but a été précisément de faire pénétrer cette idée dans ces disciplines d’où elle était absente et d’en faire des branches de la Sociologie » [115].
45Dans ce texte, Durkheim met la dernière touche, pourrait-on dire, à son entreprise intellectuelle et rhétorique qui aboutit à démontrer que la constitution de la sociologie proprement dite ne pouvait être que française : après avoir constitué une tradition intellectuelle à l’origine de la discipline, il affirme que l’idée sociologique ne pouvait venir ni d’Allemagne, ni d’Angleterre, les deux grands rivaux intellectuels de la France de l’époque. Il faut enfin mentionner le texte que Durkheim propose pour le volume La Science Française publié en 1915 à l’occasion de l’exposition universelle de San Francisco [116]. Cet article est en fait un résumé du texte de 1900 déjà commenté. Le sociologue, qui s’inscrit déjà dans le cadre de la propagande de guerre, y réaffirme que la sociologie est « une science essentiellement française » et, étant donné la desti-nation du texte, s’y révèle plus clément pour ses adversaires (comme Tarde). Alors qu’il va s’engager intellectuellement pour la patrie en danger [117], Durkheim, qui est au sommet de sa trajectoire professionnelle et intellectuelle – il est professeur à La Sorbonne –, et a conquis une forme de quasi-monopole sur la sociologie française, réaffirme l’inscription de la discipline dans la tradition nationale.
46Cette insistance depuis le milieu des années 1890 sur la dimension nationale de la sociologie, alors que la nouvelle discipline va être contestée par les traditionalistes et les anti-dreyfusards [118], peut s’analyser comme la recherche d’une légitimité sociale et intellectuelle dans un contexte de nationalisme montant. Les transformations du discours durkheimien sur l’origine de la sociologie correspondent, au moins partielle-ment, à sa nouvelle position dans les institutions républicaines. Durkheim, qui devient la figure presqu’idéal-typique de l’intellectuel républicain universaliste, affirme son ancrage national et son engagement patriotique en tentant de démontrer que la socio-logie est une science « française » s’inscrivant dans la tradition intellectuelle nationa-le, contre ses détracteurs qui prétendent incarner l’esprit français mis à mal par le scientisme et qui attaquent les origines juives du sociologue. Il faut donc aussi men-tionner le rôle de la judéité de Durkheim dans cet infléchissement de sa position sur la sociologie [119]. On peut faire l’hypothèse que l’appartenance à une minorité religieuse en proie à l’antisémitisme nationaliste de l’époque pouvait conduire certains de ses membres à insister sur leur intégration à la nation, et cela même dans le cadre du discours scientifique. D’origine juive, républicain et sociologue, Durkheim a ainsi eu le besoin de créer autour de la sociologie une forme de « mythe national » [120], lui permettant d’assurer à la discipline et à sa propre trajectoire sociale et institutionnelle une légitimité dans un champ intellectuel largement soumis aux influences politiques [121].
47L’entreprise durkheimienne se caractérise donc par une double démarche. Sur le plan intellectuel, et en particulier dans la première partie de sa carrière, Durkheim cherche à conférer à la sociologie une légitimité scientifique largement fondée sur des ressources internationales, en particulier allemandes. Le modèle allemand de la re-cherche, dans ses dimensions intellectuelles et organisationnelles, constitue une réfé-rence majeure pour le sociologue. Toutefois, à cette première dimension de l’entre-prise sociologique de Durkheim s’ajoutent, d’une part, le resserrement de celle-ci au-tour du seul groupe des collaborateurs de Durkheim à l’exclusion d’autres collabora-teurs aussi bien étrangers que français et, d’autre part, la construction progressive d’une inscription de la nouvelle discipline dans la tradition nationale. Durkheim établit ainsi ce que l’on pourrait appeler un « mythe national » de la sociologie dans un espace intellectuel et politique marqué par la montée du nationalisme.
Conclusion
48Cette étude se proposait de comparer les entreprises sociologiques de René Worms et d’Émile Durkheim autour de la question de l’inscription nationale et internationale de la nouvelle discipline. Le succès de l’école durkheimienne, fondé sur une articulation spécifique entre ressources scientifiques internationales et inscription de la sociologie dans la tradition nationale, contraste alors avec le relatif échec de l’internationalisme sociologique de Worms fondé sur des dispositifs éditoriaux et organisationnels largement tournés vers l’international. Ces éléments ne sauraient constituer les seuls facteurs qui expliquent les différences de destins entre ces deux courants sociologiques, mais ils permettent de mieux comprendre le contexte de l’institutionnalisation de la sociologie en France et les contraintes qui pesaient sur les différents acteurs du mouvement sociologique dans une période marquée intellectuel-lement par le développement de l’Université et du rôle de la recherche en son sein et politiquement par le nationalisme. S’il fallait procéder à une étude comparative à la fois avec d’autres pays européens mais aussi sur le cas d’autres sciences sociales, il semble qu’avant la Première Guerre mondiale la démarche internationaliste ne pou-vait constituer une voie pour l’institutionnalisation d’une nouvelle discipline comme la sociologie. La démarche durkheimienne, combinant dimensions internationale et nationale pour le développement de la sociologie, s’est avérée plus pertinente. Dans le cas durkheimien, la formation d’un récit national de la discipline comme élément de légitimation de celle-ci constitue d’ailleurs une spécificité originale. Il conviendrait, dans la suite de cette recherche, de s’interroger alors sur la pérennité d’un tel récit chez les continuateurs de Durkheim.
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- Worms R., 1903-1907, Philosophie des sciences sociales. Tomes i à iii, Paris, Giard et Brière.
- Worms R., 1913, Discours de M. René Worms, Annales de l’Institut International de Sociologie, 71-75.
Notes
-
[1]
Cf., entre autres, Karady, 1974 ; Mucchielli, 1998.
-
[2]
Besnard, 1981.
-
[3]
Rasmussen, 1995.
-
[4]
Nous reprenons les catégories élaborées par Victor Karady dans son article de 1979 qui reste une référence pour analyser l’émergence institutionnelle de la sociologie en France (Karady, 1979).
-
[5]
Né en 1869, fils d’un professeur d’économie politique, René Worms cumule les distinctions et réussites scolaires : normalien, agrégé de philosophie et de sciences économiques, il sera docteur ès-lettres, puis docteur en droit et, enfin, docteur en sciences. Il fera carrière au Conseil d’État où il rentre en 1894,
-
[6]
ais il enseignera la sociologie et l’économie politique dans l’enseignement supérieur, privé et public. Il sera même remplaçant de Bergson au Collège de France en 1909-1910.
Il faut signaler les travaux anciens de Terry N. Clark (1967, 1973, 2005) et ceux de Roger L. Geiger (1972, 1981). Laurent Mucchielli (1998) consacre un court chapitre à Worms dans La découverte du social. Plus récemment, la carrière administrative de René Worms a été partiellement étudiée par Rachel Vanneuville (2003). La question de l’organicisme de René Worms a été récemment abordée par Daniela Barberis (2003) et François Vatin (2005). Il faut ajouter que la recherche est entravée par la question des archives. Les archives privées de René Worms retrouvées récemment par Frédéric Audren, que nous remercions ici de bien avoir voulu nous les procurer, sont en effet très parcellaires, la plupart des documents ayant été perdus lors de la Seconde Guerre mondiale du fait des nazis. -
[7]
Geiger, 1981, 354.
-
[8]
En dehors des revues leplaysiennes que sont La Réforme Sociale fondée en 1881 et La Science Sociale en 1886 (Kalaora, Savoye, 1989).
-
[9]
L’absence d’archives conséquentes ne permet pas de reconstituer, en particulier à travers la corres-pondance, le réseau social, en particulier dans sa dimension internationale, dont dispose René Worms.
-
[10]
La page de garde du premier numéro de la Revue Internationale de Sociologie donne les indications suivantes : John Lubbock, membre du Parlement britannique et de la Société Royale de Londres ; Carl Menger, professeur à l’Université de Vienne ; Edward B. Tylor, membre de la Société royale de Londres ; Albert Schaëffle : ancien ministre, directeur de la Zeitschrift für gesammte Staatswissenschaft à Stuttgart.
-
[11]
Geiger, 1981, 349.
-
[12]
Cf. Worms, 1893.
-
[13]
Geiger, 1981, 350.
-
[14]
On retrouve Maxime Kovalewsky, Jacques Novicow et Alessandro Groppali auxquels s’ajoute le professeur de droit positiviste italien Francesco Cosentini.
-
[15]
À cet égard, on peut remarquer que, lorsque Victor Karady mesure et compare, uniquement à travers les recensions d’ouvrages et selon les langues de ceux-ci, la dimension internationale des revues sociologiques de l’époque, en particulier L’Année Sociologique et la revue de Worms, il ne prend pas en compte les spécificités éditoriales de cette dernière au regard de cette question de l’ouverture extra-nationale (Karady, 1974, 105).
-
[16]
Faure, 1893.
-
[17]
Cf. respectivement les articles : 1897, « Informations », Revue Internationale de Sociologie, 3, 239-240 ; 1904, « Informations », Revue Internationale de Sociologie, 7, 490 ; 1912, « Information », Revue Internationale de Sociologie, 10, 653.
-
[18]
L’éditeur P.V. Stock publie une « Bibliothèque de sociologie » à partir de 1895, mais cette collection est largement consacrée à des ouvrages socialistes ou anarchistes.
-
[19]
La première collection publie des formats in-8, tandis que la seconde se consacre aux formats in-18.
-
[20]
Ce doctorat soutenu en 1895 en Sorbonne avait été, si l’on en croit une lettre de Durkheim à Mauss datant de 1894, « recalé » une première fois (Durkheim, 1998, 35-36).
-
[21]
Les deux premiers sont secrétaires de la rédaction de la Revue Internationale de Sociologie tandis que le suivant est secrétaire de la Société de sociologie de Paris. Ils publient respectivement, dans les collections de Worms : Science sociale et démocratie (1900), L’économie politique et la sociologie (1910) et L’évolution de la fortune de l’État (1913).
-
[22]
Sur cette notion, on renvoie au travail de Gisèle Sapiro sur l’importation de la littérature hébraïque en France (Sapiro, 2002).
-
[23]
Mosbah-Natanson, 2007.
-
[24]
Mucchielli, 1998, 145.
-
[25]
Geiger, 1981, 348.
-
[26]
Extrait tiré d’un document de quatre pages de présentation de l’Institut international de sociologie qui est très probablement la reproduction d’un texte de 1893 ou 1894 et qui est tiré des archives privées de René Worms.
-
[27]
« Ses statuts ont été inspirés par ceux d’associations analogues, l’Institut de Droit International, et l’Institut International de Statistique », page 2 du document cité dans la note précédente. Le premier a été fondé en 1873 en Belgique, le second, qui s’inscrit dans la suite des premiers congrès internationaux de statistique tenus à partir de 1853, a été fondé en 1885 (Brian, 2002).
-
[28]
Cf. l’article 3 des statuts de l’Institut « Il se réunit chaque année en Congrès, dans une ville choisie successivement dans les différents pays. (…) ».
-
[29]
Sur les colloques et les thématiques abordées dans ceux-ci, cf. l’article d’U. Schuerkens (1996).
-
[30]
La composition des Bureaux est tirée, pour le premier, du Tome i des Annales de l’Institut International de Sociologie publié en 1895 chez Giard et Brière, et, pour le second, du tome vii publié en 1902.
-
[31]
Encore une fois, il faut noter, qu’en l’absence d’archives, on ne dispose pas d’informations sur les conditions d’adhésion ou de recrutement des différents membres et associés de l’Institut. Les Actes des Congrès, s’ils indiquent la profession et le pays d’origine des différents membres, n’indiquent ainsi pas non plus les parrainages éventuels de ceux-ci.
-
[32]
Roger Geiger insiste, dans son article de 1981, sur le faible nombre de « sociologues » ou de professeurs de sociologie membres de l’Institut. Cette remarque est assez problématique puisque, la nouvelle discipline étant en voie d’institutionnalisation dans la plupart des pays considérés, ce sont des universitaires investis initialement dans d’autres disciplines qui s’investissent dans la sociologie (à ce compte, les durkheimiens eux-mêmes ne seraient que bien peu « sociologues »).
-
[33]
Cuin, Gresle, 1996, 75.
-
[34]
Mucchielli, 1998, 149.
-
[35]
Cuin, Gresle, 1996.
-
[36]
Worms, 1913, 72-73.
-
[37]
Schlanger, 1992.
-
[38]
Geiger, 1981, 359.
-
[39]
Cuin, Gresle, 1996, 74.
-
[40]
Crawford, et al., 1992 ; Rasmussen, 1995.
-
[41]
Crawford, et al., 1992, 15.
-
[42]
Rasmussen, 1995.
-
[43]
Brian, 2002.
-
[44]
Kaluszynski, 1989.
-
[45]
Rasmussen, 1989, 23.
-
[46]
Brian, 2002, 39.
-
[47]
Ibid.
-
[48]
Clark, 1973 ; Desrosières, 2000.
-
[49]
Karady, 1986.
-
[50]
Cuin, Gresle, 1996, 74.
-
[51]
Il faudrait examiner avec plus de précision le rapport ambivalent de René Worms à l’institution universitaire, le jugement de Cuin et Gresle nous semblant devoir être nuancé.
-
[52]
Le Van-Lemesle, 2004.
-
[53]
Il dispense ainsi un cours libre de sociologie à la Faculté de droit de Paris à partir de 1910 (document manuscrit comptable, Archives privées de René Worms).
-
[54]
Weisz, 1983.
-
[55]
À cet égard, on peut remarquer que les lieux d’enseignement de la sociologie pour Worms et pour Durkheim ne sont pas neutres du point de vue de la conception de la sociologie qu’ils se font, le premier privilégiant des institutions plus centrées sur des formations pratiques (juridiques, économiques), tandis que le second conçoit son enseignement de la nouvelle discipline dans le cadre des enseignements philosophiques et pédagogiques.
-
[56]
La Société de sociologie de Paris, dont il n’est pas possible ici de dresser un portrait, se caractérise aussi par le faible nombre de participants universitaires et s’inscrit donc à l’inverse du mouvement des sociétés scientifiques de la période où les universitaires spécialistes remplacent progressivement les gentlemen-amateurs (Fox, 1980).
-
[57]
« Un congrès international à la fin du xixe siècle opère donc de manière analogue à l’Académie des sciences de Paris à la fin du xviiie siècle, mais dans un monde où la légitimité des activités scientifiques ne procède toutefois plus de la protection d’une monarchie particulière, mais de l’existence d’un système d’États-nations » (Brian, 2002, 39).
-
[58]
Roche, 1988.
-
[59]
Clark, 1967.
-
[60]
Geiger, 1981, 354.
-
[61]
Ibid.
-
[62]
Ibid., 355. Toutefois, ces constats doivent être considérés avec précaution. D’une part, d’un point de vue historiographique, la difficulté pour évaluer aussi bien les Annales de l’Institut International de Sociologie que la Revue Internationale de Sociologie réside dans la comparaison inévitable avec L’Année Sociologique. Une telle comparaison entre l’entreprise théorique de fondation épistémologique de la sociologie des durkheimiens et les travaux divers publiés par les organes de Worms fait évidemment res-sortir l’absence de cohérence de ces derniers. D’autre part, on pourrait rappeler qu’une telle entreprise consensuelle continue un siècle plus tard d’être problématique, le pluralisme théorique et méthodologique s’étant imposé comme une des caractéristiques de la discipline (Passeron, 2006). Il apparaît donc relative-ment paradoxal de reprocher à Worms de n’avoir pas réussi, alors que la discipline était balbutiante, à accomplir une unification à laquelle les sociologues contemporains ont renoncé. De plus, il faut remarquer que, sur un plan théorique, les discussions et débats organisés par Worms dans ses différents organes sociologiques ont joué un certain rôle dans la fondation de la discipline. Ainsi, le iiie Congrès de l’Institut international de sociologie a permis par exemple d’écarter l’organicisme comme fondement théorique de la sociologie. Les premières discussions sur les rapports entre sociologie et marxisme ont aussi eu lieu aussi bien dans les Congrès que dans le cadre de la Revue Internationale de Sociologie (Geiger, 1972).
-
[63]
Worms, 1903-1907.
-
[64]
Certains de ses collaborateurs, en particulier René Maunier, ont, quant à eux, franchi le pas de la recherche spécialisée et ont produit des travaux sociologiques de qualité, ce que l’historiographie, trop longtemps marquée par une forme de « durkheimocentrisme », commence à reconnaître. On peut aussi noter qu’après la Première Guerre mondiale, Maunier collaborera à la fois aux publications du réseau de Worms et du réseau durkheimien.
-
[65]
Durkheim, 1987, 106.
-
[66]
Cuin, Gresle, 1996, 74.
-
[67]
Berthelot, 1991.
-
[68]
Durkheim critique très tôt les initiatives éditoriales de Worms, affirmant ainsi que lancer une revue sociologique, alors que la discipline est encore peu développée, est « prématurée » (Durkheim, 1895a). Par la suite, les durkheimiens ne participeront pas aux différents organes wormsiens, choisissant d’ignorer institutionnellement leur concurrent.
-
[69]
Pour une première bibliographie sur Durkheim et le durkheimisme, on renvoie au travail de Ph. Steiner (2005b).
-
[70]
Cf., entre autres, Karady, 1976, 1979 ; Besnard, 1983 ; Mucchielli, 1998.
-
[71]
Sur la fondation de L’Année Sociologique, on peut consulter, entre autres, les articles Ph. Besnard (1979, 1998).
-
[72]
Comparant les différents groupes de sociologues à travers leurs revues respectives, Victor Karady établit ainsi que le groupe formé par les collaborateurs de L’Année Sociologique est celui qui bénéficie de la plus large notoriété internationale (Karady, 1974, 90).
-
[73]
Besnard, 1983.
-
[74]
Durkheim, 1987.
-
[75]
« (…) il existe une sociologie générale qui a pour objet d’étudier les propriétés générales de la vie sociale. C’est cette science, à vrai dire, qui est d’origine récente et qui date vraiment de notre siècle. C’est d’elle que relèvent les travaux de Comte, de Schaëffle, de Spencer, de Lilienfeld, de Le Bon, de Gumplowicz, de Siciliani, etc. » (ibid., 213-214).
-
[76]
Ibid.
-
[77]
Karady, 1976, 270.
-
[78]
« M. Schaëffle commence, il est vrai, par poser en principe que la société n’est pas une simple collection d’individus, mais un être qui a sa vie, sa conscience, ses intérêts et son histoire. D’ailleurs cette idée, sans laquelle il n’y a pas de science sociale, a toujours été très vivante en Allemagne et n’y a guère subi d’éclipses que pendant le court moment où l’individualisme kantien a régné sans partage. L’Allemand a le sentiment trop profond de la complexité des choses pour qu’il puisse se contenter aisément d’une solution aussi simpliste. La théorie qui rapproche la société des êtres vivants devait donc être bien accueillie de l’Allemagne, car elle lui permettait de se rendre plus sensible à elle-même à une idée qui lui était chère depuis longtemps » (Durkheim, 1987, 97).
-
[79]
Ibid, 109.
-
[80]
Ces références étrangères se retrouvent aussi dans les ouvrages sociologiques centraux de Durkheim. Sans rentrer dans un examen approfondi des sources de celle-ci, on peut remarquer que les ouvrages du sociologue sont construits autour d’une majorité de références à des travaux étrangers. Les deux exemples que constituent la Division du travail social publié en 1893 et les Formes élémentaires de la vie religieuse permettent d’illustrer ce fait ainsi que l’évolution de l’univers de références de Durkheim, l’influence allemande des années d’apprentissage laissant peu de la place à l’anthropologie religieuse anglaise selon Victor Karady (1979, 1988). Dans le cas des Règles de la méthode sociologique, ouvrage d’abord publié sous forme d’articles, les deux auteurs de référence sont Spencer et Comte, suivis par Mill, Hobbes et Bacon (Mucchielli, 1995b, 18).
-
[81]
Karady, 1979, 73.
-
[82]
Ibid., 70.
-
[83]
Karady, 1974, 105.
-
[84]
Steiner, 2005a, 96.
-
[85]
Charle, 2003.
-
[86]
Digeon, 1959.
-
[87]
Les transformations institutionnelles de l’université se sont aussi inspirées de l’exemple allemand, avec l’exemple du séminaire de recherche (ibid. ; Karady, 1986).
-
[88]
Dans ses lettres à Marcel Mauss, Durkheim explique et apprécie ses rapports avec ces trois auteurs étrangers (Durkheim, 1998). Il en ressort que le sociologue est généralement déçu par les textes qu’il obtient de ceux-ci. On peut ainsi y voir une des raisons pour lesquelles il préfère ne publier que ses collaborateurs.
-
[89]
Comme on l’a dit, il faut aussi noter que les mémoires sont écrits par des membres du groupe, sauf pour un. Il ne s’agit donc pas d’une exclusion des auteurs étrangers en tant que tels, mais des auteurs non-durkheimiens en général.
-
[90]
Lepenies, Weingart, 1983.
-
[91]
Texte contemporain de la publication des Règles de la méthode sociologique, Règles dans lesquelles on ne trouve pas d’historique de la sociologie, malgré la présence des « deux éminents et encombrants prédécesseurs » que sont Spencer et Comte (Mucchielli, 1995b, 19).
-
[92]
Ibid., 27.
-
[93]
Durkheim disqualifie intellectuellement le travail des deux premiers groupes sans aucune nuance pour longuement développer sa méthode objective, la « meilleure » pour faire avancer la sociologie. Pour Letourneau, il assimile son travail à une collection de faits aux sources douteuses et qualifie sa sociologie de « simpliste » (Durkheim, 1975, 80). Pour Tarde, il est encore plus explicite : « d’un autre point de vue, la théorie de Tarde apparaît, en revanche comme la négation même de la science. Elle place en effet l’irrationnel et le miracle à la base de la vie et, par conséquent de la science sociale » (ibid., 86).
-
[94]
« Si la France a été l’un des premiers pays où l’on a cherché à soumettre les faits sociaux à la réflexion scientifique, on a pu cependant reprocher à ses savants, au moins pendant longtemps, de n’avoir mené à terme leur entreprise qu’en faisant violence à la réalité. En effet, notre esprit national, épris de clarté, a une affinité naturelle avec tout ce qui est simple, et, pour cette raison, en arrive à ne pas vouloir admettre la complexité, même là où elle existe. Il en résulte que, dans l’étude des sociétés, nous avons concentré toute notre attention sur les éléments simples dont elles sont formées, c’est-à-dire sur l’individu, et nous avons essayé d’y ramener le reste ; nous avons été ainsi conduits à ne voir dans l’être collectif qu’une pluralité, une simple répétition de l’individu » (ibid., 105).
-
[95]
Ibid., 106.
-
[96]
Ibid.
-
[97]
Ibid.
-
[98]
Ibid., 107.
-
[99]
Ibid.
-
[100]
Mucchielli, 1995b, 42.
-
[101]
Karady, 1979 ; Weisz, 1979.
-
[102]
Lukes, 1985, 109.
-
[103]
Le recrutement des durkheimiens à l’Université a fait l’objet d’appréciations variées, en particulier sur la question de la dimension stratégique de leur implantation universitaire (Karady, 1979 ; Mucchielli, 1995a). Comme le remarque Ph. Besnard (2003, 349), il faut plus y voir « la récompense de mérites individuels que la reconnaissance de l’autonomie de la sociologie », cette réussite partielle étant largement liée à leurs capitaux scolaires élevés (école normale supérieure, agrégation de philosophie pour une large partie d’entre eux).
-
[104]
On suit là l’analyse de la réception du Suicide proposée par Philippe Besnard (2000).
-
[105]
Mucchielli, 1998, 219.
-
[106]
Charle, 1990.
-
[107]
Il s’agit de l’article intitulé « L’individualisme et les intellectuels » et publié en 1898 (Durkheim, 1987).
-
[108]
Steiner, 2005b, 7.
-
[109]
Durkheim, 1987, 111.
-
[110]
Durkheim avait consacré sa thèse latine à ces deux auteurs (Durkheim, 1953).
-
[111]
Ibid., 118.
-
[112]
Il explique ensuite l’interruption du développement de la nouvelle science par une « sorte d’engourdissement mental » (Durkheim, 1987, 122) durant une partie de la Restauration et le Second Empire qui a abouti à une retombée de la croyance dans le rationalisme.
-
[113]
Ibid., 134-135.
-
[114]
Cette polémique vise à critiquer la sociologie scientifique et à tenter de la ramener dans le giron de l’Église catholique (Serry, 2004).
-
[115]
Deploige, 1912, 403.
-
[116]
Durkheim, 1915.
-
[117]
Prochasson, Rasmussen, 1996, 189.
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[118]
Lepenies, 1990.
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[119]
Nous remercions Victor Karady de nous avoir conduit à insister sur ce point.
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[120]
On reprend cette expression à Suzanne Citron qui l’appliquait à l’écriture de l’histoire nationale en France (Citron, 1987). Ce mythe est fondé sur quatre éléments principaux : d’abord, la constitution d’une généalogie intellectuelle autour de grandes figures de savants français, Saint-Simon et Comte, qui auraient pavé la voie à la Sociologie, ensuite, la minoration de l’apport des autres nations, en dehors de quelques grandes figures comme Spencer, à la sociologie, vient après l’histoire politique de la France qui, par son anti-traditionalisme, favorise la nouvelle science, et, enfin, ce fameux « esprit français » qui est rationaliste et qui a appris à appréhender la complexité du social. Ces quatre éléments forment ce qui serait la sociologie historique de la sociologie selon Durkheim.
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[121]
Charle, 1990.