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Article de revue

L'histoire à l'épreuve de l'expérience statistique : l'histoire économique et le tournant des années 1930

Pages 15 à 38

Notes

  • [1]
    Labrousse, 1933.
  • [2]
    Il faut rappeler par exemple les travaux des historiens économistes qui travaillaient au sein de la « Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique pendant la Révolution française » fondée par J. Jaurès en 1903, cf. à ce propos Godechot, 1983. Dans ce contexte, c’est G.Lefebvre qui, en particulier grâce à ses dépouillements des archives départementales pour étudier la répartition foncière au XVIIIème siècle, nous fournit l’exemple plus remarquable d’ouverture de l’histoire à la statistique (Lefebvre, 1924).
  • [3]
    Sur le renouveau de ces tendances historiographiques, en particulier dans les travaux d’histoire économique entre 1890 et 1914, cf. Mucchielli, 1995.
  • [4]
    Labrousse, 1944. Il s’agit de la Thèse ès Lettres que l’historien soutient en 1943 à la Sorbonne lorsqu’il est déjà nommé (depuis 1942) suppléant de la chaire d’histoire économique et sociale de Marc Bloch.
  • [5]
    Aymard, 1978, 301.
  • [6]
    Le Van-Lemesle, 1984, 371-372 ; Dumoulin, 1990, 96.
  • [7]
    Sur le processus d’affirmation de l’économie politique comme discipline légitime et autonome à l’intérieur de la Faculté de Droit ainsi que sur la réintégration de l’histoire de la part des économistes juristes au XIXème siècle, cf. Le Van-Lemesle, 1980, chap. 8, 12 et 17.
  • [8]
    Charle, 1980, 113.
  • [9]
    Ibid., 112.
  • [10]
    Leroux, 1998, 192, 204 et 228 ; Noiriel, 1996, 92 ; Bouvier, 1989, 499. Cf. aussi Gide-Rist, 1959, 92, 871 et 873 : les deux économistes parlent de l’« isolement austère » ainsi que du caractère trop descriptif et non suffisamment économique des recherches de François Simiand. À ce propos, cf. aussi la position de Frobert, 1992, selon laquelle les économistes de l’époque n’auraient pas aperçu l’originalité de la démarche de Simiand.
  • [11]
    « Sa carrière est une anti-carrière et paraît dominée par l’exigence de ne pas parvenir », Frobert, 2000, 12.
  • [12]
    Labrousse, 1933.
  • [13]
    Ibid., 462, 463 (n. 71) et 521 (n. 227).
  • [14]
    Ibid., 517-518 (n.19) et 498.
  • [15]
    Ibid., 451 (n. 20) et 488.
  • [16]
    Labrousse, 1933, 42-43 (n. 98) et 465 (n. 73).
  • [17]
    Lorsqu’il s’agit, par exemple, de déterminer la valeur des résultats obtenus à partir des sources fragmentaires ou approximatives : « Les résultats obtenus resteront sans doute sommaires, mais une fois de plus l’exactitude sera en raison inverse de la précision… » ; dans la note, l’historien renvoie au tome I du Salaire, Labrousse, 1933, 583 (n. 62).
  • [18]
    Labrousse, 1933, 625.
  • [19]
    Ou encore l’hypothèse de l’augmentation de l’effort pour éviter la réduction du gain en cas de baisse du salaire réel, Labrousse, 1933, 432 (n. 38). L’historien se réfère ici au texte de Simiand sur Les salaires des ouvriers de mines, publié en 1907.
  • [20]
    « Je l’ai (F. Simiand) toutefois à peine connu d’une façon directe. Un de mes regrets est de n’avoir jamais suivi son enseignement », charle, 1980, 112-113.
  • [21]
    C’est en effet dans la Crise, que Labrousse exprime de façon explicite son éloignement des positions plus nomothétiques de Simiand, Labrousse, 1944, 169-170.
  • [22]
    Labrousse, 1931; Simiand, 1932, 393-402 ; Simiand, 1934, 227-228.
  • [23]
    L’hommage que Labrousse rend à W. Oualid – directeur de la conférence d’agrégation d’économie politique – dans l’introduction à l’Esquisse est assez remarquable : « Indiquons-le toutefois d’un mot : c’est dans l’enseignement de celui qui écrivait, peu de temps après la guerre, que les doctrines économiques n’étaient pas des catégories idéologiques, mais des catégories historiques, que nous avons trouvé le germe spirituel de cette étude, si incomplète et si sommaire qu’elle puisse être. C’est dans l’atmosphère de son accueil et de ses encouragements qu’elle a mûri. Il lui a donné une substance et un climat », Labrousse, 1933, XXVIII-XXIX.
  • [24]
    Charle, 1980, 112.
  • [25]
    Aftalion, 1928 ; Morrisson, 1987, 816-817.
  • [26]
    Aftalion, 1928, 1 ; cf. aussi Morrisson, 1987, 818 ; Le Van-Lemesle, 1984, 371-372.
  • [27]
    Aftalion, 1928, 2-3.
  • [28]
    Cf. Archives Nationales, AJ 16 1801, Procès-verbaux des Assemblées de la Faculté de Droit. Assemblées du 10 juillet 1933 et du 9 décembre 1933.
  • [29]
    Selon un témoignage de l’historien recueilli par Lucette Le Van-Lemesle.
  • [30]
    Aftalion, 1911, 290.
  • [31]
    Ibid., 291.
  • [32]
    Ibid., 293 et 295.
  • [33]
    Labrousse, 1921, 4 ; Labrousse, 1933, XVII-XIX, XXV, XXVI, XXVIII, 85, 95, 122 et 164 ; Labrousse, 1944, XII et XXI.
  • [34]
    « L’exigence de rigueur scientifique de l’histoire émerge paradoxalement quand le statut scientifique de la rationalité entre en crise », Castelli Gattinara, 1998, 41.
  • [35]
    Le Van-Lemesle, 1980, 631. L’Esquisse obtient le prix Vauters pour la meilleure thèse en sciences économiques et le prix Paul Deschanel pour la meilleure thèse de doctorat, cf. Guide pratique pour les études de Droit, 1933-1934, 104.
  • [36]
    Définition de Labrousse lui-même, Charle, 1980, 114.
  • [37]
    Sagnac, 1906-1907.
  • [38]
    Ibid., 97, note 1.
  • [39]
    Labrousse, 1931.
  • [40]
    Aymard, 2001, 183.
  • [41]
    Labrousse, 1944, 72-82.
  • [42]
    C’est surtout dans la Crise que Labrousse réfléchit sur ce procédé (Élaboration et contrôles statistiques, 121-159) qu’il considère comme incontournable : « Sur toute cette information, que la critique historique traditionnelle permet d’accepter comme vraisemblable dès l’état brut… sur ces séries de moyennes qui tendent elles-mêmes à plus de vérité encore, en leur qualité de moyennes, et qui restent cependant très proches du réel, de suprêmes contrôles restent possibles, d’une importance le plus souvent décisive », Crise, 134. On répond ainsi, de manière scientifique, au problème de la conformité à la réalité historique qui était au centre de la controverse sur la mercuriale. Le contrôle statistique est donc le moyen de confirmation extrême de la « vérité » de la documentation, assurant la consécration de la source, Labrousse, 1944, 87 et 166.
  • [43]
    Labrousse, 1933, 29-31.
  • [44]
    Aymard, 2001, 186.
  • [45]
    Formulation explicite dans la Crise : « La moyenne reste toujours un abrégé du réel mais somme toute, cet abrégé reste tout près du texte », Labrousse, 1944, 127-128.
  • [46]
    Le fondement plus statistique qu’économique de l’élaboration temporelle de Labrousse a été récemment souligné par J.C. Perrot qui voit une démarche progressant par « (des) énoncés des temps de la conjoncture (la saison, l’année, le cycle, la tendance) définis par des écarts statistiques aux moyennes sans être lestés a priori d’une explication économique », Perrot, 1990, 13.
  • [47]
    Labrousse, 1933, 137-138 (c’est nous qui soulignons). Cette réflexion sur la valeur objective et subjective de la détermination temporelle est approfondie lors de l’étude spécifique du cycle : « La méthode des moyennes mobiles paraîtra, là encore, suffisante et même préférable. Suffisante, parce que l’application du même traitement statistique aux diverses séries des prix nous autorisera ultérieurement à comparer avec sécurité les résultats obtenus. Préférable, parce que la sensibilité du producteur et du consommateur contemporains aux fluctuations des prix se mesure surtout par rapport aux prix moyens payés durant les années voisines de ces fluctuations, comme le permet précisément la méthode des moyennes mobiles qu’imposait ainsi l’orientation de ce travail », Ibid., 150.
  • [48]
    Labrousse, in Braudel, Labrousse, 1976, 980. Sur ce même aspect voir les observations proposées par J.Y. Grenier et B. Lepetit dans leur relecture critique des œuvres de Labrousse, cf. Grenier, Lepetit, 1989, 1349-1350.
  • [49]
    L’idée est réaffirmée de manière explicite en 1970 : « Appliquée aux sciences humaines et aux sciences de la nature, la connaissance statistique – avec ses élaborations de moyennes et de moyennes de moyennes – est à sa manière une conceptualisation du réel… », Labrousse, 1970, XLV.
  • [50]
    Grenier, 1995a, 182.
  • [51]
    Cf. à ce sujet Chartier, 1997, 89.
  • [52]
    Labrousse, 1933, 606-607. Voir aussi, dans les chapitres initiaux – moments fondateurs de l’ensemble de l’analyse – la qualification du mouvement de longue durée en tant que « … abstraction bienveillante, atténuant le mouvement réel des prix », Ibid., 166. À noter, encore une fois, le rôle de l’enseignement à la Faculté de Droit : les mêmes termes (« abstraction », « créations de l’esprit ») sont utilisés par Aftalion à propos de la détermination du mouvement de longue durée, Aftalion,1928, 89.
  • [53]
    Labrousse, 1944, 201-202 et 129 (n. 2). À noter aussi que dans la Crise, l’espace réservé à l’établissement des variations est très réduit par rapport à l’Esquisse (128-129).
  • [54]
    Labrousse, 1980, 5-6.
  • [55]
    Elle est définie par Labrousse comme la « source massive de l’histoire sociale et, de toutes les sources du même type, peut-être la plus significative », Labrousse, 1962, VIII.
  • [56]
    Labrousse, 1933, 247-256. « La notion d’"ordre de grandeur" a l’inconvénient de suggérer que les incertitudes de mesure ne sont liées qu’aux imperfections des instruments ou à l’absence de «sources» ; si banale en histoire, elle est aussi trompeuse : une réalité inconnue existerait, comme l’eau sous la terre, et il suffirait de creuser une source pour la faire jaillir », Desrosières, 1992, 94.
  • [57]
    Labrousse, 1955, 365-396.
  • [58]
    Ibid., 368-370 et 379.
  • [59]
    L’histoire sociale. Sources et méthodes, 1967.
  • [60]
    Ibid., Intervention de R. Mousnier, 106-107.
  • [61]
    Guerreau, 1986, 70 (note 6).
  • [62]
    « S’il y a un sentiment apparemment unanime, c’est bien la défiance envers des cadres a priori. On a pu risquer tout de suite la présentation d’une sorte de code uniforme, de cadre uniforme… Mais le mieux, dans l’état présent de la recherche, est de s’en tenir provisoirement au concret local ou régional, et de partir de lui… Nous semblons aussi généralement d’accord pour étudier la classe sociale, le groupe social, tels qu’ils se voient », Labrousse, 1967, 292.
  • [63]
    « L’exploitation conjointe des diverses catégories de sources sur lesquelles on mettait jadis l’accent n’en apporte pas moins d’importants résultats… Les vieilles catégories restent donc essentielles… », Ibid., 288-289.
  • [64]
    Ibid. ; cf. aussi 290.
  • [65]
    Jean-Claude Perrot explique ainsi (témoignage personnel) que son projet de thèse initial sous la direction d’Ernest Labrousse prévoyait une étude de la structure sociale de la ville de Caen grâce au croisement des archives fiscales et notariales, programme impossible à réaliser par une seule personne (d’où, par la suite, la modification du projet de thèse, recentré sur l’histoire urbaine).
  • [66]
    Ce n’est qu’après le Colloque de Saint-Cloud (1965) que commence à émerger l’idée selon laquelle les catégories sont en elles-mêmes des constructions sociales, n’ayant pas par conséquent un caractère scientifique.
  • [67]
    La revendication de l’homologie entre le quantitatif, la scientificité et l’histoire sociale est un thème récurrent des historiens qui adhèrent à ce projet et à cette démarche, Daumard, Furet, 1959.
  • [68]
    Rappelons que la crise cyclique est définie par Labrousse comme l’enchaînement bien connu entre la mauvaise récolte, la hausse du prix des grains, la crise généralisée des revenus paysans et ses retombées sur l’activité manufacturière.
  • [69]
    Son importance dans les recherches de Labrousse est constamment confirmée, cf. dans la Crise : « Cycle capital qui rythme la vie économique courante dont il intéresse toutes les formes », XIX ; dans l’Histoire économique et sociale de la France : « Le cycle, le mouvement court, la courte variation globale demeure un temps essentiel et permanent de la vie économique d’autrefois », Labrousse, in Braudel-Labrousse, 1970, 416.
  • [70]
    Un exemple détaillé : dans le livre VII de l’Esquisse consacré au salaire et, en particulier, au cours de l’étude de son mouvement cyclique (§ II, 520-528), c’est le déclin de longue durée du salaire qui est retenu comme responsable (étant un obstacle majeur à la constitution de l’épargne) des conditions critiques du travailleur agricole, pris dans le cercle vicieux : faibles récoltes des céréales – maximum cyclique des prix – chômage aggravé.
  • [71]
    Desrosières, 1992, 97.
  • [72]
    Déjà dans l’Esquisse, est exprimée l’idée d’une « hiérarchie entre les mouvements », Labrousse, 1933, XXIV : le principe toutefois est strictement lié à la construction statistique des temporalités. Pour la référence à la typologie tripartite des temps, voir en revanche : Labrousse, 1960, 2 ; Labrousse, 1973, 267 ; Labrousse, 1968, 122. Pour la primauté de la dimension économique, « domaines des grands dynamismes », cf. Labrousse in Braudel-Labrousse, 1970, 693-740. Pour les relations entre économie et société et entre économie, société et mental, Ibid., 707, 709 et 714.
  • [73]
    Labrousse, 1969, 22. Parfois, la mise en valeur de l’origine exogène du phénomène renforce cette conception : « Rythmes extérieurs aux nations, supérieurs aux gouvernements, comme provenant de je ne sais pas quel super-gouvernement économique mystérieux », Labrousse, 1954, 4. Pour un témoignage de la façon dont cette institutionnalisation de la crise se reflétait dans la recherche historique, Leuilliot, 1957.
  • [74]
    Labrousse, 1956, III.
  • [75]
    Grenier, 1995b, 227 ; Burguière, 1995, 254-272.
  • [76]
    Rougerie, 1966.
  • [77]
    Voir l’article désormais classique de David, 1998 (1986).
  • [78]
    « L’apport des deux livres a été situé davantage du côté des techniques d’établissement et de traitement des séries que de celui d’une méthodologie fondamentale : les premières ont occulté la seconde », Grenier-Lepetit, 1989, 1343. Les auteurs font donc l’hypothèse d’un transfert partiel du projet qui aurait conditionné une compréhension et une transmission plus approfondies.
  • [79]
    Pour des développements plus amples sur cette question cf. Borghetti, à paraître.
  • [80]
    Labrousse, 1933.
  • [81]
    Labrousse, 1944.
  • [82]
    L’étude des mouvements révolutionnaires est un de ses thèmes de prédilection, cf. Labrousse, 1948.
  • [83]
    Labrousse, 1955.

1 En 1933, C.E. Labrousse (1895-1988) publie l’Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIème siècle[1], livre dont l’influence sur l’historiographie française du XXème siècle est reconnue de façon unanime. Après 1945 en particulier, la référence aux recherches labroussiennes se manifeste dans la plupart des travaux d’histoire économique et sociale, alors largement dominante. Il ne serait sans doute pas abusif de considérer qu’aucun autre livre n’a exercé en profondeur une influence aussi forte.

2 Le paradoxe est que, loin de se présenter comme un livre d’histoire à l’exposé classique, cet ouvrage a toutes les apparences d’un travail de statistique économique. Des pages et des pages consacrées à la critique des sources, à l’analyse des données, à l’élaboration de tests statistiques et à la méthode de calcul proprement dite sont le lourd préalable à l’analyse plus proprement historique qui se développe par la suite. Les fondements de l’innovation se situent ici : pour la première fois en France, un ensemble massif d’indices économiques portant sur le XVIIIème siècle permettent, grâce à l’application de procédés statistiques sur les séries temporelles, de procéder à une démonstration historique efficace et structurée. Si, de la part des historiens français, le recours aux statistiques [2] ou, sur un plan plus général, la promotion d’une approche quantitative dans l’étude des faits économiques et sociaux sont antérieurs aux années 1930 [3], l’Esquisse est le premier exemple d’une véritable application de la méthode statistique : cette dernière a en effet une incidence directe sur la mise en œuvre et la résolution d’une problématique historique (les origines de la Révolution française) étudiée dans le cadre d’une durée séculaire et, pour la première fois, de l’espace national dans son entier.

3 En ce sens, la mutation scientifique, adaptée par la suite au langage des historiens dans le texte de la Crise[4], était irréversible, « imposant à tous des règles rigoureuses de méthode et d’interprétation » [5]. Une réflexion sur le statut et la fonction de la quantification dans l’œuvre d’Ernest Labrousse semble donc d’évidence nécessaire. Elle permet de mettre en lumière l’aspect le plus novateur de ses recherches : cette volonté de construire scientifiquement – à travers le dialogue réussi entre la statistique, l’économie et l’histoire – de nouveaux outils d’analyse renouvelant ainsi la façon de penser et d’écrire l’histoire. Le but de notre réflexion est de montrer comment l’historien élabore ce modèle qui aura tant de succès et, dans une deuxième étape, de réfléchir sur les conditions qui en ont figé l’évolution.

I – L’apprentissage de la statistique

4 Labrousse n’est pas un historien de formation. Il a d’abord fait une licence en droit au tout début des années 1920, puis à partir des années 1924-1925, quand il quitte son travail de rédacteur à l’Humanité, il suit la formation doctorale en sciences économiques dont la thèse de 1932 est l’aboutissement. Ces années jouent un rôle considérable dans son apprentissage intellectuel car il se forme alors progressivement à la statistique et à l’économie politique.

5 Le contexte est particulièrement propice. À cette époque, en effet, la Faculté de Droit joue le rôle de récepteur de l’innovation [6] grâce à une partie minoritaire du corps enseignant particulièrement sensible à l’introduction d’une économie politique qui, s’inspirant de la méthode historique et de la statistique, affirme son indépendance à l’égard des schémas libéraux largement dominants [7]. Quant à l’analyse statistique, un événement d’importance est la fondation en 1922, peu de temps donc après l’arrivée de Labrousse, de l’Institut de Statistique qui rassemble la riche documentation quantitative possédée par la faculté. Labrousse ne tarde pas à en découvrir l’intérêt historique.

6 Comme lui-même l’a affirmé dans un entretien accordé à Christophe Charle en 1980 [8], deux figures principales jouent un rôle important durant cette époque de formation : François Simiand et Albert Aftalion. À propos du premier, Labrousse parle explicitement d’un « lien méthodologique, donc essentiel » [9], confirmant ainsi une position plusieurs fois avancée par la critique historiographique. Sans que l’on puisse la traiter ici en détail, la question des relations et surtout des emprunts conceptuels entre l’historien et le sociologue économiste n’est pas simple. En effet, un ensemble varié d’indices, repérables par une lecture approfondie des textes labroussiens, empêche de ne voir en Labrousse qu’un exécuteur performant du défi statistique lancé par l’école sociologique à l’occasion du célèbre débat de 1903 entre Simiand et Seignobos.

7 Bien évidemment, c’est à partir d’une réflexion sur le contexte et le parcours institutionnel qu’un certain nombre de liens entre les deux savants sont d’abord repérables. C’est à la IVème section de l’École Pratique des Hautes Études que Labrousse fait sa première expérience d’enseignement universitaire alors qu’il se trouve chargé, à la mort de François Simiand en 1935, de la conférence d’« Histoire et statistique économiques ». De façon identique, la possibilité de mettre en avant, pour Labrousse comme pour Simiand, une même marginalité – relative – en ce qui concerne aussi bien les parcours que les positionnements intellectuels, conduit à établir un autre parallélisme. D’un côté, la personnalité intellectuelle de Simiand se prêtait mal à être clairement située soit à l’intérieur d’une discipline – on le considérait comme trop sociologue pour les historiens de l’économie, trop économiste pour les sociologues mais pas suffisamment pour les économistes [10] – soit au sein des institutions les plus reconnues [11]. D’un autre côté, Labrousse élabore une recherche comme l’Esquisse en se démarquant très nettement des orientations dominantes à la Faculté de Droit entre le milieu des années 1920 et le début des années 1930, à savoir une politique et une théorie économiques conçues sur des bases extrêmement abstraites et déductives.

8 Sur le plan méthodologique aussi les filiations sont bien identifiables : l’analyse historique de Labrousse se caractérise par le recours à des démarches et à des notions directement inspirées de Simiand et de ses travaux sur l’histoire des prix. Dans l’Esquisse, la grande majorité des références renvoie à l’ouvrage Le salaire, l’évolution économique et la monnaie[12] et elle remplissent plusieurs fonctions :

  • fournir des données utilisées comme moyens de vérification et de confrontation avec d’autres ensembles d’informations [13]et comme références pour évaluer certaines observations [14] et l’aider à élaborer des séries représentatives [15] ;
  • proposer des règles méthodologiques pour l’étude critique de la documentation (signalons, tout particulièrement, la référence au principe « balances fausses, pesées justes »[16] ou au binôme conceptuel « exactitude/précision » [17]) ainsi que pour l’analyse des séries temporelles (le principe des concomitances répétées) ;
  • enfin, de manière plus significative, apporter à l’explication dans sa progression comme dans sa résolution finale, des hypothèses interprétatives et des principes théoriques – par exemple le principe du rapport entre les « doctrines » et « les faits », les premières simples reflets des deuxièmes [18], thème récurrent dans les écrits de Simiand [19].
Cependant, si l’on considère dans leur ensemble les thèses labroussiennes cette pratique de l’emprunt ne se présente jamais comme une adaptation mécanique. D’un point de vue plus concret, il faut d’ailleurs prendre en compte l’absence d’un réel lien pédagogique [20] ainsi que le caractère tardif du dialogue entre Labrousse et Simiand par rapport à la genèse et à l’élaboration de l’Esquisse : le recours au Salaire intervient dans une thèse déjà achevée dans sa démonstration et il est plutôt le signe d’une correspondance méthodologique assez générale que l’historien, par la revendication de l’originalité de son travail, veut par la suite circonscrire [21]. Du côté de Simiand, d’ailleurs, les « dissonances » seront affirmées. Dans son compte rendu de l’Esquisse écrit en 1934, il maintient deux des trois critiques qu’il avait exprimées deux ans auparavant lorsqu’il avait fait des commentaires critiques sur le premier article que Labrousse avait consacré au problème des prix au XVIIIème siècle [22] – l’articulation du mouvement de longue durée et la sélection « arbitraire » des produits dans la détermination de l’indice général des prix. Son appréciation reste, de manière plus générale, arrêtée à son commentaire sur l’article de 1931. La compréhension du projet historique de Labrousse en fait en quelque sorte les frais.

9 Naturellement, il n’est pas question de sous-estimer, par rapport à Simiand, l’importance d’un apport méthodologique d’ordre plus général que Labrousse aurait pleinement intégré (in primis l’idée de l’observation des régularités et des concomitances répétées) ; il s’agit plutôt de signaler comment, chez l’historien, l’apprentissage et l’usage des statistiques passent d’abord par sa formation en économie à la Faculté de Droit. C’est donc le Labrousse « économiste » qui est le protagoniste de la réception du savoir statistique de la même manière que c’est la connaissance approfondie de la doctrine physiocratique et, de manière plus générale, de la culture économique du XVIIIème siècle, qui est à l’origine de l’interprétation du concept de prix. L’intérêt pour la statistique économique de même que l’attention pour l’historicité de la pensée économique [23] sont chez lui des éléments incontournables de sa démarche en histoire économique.

10 Aftalion est l’autre protagoniste de la formation intellectuelle de Labrousse qui se définit comme son élève [24]. Titulaire de la chaire de Statistique à la Faculté de Droit de Paris dès 1923, ses cours constituent un bon exemple du type d’enseignement de statistique proposé par la Faculté. Malgré leur caractère facultatif – ils le sont jusqu’en 1930 –, ils ont dès le début beaucoup de succès et son manuel publié en 1928 fait autorité à la Faculté [25]. Or, Aftalion privilégie une approche non mathématique sans pour autant se limiter aux seules applications pratiques, s’attachant au contraire à l’interprétation des faits : la statistique est « une des méthodes de l’économie qui […] peut aider à la découverte des rapports existants entre les phénomènes économiques » [26]. Le recours aux statistiques s’inscrit en fait, chez Aftalion, dans une démarche de conciliation et de coordination entre l’« ancienne économie politique dite qualitative » et la méthode quantitative [27].

11 Pendant une brève période – entre juillet et décembre 1933 –, sur la proposition d’Aftalion lui-même, Labrousse est également nommé comme assistant de la salle de travail d’Économie et de Statistique [28] : ces assistants doivent guider les étudiants dans leur travail ainsi que venir en aide aux professeurs pour leurs recherches documentaires.

12 Cette salle de Statistique, à laquelle Labrousse a accès dès sa formation doctorale en dehors des heures de cours et où il passe le samedi et le dimanche à travailler [29], avait été conçue comme le lieu d’un enseignement pratique de l’économie politique : le travail sur les documents statistiques devait produire une réelle interaction entre le professeur et les étudiants et reproduire, selon Aftalion, les conditions de l’expérience dans un laboratoire [30]. On y apprenait à observer les fluctuations concomitantes, à dégager les synchronismes, les parallélismes et par la suite à se lancer dans la recherche des causes par la proposition d’hypothèses et l’élimination des variables sur la base du réexamen de la documentation disponible [31]. Grâce à toutes ces opérations on produisait une « expérience », et par des séries d’expériences successives on pouvait « entraîner l’esprit critique et développer le goût de la recherche scientifique » [32].

13 Les effets sont incontestables sur le jeune Labrousse : dès cette époque, l’ambition d’une « recherche positive » et « expérimentale » conduite selon les principes de la « mesure » (« quantifier et compter tout ce qui est susceptible de l’être ») et de la « démonstration » [33] constitue en effet l’un des fils directeurs de sa réflexion. L’attrait pour la statistique en fait naturellement partie : de ce point de vue, en tant qu’instrument de mise en pratique de cet esprit scientifique, elle peut être considérée comme l’une des formes emblématiques, dans le domaine de l’histoire – et en particulier de la confrontation disciplinaire entre l’économie et l’histoire –, de la réaction à la crise de la rationalité caractéristique de ces années-là [34]. Elle devient ainsi l’un des relais efficaces par lequel Labrousse réalise la synthèse de ces deux cultures dont les types d’approche aux objets concrets sont de nature presque opposée. La résolution de cette difficulté est sans nul doute l’une des raisons de la grande force novatrice des recherches de Labrousse.

14 En 1932, Labrousse achève le travail commencé autour des années 1926 à 1928. Sa thèse de doctorat en Sciences Politiques et Économiques – l’Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIème siècle – se distingue nettement par rapport à la plupart des thèses de la Faculté qui étaient plutôt de l’ordre de la recherche bibliographique ou de la compilation [35]. Il s’agit d’une « recherche d’économie historique » [36] suscitée par une interrogation majeure sur les conditions objectives qui ont rendu possible la Révolution, problématique forte au service de laquelle est mis en place un usage tout aussi fort du chiffre et de la méthode statistique.

15 Comme on l’a déjà souligné, d’autres historiens avant Ernest Labrousse ont bien sûr fait appel aux statistiques. Considérons par exemple Philippe Sagnac : son cas est particulièrement significatif parce qu’il réunit ouverture et tradition, perception de l’innovation et difficulté à la traduire pleinement dans une méthode neuve. Historien généraliste, spécialiste de la Révolution française, il est encore fortement inscrit dans la tradition littéraire ; mais également persuadé de la force du chiffre et de la valeur de la documentation étatique, il essaye en quelques occasions d’ouvrir la problématique historique à une démarche quantitative. Prenons son travail sur les prêtres réfractaires pendant la Révolution [37]. Il témoigne d’un réel souci statistique qui s’exprime dans la conviction que l’on peut, à travers « les preuves nombreuses et toutes absolument concluantes » [38] obtenues par la collecte de la documentation administrative révolutionnaire, répondre à une question d’historien grâce à une analyse quantitative. Déjà assez étonnante pour l’époque, cette attitude permet pourtant de bien mesurer l’évolution représentée par la démarche d’Ernest Labrousse : dès ses premiers écrits [39], la confiance alors un peu rudimentaire placée dans les sources quantitatives est dépassée par le principe de l’expérience statistique fondée sur une critique et un traitement rigoureux des données. Plus encore, loin de se réduire à la revendication d’une confiance mieux appuyée sur la valeur des chiffres, ces opérations sont constitutivement liées aux phases ultérieures de l’interprétation historique.

16 Le matériau statistique de référence pour Labrousse, ce sont les séries de prix du XVIIIème siècle. Encore très récemment, Maurice Aymard a rappelé l’influence décisive qu’a eue, à partir de la fin des années 1920, l’histoire des prix sur l’évolution du métier d’historien [40]. Sur la base de la collecte massive de ce type de données, il parvient à reconstituer les grandes tendances des variables économiques du XVIIIème siècle (en particulier les prix des céréales, les mouvements de la rente et des revenus) afin de mettre en évidence les principales dynamiques sociales (et avant tout l’écart grandissant entre la rente et les revenus populaires). L’Esquisse est un texte-clé pour comprendre le caractère original de la relation entre l’usage du traitement statistique et la démonstration historique. À cette fin, deux aspects doivent être bien distingués : le choix et la critique des sources avec le traitement des données qui leur est associé (§ II) ; la mise en place, à partir de la reconstitution des séries, d’un modèle temporel qui devient l’ossature de l’explication historique (§ III).

II – La mise en œuvre du modèle d’information

17 Dans les 150 premières pages de l’Esquisse, la nouveauté de la problématique s’exprime à travers une critique des études précédentes et l’affirmation de la nécessité d’une recherche documentaire renouvelée comme préalable à un traitement quantitatif pertinent. Ce qui amène en premier lieu à un recours massif à la mercuriale, jusqu’alors utilisée casuellement, comme source pour l’histoire des prix au détriment des actes de la pratique (comptabilités privées, livres de compte).

18 Ce choix de la mercuriale est sous-tendu par une réflexion très neuve sur la conception de l’information car le privilège que lui attribue Labrousse est d’abord lié à sa représentativité sociale. Faisant en effet du statut majoritaire des céréales dans l’économie du XVIIIème siècle une donnée primordiale, il trouve dans la mercuriale la source privilégiée pour l’étude des prix de l’ensemble des céréales et d’un certain nombre de produits agricoles. Un constat qui n’est pas sans conséquences, le conduisant pratiquement à écarter toute interrogation sur les niveaux et les conditions de la production agricole ainsi que sur les diverses formes d’autoconsommation qui pouvaient réduire le pourcentage des Français achetant leur pain au prix du marché.

19 La première partie de l’Esquisse constitue une défense très rigoureuse de la légitimité et de la validité du choix de la mercuriale : elle possède d’abord un caractère public, fixé par la loi. Cette dimension publique est tout particulièrement mise en valeur par Labrousse : le patrimoine documentaire du Contrôle général – producteur d’une grande masse des sources publiques, quantitatives et périodiques, à dimension nationale – acquiert ainsi, grâce à un minutieux travail d’exploration progressive, une force et une légitimité statistique exceptionnelles. Ce qui conduit l’historien à une description approfondie et à un questionnement permanent sur le réseau de production des sources. C’est dans cette phase que Labrousse démontre le mieux sa réelle habileté dans l’articulation du quantitatif et du qualitatif. Il suffit ainsi, par exemple, de se reporter à ses analyses souvent méconnues des opérations d’enregistrement de l’information par les subdélégués, en négociation constante avec les représentants de la société locale [41], qui contrastent fortement avec une attitude presque fétichiste à l’égard du chiffre et de la quantification que l’on pourra observer par la suite, en particulier dans ses textes des années 1960.

20 Suivent alors deux étapes dans la validation des données quantitatives. D’un côté, la méthode statistique se charge d’assurer la qualité des données extraites des archives grâce à une série de procédés qui vont du recours à la loi des grands nombres à l’application aux séries d’un ensemble de règles qui permettent d’en vérifier statistiquement la consistance (contrariété, concordance, amplitude, etc.) [42]. De l’autre, le caractère public de la mercuriale autorise une autre validation, plus subtile. Il s’agit du principe des intérêts contraires selon lequel c’est le contrôle exercé par les intervenants sur le marché (grand propriétaire exportateur, administrateur, propriétaires-exploitants, etc.) qui réduit fortement les risques d’un enregistrement trop défectueux [43]. La force probante de la mercuriale tient en effet au fait qu’elle sert de référence officielle à nombre d’activités économiques et sociales (pensons seulement à la fixation des fermages et aux évaluations fiscales). La notion actuelle de source comme « construction sociale, liée à un contexte beaucoup plus large que le simple fonctionnement du marché » [44] trouve ici, dans cette compréhension labroussienne de la mercuriale, une de ses premières formulations.

21 Une autre innovation forte proposée par Labrousse par rapport aux travaux antérieurs en histoire des prix est à voir dans la signification qu’il attribue au concept de prix. Pour lui en effet, le prix n’est pas une simple donnée comptable permettant de décrire car il acquiert le statut de variable analytique centrale pour expliquer les rapports socio-économiques. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la confrontation avec les comptabilités privées. Ces dernières sont le relevé de prix de transactions qui ont effectivement eu lieu : elles fournissent donc un prix « réel », concret. Mais pour Labrousse « l’adhérence » au réel n’a d’intérêt que si elle peut être conjuguée à une analyse capable de saisir des mécanismes économiques représentatifs. La mercuriale permet précisément de travailler sur les prix de marché (prix moyens qui sont le résultat d’un enregistrement effectué sur le marché par un observateur) et non pas sur le prix d’un marché (transactions uniques opérées entre un acheteur et un vendeur d’où un risque très fort de non-représentativité des cotations).

22 L’affirmation de la représentativité de la mercuriale définit aussi les conditions du traitement statistique : d’une part, la nature périodique, massive et systématique de la source permet l’application de tests statistiques et donc, on l’a dit, la validation de la source ; d’autre part, à partir du prix moyen de marché, il est possible d’élaborer des moyennes dont la valeur représentative dépasse celle de chaque série locale. En même temps, cette moyenne correspond au prix « commun » de marché ; étant proche du « mode » (le prix le plus fréquent), elle n’est donc pas seulement la moyenne la plus représentative mais aussi la plus concrète [45].

23 Cette démarche – inaugurée dans l’Esquisse, affinée progressivement pendant les années 1930 à travers un certain nombre d’articles et présentée dans sa forme la plus achevée dans la Crise – identifie l’époque fondatrice d’une histoire sérielle dans sa phase de gestation : une information statistique originale élaborée à partir d’une documentation de nature administrative et à laquelle est associée une modélisation élémentaire (moyenne mobile). À l’arrivée, des objets statistiques simples qui servent à interpréter les réalités socio-économiques du XVIIIème siècle.

III – Du traitement de l’information à la détermination temporelle

24 La notion de fluctuation économique est au cœur de l’histoire d’Ernest Labrousse. L’identification des mouvements des différentes variables de l’économie d’Ancien Régime est le résultat de la reconstitution de multiples indicateurs économiques (essentiellement les prix et les revenus). Cette élaboration n’implique pas l’adoption de procédés statistiques ad hoc. En ce sens, le modèle labroussien s’inspire moins d’une réflexion explicite sur le temps des économistes et de la théorie économique, que de la tradition des statisticiens économistes qui, du milieu du XIXème siècle jusqu’aux années 1920, ont fondé l’étude des fluctuations économiques sur des analyses rigoureuses appuyées sur la collecte des données et leur traitement statistique [46]. Outre leur rôle dans la validation des sources, ces procédés aboutissent à une décomposition statistique du temps. Avec l’Esquisse et pour la première fois dans l’historiographie française, le temps devient une variable construite et largement explicitée. Dans une optique de statistique descriptive comme celle de Labrousse, il constitue autant un matériau brut qui s’offre aux opérations de l’historien qu’un principe organisateur nécessaire à ses interprétations.

25 Une fois identifiée, la dimension temporelle intervient comme une « donnée » à l’intérieur des séries chronologiques : les périodicités repérées vont être tantôt isolées tantôt éliminées afin de faire émerger, à chaque fois, la composante recherchée selon les exigences de l’étude. Cela dit, les segments temporels qui relèvent de la force de l’évidence du fait de leur réalisme, sont aussi un instrument et une catégorie analytique : sur eux se mobilise très efficacement l’activité interprétative de l’historien à travers le repérage des concomitances et des contrariétés.

26 Ce lien entre le « réel » et le « conceptuel » est une sorte de pacte fondateur de la démarche, souvent implicite sauf lorsqu’il s’agit de confronter les mouvements reconstitués à la perception des contemporains. Le traitement statistique tel qu’on le trouve appliqué dans l’Esquisse prévoit l’enchaînement suivant : choix de la méthode statistique – élaboration des séries temporelles des prix – détermination des mouvements (de longue durée, cyclique, saisonnier). Le choix de la méthode (recours aux moyennes mobiles afin d’éliminer le cycle pour faire apparaître la tendance) ne va pas de soi : il repose sur son efficacité objective mais aussi sur sa capacité supposée d’être la plus fidèle (ou la moins infidèle) à la perception des contemporains :

27

« La variation cyclique s’entend notamment […] de l’écart entre le prix effectif d’une année considérée et des années voisines par rapport auxquelles le contemporain apprécie effectivement cet écart. Elle représente dans cette étude, moins une simple mesure indifférente aux conditions de temps et de milieu qu’une perception historique et sociale. Il en est ainsi pour le mouvement de longue durée… Voudra-t-on l’estimer en tant que perçu confusément par le contemporain ? Il importe alors de ne faire intervenir dans la constitution de chaque moyenne de longue durée que la période perçue par le contemporain lui-même » [47].

28 Une fois la détermination temporelle effectuée grâce à la mise en place des trois mouvements fondamentaux, il s’agit d’en étudier l’influence sur les conditions sociales et économiques des acteurs, ce qui conduit ipso facto au problème que pose la confrontation à la « réalité » historique. Cela explique pourquoi, depuis l’Esquisse, l’ambition d’obtenir des reconstructions statistiques capables d’assurer « le meilleur moulage du réel » [48] reste une constante dans la réflexion labroussienne. Sa première thèse reste pourtant le meilleur exemple de cette démarche analytique grâce à laquelle, par des voies différentes mais toutes relevant de l’ordre du construit, Labrousse trouve le « réel » dans le « conceptuel » [49].

29 L’extériorité du temps – « le cadre d’action des hommes ne participe pas à l’élaboration du temps » [50] – n’empêche pas que les perceptions de ces mêmes hommes soient prises comme termes de référence pour les reconstructions de l’historien. C’est le système des relations entre les temporalités qui devient réel autant que les données, matérielles et physiques, de l’expérience [51]. Une prise de conscience s’effectue donc (mais en même temps son dépassement) de l’existence d’un contraste jamais désavoué : d’un côté, les critères de construction statistique de la temporalité qui impliquent l’application de catégories nécessairement abstraites (Labrousse « dénonce » par exemple le caractère artificiel de l’organisation temporelle, identifiant les mouvements temporels comme « des abstractions […], des créations de la pensée économique » [52]) ; de l’autre, l’expérience des acteurs qui est adoptée comme échelle d’observation.

30 Entre ces deux pôles, l’adéquation n’est cependant pas automatique ; il s’agit plutôt – dans le langage labroussien – d’une tension positive grâce à laquelle est institué un lien étroit entre l’appréhension du temps et son pouvoir analytique, ce qui montre sans ambiguïté comment le procédé statistique, loin d’être une simple technique, a pour l’historien un contenu épistémologique fort. Ce qui apparaît – à l’encontre de la vulgate labroussienne ultérieure qui le voit volontiers maître du chiffre qu’il sait garder à distance – comme une grande fascination pour le pouvoir évocateur et suggestif de la statistique n’exclut pas l’idée exigeante mais impérative que l’on doit maîtriser ses infidélités au réel.

31 Tout cela contribue, chez Labrousse, à identifier un modèle d’histoire économique dans lequel, d’une façon explicite, la question de la représentation du réel se trouve au cœur de la démarche puisqu’il est même affirmé qu’elle ne peut être résolue qu’après un travail conceptuel. On mesure dès lors la distance par rapport aux pratiques de l’histoire sérielle dans ses développements postérieurs : l’intérêt porté aux performances de la démarche laisse alors en arrière-plan la réflexion sur les principes constitutifs et les conditions qui pouvaient légitimer et fonder l’ambition d’un discours historique confiant dans une approche objective du temps (la Crise constitue, dans cette perspective, une sorte de stabilisation du modèle car, à la différence de l’Esquisse, les "moyennes mobiles" cessent d’y être l’objet de l’attention centrale de l’historien [53]).

IV – De la conjoncture des prix à la structure sociale

32 Les réflexions précédentes ont mis l’accent sur l’existence, dans le parcours historiographique de Labrousse, d’une période très créatrice qui se situe entre la fin des années 1920 et le début des années 1940. La relation entre cette période de l’activité du savant et celle qu’il développe dans le deuxième après-guerre, lorsque de sa chaire d’Histoire économique et sociale de la Sorbonne il se fait le promoteur des grandes enquêtes sur les structures sociales des XVIIIème et XIXème siècles, demeure quelque peu paradoxale.

33 L’élargissement de la démarche sérielle à d’autres problématiques (en particulier aux études d’histoire sociale) semble d’abord l’expression d’une continuité : le privilège attribué à une documentation sérielle globalisante – les « archives lourdes » de l’histoire économique et sociale [54]. L’extension à laquelle procède Labrousse ne fait ainsi qu’élargir le répertoire documentaire à baliser : sources démographiques, électorales et fiscales (en particulier l’enregistrement [55]).

34 Cette continuité cache pourtant une modification plus substantielle de la relation entre le statut des procédés de quantification et le projet historiographique. L’Esquisse et la Crise sont le produit d’un « premier » Labrousse dont la pratique de la recherche manifeste une relation anti-positiviste au document. L’idée d’un réel à atteindre demeure toujours présente comme le montrent l’utilisation de la notion d’ordre de grandeur [56] ainsi que la valorisation des procédés statistiques afin de résoudre le problème de la lacune et/ou de l’erreur documentaire. De même, sa démarche met en cause l’existence de faits historiques que les sources restitueraient automatiquement : le modèle fonctionne grâce à un dispositif qui est censé garantir un bon accès à la réalité précisément parce qu’il la construit. Cet aspect dynamique est intimement lié au processus de construction historique et il caractérise clairement les deux grandes thèses labroussiennes.

35 Les années 1950 marquent un changement d’importance. Dans le texte-programme du Congrès International des Sciences Historiques (Rome, 1955), Labrousse fixe les lignes directrices du grand programme d’enquête sur la bourgeoisie occidentale aux XVIIIème et XIXème siècles [57]. Grâce à l’exploitation massive et systématique des archives fiscales et notariales, l’objectif est de décrire la structure sociale par une appréciation quantitative de la hiérarchie des fortunes et des catégories professionnelles. La référence aux sources est ainsi étroitement associée à l’ambition d’une recomposition cumulative du réel (d’autant plus exhaustive qu’elle est chiffrée) : si ce dernier est supposé toujours accessible, il l’est d’autant plus qu’il peut être préalablement décomposé. Au fond, ce qu’il appelle alors « l’exploitation sociale du document » comporte une série de « dissociations successives » sur la base d’un classement socio-professionnel préétabli, grâce auxquelles, passant par le dénombrement, la hiérarchisation et la comparaison des sources, la « recomposition sociale » sera enfin réalisée [58]. Si avec la mercuriale et les séries des prix, c’étaient les relations dynamiques entre les groupes sociaux qui étaient mises en valeur, le nouveau type de sources fait d’abord l’hypothèse d’une société « stratifiable » ce qui conduit à une analyse du social profondément différente.

36 Une dizaine d’années après le Congrès de Rome, cette orientation s’épuise et subit les premières critiques [59] : l’écart entre le mode de classement et la nature des informations fournies par les documents ainsi que la légitimité de ces principes de « stratification » complètement « extérieurs » [60] font l’objet d’un débat très vif. Par la suite, c’est l’assimilation entre « comptage » et « statistique » qui est jugée comme la dérive la plus négative de ce programme [61]. Labrousse est sensible à ces questionnements de fond mais le recours à une attitude exclusivement empirique [62] montre bien une sorte de retranchement méthodologique. En substance, il réaffirme la validité des orientations lancées dix ans auparavant [63]. Entre la complexité extrême de la réalité et la nature simplificatrice des classements socio-professionnels, la confiance renouvelée envers les potentialités des procédés statistiques constitue une issue encore valable.

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« Voici par exemple un ensemble de localités. Nous disposons pour chacune d’entre elles de multiples séries comparables – de type fiscal, démographique, notarial. Chacune de ces séries est criblée d’imperfections, c’est entendu. Mais c’est le lot de toute série statistique : la statistique a été définie comme l’art de tirer le vrai du faux. Il faudra rechercher ici dans quelle mesure nous pouvons retrouver, à l’intérieur de nos grandes rubriques où foisonne l’erreur individuelle, une certaine vérité catégorielle » [64].

38 Confronté à des interrogations qui mettent en question la légitimité de tout mode de classement de la réalité, Labrousse ne donne pas une vraie réponse, préférant s’appuyer sur ce qui avait fait ses preuves, en l’occurrence l’analyse sérielle, mais qui devait maintenant s’appliquer à des phénomènes pour la plupart de type structurel [65], c’est-à-dire saisis dans une dimension synchronique (tableaux de la structure sociale, de la répartition foncière, des fortunes…) et non plus diachronique. C’est en conséquence dans une relation modifiée entre le document quantifiable et l’analyse historique qu’il faut chercher le sens et les raisons de l’absence d’évolution de la démarche labroussienne.

39 La nature de la source et de l’information a en effet profondément changé par rapport à ses travaux sur les prix. Les prix existaient par eux-mêmes comme l’expression directe d’un rapport de force économique (la loi de l’offre et de la demande) et ils constituaient d’emblée des séries temporelles. En revanche, les instruments chiffrés pour mesurer la structure sociale (enregistrement, testaments, dots, listes censitaires…) ne s’insèrent pas automatiquement dans une série diachronique : la comparaison rapproche des mesures faites à des dates différentes et situées dans des lieux différents. Entre le prix qui livre pour ainsi dire de lui-même sa signification et des données dont le classement et l’encadrement sont à inventer, la différence de statut du chiffre est forte.

40 Cette diversité a le mérite d’attirer l’attention sur les implications, parfois paradoxales, de la démarche quantitative. D’un côté, le haut degré de signification de l’information (le prix) caractérise une source qui a une forte cohérence et qui se prête bien aux stades successifs de l’élaboration et de l’invention ; de l’autre, parce que ce potentiel heuristique n’est pas d’emblée donné, l’interprétation est d’abord consacrée à la construction d’un sens (ce qui conduit à un travail assez important sur les catégories [66]) dont le document doit être le témoin, avec le risque que l’opération d’invention en elle-même soit assez tôt bloquée ou qu’elle devienne tautologique. Si, entre les années 1930 et 1950, une continuité de fond est perceptible dans la volonté de mesurer le social grâce à une approche quantitative qui garantit une certaine scientificité [67], la pratique historiographique de Labrousse se trouve ainsi modifiée dans sa propre logique. La tension précédemment instituée entre la critique des documents, l’élaboration des informations dérivées et leur fonction au sein de l’interprétation est vidée de sa valeur opérationnelle. La conséquence est une sorte d’institutionnalisation du modèle, c’est-à-dire une cristallisation ou une fixation définitive de la démarche qui n’est légitimée que par la capacité propre à Labrousse de donner de l’efficience à certaines variables : que l’on pense au temps (la crise cyclique, l’événement…), aux relations entre les groupes sociaux ou, enfin, à cette représentation majoritaire de l’Ancien régime économique qui, toujours sous-jacente, donne son sens le plus profond à son projet historiographique. Par la suite, le grand succès du modèle labroussien dans le champ de l’histoire économique et sociale des années 1950 et 1960 a renforcé ce phénomène d’institutionnalisation, dissimulant cette absence d’une nouvelle fondation méthodologique.

V – Le blocage d’une démarche

41 Sur quelles bases s’est produite cette institutionnalisation et pourquoi a-t-elle conduit à une simplification progressive de la méthode originelle ? Les raisons internes à la caractérisation du modèle semblent jouer un rôle important, mais qu’entend-on par modèle et modélisation à propos de la démarche labroussienne ?

42 Il s’agit d’abord d’une trame bien soudée de procédés et de concepts : la pratique de la synthèse (songeons à la façon dont il mobilise le savoir économique et historique à sa disposition selon les exigences de sa problématique), l’explication causale (qui permet d’interpréter les effets des phénomènes observés), la démarche expérimentale incarnée par le traitement statistique (par laquelle il valide les sources et traite les données). La constante articulation entre des temporalités différentes, déterminées statistiquement dans un premier temps (longue durée, cycle, intercycle…), constitue le dénominateur commun entre ces trois principes, livrant le schéma opératoire qui aboutit à un modèle d’analyse assez cohérent et efficace. Le paradoxe est que sa force vient peut-être moins des contenus de chacune de ces étapes que de la rigueur et de la perfection de leur articulation.

43 Plusieurs conséquences importantes en découlent :

  1. le modèle tend lui-même à acquérir le statut de donnée établie, destiné à être souvent repris tel quel dans les démonstrations et les analyses ultérieures. La dimension référentielle, au delà de l’identification aux faits et aux données tirées des sources, s’étend à la construction elle-même ;
  2. Il est difficile d’observer une évolution du modèle dans les recherches ultérieures de Labrousse, comme si sa validité et son efficacité étaient d’abord assurées par sa relative immutabilité. Les modifications et les variations éventuelles se réduisent en pratique à des intégrations localisées ;
  3. C’est là, enfin, qu’intervient le phénomène d’institutionnalisation qui se trouve paradoxalement pour partie inscrite dans le modèle lui-même et d’abord dans la nature du système temporel.
Dès l’Esquisse, la détermination sur une base statistique des mouvements temporels permet au texte historique de s’organiser autour du repérage fondamental des synchronismes, des discordances et des successions : autant de notions qui, au delà de l’analyse des séries, deviennent de véritables grilles d’interprétation de la matière historique. Comment, cependant, la trame des variations reconstituées se charge-t-elle d’un contenu historique, dépassant une logique explicative strictement statistique ? Pour ce passage du couple statistique/économie à celui statistique/histoire, la recherche de Labrousse s’appuie sur une série de micro-modèles temporels qui jouent un rôle décisif dans la progression de l’explication.

44 Les différents types de variations acquièrent une signification selon leur registre temporel et la nature de l’économie et des catégories sociales concernées. L’historicisation de l’analyse passe en premier lieu par cette différenciation qui charge d’une signification forte, et à chaque fois particulière, l’enchaînement des variations économiques reconstituées. L’argumentation de l’historien s’appuie tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre ressource interprétative selon les thèmes et les objectifs de sa recherche. La longue durée séculaire et la crise cyclique en sont le meilleur témoignage.

45 Que l’on considère les représentations différentes, de l’Esquisse à la Crise, de la hausse de longue durée des prix du XVIIIème siècle. Dans le premier cas, l’attention va d’abord aux effets différenciés des prix sur les conditions économiques des groupes sociaux. Ces effets s’expriment de façon emblématique dans l’opposition croissante entre la rente et le salaire, ce qui conduit à rendre possible ou nécessaire, du fait de la détérioration progressive de l’économie paysanne, l’événement révolutionnaire. Dans le deuxième cas, le même objectif est obtenu en privilégiant un autre angle d’analyse : l’interruption de l’expansion à cause de l’intercycle de crise (une fluctuation originale, propre aux années 1770-1789, que Labrousse met en évidence) dans un secteur agricole – le vignoble – que l’on sait particulièrement représentatif du fait du haut degré de commercialisation de ses produits, ce qui en fait le témoin de l’essor d’une économie d’échange qui ne concerne pas encore les productions agricoles traditionnelles. Dans les deux cas, même constat : blocage des structures socio-productives de l’économie pré-révolutionnaire.

46 En ce qui concerne le mouvement et la crise cycliques [68], ils peuvent tantôt servir, par l’observation de leurs enchaînements répétés, à historiciser le mouvement plus abstrait d’expansion longue des prix, tantôt s’autonomiser en un sous-modèle – la crise d’ancien type – qui s’impose comme l’archétype explicatif pour l’analyse du rapport critique entre les variations des prix, les structures économiques et les dynamiques sociales dans une économie agricole d’ancien régime.

47 Un lien fort est donc établi entre les hiérarchies temporelles et l’interprétation des phénomènes historiques. Si la temporalité brève de la conjoncture est au cœur de l’analyse parce qu’elle est directement ressentie par les individus [69], c’est à la profondeur du temps long que l’historien recourt constamment pour proposer son analyse de la répartition inégale de la croissance économique et, par conséquent, sa vision d’une évolution historique caractérisée en premier lieu par l’ascension économique et politique des forces bourgeoises, condition sine qua non de la Révolution. C’est ainsi grâce à une description efficace des formes d’interaction entre temporalités différentes [70] que Labrousse construit une interprétation originale de ce qui n’était au départ qu’un simple emboîtement de mouvements statistiques.

48 Il y a cependant un prix à payer et il concerne précisément le phénomène d’institutionnalisation évoqué plus haut. Linéarité du temps, périodisation, événement, rythmes…, Labrousse caractérise et anime son modèle statistique par un travail minutieux de qualification temporelle. Cependant, une fois l’appareil d’analyse conçu et testé, il est de plus en plus exploité sans que soit ressentie comme nécessaire une réflexion renouvelée sur ses fondements : ces temps construits acquièrent ainsi une sorte d’autonomie par rapport aux principes constitutifs eux-mêmes et ils se transforment en des objets de plus en plus malléables dans les mains de l’historien, à l’usage de son argumentation. « Il y a une irréversibilité du travail statistique : une fois la boîte noire refermée, la série continue tracée, celle-ci vit sa vie, est transmise de main en main, en devenant un objet », écrit Alain Desrosières, à propos de l’élaboration des séries statistiques [71]. Le même constat vaudrait pour la construction labroussienne du temps.

49 Ces temporalités sont donc des instruments de catégorisation et d’articulation du réel. Une relation s’impose en effet entre un ensemble de phénomènes socio-économiques et des temporalités qui sont censées leur être propres : la célèbre « trilogie » labroussienne – temps de l’économie, du social et du mental – avec ses retards enchaînés (le temps anticipateur et rapide des phénomènes économiques, le temps retardé du social, le temps ralenti des mentalités qui résistent) en constitue un exemple canonique [72]. Le temps s’affirme ainsi comme un instrument d’identification et de définition des compartiments du réel, dans le cadre d’une analyse qui, par principe, les suppose isolables les uns des autres.

50 La temporalité cyclique qui culmine dans la crise d’ancien type nous offre un autre exemple de cristallisation du temps. Elle tend à reproduire une image circulaire et presque abstraite du temps puisqu’elle exprime l’incessant retour d’un même phénomène, ce qui ouvre la voie, comme le propose Labrousse lui-même, à une sorte d’« institutionalisation » de la temporalité conjoncturelle : « Or ces crises, se répètent : elles sont à leur manière institutionnelles… » [73]. L’historien n’est d’ailleurs pas sans en apercevoir, parfois, les effets simplificateurs :

51

« Vues de très haut, des belvédères d’une Histoire simplifiée, "les crises" déroulent au loin leur paysage uniforme de décombres. Un paysage lointain est toujours un peu imaginé, supposé, composé. Trop souvent nous le faisons naïvement homogène et symétrique : des espaces sinistrés à perte de vue; avec ça et là des ruines très "équilibrées", très décoratives. La catastrophe se sera déchaînée partout, et partout avec la même violence. Mais quand ensuite nous descendons du belvédère, nous trouvons sur le terrain tout autre chose – des décombres, sans doute, et aussi divers secteurs abrités où persiste la vie ; des écroulements qui continuent mais déjà des reconstructions…. Au lieu de notre propre concept, que nous aurions flatteusement retrouvé sur place, voici une réalité inégale, un champ de ruines et d’activités où des mesures sont à prendre… » [74].

52 Pourtant, la tendance dominante dans l’historiographie est bien à la fixation de cette périodisation critique. Et comme elle s’articule mal à des transformations plus structurelles, elle devient souvent une catégorie aux caractéristiques et aux effets connus d’avance. En ce sens, la réification du modèle labroussien que l’on reproche aux historiens de la génération des années 1960-1970 ressort déjà du type de qualification dont les catégories temporelles font l’objet. Sortie de ses contextes précis de démonstration, la décomposition statistique a pu être, en effet, à l’origine de schémas simplifiés, objectivant des temps construits dans un autre cadre démonstratif, et applicables avec succès à un ensemble assez différencié d’objets de recherche : il est, par exemple, étonnant d’observer combien la notion de cycle, ou plus tard celle de mouvement de longue durée, sont devenues des catégories temporelles passe-partout, définies de manière aussi générale que floue, et détachées de tout contexte spécifique. Le grand développement de l’histoire sérielle au cours des années 1960 et 1970 a précisément montré ses faiblesses dans la difficulté à penser le renouvellement des modèles temporels [75].

Conclusions

53 Avec ses premières œuvres, entre 1933 et 1944, Labrousse s’affirme comme un grand novateur grâce à l’union méthodologique qu’il propose entre l’histoire, la statistique et l’économie. L’invention la plus durable concerne l’éclairage de la réalité sociale par l’histoire économique. Par la suite, jusqu’à la fin des années 1960, la démarche labroussienne, grâce à son efficacité analytique et à sa force logique, s’affirme comme le modèle à suivre : il donne son ossature au grand essor et aux succès indiscutables d’une histoire économique au sein de laquelle l’analyse sérielle des prix s’élargit à d’autres variables, dans une optique d’élargissement du champ d’application des méthodes statistiques : de l’étude de la composition sociale à la démographie historique jusqu’au quantitatif de « troisième niveau », c’est-à-dire la dimension culturelle. En même temps, sans doute parce qu’un certain nombre d’historiens se reconnaissaient dans cet enseignement, au delà de leurs façons différentes de faire, une sorte d’institutionnalisation pragmatique s’est progressivement imposée.

54 Cette évolution soulève une interrogation plus générale : il s’agit du rapport qu’entretient un modèle dans sa forme émergeante, tel qu’il est pensé et utilisé par son inventeur, et les configurations successives qu’il peut prendre lors de son application par d’autres historiens. Les traits originaux d’une élaboration intellectuelle sont-ils « naturellement » incompatibles avec le maintien de la fécondité de la démarche lorsque cette dernière se fait répétition, exploitant par exemple le seul élargissement des objets de recherche ? Se profile ainsi un questionnement plus large sur la question de la réplicabilité des modèles explicatifs dans les sciences idéographiques. Devant la difficulté que pose une si vaste problématique, l’étude du cas labroussien permet d’envisager deux types de réponses.

55 D’un côté, on peut choisir d’appliquer le modèle tel qu’il est. Il peut ainsi être utilisé pour un ensemble d’objets historiques non encore explorés (dans le cas des élèves de Labrousse, on a ainsi pu parler de la « départementalisation » du territoire français [76]). En ce sens, l’évolution de l’histoire sérielle a surtout coïncidé, on l’a dit, avec l’extension progressive des variables prises en compte. Les résultats furent massifs et importants mais paradoxalement cette optimisation et cette généralisation « victorieuse » du modèle ont peut être contribué au blocage que l’on a évoqué plus haut. On peut recourir ici à la notion de path dependency[77] proposée dans un autre contexte par Paul David : l’évolution du modèle labroussien semble, en effet, fortement contrainte par la difficulté qu’a eue une génération entière d’historiens à renoncer, par un travail critique approfondi, à un dispositif d’analyse et de construction historique dont les réussites étaient amplement reconnues. Ce blocage relatif a progressivement conduit à une situation d’épuisement, et c’est paradoxalement très tardivement, que des réactions critiques ont été associées à une vraie réflexion sur les critères constitutifs de l’œuvre de Labrousse [78].

56 D’un autre côté, on peut imaginer d’amplifier le potentiel de la méthode et d’extraire du modèle lui-même la (ou les) composante(s) analytique(s) sur laquelle(lesquelles) intervenir par la suite. Un large spectre d’opérations serait ainsi envisageable : combler les lacunes et/ou remédier aux faiblesses originelles de l’analyse ; en prolonger la portée dans d’autres cas ; à la limite, le désavouer par une confrontation renouvelée avec des données empiriques. Dans le cas des constructions labroussiennes, cependant, cette reconsidération de l’intérieur des schémas théoriques pose problème pour une double raison que l’on ne peut que brièvement évoquer. D’abord, en raison de la façon dont Labrousse opère dans l’élaboration de son modèle, ce qui conduit à une absence certaine de visibilité des composantes déductives. Que l’on songe, à titre d’exemple, à la façon dont il définit ses emprunts au savoir des physiocrates, source importante d’inspiration pour lui, oscillant en permanence entre le statut de simples données et celui d’hypothèses. Ensuite, les choix d’écriture eux-mêmes jouent également un rôle important : son style accompli, enlevé et souvent littéraire a tendance à gommer l’échafaudage subtil de la construction et à clôturer le cercle de la démonstration, au point d’en faire disparaître les aspérités ou les incomplétudes qui auraient permis à une critique positive de trouver prises [79]. Ces diverses caractéristiques définissent une manière de faire qui accorde en fait une grande importance au travail interprétatif effectué par l’auteur quand il utilise son (ou ses) modèle(s) : Labrousse savait comment lui donner du sens en fonction d’exigences interprétatives à chaque fois différentes. Et cette part, sans doute essentielle, de son travail d’historien ne se prêtait, elle, à aucune réplication.


Annexe

Éléments biographiques sur Ernest Labrousse

57 C.E. Labrousse est un des représentants les plus éminents de l’école historique française du XXème siècle. Son parcours institutionnel est assez original : après ses premières études d’histoire à la Sorbonne avant la guerre, il choisit au début des années 1920 la Faculté de Droit où, en même temps qu’à la profession d’avocat, il se forme à l’économie et à la statistique. La thèse soutenue en 1932 [80] est sa première grande recherche qui témoigne d’une innovation radicale dans la façon de lier l’économie, la statistique et l’histoire grâce à une approche novatrice de l’étude des réalités sociales d’Ancien Régime. Pendant les années 1930, il enseigne à la IVème section de l’École Pratique des Hautes Études (Conférence d’histoire et statistique économique) et il entreprend de nouvelles recherches en vue de la préparation d’une thèse de lettres. Soutenue en 1943 [81], elle lui ouvre les portes de la Sorbonne, avec la chaire d’Histoire économique et sociale restée vacante après la mort de Marc Bloch. C’est dans cette institution – et par la suite comme directeur d’études cumulant à la VIème section de l’École Pratique des Hautes Études – que pendant une vingtaine d’années, entre 1946 et 1966, Labrousse exerce son enseignement. Il forme plusieurs générations d’historiens dans le domaine de l’histoire économique mais aussi des réalités sociales et politiques des XVIIIème et XIXème siècles [82]. Surtout, sous sa direction, la recherche historique s’organise autour de grands projets fédérateurs sous le double signe du travail collectif et de l’approche quantitative. Le programme d’enquête sur la bourgeoisie occidentale au XVIIIème et XIXème siècles [83], qu’il lance à l’occasion du Congrès International des Sciences Historiques tenu à Rome en 1955, en constitue une étape décisive. Ce projet est à l’origine d’un large mouvement de recherche qui vise à décrire une société historique sur la base de sa structure économique mais aussi de son articulation socio-professionnelle, en s’appuyant en particulier sur l’exploitation de sources encore peu connues à l’époque (rôles du fisc et de l’enregistrement, listes électorales, inventaires après décès, contrats de mariages…). Entre les années 1960 et la fin des années 1970, le panorama historiographique français s’enrichit ainsi d’un grand nombre de travaux historiques qui s’inspirent du programme labroussien pour étudier des réalités locales ou régionales.

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Mots-clés éditeurs : statistique, modèle temporel, crise d'ancien type, prix, histoire sérielle, Ernest Labrousse

Date de mise en ligne : 01/12/2006.

https://doi.org/10.3917/rhsh.006.0015

Notes

  • [1]
    Labrousse, 1933.
  • [2]
    Il faut rappeler par exemple les travaux des historiens économistes qui travaillaient au sein de la « Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique pendant la Révolution française » fondée par J. Jaurès en 1903, cf. à ce propos Godechot, 1983. Dans ce contexte, c’est G.Lefebvre qui, en particulier grâce à ses dépouillements des archives départementales pour étudier la répartition foncière au XVIIIème siècle, nous fournit l’exemple plus remarquable d’ouverture de l’histoire à la statistique (Lefebvre, 1924).
  • [3]
    Sur le renouveau de ces tendances historiographiques, en particulier dans les travaux d’histoire économique entre 1890 et 1914, cf. Mucchielli, 1995.
  • [4]
    Labrousse, 1944. Il s’agit de la Thèse ès Lettres que l’historien soutient en 1943 à la Sorbonne lorsqu’il est déjà nommé (depuis 1942) suppléant de la chaire d’histoire économique et sociale de Marc Bloch.
  • [5]
    Aymard, 1978, 301.
  • [6]
    Le Van-Lemesle, 1984, 371-372 ; Dumoulin, 1990, 96.
  • [7]
    Sur le processus d’affirmation de l’économie politique comme discipline légitime et autonome à l’intérieur de la Faculté de Droit ainsi que sur la réintégration de l’histoire de la part des économistes juristes au XIXème siècle, cf. Le Van-Lemesle, 1980, chap. 8, 12 et 17.
  • [8]
    Charle, 1980, 113.
  • [9]
    Ibid., 112.
  • [10]
    Leroux, 1998, 192, 204 et 228 ; Noiriel, 1996, 92 ; Bouvier, 1989, 499. Cf. aussi Gide-Rist, 1959, 92, 871 et 873 : les deux économistes parlent de l’« isolement austère » ainsi que du caractère trop descriptif et non suffisamment économique des recherches de François Simiand. À ce propos, cf. aussi la position de Frobert, 1992, selon laquelle les économistes de l’époque n’auraient pas aperçu l’originalité de la démarche de Simiand.
  • [11]
    « Sa carrière est une anti-carrière et paraît dominée par l’exigence de ne pas parvenir », Frobert, 2000, 12.
  • [12]
    Labrousse, 1933.
  • [13]
    Ibid., 462, 463 (n. 71) et 521 (n. 227).
  • [14]
    Ibid., 517-518 (n.19) et 498.
  • [15]
    Ibid., 451 (n. 20) et 488.
  • [16]
    Labrousse, 1933, 42-43 (n. 98) et 465 (n. 73).
  • [17]
    Lorsqu’il s’agit, par exemple, de déterminer la valeur des résultats obtenus à partir des sources fragmentaires ou approximatives : « Les résultats obtenus resteront sans doute sommaires, mais une fois de plus l’exactitude sera en raison inverse de la précision… » ; dans la note, l’historien renvoie au tome I du Salaire, Labrousse, 1933, 583 (n. 62).
  • [18]
    Labrousse, 1933, 625.
  • [19]
    Ou encore l’hypothèse de l’augmentation de l’effort pour éviter la réduction du gain en cas de baisse du salaire réel, Labrousse, 1933, 432 (n. 38). L’historien se réfère ici au texte de Simiand sur Les salaires des ouvriers de mines, publié en 1907.
  • [20]
    « Je l’ai (F. Simiand) toutefois à peine connu d’une façon directe. Un de mes regrets est de n’avoir jamais suivi son enseignement », charle, 1980, 112-113.
  • [21]
    C’est en effet dans la Crise, que Labrousse exprime de façon explicite son éloignement des positions plus nomothétiques de Simiand, Labrousse, 1944, 169-170.
  • [22]
    Labrousse, 1931; Simiand, 1932, 393-402 ; Simiand, 1934, 227-228.
  • [23]
    L’hommage que Labrousse rend à W. Oualid – directeur de la conférence d’agrégation d’économie politique – dans l’introduction à l’Esquisse est assez remarquable : « Indiquons-le toutefois d’un mot : c’est dans l’enseignement de celui qui écrivait, peu de temps après la guerre, que les doctrines économiques n’étaient pas des catégories idéologiques, mais des catégories historiques, que nous avons trouvé le germe spirituel de cette étude, si incomplète et si sommaire qu’elle puisse être. C’est dans l’atmosphère de son accueil et de ses encouragements qu’elle a mûri. Il lui a donné une substance et un climat », Labrousse, 1933, XXVIII-XXIX.
  • [24]
    Charle, 1980, 112.
  • [25]
    Aftalion, 1928 ; Morrisson, 1987, 816-817.
  • [26]
    Aftalion, 1928, 1 ; cf. aussi Morrisson, 1987, 818 ; Le Van-Lemesle, 1984, 371-372.
  • [27]
    Aftalion, 1928, 2-3.
  • [28]
    Cf. Archives Nationales, AJ 16 1801, Procès-verbaux des Assemblées de la Faculté de Droit. Assemblées du 10 juillet 1933 et du 9 décembre 1933.
  • [29]
    Selon un témoignage de l’historien recueilli par Lucette Le Van-Lemesle.
  • [30]
    Aftalion, 1911, 290.
  • [31]
    Ibid., 291.
  • [32]
    Ibid., 293 et 295.
  • [33]
    Labrousse, 1921, 4 ; Labrousse, 1933, XVII-XIX, XXV, XXVI, XXVIII, 85, 95, 122 et 164 ; Labrousse, 1944, XII et XXI.
  • [34]
    « L’exigence de rigueur scientifique de l’histoire émerge paradoxalement quand le statut scientifique de la rationalité entre en crise », Castelli Gattinara, 1998, 41.
  • [35]
    Le Van-Lemesle, 1980, 631. L’Esquisse obtient le prix Vauters pour la meilleure thèse en sciences économiques et le prix Paul Deschanel pour la meilleure thèse de doctorat, cf. Guide pratique pour les études de Droit, 1933-1934, 104.
  • [36]
    Définition de Labrousse lui-même, Charle, 1980, 114.
  • [37]
    Sagnac, 1906-1907.
  • [38]
    Ibid., 97, note 1.
  • [39]
    Labrousse, 1931.
  • [40]
    Aymard, 2001, 183.
  • [41]
    Labrousse, 1944, 72-82.
  • [42]
    C’est surtout dans la Crise que Labrousse réfléchit sur ce procédé (Élaboration et contrôles statistiques, 121-159) qu’il considère comme incontournable : « Sur toute cette information, que la critique historique traditionnelle permet d’accepter comme vraisemblable dès l’état brut… sur ces séries de moyennes qui tendent elles-mêmes à plus de vérité encore, en leur qualité de moyennes, et qui restent cependant très proches du réel, de suprêmes contrôles restent possibles, d’une importance le plus souvent décisive », Crise, 134. On répond ainsi, de manière scientifique, au problème de la conformité à la réalité historique qui était au centre de la controverse sur la mercuriale. Le contrôle statistique est donc le moyen de confirmation extrême de la « vérité » de la documentation, assurant la consécration de la source, Labrousse, 1944, 87 et 166.
  • [43]
    Labrousse, 1933, 29-31.
  • [44]
    Aymard, 2001, 186.
  • [45]
    Formulation explicite dans la Crise : « La moyenne reste toujours un abrégé du réel mais somme toute, cet abrégé reste tout près du texte », Labrousse, 1944, 127-128.
  • [46]
    Le fondement plus statistique qu’économique de l’élaboration temporelle de Labrousse a été récemment souligné par J.C. Perrot qui voit une démarche progressant par « (des) énoncés des temps de la conjoncture (la saison, l’année, le cycle, la tendance) définis par des écarts statistiques aux moyennes sans être lestés a priori d’une explication économique », Perrot, 1990, 13.
  • [47]
    Labrousse, 1933, 137-138 (c’est nous qui soulignons). Cette réflexion sur la valeur objective et subjective de la détermination temporelle est approfondie lors de l’étude spécifique du cycle : « La méthode des moyennes mobiles paraîtra, là encore, suffisante et même préférable. Suffisante, parce que l’application du même traitement statistique aux diverses séries des prix nous autorisera ultérieurement à comparer avec sécurité les résultats obtenus. Préférable, parce que la sensibilité du producteur et du consommateur contemporains aux fluctuations des prix se mesure surtout par rapport aux prix moyens payés durant les années voisines de ces fluctuations, comme le permet précisément la méthode des moyennes mobiles qu’imposait ainsi l’orientation de ce travail », Ibid., 150.
  • [48]
    Labrousse, in Braudel, Labrousse, 1976, 980. Sur ce même aspect voir les observations proposées par J.Y. Grenier et B. Lepetit dans leur relecture critique des œuvres de Labrousse, cf. Grenier, Lepetit, 1989, 1349-1350.
  • [49]
    L’idée est réaffirmée de manière explicite en 1970 : « Appliquée aux sciences humaines et aux sciences de la nature, la connaissance statistique – avec ses élaborations de moyennes et de moyennes de moyennes – est à sa manière une conceptualisation du réel… », Labrousse, 1970, XLV.
  • [50]
    Grenier, 1995a, 182.
  • [51]
    Cf. à ce sujet Chartier, 1997, 89.
  • [52]
    Labrousse, 1933, 606-607. Voir aussi, dans les chapitres initiaux – moments fondateurs de l’ensemble de l’analyse – la qualification du mouvement de longue durée en tant que « … abstraction bienveillante, atténuant le mouvement réel des prix », Ibid., 166. À noter, encore une fois, le rôle de l’enseignement à la Faculté de Droit : les mêmes termes (« abstraction », « créations de l’esprit ») sont utilisés par Aftalion à propos de la détermination du mouvement de longue durée, Aftalion,1928, 89.
  • [53]
    Labrousse, 1944, 201-202 et 129 (n. 2). À noter aussi que dans la Crise, l’espace réservé à l’établissement des variations est très réduit par rapport à l’Esquisse (128-129).
  • [54]
    Labrousse, 1980, 5-6.
  • [55]
    Elle est définie par Labrousse comme la « source massive de l’histoire sociale et, de toutes les sources du même type, peut-être la plus significative », Labrousse, 1962, VIII.
  • [56]
    Labrousse, 1933, 247-256. « La notion d’"ordre de grandeur" a l’inconvénient de suggérer que les incertitudes de mesure ne sont liées qu’aux imperfections des instruments ou à l’absence de «sources» ; si banale en histoire, elle est aussi trompeuse : une réalité inconnue existerait, comme l’eau sous la terre, et il suffirait de creuser une source pour la faire jaillir », Desrosières, 1992, 94.
  • [57]
    Labrousse, 1955, 365-396.
  • [58]
    Ibid., 368-370 et 379.
  • [59]
    L’histoire sociale. Sources et méthodes, 1967.
  • [60]
    Ibid., Intervention de R. Mousnier, 106-107.
  • [61]
    Guerreau, 1986, 70 (note 6).
  • [62]
    « S’il y a un sentiment apparemment unanime, c’est bien la défiance envers des cadres a priori. On a pu risquer tout de suite la présentation d’une sorte de code uniforme, de cadre uniforme… Mais le mieux, dans l’état présent de la recherche, est de s’en tenir provisoirement au concret local ou régional, et de partir de lui… Nous semblons aussi généralement d’accord pour étudier la classe sociale, le groupe social, tels qu’ils se voient », Labrousse, 1967, 292.
  • [63]
    « L’exploitation conjointe des diverses catégories de sources sur lesquelles on mettait jadis l’accent n’en apporte pas moins d’importants résultats… Les vieilles catégories restent donc essentielles… », Ibid., 288-289.
  • [64]
    Ibid. ; cf. aussi 290.
  • [65]
    Jean-Claude Perrot explique ainsi (témoignage personnel) que son projet de thèse initial sous la direction d’Ernest Labrousse prévoyait une étude de la structure sociale de la ville de Caen grâce au croisement des archives fiscales et notariales, programme impossible à réaliser par une seule personne (d’où, par la suite, la modification du projet de thèse, recentré sur l’histoire urbaine).
  • [66]
    Ce n’est qu’après le Colloque de Saint-Cloud (1965) que commence à émerger l’idée selon laquelle les catégories sont en elles-mêmes des constructions sociales, n’ayant pas par conséquent un caractère scientifique.
  • [67]
    La revendication de l’homologie entre le quantitatif, la scientificité et l’histoire sociale est un thème récurrent des historiens qui adhèrent à ce projet et à cette démarche, Daumard, Furet, 1959.
  • [68]
    Rappelons que la crise cyclique est définie par Labrousse comme l’enchaînement bien connu entre la mauvaise récolte, la hausse du prix des grains, la crise généralisée des revenus paysans et ses retombées sur l’activité manufacturière.
  • [69]
    Son importance dans les recherches de Labrousse est constamment confirmée, cf. dans la Crise : « Cycle capital qui rythme la vie économique courante dont il intéresse toutes les formes », XIX ; dans l’Histoire économique et sociale de la France : « Le cycle, le mouvement court, la courte variation globale demeure un temps essentiel et permanent de la vie économique d’autrefois », Labrousse, in Braudel-Labrousse, 1970, 416.
  • [70]
    Un exemple détaillé : dans le livre VII de l’Esquisse consacré au salaire et, en particulier, au cours de l’étude de son mouvement cyclique (§ II, 520-528), c’est le déclin de longue durée du salaire qui est retenu comme responsable (étant un obstacle majeur à la constitution de l’épargne) des conditions critiques du travailleur agricole, pris dans le cercle vicieux : faibles récoltes des céréales – maximum cyclique des prix – chômage aggravé.
  • [71]
    Desrosières, 1992, 97.
  • [72]
    Déjà dans l’Esquisse, est exprimée l’idée d’une « hiérarchie entre les mouvements », Labrousse, 1933, XXIV : le principe toutefois est strictement lié à la construction statistique des temporalités. Pour la référence à la typologie tripartite des temps, voir en revanche : Labrousse, 1960, 2 ; Labrousse, 1973, 267 ; Labrousse, 1968, 122. Pour la primauté de la dimension économique, « domaines des grands dynamismes », cf. Labrousse in Braudel-Labrousse, 1970, 693-740. Pour les relations entre économie et société et entre économie, société et mental, Ibid., 707, 709 et 714.
  • [73]
    Labrousse, 1969, 22. Parfois, la mise en valeur de l’origine exogène du phénomène renforce cette conception : « Rythmes extérieurs aux nations, supérieurs aux gouvernements, comme provenant de je ne sais pas quel super-gouvernement économique mystérieux », Labrousse, 1954, 4. Pour un témoignage de la façon dont cette institutionnalisation de la crise se reflétait dans la recherche historique, Leuilliot, 1957.
  • [74]
    Labrousse, 1956, III.
  • [75]
    Grenier, 1995b, 227 ; Burguière, 1995, 254-272.
  • [76]
    Rougerie, 1966.
  • [77]
    Voir l’article désormais classique de David, 1998 (1986).
  • [78]
    « L’apport des deux livres a été situé davantage du côté des techniques d’établissement et de traitement des séries que de celui d’une méthodologie fondamentale : les premières ont occulté la seconde », Grenier-Lepetit, 1989, 1343. Les auteurs font donc l’hypothèse d’un transfert partiel du projet qui aurait conditionné une compréhension et une transmission plus approfondies.
  • [79]
    Pour des développements plus amples sur cette question cf. Borghetti, à paraître.
  • [80]
    Labrousse, 1933.
  • [81]
    Labrousse, 1944.
  • [82]
    L’étude des mouvements révolutionnaires est un de ses thèmes de prédilection, cf. Labrousse, 1948.
  • [83]
    Labrousse, 1955.
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