Couverture de RHSH_008

Article de revue

La science vécue. Les potentialités de la biographie en histoire des sciences

Pages 139 à 160

Notes

  • [1]
    Cf. à ce propos les considérations de Noiriel, 1996, 123-171.
  • [2]
    Kaeser, 2003, qui constitue une version légèrement remaniée de notre thèse de doctorat (co-tutelle Université de Neuchâtel et École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris), et dans laquelle nous reproduisons, sous une forme et selon une articulation sensiblement différentes, certains passages de cet article. Nous saisissons cette occasion pour remercier les membres de notre jury : Claude Blanckaert et Michel Egloff (directeurs de thèse), Pietro Corsi, Philippe Marguerat, Alain Schnapp et Laurent Tissot, de même que les rapporteurs anonymes de la Revue d’Histoire des Sciences Humaines.
  • [3]
    Cf. Shortland, Yeo, 1996.
  • [4]
    Cf. Blanckaert, 1999a, 29 et suiv.
  • [5]
    Cf. Lepetit, 1995, Loriga, 1996. Pour les Science studies, on soulignera la portée des articles de Shapin, Thackray, 1974 et de Hankins, 1979, parus tous deux dans la prestigieuse revue History of Science.
  • [6]
    Cf. Söderqvist, 1996, 47 et suiv.
  • [7]
    Cf. Levi, 1989, 1327, Röckelein, 1993b, 25 et suiv.
  • [8]
    Ce principe s’applique également à l’étude des positions scientifiques : celles-ci procèdent de remises en question propres au savant, ainsi que de sa confrontation avec un environnement intellectuel variable et avec un paysage bibliographique en constant remaniement : cf. Givens, 1992.
  • [9]
    Cf. Levi, 1989, 1333-1335, Loriga, 1996, 229 et suiv.
  • [10]
    Cf. Noiriel, 1996, Chartier, 1997, 9 et suiv.
  • [11]
    Revel, 1996b et 1997.
  • [12]
    Cf. Chartier, 1983 et 1989.
  • [13]
    À titre d’exemple et pour les thématiques qui nous intéressent ici, on relèvera que ces bouleversements ont autorisé le développement, sous l’égide de Christophe Charle (1996), d’une approche globale de l’univers intellectuel, qui associe de manière extrêmement fertile les éclairages respectifs de l’histoire sociale, de l’histoire culturelle et de l’histoire politique.
  • [14]
    Sur les liens entre les deux phénomènes, cf. Pestre, 1996.
  • [15]
    Nous pensons en particulier à la microsociologie de laboratoire de Latour, Woolgar, 1996 ; cf. également Latour, 1993 et 1994.
  • [16]
    On peut en effet associer, sur l’objet scientifique, des pratiques analytiques portant sur le social, sur le discours, et sur « l’objet en soi » (Latour, 1997). Cf. à ce propos les réflexions de Loty, Renneville, 1999, 249-251, qui prolongent celles de Roger, 1983 et 1995.
  • [17]
    En sus de Kaeser, 2003 ; cf. notamment Kaeser, 2001 et 2002.
  • [18]
    Nous n’entendons pas affirmer ici une « représentativité » prétendûment supérieure des personnages « moyens ». Comme l’a souligné Röckelein (1993b), cette affirmation triviale ne constitue qu’une inversion du modèle antérieur des « grands hommes qui font l’histoire ». En fait, il nous semble simplement que le caractère relatif des contributions de Desor à la connaissance préserve son biographe d’accorder une attention exagérée à l’œuvre du savant, au détriment de son activité, qui nous importe au premier chef.
  • [19]
    Revel, 1996a, 13.
  • [20]
    Ce qui a conduit Bourdieu (1986) à parler d’« illusion biographique » ; à ce propos, cf. Loriga, 1996, qui réévalue ses critiques.
  • [21]
    Sur Agassiz, cf. principalement Lurie, 1960, et Winsor, 1991.
  • [22]
    Nous ne nous attardons pas ici sur les publications scientifiques contemporaines, dont l’importance ne nous paraît réclamer aucun développement. Et ici, les œuvres de Desor doivent toujours être confrontées à celles de ses collègues, avec lesquelles elles dialoguaient. Dans notre biographie, nous avons d’ailleurs tenu à insérer une bibliographie exhaustive de Desor, qui réunit livres, tirages séparés, articles scientifiques et autres, ainsi surtout que les mentions de communications orales dans les séances de sociétés savantes. Une telle bibliographie se caractérise évidemment par une ampleur considérable : celle de Desor comporte près de 1 100 titres. Ceux-ci sont certes souvent redondants. Mais cette entreprise nous paraît capitale pour l’illustration de la construction des domaines d’étude et leur inscription éditoriale, les reprises de thèmes dans des contextes différents ou, à l’inverse, le caractère parfois exceptionnel, chronologiquement limité, d’un intérêt savant.
  • [23]
    Les circonstances de la conservation de ce journal indiquent que Desor n’a pas (consciemment) rédigé ce journal pour un lecteur, voire un historien futur. En toute sincérité, il cherchait par ses annotations à mieux se connaître, à évaluer son action et à juger ses propres sentiments. Dans une tradition toute protestante, il voulait exercer un contrôle sur lui-même – qu’il désigne par le terme de « self government ». Comme on le verra ci-dessous, cette sincérité n’autorise toutefois pas l’analyste à accorder une confiance aveugle à un tel témoignage.
  • [24]
    Si notre biographie constitue une forme de microhistoire, ces sources tierces autorisent ce que Revel (1996a, 1996b) a qualifié de « changements d’échelle » – des changements d’échelle extrêmement profitables, à condition d’y recourir avec mesure, car c’est toujours Desor qui demeure l’« œilleton » de cette étude. À cet effet, ces sources tierces sont donc généralement puisées au même niveau singulier.
  • [25]
    Cf. Farge, 1989 (16 et suiv. en particulier).
  • [26]
    Cf. Dauphin, Lebrun-Pézerat, Poulban, 1995.
  • [27]
    La prise en compte des sentiments du sujet est semée d’écueils non négligeables. Pour l’historien des sciences, elle nous paraît néanmoins indispensable, puisque les émotions participent aux démarches intellectuelles : cf. p. ex., Mucchielli, 1998. Dans cette perspective, il est utile de tenir compte de certains enseignements de la psychobiographie ; en dépit des critiques justifiées qu’on lui a opposées (Anderson, 1981, Röckelein, 1993a), celle-ci a du moins le mérite d’expliciter des argumentations couramment employées par d’autres, mais de manière implicite et souvent naïve : cf. Röckelein, 1993b, 22 et suiv.
  • [28]
    Cf. Goulemot, 1986, 405 (« Chaque texte [autobiographique] invente, par son procès d’écriture, un lecteur fictif qu’il interpelle et convoque »). Et c’est l’avènement de ce lecteur qui fonde le « pacte autobiographique » défini par Lejeune (1975).
  • [29]
    À ce propos, cf. Jelmini, 1996, Shortland, Yeo, 1996, 31 et suiv.
  • [30]
    Jelmini, 1996, 207-208.
  • [31]
    Shortland, Yeo, 1996, 34.
  • [32]
    Cf. à ce propos l’étude récente de Grodzins, 2002.
  • [33]
    Défini par Bowler, 1976 et 1989 (cf. également Blanckaert, 1999b, 92 et suiv.), le progressionnisme constituait une philosophie transcendante dont le finalisme permettait de concilier, dans un cadre transformiste, la discontinuité phylogénétique avec la continuité idéale de l’organisation de la Nature. Or chez Desor, l’archéologie préhistorique, qui étend le progressionnisme à l’humanité et à son développement culturel, apporte une caution scientifique au progressisme politique et religieux.
  • [34]
    Cf. notamment son Bel âge du bronze lacustre en Suisse (Desor, Favre, 1874).
  • [35]
    Cf. d’ailleurs Desor, 1840. À ce propos, cf. Wegmann, 1962-1963, qui démontre l’antériorité de Gressly sur Constant Prévost, auquel est généralement attribuée l’invention du concept de « faciès ».
  • [36]
    Cf. en particulier Desor, in Desor, Loriol, 1868-1872, 424-436. On notera que dans l’histoire des idées, cette correspondance dépasse manifestement le cas particulier de Desor. Car c’est sous l’influence directe du même Wagner que Friedrich Ratzel (1887-1888, 1909-1912) étudiera les mouvements de la culture matérielle, préfigurant la notion de Kulturkreis bientôt défendue par son disciple Leo Frobenius, puis par Gustav Kossinna, le maître de l’archéologie germanique (cf. notamment Marchand, 1996, chap. 5, Massin, 1996).
  • [37]
    De ce point de vue, le parcours de Desor témoigne évidemment aussi d’occasions manquées.
  • [38]
    Cf. Coye, 1997, 295-297, qui distingue l’historiographie « utile » et l’historiographie « efficace ».

1 Lors des heures de gloire du structuralisme, la biographie s’était vue dénier toute pertinence scientifique. De fait, il était aisé de tourner en dérision le postulat de l’efficacité créatrice des trajectoires individuelles qui sous-tend l’exercice traditionnel de la biographie – un postulat qu’on pourrait résumer par la formule classique selon laquelle « les grands hommes font l’histoire ». Ce discrédit n’allait certes pas empêcher la perpétuation du genre. Mais en tant que telle, la biographie ne s’en trouvait pas moins reléguée en marge de la production scientifique.

2 Or, depuis quelque temps, on assiste à un retour en force de la biographie historique. Très concrètement, celui-ci s’exprime par une intense activité de publication : chaque année, on assiste à la parution de centaines de nouvelles biographies – un phénomène qui prend même des proportions spectaculaires dans le paysage éditorial anglo-américain. À vrai dire, cette profusion n’est pas entièrement nouvelle : il s’agit plutôt du produit d’une longue croissance, dont l’inflation est particulièrement marquée aujourd’hui. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la légitimité scientifique à laquelle prétend dorénavant la biographie. Longtemps cantonnée dans les registres de vulgarisation savante ou de l’histoire « aimable » rédigée par des amateurs, elle s’affiche maintenant sans complexe au cœur des lieux les plus respectables de la production intellectuelle. En rangs serrés, des chercheurs estimables et distingués se commettent ainsi à l’exercice biographique, qui fait désormais l’objet de formations de troisième cycle et de colloques scientifiques.

3 Cette résurrection de la biographie proprement scientifique est assurément réjouissante, pour ceux qui se félicitent de la diversité des entreprises historiennes. Mais elle suscite également des interrogations. Jusqu’à preuve du contraire, il est en effet difficile d’acquitter les nouveaux biographes du soupçon d’un certain opportunisme. Face au « désarroi théorique » dans lequel la recherche historique est plongée aujourd’hui, que certains qualifient de « crise des paradigmes » [1] et qui se traduit par une absence de repères et de doctrines au moins largement reconnues, il est en effet possible d’exploiter, sans réel propos heuristique, la séduction propre au genre biographique (dont les affinités avec la fiction littéraire, aussi relatives soient-elles, n’en sont pas moins frappantes). Il ne nous appartient pas de juger ici des motivations des innombrables auteurs de biographes récentes. Tout au plus ferons-nous remarquer qu’a priori, une telle exploitation ne nuit pas nécessairement à la valeur et à l’intérêt de leurs travaux.

4 Ce qui nous importe ici, c’est de démontrer la portée heuristique qui peut être reconnue à la biographie. Plus précisément, nous comptons souligner l’apport spécifique de la biographie dans la recherche historique. Car à notre sens, la démarche biographique n’est pas seulement légitime : elle est justifiée. En d’autres termes, elle ne constitue pas seulement un moyen comme un autre de toucher au passé : par sa nature même, par l’éventail des sources qu’elle invoque comme par l’angle d’approche auquel elle les soumet, la biographie autorise un point de vue particulier sur ce passé. Et à ce titre, elle permet un enrichissement des perspectives et un renouvellement des problématiques historiques.

5 Cette productivité, le potentiel spécifique de la biographie, nous paraissent particulièrement sensibles sur le terrain de l’histoire des sciences. Car aux plans tant théorique que pratique, la démarche biographique se défie, par nécessité, presque, des conflits d’école qui traversent le champ historique, et dont le caractère conventionnel paraît désormais avéré. Or, dans le domaine des Science studies, ces clivages s’expriment encore avec une certaine vigueur, dans la mesure où ils sont stimulés et entre-tenus par les controverses relatives à la nature de la science – de l’objet même des recherches. À l’aune du singulier, du moins, l’histoire, la sociologie et la philosophie des sciences, l’épistémologie, ainsi que les histoires intellectuelle, culturelle, politique et sociale, ne sont en effet pas incompatibles. Elles peuvent même s’épauler sans réelles contradictions méthodologiques.

6 Un tel plaidoyer réclame certes argumentation. Car si l’approche biographique offre de réelles potentialités, son exercice pose également des problèmes certains, qui expliquent pour partie la défiance dont elle a longtemps fait l’objet. Dans ces conditions, nous développerons ici les considérations théoriques et les principes méthodologiques de l’étude que nous avons consacrée au naturaliste et préhistorien germano-suisse Édouard Desor (1811-1882) [2].

La biographie scientifique et l’histoire des sciences : des relations délicates

7 Pour mieux souligner les écueils auxquels est confronté celui qui entreprend d’analyser la vie et l’œuvre d’un savant, il est utile de rappeler les antécédents sur lesquels reposent de telles entreprises. Car dans l’étude de la science, l’héritage de la biographie est assez lourd. Au sein des sciences historiques, l’émergence de ce domaine de savoir repose en effet précisément sur l’affirmation de l’approche biographique [3]. Dès le début du XVIIIème siècle, les canons de la vie de savant sont fixés par les « éloges » rituels de l’Académie des sciences, qui instituent la pertinence du regard rétrospectif sur le travail scientifique. Au cours du XIXème siècle, la faveur exceptionnelle des biographies dites « victoriennes » élèveront la vie de savant au rang d’un véritable genre littéraire. Sans jamais disparaître, la biographie scientifique connaîtra ensuite, au cours du XXème siècle, une marginalisation progressive, parallèle au développement institutionnel de l’histoire des sciences. Mais c’est l’essor de la philosophie des sciences qui contribuera surtout à sa dépréciation, jusqu’à son exécution par le structuralisme. Mort de l’homme, mort de l’auteur : la biographie apparaissait alors comme un exercice inepte, surévaluant le superficiel, l’« acte créateur », au détriment des « conditions de possibilité » du savoir, intrinsèquement anonymes [4].

La sociologie et le retour du singulier : une fâcheuse ambiguïté

8 Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est la sociologie qui devait engager, dans le courant des années 1970, la réhabilitation de la biographie. Inauguré dans le domaine de l’histoire sociale, le retour des perspectives singulières résultait en fait de l’attention portée par les sociologues aux expériences collectives que masquaient les données quantitatives [5]. Dans cette perspective, le renouveau de la biographie devait d’abord s’exprimer de manière indirecte, sous la forme pluri-individuelle de la prosopographie. Pour les sociologues, et sous des formes diverses, la biographie offrait en effet un moyen idéal pour accéder à la réalité concrète du « contexte ».

9 Cette justification ambiguë contraignait pourtant le biographe à plaquer les exigences d’une sociologie grossière sur son propos historique. Il était effectivement placé dans une position théorique assez bancale, aux exigences pour le moins problématiques. Car si l’on étudie l’individu pour percevoir l’arrière-plan, les caractéristiques individuelles ne sont appréhendées qu’en tant qu’illustration de ce qui précisément les dépasse [6]. Posée de la sorte, la « représentativité » de l’individu étudié reposait évidemment sur un malentendu – sur une contradiction méthodologique. Car en fonctionnant sur le mode de l’extrapolation, la portée, la signification et l’utilité de la biographie dépendent du caractère « banal », « ordinaire », du sujet historique. Dans ces circonstances, la biographie était conduite, soit à se résoudre à l’anecdotique, soit à se dissoudre insensiblement dans la sociologie.

10 Dans les faits, cette contradiction a mené à des positions très discutables. À un extrême, on employait le personnage comme prétexte pour présenter l’arrière-plan ; en appliquant les principes de la biographie à l’environnement immédiat du personnage, on élaborait l’illusion d’une biographie collective que les sources n’autorisaient que rarement. À l’autre extrême, on recourrait simplement au contexte pour valoriser le personnage ; à cet effet, on faisait intervenir des causes extérieures, déterministes, lorsque cela arrangeait les affaires du biographe, qui s’en affranchissait toutefois lorsque ses sources paraissaient lui en laisser la liberté.

Représentativité et contexte : de faux problèmes

11 Les culs-de-sac sociologiques dans lesquels l’approche biographique s’est parfois égarée nous semblent résulter d’une conception figée et mécaniste du « contexte ». Car ce contexte, qui englobe les domaines intellectuel, professionnel, humain, politique, idéologique, spirituel, etc., constitue une réalité plurielle, dans laquelle ces différents paramètres interagissent partiellement.

12 D’autre part, nous ne voyons pas de contradiction de principe entre l’étude d’un individu et la prise en compte du social. En matière de biographie, le social intervient inévitablement, puisque la caractérisation de l’individu se situe quelque part entre son image sociale et la perception que celui-ci a de lui-même [7]. Cette perception procède d’ailleurs des représentations sociales de l’individu. Et son image sociale dépend également des définitions identitaires de la société… On notera enfin que ces relations sont dynamiques : la personnalité se construit en interaction avec l’entourage humain et le contexte social. Et l’évolution de cette personnalité est inséparable de l’évolution de ses représentations du monde – un monde qui assurément évolue lui aussi [8].

13 Par la même occasion, la question de la prétendue « représentativité » peut trouver une solution élégante, puisque les spécificités individuelles s’avèrent tout aussi instructives sur le contexte. Ce sont en effet les usages et les pratiques qui illustrent l’élasticité variable de la norme [9]. Étant admis que c’est le système qui génère les interstices, il ne s’agit pas d’opposer frontalement la liberté individuelle à des contingences sociales rigides et préétablies : toutes deux sont en relation dynamique.

La biographie comme microhistoire

14 Dans le domaine historique, le retour du singulier résulte de la reconnaissance des limites des approches quantitatives et des abstractions structuralistes. Mais il profite aussi d’un certain trouble théorique au sein de la discipline. On sait en effet que des notions de base (telles que les « mentalités » ou la « culture populaire ») ont été sérieusement remises en question ; de même, les catégories employées par les historiens (classes sociales, classements socioprofessionnels, etc.) se voient dénoncées comme des constructions, produit des approches historiennes [10].

15 De ce point de vue, l’une des réponses les plus constructives qui ait été proposée pour pallier les effets potentiellement dévastateurs de ce « tournant critique » réside dans la microhistoire, telle qu’elle est définie par Jacques Revel [11]. Or, à notre sens, la biographie peut être considérée comme une forme de microhistoire. Sous cette forme, elle bénéficie donc des avantages reconnus à cette dernière : l’objectivation de ces catégories qui demeurent indispensables à l’analyse historique. Car les catégories de la microhistoire sont directement puisées dans la conscience des acteurs singuliers. Ainsi, lorsque le biographe microhistorien manipule des termes tels que « le mouvement conservateur », « le parti clérical », les « archéologues amateurs », lorsqu’il évoque les nuances qui distinguent l’« antéhistoire » du XIXème siècle de ce que nous appelons « préhistoire », il s’appuie sur (et doit se confronter à) des notions et des catégories effectivement et historiquement employées par le personnage qu’il étudie. Or, en plongeant dans le « vécu » d’un acteur du passé, en intégrant ses perceptions individuelles et ses représentations sociales, en tenant compte de la signification qu’il donnait au monde dans lequel il vivait, on s’explique assurément mieux ses actes et ses motivations [12].

16 Bien entendu, cet enrichissement a un prix. Car en réduisant l’échelle de l’analyse, on perd un certain recul : par principe, le biographe n’éclaire qu’une parcelle réduite du passé historique. Mais en retour, et en fonction des sources utilisées, il obtient un traitement minutieux du détail. Ce traitement autorise une grande indépendance par rapport à l’état de l’historiographie ; et comme on le verra plus loin, cette indépendance est d’autant plus nécessaire que dans le cas de la biographie, la manipulation des sources secondaires est assez délicate. En histoire des sciences, par ailleurs, une telle indépendance prémunit l’analyste contre le présentisme : les problématiques peuvent en effet être posées en fonction des perceptions effectives des savants étudiés.

Un regard transversal et panoramique

17 Compte tenu du profil du personnage étudié, le caractère restreint de la parcelle historique embrassée par le biographe peut être considérablement relativisé. Comme nous le verrons dans le cas d’Édouard Desor, certains acteurs présentent en effet l’avantage d’avoir été actifs dans un grand nombre de domaines. Par leur biais, on peut dès lors aborder une quantité de thématiques. Celles-ci ne seront toutefois pas appréhendées d’en haut, mais d’en bas, de manière transversale, à partir d’une réalité concrète, partielle, mais significative. En fait, le personnage retenu peut être assimilé à un « œilleton » : l’œil rivé sur cet œilleton, le biographe peut orienter sa visée bien au delà du personnage, de manière panoramique.

18 Cette multiplication des perspectives s’accorde avantageusement, tant avec les bouleversements théoriques récents de la « maison histoire » [13], qu’avec les tendances actuelles dans l’appréciation de la science [14]. Thème jusqu’il y a peu de controverses d’une vigueur toute particulière, la nature de la science n’est plus aujourd’hui un article de foi. Plus personne n’ose nier son historicité, et partant, sa réductibilité à l’analyse historique. Concurremment, et sous diverses formes, de nombreux courants d’essence sociologique et anthropologique [15] ont démontré leur pertinence. Désormais, l’aspiration du discours scientifique à la rationalité n’autorise plus à contester son caractère au moins partiellement humain et social. Ici encore, les conflits d’école sont donc dépassés : chaque posture critique peut être légitime. Dans la pratique, l’analyste reste pourtant soumis à des exigences pratiques et méthodologiques : il est généralement contraint à faire des choix. Pour la cohérence de son étude, il doit adopter une perspective prioritaire. En principe, il ne peut donc varier incessamment les angles d’approche : de telles manœuvres entraîneraient la désagrégation de son discours en un magma informe et mal déterminé.

19 Or le biographe « microhistorien » peut se dégager de cette contrainte ; chez lui, la cohérence est garantie par l’unité de son sujet singulier. À la condition expresse de les articuler toujours à partir de ce sujet – et seulement si les sources qui y ont trait l’y autorisent – il peut multiplier à l’envi les perspectives. Dans cette entreprise, il est amené à adapter la focale de son appareil de visée, c’est-à-dire à modifier tour à tour ses outils conceptuels. Il est donc autorisé à faire de l’histoire culturelle pour certains aspects, de l’histoire sociale pour d’autres, de la sociologie des sciences pour le travail effectué par le sujet de la biographie, de l’épistémologie pour son œuvre, voire même encore, si ce dernier s’est aventuré dans ces domaines, de l’histoire politique ou économique.

20 Contre les artefacts disjonctifs de la philosophie des sciences, cette démarche permet de rétablir de manière réaliste l’unité originelle des savoirs. Elle doit par ailleurs résoudre les contradictions entre ce que les savants disaient, ce qu’ils faisaient, et ce que leurs successeurs y trouvent aujourd’hui. De ce point de vue, l’histoire des sciences, l’anthropologie historique, la sociologie de la connaissance scientifique et l’épistémologie ne sont donc assurément pas incompatibles [16].

L’univers du préhistorien : Édouard Desor comme médiateur

21 Dans la biographie que nous avons consacrée à Édouard Desor, l’envergure du personnage ne constitue qu’un critère très accessoire. Géologue et paléontologue, celui-ci jouissait certes d’une réputation internationale. Activement engagé dans l’archéologie préhistorique, il a sensiblement contribué au développement et à l’affirmation institutionnelle de cette future discipline [17]. Mais à l’aune de la « grande » histoire des sciences, Desor n’en demeure pas moins une figure secondaire.

22 Telle que nous l’entendons, cette biographie ne vise pourtant pas uniquement à ressusciter les faits et gestes d’un savant oublié depuis longtemps, à tort ou à raison : elle constitue un moyen de plonger au cœur d’un passé plus vaste [18]. La vie, la carrière et l’œuvre de Desor doivent autoriser un regard nouveau sur le fonctionnement de la recherche contemporaine – et plus particulièrement, de la recherche préhistorique naissante.

23 De fait, l’étude de la construction de cette nouvelle branche du savoir ne saurait être dissociée du terreau dans lequel celle-ci puise sa sève. Afin d’appréhender les motifs qui ont présidé à l’émergence de la préhistoire, il s’agit de la prendre en considération dans un contexte global. Et dans sa globalité, ce « contexte » réunit des paramètres de natures très diverses, tout à la fois humains, sociaux, culturels, politiques, idéologiques, religieux, intellectuels et scientifiques. Pour ce faire, le biographe ne peut donc isoler a priori les éléments qui paraissent façonner la seule figure du préhistorien. Car avant d’être préhistorien (avant d’être un savant, même), Desor fut d’abord un homme, un homme profondément inscrit dans les préoccupations de son époque.

24 Par principe, le biographe doit en effet postuler l’unité, la cohérence de la vie qu’il se charge de retracer. Il ne saurait donc non plus imposer à sa biographie un ordre, une segmentation thématique conforme aux catégories peut-être trompeuses du présent. À cet effet, la solution la plus élégante nous paraît être celle de l’ordre chronologique. Si cette solution s’avère très contraignante pour l’analyse épistémologique, si elle nuit à la lisibilité des interprétations relatives à l’œuvre du personnage étudié, elle autorise le biographe à adopter le ton, la forme et la liberté du discours narratif. Mais elle le place surtout dans une position de réceptivité idéale pour la prise en compte de l’interpénétration fructueuse des différents aspects de la vie, de la pensée et des activités de son sujet, de ses préoccupations et de ses intérêts les plus divers.

25 Bref, dans cette entreprise, Desor fonctionne comme un médiateur. Sa pensée, ses actes et ses relations avec son environnement donnent à voir la science « en action », la science vécue dans « l’enchevêtrement des logiques sociales » [19] qui ont participé à sa construction, en rendant justice à la complexité originelle des enjeux et des processus de la recherche.

Le biographe et son sujet face à l’héritage historiographique

26 Nous avons signalé l’importance de l’héritage biographique dans la pratique de l’histoire des sciences. Pour celui qui, aujourd’hui, s’attelle à une vie de savant, cet héritage documentaire est d’un emploi malaisé. En raison de la fonction, mais aussi de l’inscription éditoriale des anciennes biographies, l’image qui se dégage du personnage peut en effet s’avérer singulièrement trompeuse – à divers égards. Or, si les défauts de cette documentation secondaire invitent l’historien à se tourner, tant que possible, vers les sources originales, l’examen de cette documentation secondaire n’en est pas moins profitable. Car en le mettant en garde contre certains travers propres au genre biographique, cet examen peut préserver le biographe de la reconduction de tels travers. Et à défaut, il lui permet du moins de prendre conscience des limites historiennes de son propre travail.

Les nécrologies, la biographie « victorienne » et l’autobiographie

27 La nécrologie et la biographie dite « victorienne » partagent une commune complaisance pour leur objet. Au XIXème siècle, la confiance presque illimitée accordée aux progrès de la science leur conféraient une fonction édifiante. La discipline scientifique étant perçue comme une ascèse exemplaire, le savant y prenait l’aspect d’un missionnaire, dont l’objectif bien terrestre n’en constituait pas moins un idéal transcendant.

28 En principe, ces biais n’altèrent pas leur valeur documentaire, puisque l’interprétation du lecteur s’adaptera à leur nature : celui-ci relativisera presque automatiquement la portée des appréciations flatteuses pour le sujet, dont il décèlera même les faiblesses entre les lignes. Ces sources secondaires partagent cependant une autre caractéristique, plus pernicieuse : une tendance systématique à la rétrospection. Le sujet y étant perçu en fonction de son aboutissement, sa vie suit un développement linéaire à la cohérence fallacieuse. Car le biographe élude tout ce qui lui paraît s’écarter de la ligne droite tracée entre la naissance et le décès de son héros [20]. Le lecteur est ainsi privé des errements, des hésitations et des erreurs du personnage, qui sont pourtant extrêmement instructifs. Car ce sont eux qui donnent du relief à ses réalisations – ce qui explique d’ailleurs le caractère foncièrement anti-dramatique de tels récits.

29 Parfois, les similitudes entre les multiples nécrologies d’un même savant plongent également le lecteur dans la perplexité. En fait, il apparaît (et tel fut effectivement le cas pour Desor) que les nécrologistes s’inspiraient souvent à une source commune – une sorte d’autobiographie ou de curriculum vitae – rédigée par le défunt lui-même, peu avant son décès ! Cet état de fait illustre les réserves qui s’imposent quant à l’objectivité de ces témoignages – non pas tant quant à la réalité, voire même l’interprétation des faits eux-mêmes, mais quant à leur sélection et leur agencement. En définitive, les nécrologies et la biographie « victorienne » sont plus instructives sur l’image que le savant voulait laisser de lui-même que sur la réalité de son existence.

Des biographies faussement collectives

30 Nous avons signalé l’envergure relative de Desor dans l’histoire des sciences. Dans la documentation secondaire, il apparaît ainsi le plus souvent aux côtés de ces savants marquants qu’il a côtoyés durant sa carrière. En l’espèce, ce déséquilibre résulte avant tout de son compagnonnage avec le célèbre naturaliste Louis Agassiz, héros d’une surabondante production historique et biographique [21]. Or, de manière tout à fait novatrice, l’activité scientifique d’Agassiz se caractérise par son caractère collectif. Au delà de ses contributions effectives à la connaissance, l’intérêt historique spécifique de l’activité d’Agassiz réside précisément dans la mise en place, l’animation et l’entretien d’une véritable « fabrique scientifique », où l’énergie et l’enthousiasme du maître permettaient seuls la conjonction des talents et des efforts d’une équipe de chercheurs juvéniles et bénévoles. Par la force des choses, les travaux historiques consacrés à Agassiz prennent ainsi la forme de biographies « collectives ».

31 Le caractère collectif de ces biographies est toutefois plus apparent qu’effectif. Certes, cette forme plurielle est assurément enrichissante, puisqu’elle autorise la peinture de l’environnement humain dans lequel baigne le travail savant. Mais cette peinture ne dépeint pas une réalité : elle ne soigne que les détails de ce qui demeure un décor de fond, sur une scène où tout s’organise autour des faits et gestes du principal protagoniste. Réduits au rôle de faire-valoir, les compagnons n’apparaissent que lorsqu’ils se rapprochent du maître, et disparaissent en coulisses lorsque les aléas de l’existence les mènent sur d’autres théâtres d’activité. Entraperçus de manière fragmentaire, ceux-ci ne sont restitués que par un assemblage composite de traits partiels figés dans des perspectives tronquées.

32 Cette distorsion est particulièrement flagrante dans le cas de Desor – ce qui nous a rendu d’autant plus attentif aux pièges de ces biographies « collectives ». Desor doit en effet sa carrière scientifique à Agassiz, qui l’a recueilli comme secrétaire personnel, avant d’assurer sa formation savante. Et c’est une violente dispute, scellée par plusieurs procès retentissants, qui devait mettre un terme à leur collaboration et à une amitié de plus de dix ans. Dans ces circonstances, les paragraphes, les lignes ou les chapitres consacrés à Desor interprètent sa coopération avec Agassiz à la lumière de ce qu’ils considèrent comme sa trahison ultérieure. Et si certains font pudiquement l’impasse sur la rupture et ses causes, Desor demeure généralement le novice qu’il avait été lors de sa rencontre avec le maître. Figé dans l’ombre passée d’Agassiz, son éloignement le condamne à une carrière qui, durant encore 35 ans, ne semble constituer que l’épilogue de leur collaboration antérieure. Dans le meilleur des cas, les recherches initiées avec Agassiz s’y voient accorder une attention largement exagérée. Et dans l’ensemble, les travaux scientifiques évacuent l’homme au profit du seul savant ; les activités non-scientifiques de Desor sont ignorées ou, pire encore, ne sont commentées qu’en fonction de son œuvre et de son activité scientifique.

Les sources primaires : des trésors documentaires

33 Compte tenu des faiblesses et des travers propres à la documentation secondaire en matière de biographie, l’exploitation des sources primaires, des documents d’archives, s’avère absolument incontournable [22]. Dans le cas de Desor, ces sources sont à la fois abondantes et variées. À côté des ouvrages et des tirés à part de la bibliothèque de Desor, les fonds d’archives abritent en effet des épreuves corrigées, des brouillons et des manuscrits originaux d’articles et de conférences, mais également sa correspondance, ainsi que le journal personnel du savant.

34 Nous nous attacherons ici aux deux dernières catégories. Produits de contextes d’énonciation très variés, ces documents projettent en effet l’historien de plain-pied dans l’activité quotidienne du savant. Souvent peu formalisés, intimes et spontanés, ils permettent d’échapper aux reconstructions a posteriori. Et par des confrontations réciproques, leur variété autorise une perception nuancée des objectifs, des ambitions, des actes et des attitudes de leur auteur.

35 D’un volume considérable (près de 30 000 pièces), la correspondance conservée de Desor (lettres reçues et copies des lettres envoyées) ne paraît pas avoir fait l’objet d’une sélection : les commandes de vin y côtoient ainsi les débats scientifiques ou politiques. Par son ampleur et sa représentativité, cette correspondance donne dès lors accès à toutes les facettes du personnage, dans son environnement. De plus, la valeur relative des informations que recèlent les différentes pièces peut être évaluée par la comparaison respective de leur contenu – d’une lettre à la suivante, mais également d’un correspondant à l’autre. Pour l’efficacité de ces comparaisons, il s’agit bien entendu de connaître la personnalité des correspondants, de même que la nature et l’intensité des liens qu’ils ont entretenus avec Desor. Après l’établissement d’une prosopographie sommaire, on est ainsi conduit à s’appuyer sur des sources tierces, qui mettent en perspective les échanges établis entre Desor et telle personnalité. De ce point de vue, la confrontation la plus productive (une sorte de « triangulation ») consiste à étudier les relations entre des individus qui sont eux-mêmes en contact avec Desor – cela en respectant l’unité temporelle, puisque ces relations sont évolutives.

36 Les annotations de Desor dans son journal personnel [23] sont très concises ; elles composent en quelque sorte une comptabilité d’occupations quotidiennes. Ce caractère prosaïque n’enlève rien à l’intérêt du document : en toute sobriété, celui-ci livre des informations détaillées sur les activités de son auteur. Par ailleurs, les termes employés par Desor laissent transparaître l’état réel de ses préoccupations au jour le jour. Et dans la densité de l’instantané, ce journal témoigne des relations qu’ont pu entretenir entre elles des activités que l’historien aurait pu être tenté d’inscrire dans des registres totalement distincts. Enfin, Desor s’y autorise quand même occasionnellement des commentaires succincts et des appréciations laconiques, non argumentées, sur lui-même, sur les idées, les choses ou les gens. Or, en raison même du peu de soin accordé à leur mise en scène, de telles appréciations paraissent particulièrement significatives.

37 Comme on l’a vu pour la correspondance, le biographe ne peut se limiter aux seules sources émanant de son sujet. Nous avons donc eu recours à des documents produits par des tiers, qui donnent à voir le fonctionnement d’un milieu dont ce dernier n’est qu’une composante [24]. Pour ce qui touche à l’image de Desor, ce sont d’ailleurs ces sources tierces qui nous autorisent à prendre parfois le contre-pied de l’historiographie antérieure. Car elles font apparaître bon nombre d’éléments escamotés – des lacunes qui révèlent les intentions des nécrologistes et des biographes antérieurs, ou du moins le cadre dans lequel ceux-ci s’inscrivaient. En évaluant les causes de certains silences, on peut résoudre les anomalies de certains récits et les contradictions qui opposent parfois nos informateurs. En fin de compte, la reconnaissance de ces logiques implicites et la mise en regard de ce que nous savons de Desor avec ce qu’en ont dit ses contemporains et ses survivants immédiats donne une idée vivante, mais surtout cohérente et réaliste des relations qu’il entretenait avec son entourage. Enfin, c’est cette confrontation entre la vision de Desor et celle de ses contemporains qui permet de faire ressortir la spécificité de la pensée, des actes et de la personnalité de notre sujet.

Les leurres du travail archivistique

Les mirages de l’« effet de réel »

38 Le recours aux sources primaires constitue la base de la pratique historienne. Ces documents ne doivent toutefois pas être crédités d’un pouvoir immanent de démonstration : en les considérant comme des faits, pour les opposer à l’exégèse, aux théories et aux synthèses en vigueur, on oublierait que les témoignages directs ne sauraient parler par eux-mêmes. En l’espèce, le biographe doit se garder de succomber à la tentation de l’« effet de réel » [25] dont abusaient précisément les Life and letters victoriennes : la pertinence des citations ne s’évalue qu’en fonction de leur contexte d’énonciation.

39 De fait, exhumer un document d’archive donne l’illusion de toucher à une vérité brute et vierge. Or cette illusion est sensiblement renforcée dans le cas de documents tels que nos correspondances, où la spontanéité paraît garantir encore mieux l’authenticité des témoignages [26]. L’émotivité [27] parfois intense qui est véhiculée par les lettres privées peut même accentuer les effets de cette illusion : placé dans une position de voyeur, l’historien (encouragé peut-être en cela par une certaine mauvaise conscience) est tenté de surévaluer la sincérité des propos dont il viole l’intimité.

40 Sans conteste, c’est dans les journaux personnels que cette illusion se manifeste de la manière la plus redoutable. Ceux-ci abritent en effet le dialogue le plus intime qui soit : celui d’un individu avec lui-même – avec sa propre conscience. On est donc très loin ici des postures étudiées des rituels de sociabilité. Le lecteur pourrait ainsi considérer chaque phrase écrite dans le journal comme l’expression d’une vérité intérieure. Pourtant, l’introspection ne peut être gage de la lucidité du diariste ; il est en effet extrêmement commun de se mentir à soi-même. On sait par ailleurs que le fait même de coucher ses pensées sur le papier implique le désir inconscient d’un lecteur, même virtuel [28]. Il convient dès lors de manipuler le journal de Desor avec précaution ; car son auteur peut être dupe de ses propres sentiments, et entraîner le lecteur à le confondre avec le rôle qu’il se joue pour lui-même.

41 En bref, l’intérêt spécifique des pièces respectives ne saurait à notre sens leur conférer une valeur excessive. Aussi expressif soit-il, aucun document ne peut instruire à lui seul de manière absolue, sur quelque thème que ce soit. En ce sens, la valeur de la documentation est proportionnelle à la pluralité et à la diversité des pièces qui la composent : chacune de ces pièces s’enrichit de sa confrontation avec le reste de la documentation.

L’auteur et son sujet

42 Dans l’histoire de la littérature, le genre biographique s’est affirmé par sa fonction d’exemplarité. Traditionnellement, la biographie servait de miroir, face auquel le lecteur était appelé à conformer sa propre vie. Or si elle est valable pour le lecteur, cette injonction implicite fonctionne a fortiori pour l’auteur de la biographie. Par la force des choses, la pratique de la biographie l’amène en effet à confronter sa propre personnalité à celle de son sujet. Or, lorsque cette entreprise se fonde sur des écrits à caractère autobiographique, l’intimité qui se développe insensiblement peut s’avérer périlleuse : elle menace de transmuter la confrontation en une identification [29]. Car si le rédacteur d’un journal personnel écrit pour un lecteur idéal, celui qui le lit est fatalement désigné comme tel par le sujet lui-même. Se mettant à la place de son personnage pour apprécier ses faits et gestes, le biographe est ainsi porté à se l’approprier. Selon le principe du contre-transfert, il risque de faire de lui l’interlocuteur privilégié de son propre dialogue intérieur [30], et d’accorder au personnage étudié sa vision personnelle d’un monde pourtant étranger.

43 L’approche biographique est donc intrinsèquement ambiguë. Dans notre propre entreprise, et en particulier lorsque nous nous sommes plongé dans le journal de Desor, nous avons effectivement été la victime (peut-être consentante ?) de telles projections. Nous le reconnaissons d’autant plus volontiers que la conscience des relations équivoques entretenues avec notre personnage compose précisément une recette efficace pour se défendre des égarements auxquels peut mener cette ambiguïté. Comme le soulignent Shortland et Yeo [31], l’auteur d’une biographie doit en effet développer ce qu’ils appellent une « vision fragmentée » : il lui faut ressentir les émotions de son objet, tout en s’en abstrayant pour l’observer.

44 Un tel exercice est évidemment délicat. Mais ici encore, la diversité de nos sources documentaires s’avère très précieuse. Car c’est le recours à des sources tierces qui empêche le biographe de se laisser étouffer par la seule voix de son objet d’étude ; cette ressource lui permet de revenir sur soi, afin de rompre le charme de l’identification. Desor y apparaît en effet sous la plume de nombreux contemporains, aux individualités et à la sensibilité très variées. Or, introduits au sein du couple formé par le biographe et son personnage, ces regards indiscrets constituent le meilleur antidote au développement d’une intimité excessive, aux suites funestes, tant pour la conscience identitaire de l’auteur que pour la validité de son propos…

Édouard Desor, la science, la foi et la politique : une vie riche et mouvementée

45 Comme on l’a vu, le choix du sujet de la biographie n’est pas sans conséquence, lorsqu’il s’agit de rétablir l’enchevêtrement des logiques sociales qui participent à la constitution et à l’expression du discours scientifique. À cet égard, la richesse intrinsèque de la vie et du personnage de Desor nous paraît particulièrement avantageuse, à de nombreux égards.

46 Sa carrière scientifique, tout d’abord, ne suit pas une courbe régulière. Partiellement autodidacte, il n’accède à la recherche qu’à l’approche de la trentaine. À la suite de l’ostracisme prononcé contre lui par son ancien maître Agassiz, son cursus connaît ensuite un sérieux revers, qui illustre la nature et les limites du statut de savant au XIXème siècle. Par ailleurs, le spectre des intérêts scientifiques de Desor est particulièrement large. Actif surtout dans la géologie du Tertiaire et du Quaternaire, dans la paléontologie des invertébrés et dans l’archéologie préhistorique, il a fait œuvre de naturaliste au sens le plus large du terme – de la géographie humaine et de l’anthropologie jusqu’à l’océanographie ou à la géographie des plantes. Cet engagement scientifique a également connu des formes très diverses, puisqu’à côté de la recherche fondamentale et appliquée, Desor a fonctionné comme publiciste et comme vulgarisateur scientifique. Il s’est de surcroît activement engagé dans la promotion et la politique de la science – une activité favorisée et stimulée par l’étendue considérable de ses relations scientifiques, au plan international. De ce point de vue, Desor met en lumière le fonctionnement social, institutionnel ou privé, de la recherche scientifique.

47 Si Desor entretenait de nombreuses relations à travers l’Europe et les États-Unis, c’est bien sûr en raison de la sociabilité de son tempérament. C’est également en vertu des rebondissements multiples de son parcours, et des voyages innombrables auxquels l’a poussé sa passion pour les sciences naturelles, de l’ascension des sommets alpins à la prospection géologique du désert du Sahara ou des forêts vierges du Grand Nord américain. Mais c’est surtout en raison de son caractère cosmopolite. Né Allemand dans un village de Huguenots francophones, Desor a connu une longue jeunesse parisienne, s’est étroitement intégré aux États-Unis, où il vécut cinq ans, avant de s’établir à Neuchâtel, en Suisse, d’où il s’absentait pourtant pour de fréquents séjours dans les pays voisins.

48 Son statut social n’a pas été moins accidenté. Né dans une famille de bourgeoisie très modeste, tôt orphelin, c’est l’assistance qui lui permet d’accéder à l’éducation supérieure. Bohème de la science, il ne gagne modestement son pain qu’au prix d’engagements temporaires et occasionnels. Mais à l’aube de la cinquantaine, les circonstances le mettent à la tête d’une fortune colossale, faisant ainsi de lui un cas d’école pour l’étude des fonctions sociales de l’argent dans la société du second XIXème siècle.

49 Homme de son siècle, enfin, Desor s’est étroitement impliqué dans la politique. Quelque peu tempérée à la suite de son exil forcé d’Allemagne, sa foi dans le progrès libéral se ranimera aux États-Unis, au contact des partisans de l’abolitionnisme. Installé en Suisse, il y obtient la naturalisation, et entame alors une longue carrière parlementaire qui le conduira jusqu’à la présidence de la Chambre des députés du peuple suisse. En la matière, les liens avec sa carrière scientifique sont patents ; car Desor n’hésite pas à se prévaloir de son expertise savante ; il s’est d’ailleurs surtout investi dans la promotion de l’instruction publique et de la recherche scientifique. Enfin, il était une autre cause qui lui tenait à cœur : la séparation de l’Église et de l’État. Spiritualiste, régénéré par ses expériences américaines, Desor en appelait en effet au rationalisme en religion. Et afin de favoriser l’avènement d’une foi dégagée de la tutelle de l’État, il contribuera même étroitement à l’établissement du « Protestantisme libéral ».

L’apostolat de la science

50 À tous points de vue, Desor offre ainsi des perspectives fécondes sur les rapports qu’entretenaient la science et la société, sur l’image que la science se donnait et voulait donner d’elle-même, tout comme sur les ambitions qu’elle nourrissait à l’égard du domaine public. Et ici, le spirituel rejoint le social. Car pour Desor, la foi doit se fonder sur la science, qui permet seule d’atteindre la vérité – une Vérité unique, à la fois humaine, sociale, théologique et naturelle.

51 Pour Desor, la science n’est donc pas une activité comme une autre : sa pratique est un apostolat, et ses visées ne connaissent pas de limites. Dépassant la réflexion et l’expérimentation du monde, elle constitue un moyen d’action sur ce dernier. Le parcours biographique de Desor peut expliquer la fermeté de cette conviction : après une adolescence et une jeunesse difficile, c’est dans la poursuite de la science qu’il trouve l’instrument de sublimation des premiers échecs de ses idéaux politiques et moraux ; c’est ensuite en elle qu’il puise les conditions de sa réalisation sociale. Et après sa conversion à la théologie rationaliste lors de son séjour aux États-Unis, cette idéologie de la science ne connaît plus de limites. Car selon ses nouveaux guides spirituels, les figures de proue de l’école « transcendantaliste » américaine [32] (le théologien Theodore Parker et les poètes Ralph W. Emerson et Henry D. Thoreau), l’émotion (l’expérience, par son sens germanique de l’Erlebnis) constitue un outil de connaissance. L’empire de la science dépasse par conséquent les limites du monde sensible, pour englober encore l’univers immatériel.

« Science » et « société » : des catégories factices ?

52 Les ambitions de la science de Desor sont donc totalisantes. En somme, la mission de la science s’exerce sur tous les plans ; car c’est la vérité scientifique qui doit fonder les principes spirituels, le progrès politique, la justice sociale et le bien-être économique. Or, ce caractère totalitaire ne se restreint pas au domaine des objectifs : il recouvre également le domaine de la pratique. Puisque la science étend son emprise sur toutes les sphères, elle alimente et se nourrit également de toutes les activités du savant. Ainsi, le politicien s’inspirera et se prévaudra de son expertise scientifique ; mais il pourra aussi tirer parti, politiquement, de ses relations sociales au sein des cercles savants. À l’inverse, le savant exploitera ses renseignements politiques, économiques et commerciaux pour orienter la recherche scientifique sur les terrains d’étude jugés les plus prometteurs. De même, le propriétaire financera des publications savantes ; mais il profitera aussi de ses relations avec des imprimeurs pour favoriser la diffusion de libelles politiques.

53 Dans la réalité de la science, telle qu’elle est effectivement vécue et pratiquée par Desor, il serait par conséquent vain de chercher à tracer une limite objective entre « le scientifique » et « le social ». De prime abord, un tel constat peut paraître inspiré par le relativisme outrancier d’un certain post-modernisme. En la matière, il ne s’agit pourtant point de conceptions abstraites, mais des réalités tangibles du quotidien de Desor, conformes par ailleurs à sa propre perception.

Des registres interdépendants

54 Afin d’illustrer très concrètement l’absence de solution de continuité entre les différents registres d’activité du savant, nous proposerons un exemple très concret : l’emploi du temps de Desor, par un bel après-midi d’été, à la fin des années 1850.

55 Profitant du temps radieux, Desor entraîne quelques hôtes de passage dans une randonnée au Val-de-Travers, dans le Jura suisse. La compagnie savoure la fraîcheur de l’altitude, et fait bon accueil au pique-nique emporté par leur amphitryon, qui les régale du vin de ses propres vignes. Mais un savant n’est jamais entièrement en congé : Desor s’est en effet muni de son marteau de géologue, dont il se sert à l’occasion pour examiner un affleurement de roches. À ses yeux, ses amis ne peuvent en effet apprécier réellement la majesté du paysage, s’ils ignorent les processus géologiques qui l’ont façonné. Joignant le geste du géologue à la parole du professeur, il fait donc œuvre de vulgarisation savante. Dans cette excursion, la science pure, « fondamentale », a néanmoins aussi sa part. Car Desor y fait provision d’observations, qu’il communiquera bientôt à une revue scientifique. Mais au delà de la vulgarisation savante et de la recherche scientifique, Desor agit également, au même instant, en géologue praticien. Les données recueillies seront en effet intégrées dans son expertise géologique de la faisabilité de la construction d’une ligne de chemin de fer reliant la ville de Neuchâtel à Paris, par la Trouée de Bourgogne. Or cette ligne était en compétition avec un autre projet ferroviaire, qui devait mettre un terme à l’isolement géographique de la métropole horlogère et industrielle de La Chaux-de-Fonds, fief du parti radical au pouvoir. En suggérant aux ingénieurs le tracé le plus approprié pour le premier projet, Desor pesait donc sur les chances de succès d’une entreprise qui constituait un enjeu capital, à la fois politique et économique. Car l’alternative, qui déchirait alors la République neuchâteloise, impliquait deux modèles foncièrement distincts de développement économique pour la région. En géologue praticien, Desor était ainsi entraîné sur le terrain politique. Une fois encore, il ne s’agit pas ici de déconstructionnisme analytique ; la dimension politique de l’expertise géologique était même tellement évidente pour Desor et ses contemporains qu’elle conduira à son exclusion du parti radical.

56 La corrélation des registres ne s’arrête pas là. Car Desor était impliqué financièrement dans cette affaire. Ayant souscrit des actions pour le premier projet ferroviaire, il avait dès lors un intérêt personnel, pécuniaire, au succès de l’entreprise. Or, cet intérêt pouvait même être double. Car en proposant l’aménagement d’une tranchée en un endroit précis, Desor savait déjà à qui pourrait être confiée l’exploitation des roches dégagées : à sa propre société de matériaux de construction ! En la matière, Desor n’était cependant pas guidé par la cupidité. Cette société de matériaux de construction avait en effet été mise sur pied pour favoriser la construction de logements ouvriers conformes aux principes hygiénistes. En favorisant l’acquisition de matière première à bon marché, Desor œuvrait ainsi à la réalisation d’une entreprise philanthropique !

57 Cet exemple détaillé montre qu’il est impossible de dissocier objectivement, chez le savant, les activités scientifiques des activités sociales. Or, l’ordre de la démonstration proposé ci-dessus est aléatoire : il pourrait être agencé de toute autre manière. Dans ces circonstances, on ne saurait affirmer que dans le cas présent, Desor exploite la recherche fondamentale pour faire de l’expertise géologique, ou cette dernière pour s’enrichir, etc. Dans le même coup de marteau, toutes ces activités ne sont que les facettes diverses d’un même ensemble, qui interagissent chacune au profit du tout. La philanthropie, l’intérêt personnel, l’activité entrepreneuriale, la politique, la science, la politique scientifique, la recherche appliquée et la vulgarisation participent chacune au développement des autres.

58 Ce constat n’autorise pourtant pas à déduire, de l’absence de solution de continuité et de l’interdépendance des registres, à leur fusion naturelle. L’examen attentif, chronologique et contextuel de la vie de Desor démontre en effet que chacune des correspondances retracées ci-dessus résulte de circonstances parfois fortuites. En ce sens, selon le domaine en question, selon la position de l’événement sur le fil biographique, ce sont les configurations intellectuelles, humaines, sociales, politiques, etc. qui créent les conditions circonstantielles de correspondances dont la réalisation dépend encore autant du hasard que des inclinations de l’acteur historique.

La préhistoire de Desor et la multiplicité des impulsions cognitives

59 Les correspondances retracées ci-dessus ne sont pas circonscrites au domaine formel : elles s’étendent au domaine cognitif. Entre les nombreux champs d’intérêt et d’activité du savant, on observe la vanité d’un cloisonnement analytique par « spécialités ». Cette continuité est évidente sur le plan des motivations et des finalités : lorsque le savant sort d’un domaine de recherche pour passer à un autre, c’est souvent pour y chercher une solution à un problème posé dans le premier. Cette continuité s’exerce également sur le plan épistémologique. En l’espèce, la paléontologie, la géologie et l’archéologie de Desor participent en commun à l’élaboration d’un même progressionnisme [33], qui se renforce de cet étayage réciproque.

60 Lorsqu’on analyse dans le détail la préhistoire de Desor, on constate en effet la richesse et la diversité des impulsions cognitives importées d’ailleurs – d’autres disciplines, ou d’autres domaines de savoir ou de pensée. Certaines de ces impulsions sont parfois affirmées explicitement dans son œuvre. Mais d’autres ne transparaissent qu’à l’examen des notes de travail, du journal personnel, ou de la juxtaposition des interrogations dans sa correspondance.

61 Ainsi, Desor cimente sa compréhension de l’évolution technologique et culturelle dans la préhistoire lors d’un séjour de prospection archéologique au sud des Alpes, où la critique théologique doit rendre compte du sous-développement économique moderne de l’Italie. De même, lorsqu’il se rend au Sahara, c’est pour expliquer les causes géologiques de l’« âge glaciaire » et du réchauffement subséquent, qui a autorisé l’apparition de l’humanité. Ici, la géologie doit donc résoudre un problème climatologique dont la portée ne s’évalue que par la prise en compte de l’anthropologie et de l’archéologie préhistoriques. Or, lors de ce voyage en Algérie, Desor fait ample moisson d’observations ethnographiques qu’il exploite dans une lecture rationaliste de l’Ancien Testament. Et pour lui, la valeur de cette lecture rationaliste n’est pas uniquement théologique ou politique, mais également archéologique. Car à ses yeux, l’Ancien Testament constitue une source légitime pour la reconstitution des processus de l’évolution culturelle et pour la compréhension des causes sociales, politiques et religieuses de la résistance à ces changements.

62 Comme on le sait, la préhistoire connaît à la fin du XIXème siècle une crise durable, qui résulte de l’épuisement du « paradigme » évolutionniste, et qui ne sera surmontée que par la reconnaissance (difficile) du concept de « culture » proposé par les ethnologues. Dès le début des années 1870, Desor avait perçu les limites de l’évolutionnisme linéaire défendu par la plupart de ses collègues préhistoriens. Soucieux cependant de ne pas attenter au principe même du progrès humain, il cherchera à concilier l’évolution culturelle et la prise en compte de « spécificités locales ». Or, de manière tout à fait surprenante, la solution qu’il propose lui paraît inspirée, non pas de l’anthropologie ou de l’ethnographie, mais des sciences naturelles. Telle qu’il la conçoit alors [34], la « culture archéologique » répond en effet sur le terrain des sciences humaines au concept de « faciès géologique » défini par son ami Amanz Gressly (1838) [35] : il s’agit de l’empreinte particulière conférée à un phénomène général (le progrès de la civilisation) sous l’effet de conditions locales ou régionales. Et cette empreinte résulte à la fois de prédispositions ethniques, d’un climat spécifique ou des propriétés naturelles de l’environnement physique – tous ces paramètres étant interdépendants : pris isolément, ils ne constituent en effet pas des causes nécessaires.

63 En la matière, l’émergence précoce du concept de culture, chez Desor, n’a d’ailleurs pas été contrariée par son évolutionnisme biologique. Sous sa forme progressionniste, celui-ci paraît même paradoxalement l’avoir favorisée. Car sous l’influence de la théorie des migrations de Moritz Wagner (1868), Desor accordait un rôle capital aux déplacements de faune dans le processus de spéciation biologique [36]. Or, Desor reprend le même schéma dans l’archéologie : pour lui, le mouvement des artefacts (le commerce, l’imitation et la « traduction locale » des matériaux importés) ne constitue pas seulement le moteur du développement culturel, mais également la cause de la différenciation des cultures.

64 Ici encore, ces impulsions cognitives importées d’autres domaines de savoir ne sont pourtant jamais nécessaires. Elles résultent de rencontres circonstantielles, qui ne figurent d’ailleurs que des conditions de possibilité. Pour être mises en œuvre, elles doivent encore trouver un substrat fertile, qui dépend de la formation du chercheur, de ses expériences passées (de sa « culture »), et de ses inclinations intellectuelles [37].

L’histoire de l’archéologie et les enseignements de la biographie scientifique

65 Nous avons souligné ci-dessus qu’entendue comme « microhistorique », l’approche biographique prémunit l’historien contre le présentisme : le biographe est conduit à se soumettre à la singularité du sujet. Composée de la sorte, la biographie de Desor nous confronte à l’étrangeté de son œuvre et de son activité préhistoriques, qu’un monde sépare de la recherche contemporaine. Sa pratique et ses positions témoignent de normes, de préoccupations et de problématiques étrangères à l’archéologie moderne.

66 Mais si le contenu de la préhistoire de Desor est radicalement différent de celle d’aujourd’hui, il n’en va pas de même de sa définition du domaine de la recherche préhistorique, qui est très proche de sa délimitation actuelle. Par sa contribution à l’institutionnalisation de la préhistoire, il est vrai que Desor a précisément posé les bases d’une disciplinarisation qui entérinera sa conception de l’étendue et des limites du domaine de la préhistoire.

67 Or, à notre sens, ce contraste entre la pérennité du domaine de recherche et la variabilité du contenu intellectuel de la préhistoire doit alerter le préhistorien moderne. Car il démontre que les cadres dans lesquels nous fonctionnons aujourd’hui résultent d’un état de la recherche largement dépassé, qui ne peut être dissocié de débats intellectuels, moraux et philosophiques qui n’ont plus guère de sens pour nous. Certes, cet état de fait constitue le prix à payer pour la disciplinarisation. Mais ses effets sont moins fâcheux lorsqu’on en connaît la nature : l’histoire des sciences permet ainsi d’assumer le passé. Comme l’a souligné Noël Coye [38], l’analyse historique ne peut servir l’archéologie moderne qu’en l’affranchissant de sa dette à l’égard d’éléments épistémologiques périmés.

Le « contexte » : une source inépuisable d’inspirations scientifiques

68 La biographie scientifique témoigne de l’influence notable, dans la recherche scientifique, des expériences personnelles du savant et de ses engagements sur d’autres terrains, scientifiques, politiques, sociaux ou spirituels.

69 A priori, cette dépendance de la science à l’égard du « contexte » peut paraître extrêmement malheureuse. Tel serait effectivement le cas, si l’on en était réduit à considérer ce contexte comme un déterminant rigide et sans épaisseur. Or, examiné en détail, à l’échelle d’une vie singulière, ce fameux « contexte » révèle une richesse formidable, et surtout une élasticité considérable. Concrètement, le contexte ne constitue en effet jamais une donnée établie : il n’agit que par la perception subjective et la prise de conscience aléatoire des acteurs historiques. En somme, ceux-ci ont affaire à des influences multiples, qui interagissent de manière dynamique. Dans ces conditions, on ne peut considérer que le contexte dirige la science ; il ne lui impose pas non plus des carcans inviolables. Au contraire : dans la multiplicité des impulsions par lesquelles il s’exprime, dans la variété presque infinie de leurs combinaisons, l’influence du « contexte » constitue en définitive une source inépuisable d’inspirations dans la recherche scientifique.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : déterminisme social, biographie, historiographie, microhistoire, archives, histoire des sciences, Édouard Desor, sociologie des sciences

Mise en ligne 01/12/2006

https://doi.org/10.3917/rhsh.008.0139

Notes

  • [1]
    Cf. à ce propos les considérations de Noiriel, 1996, 123-171.
  • [2]
    Kaeser, 2003, qui constitue une version légèrement remaniée de notre thèse de doctorat (co-tutelle Université de Neuchâtel et École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris), et dans laquelle nous reproduisons, sous une forme et selon une articulation sensiblement différentes, certains passages de cet article. Nous saisissons cette occasion pour remercier les membres de notre jury : Claude Blanckaert et Michel Egloff (directeurs de thèse), Pietro Corsi, Philippe Marguerat, Alain Schnapp et Laurent Tissot, de même que les rapporteurs anonymes de la Revue d’Histoire des Sciences Humaines.
  • [3]
    Cf. Shortland, Yeo, 1996.
  • [4]
    Cf. Blanckaert, 1999a, 29 et suiv.
  • [5]
    Cf. Lepetit, 1995, Loriga, 1996. Pour les Science studies, on soulignera la portée des articles de Shapin, Thackray, 1974 et de Hankins, 1979, parus tous deux dans la prestigieuse revue History of Science.
  • [6]
    Cf. Söderqvist, 1996, 47 et suiv.
  • [7]
    Cf. Levi, 1989, 1327, Röckelein, 1993b, 25 et suiv.
  • [8]
    Ce principe s’applique également à l’étude des positions scientifiques : celles-ci procèdent de remises en question propres au savant, ainsi que de sa confrontation avec un environnement intellectuel variable et avec un paysage bibliographique en constant remaniement : cf. Givens, 1992.
  • [9]
    Cf. Levi, 1989, 1333-1335, Loriga, 1996, 229 et suiv.
  • [10]
    Cf. Noiriel, 1996, Chartier, 1997, 9 et suiv.
  • [11]
    Revel, 1996b et 1997.
  • [12]
    Cf. Chartier, 1983 et 1989.
  • [13]
    À titre d’exemple et pour les thématiques qui nous intéressent ici, on relèvera que ces bouleversements ont autorisé le développement, sous l’égide de Christophe Charle (1996), d’une approche globale de l’univers intellectuel, qui associe de manière extrêmement fertile les éclairages respectifs de l’histoire sociale, de l’histoire culturelle et de l’histoire politique.
  • [14]
    Sur les liens entre les deux phénomènes, cf. Pestre, 1996.
  • [15]
    Nous pensons en particulier à la microsociologie de laboratoire de Latour, Woolgar, 1996 ; cf. également Latour, 1993 et 1994.
  • [16]
    On peut en effet associer, sur l’objet scientifique, des pratiques analytiques portant sur le social, sur le discours, et sur « l’objet en soi » (Latour, 1997). Cf. à ce propos les réflexions de Loty, Renneville, 1999, 249-251, qui prolongent celles de Roger, 1983 et 1995.
  • [17]
    En sus de Kaeser, 2003 ; cf. notamment Kaeser, 2001 et 2002.
  • [18]
    Nous n’entendons pas affirmer ici une « représentativité » prétendûment supérieure des personnages « moyens ». Comme l’a souligné Röckelein (1993b), cette affirmation triviale ne constitue qu’une inversion du modèle antérieur des « grands hommes qui font l’histoire ». En fait, il nous semble simplement que le caractère relatif des contributions de Desor à la connaissance préserve son biographe d’accorder une attention exagérée à l’œuvre du savant, au détriment de son activité, qui nous importe au premier chef.
  • [19]
    Revel, 1996a, 13.
  • [20]
    Ce qui a conduit Bourdieu (1986) à parler d’« illusion biographique » ; à ce propos, cf. Loriga, 1996, qui réévalue ses critiques.
  • [21]
    Sur Agassiz, cf. principalement Lurie, 1960, et Winsor, 1991.
  • [22]
    Nous ne nous attardons pas ici sur les publications scientifiques contemporaines, dont l’importance ne nous paraît réclamer aucun développement. Et ici, les œuvres de Desor doivent toujours être confrontées à celles de ses collègues, avec lesquelles elles dialoguaient. Dans notre biographie, nous avons d’ailleurs tenu à insérer une bibliographie exhaustive de Desor, qui réunit livres, tirages séparés, articles scientifiques et autres, ainsi surtout que les mentions de communications orales dans les séances de sociétés savantes. Une telle bibliographie se caractérise évidemment par une ampleur considérable : celle de Desor comporte près de 1 100 titres. Ceux-ci sont certes souvent redondants. Mais cette entreprise nous paraît capitale pour l’illustration de la construction des domaines d’étude et leur inscription éditoriale, les reprises de thèmes dans des contextes différents ou, à l’inverse, le caractère parfois exceptionnel, chronologiquement limité, d’un intérêt savant.
  • [23]
    Les circonstances de la conservation de ce journal indiquent que Desor n’a pas (consciemment) rédigé ce journal pour un lecteur, voire un historien futur. En toute sincérité, il cherchait par ses annotations à mieux se connaître, à évaluer son action et à juger ses propres sentiments. Dans une tradition toute protestante, il voulait exercer un contrôle sur lui-même – qu’il désigne par le terme de « self government ». Comme on le verra ci-dessous, cette sincérité n’autorise toutefois pas l’analyste à accorder une confiance aveugle à un tel témoignage.
  • [24]
    Si notre biographie constitue une forme de microhistoire, ces sources tierces autorisent ce que Revel (1996a, 1996b) a qualifié de « changements d’échelle » – des changements d’échelle extrêmement profitables, à condition d’y recourir avec mesure, car c’est toujours Desor qui demeure l’« œilleton » de cette étude. À cet effet, ces sources tierces sont donc généralement puisées au même niveau singulier.
  • [25]
    Cf. Farge, 1989 (16 et suiv. en particulier).
  • [26]
    Cf. Dauphin, Lebrun-Pézerat, Poulban, 1995.
  • [27]
    La prise en compte des sentiments du sujet est semée d’écueils non négligeables. Pour l’historien des sciences, elle nous paraît néanmoins indispensable, puisque les émotions participent aux démarches intellectuelles : cf. p. ex., Mucchielli, 1998. Dans cette perspective, il est utile de tenir compte de certains enseignements de la psychobiographie ; en dépit des critiques justifiées qu’on lui a opposées (Anderson, 1981, Röckelein, 1993a), celle-ci a du moins le mérite d’expliciter des argumentations couramment employées par d’autres, mais de manière implicite et souvent naïve : cf. Röckelein, 1993b, 22 et suiv.
  • [28]
    Cf. Goulemot, 1986, 405 (« Chaque texte [autobiographique] invente, par son procès d’écriture, un lecteur fictif qu’il interpelle et convoque »). Et c’est l’avènement de ce lecteur qui fonde le « pacte autobiographique » défini par Lejeune (1975).
  • [29]
    À ce propos, cf. Jelmini, 1996, Shortland, Yeo, 1996, 31 et suiv.
  • [30]
    Jelmini, 1996, 207-208.
  • [31]
    Shortland, Yeo, 1996, 34.
  • [32]
    Cf. à ce propos l’étude récente de Grodzins, 2002.
  • [33]
    Défini par Bowler, 1976 et 1989 (cf. également Blanckaert, 1999b, 92 et suiv.), le progressionnisme constituait une philosophie transcendante dont le finalisme permettait de concilier, dans un cadre transformiste, la discontinuité phylogénétique avec la continuité idéale de l’organisation de la Nature. Or chez Desor, l’archéologie préhistorique, qui étend le progressionnisme à l’humanité et à son développement culturel, apporte une caution scientifique au progressisme politique et religieux.
  • [34]
    Cf. notamment son Bel âge du bronze lacustre en Suisse (Desor, Favre, 1874).
  • [35]
    Cf. d’ailleurs Desor, 1840. À ce propos, cf. Wegmann, 1962-1963, qui démontre l’antériorité de Gressly sur Constant Prévost, auquel est généralement attribuée l’invention du concept de « faciès ».
  • [36]
    Cf. en particulier Desor, in Desor, Loriol, 1868-1872, 424-436. On notera que dans l’histoire des idées, cette correspondance dépasse manifestement le cas particulier de Desor. Car c’est sous l’influence directe du même Wagner que Friedrich Ratzel (1887-1888, 1909-1912) étudiera les mouvements de la culture matérielle, préfigurant la notion de Kulturkreis bientôt défendue par son disciple Leo Frobenius, puis par Gustav Kossinna, le maître de l’archéologie germanique (cf. notamment Marchand, 1996, chap. 5, Massin, 1996).
  • [37]
    De ce point de vue, le parcours de Desor témoigne évidemment aussi d’occasions manquées.
  • [38]
    Cf. Coye, 1997, 295-297, qui distingue l’historiographie « utile » et l’historiographie « efficace ».
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