Auschwitz, par Georges Wellers
1Le 27 janvier 1945 les avant-gardes russes ont, enfin, pénétré sur le territoire de trois camps d’Auschwitz – Auschwitz I ou « Stammlager », Auschwitz II ou Birkenau et Auschwitz III ou Monowitz. Elles y ont trouvé les derniers survivants parmi les 6 000 « marschunfähing » [sic] abandonnés là à leur redoutable sort le 18 janvier au moment de l’évacuation générale des 60 000 détenus. Elles y ont trouvé des cadavres gelés et éparpillés un peu partout dans la neige, un désordre et une saleté indescriptible, les ruines des chambres à gaz et des fours crématoires. Elles y ont trouvé aussi dans les six magasins du « Canada » de Birkenau non détruits par les Allemands au moment de leur retraite, 398 820 complets d’homme, 836 344 vêtements de femme, 4 424 paires de chaussures de femme, 38 000 paires de chaussures d’homme, 13 869 tapis, une quantité énorme de brosses à dents, de lunettes, de prothèses, de blaireaux, de jouets d’enfants et 293 sacs remplis de cheveux de femmes estimés correspondre à 140 000 chevelures.
2En effet, le 9 janvier les Russes commencèrent leur grande offensive qui fut la dernière. Au début de septembre 1944, ils étaient arrêtés à 170 km à l’est d’Auschwitz et nous comptions qu’ils arriveraient au camp en deux semaines. Comme au mois de septembre, nous nous disions que nous n’avions plus qu’une quinzaine de jours à vivre, parce que, de l’avis général, à l’approche des Russes, le camp serait exterminé.
3Le 15 janvier, à 10 heures du soir, on vint me dire que le médecin chef détenu m’appelait immédiatement à son bureau. J’y trouvais déjà une dizaine de médecins et nous apprîmes que l’ordre d’évacuation était donné. Le lieu d’évacuation désigné était Breslau où l’I.G. Farbenindustrie avait d’autres usines pour nous exploiter encore. Le Dr Waitz et moi-même étions chargés de préparer l’évacuation du laboratoire de l’Hôpital pour le lendemain soir.
4Tous les malades en état de marcher (« marschfähig ») devaient être sortis de l’Hôpital. Tous les inaptes à la marche (« marschsunfähig ») restaient sur place : on les abandonnait. Il n’y avait aucune précision sur leur sort, mais nous comprenions tous qu’ils ne seraient pas seulement abandonnés, mais sacrifiés. Dix-sept médecins détenus, choisis parmi les plus récemment nommés, étaient désignés pour rester et partager le sort des malades. Nous nous quittâmes, tard dans la soirée, avec une sourde angoisse aussi bien pour nous-mêmes, que pour ceux qui restaient. Je sais maintenant que les malades que nous avions abandonnés à Monowitz ne furent pas exterminés, mais qu’après 9 jours d’une longue attente, qui furent particulièrement durs pour tous, et fatals pour beaucoup, ils furent libérés par les Russes.
5Le 16, nous ne travaillions plus et le camp était consigné. Toute la journée les camarades vinrent me voir : ils cherchaient à se renseigner et demandaient à avoir une meilleure paire de chaussures, un pantalon supplémentaire, une paire de gants ou un morceau de pain. Je savais moi-même très peu de choses, et je ne pouvais pas faire beaucoup, mais on se quittait avec un certain optimisme, car l’évacuation du camp était une preuve palpable que d’heureux événements militaires se précipitaient. Quant aux conditions de cette évacuation, nous ne nous dissimulions pas les difficultés en perspective, mais nous les envisagions avec courage. Le fait est que de tous mes proches camarades je suis seul survivant et je me rends parfaitement compte que, sans une série de chances et sans l’aide de quelques amis, j’aurais dû sûrement mourir au mois de février ou mars à Buchenwald.
6Le personnel de l’Hôpital était divisé en quatre groupes : le premier devait marcher en tête de la colonne, les deux autres, au milieu et le quatrième, fermer la marche. J’étais dans ce dernier groupe.
7Le 17 se passa dans l’attente : l’ordre d’évacuation n’arrivait pas. Dans le camp, des masses de gens rôdaient autour des cuisines et des magasins de vivres, autour du magasin d’habillement et de la cantine. Mais partout les « chefs » veillaient à l’ordre et la moindre désobéissance se payait par des coups terribles de matraque en caoutchouc. J’ignore s’il y eut des hommes tués ce jour-là, mais cela me semble assez probable.
8À l’Hôpital, on emballait le matériel de la salle d’opération, de la radiologie, du laboratoire et de la pharmacie. Mais partout on prenait tout juste le nécessaire pour ne pas être accusé de sabotage flagrant. Aux malades anxieux on mentait en leur affirmant que le lendemain de notre départ on les évacuerait par camions et plus tard par chemin de fer.
9Le 18, vers midi, l’ordre d’évacuation arriva. Le rassemblement était fixé pour 4 heures de l’après-midi sur la place de l’appel. À 4 h, la tête de la colonne de 11 000 hommes, formée d’un petit groupe de médecins et d’infirmiers, sous la direction du Dr Silber de Metz, quitta le camp de Monowitz. À 9 heures du soir, dans la nuit, le dernier groupe, dont je faisais partie, franchit la porte de sortie laissant derrière lui 802 malades « marschunfähig ». Il faisait terriblement froid. Je crois qu’il devait faire 20° au-dessous de zéro. Le vent était glacial. La route était couverte de neige et des deux côtés la neige était profonde et sèche. Ainsi commença une marche de 24 heures qui nous amena, le lendemain soir, à la première étape, à Gleiwitz, à 75 km du camp. Le matériel de l’Hôpital avait été chargé sur des traîneaux tirés par deux chevaux. Nous passâmes devant le petit camp des prisonniers anglais proche du nôtre et nous nous étonnâmes de voir que les Anglais restaient dans leurs baraques. Bientôt nous traversâmes la ville d’Auschwitz, ensuite le camp d’Auschwitz II complètement vide et nous empruntâmes une interminable route passant en dehors de toute agglomération. Tous les 7 ou 8 pas, une sentinelle, le fusil au poing, assurait la garde. Néanmoins, il eût été facile de se sauver dans l’obscurité de la nuit et dans le désordre croissant de la colonne. Mais où aller, habillé comme pour un carnaval lugubre dans un pays chaud, sans réserve de vivres, parmi une population hostile, sans connaître la langue, ni le pays ? En effet, rien ne trahissait l’approche des Russes : pas un seul coup de canon, pas d’avions ; le fait que les prisonniers anglais restaient dans leur camp semblait également indiquer que le front était encore loin.
10Vers 11 heures du soir, notre groupe commença à rattraper et ensuite dépasser les traînards. Leur nombre augmentait rapidement. On remarquait soudainement une figure inconnue, avec des yeux hagards et la démarche titubante d’un homme ivre. Elle marchait quelques instants à nos côtés, puis se détachait et disparaissait dans la nuit. Bientôt, ces silhouettes titubantes devinrent très nombreuses. Puis nous dépassâmes les hommes qui rampaient lentement dans la neige à quatre pattes, comme d’énormes et fantastiques bêtes et s’écroulaient maladroitement, la tête la première, pour s’immobiliser, après avoir été secoués de quelques mouvements ridicules et effroyables. Et la colonne continuait sa marche.
11Vers 3 heures du matin, un sous-officier SS de la garde s’approcha de notre petit groupe et en apercevant mon brassard bleu ciel avec des lettres blanches « H.K.B. » (HäftlingsKrankenBau) me cria : « Komm hier ! ». Je quittai le rang et le suivis. Il me ramena à une vingtaine de pas en arrière et me montra un pauvre bougre en rayé étendu au milieu de la route absolument déserte. Son pouls était faible et irrégulier et il s’efforçait de dire quelque chose, mais n’arrivait qu’à râler lentement et doucement. « Que lui arrive-t-il ? Qu’y a-t-il à faire pour lui ? » questionna le sous-officier. Avec mon très mauvais allemand, je répondis que l’homme était épuisé et gelé et que la seule chose à faire pour lui c’était de le mettre immédiatement au lit et de lui donner du rhum chaud. « Mais je ne le peux pas ». « Moi non plus ! D’ailleurs, si vous remontez la route, vous y trouverez des centaines d’autres cadavres pareils ». — « Aber das ist schrecklich ! » (« Mais c’est épouvantable ! »), répétait mon Allemand. Il venait de prendre, à l’instant même, la garde de notre colonne et visiblement il était impressionné par les conditions dans lesquelles nous marchions. « Aurons-nous bientôt une halte ? » — « Oui, très bientôt ! ». Alors, je pris mon malheureux camarade sur mon dos et je repris la route, Pendant un quart d’heure, j’ai marché lentement ainsi et je ne voyais devant moi que la route interminable, les champs couverts de neige, pas une lumière à l’horizon. Pendant ce quart d’heure, je passai devant une vingtaine de masses humaines étendues sur la route. Finalement je m’arrêtai et je déposai le camarade sur le sol. C’était un cadavre. Je repris la route seul pour rattraper la colonne. De temps en temps je m’approchais de ceux qui bougeaient encore et j’essayais de les relever et de les persuader de marcher. Certains faisaient quelques pas et s’effondraient de nouveau. Et toujours pas une lumière, pas une voix, rien d’autre que le vent et la neige.
12Au bout d’une demi-heure de marche rapide, je rattrapai mes camarades. Je crois que je restais derrière la colonne à 2 ou 3 km et, tout en marchant, je tendis l’oreille sans entendre un seul coup de fusil. Plus tard, les camarades qui ont fait l’évacuation d’Auschwitz I m’ont raconté que les traînards avaient été abattus par les sentinelles. Je peux affirmer que, du moins pendant cette première nuit de marche, nos sentinelles n’ont pas eu à faire cette besogne parfaitement inutile ; le froid et la neige transformaient vite et à coup sûr des hommes complètement épuisés et à moitié dévêtus en cadavres gelés. C’est seulement au petit jour que nous sommes arrivés dans un petit village qui s’appelait Nikolaï et notre groupe de l’Hôpital trouva un abri dans un petit garage avec de la paille. Nous y sommes restés, entassés les uns sur les autres pendant quatre heures et ensuite nous avons repris le chemin. Maintenant la route passait à travers un pays plus peuplé. À chaque instant on voyait des silhouettes en rayé se diriger, toujours en titubant ou encore à quatre pattes, vers les maisons pour s’effondrer dans la neige devant les portes. Alors, très souvent une porte s’ouvrait et une femme nous criait, exaspérée, de la débarrasser du demi-cadavre qui voulait chercher un asile chez elle et quelques-unes essayaient à force de coups de chasser le mourant, sans y parvenir. J’ignore le sort des mourants, mais je suis persuadé qu’ils ne furent pas secourus, bien au contraire !
13Tard dans la soirée nous atteignîmes Gleiwitz où on nous conduisit dans un des camps évacués de la veille. Cette deuxième moitié du chemin – de Nikolaï et Gleiwitz – avait été encore plus dure que la première, étant donné la fatigue de la nuit. Le Dr Hirschberg de Paris ne pouvait plus marcher et était à moitié inconscient : nous l’attachâmes avec une ficelle sur les traîneaux ; le Dr Kindberg de Paris était à bout de forces ; le Dr Drohocki marchait comme un automate en s’accrochant aux traîneaux ; le Dr Crémieux de Marseille avec ses jambes enflées se déplaçait à force de volonté et avec un courage que je comprends mal encore aujourd’hui ; le magnifique athlète Nakache était visiblement fatigué et avait perdu beaucoup de sa gaîté habituelle ; le Dr Waitz tenait bon.
14À Gleiwitz, nous sommes restés deux jours et deux nuits sans savoir quelle serait la suite de notre « évacuation ». En effet, la destination qui nous avait été indiquée au départ de Monowitz – les usines de Breslau – était impossible à atteindre : la ligne de chemin de fer Gleiwitz-Breslau avait été coupée en plusieurs endroits par les Russes, et Breslau avait lui-même été à moitié encerclé. Nous avions espéré qu’on nous abandonnerait à Gleiwitz jusqu’à l’arrivée des Russes, mais ce faible espoir était mêlé de beaucoup d’inquiétude : l’atmosphère au camp de Gleiwitz était mauvaise. Les SS se promenaient armés d’armes à feu et de bâtons, ils tuaient et frappaient les détenus sans discernement et le vent d’une dangereuse panique et d’un déchaînement nerveux soufflait sur eux. Nous ne savions pas au juste que préférer : rester sur place le plus longtemps possible dans l’espoir de tomber aux mains des Russes ou quitter au plus vite ce camp en désordre trop dangereux pour nous. Le 22, un groupe de 4 000 détenus, dont je faisais partie, reçut l’ordre de prendre le train pour Buchenwald. Après une longue attente le train arriva : il était composé de plateformes découvertes avec des rambardes jusqu’à mi-corps. Il y avait 100 à 150 détenus par plateforme, de sorte que les malheureux restaient debout, pressés les uns contre les autres. Ainsi commença un voyage de quatre jours à travers le pays des Sudètes et les montagnes du Tyrol, par un froid rigoureux, sous une neige abondante. Pour tout ravitaillement, deux distributions de pain en cours de route : on jetait 10 pains de 1 kg pour chaque plateforme, sur laquelle se tenait une centaine de malheureux complètement gelés, mourant de fatigue, de faim, de soif et de maladie, mêlés avec des cadavres restés debout parmi les vivants. Aucune répartition n’était possible. Chaque pain jeté dans un tumulte indescriptible, au milieu de hurlements inhumains, tombait dans la foule compacte des vivants, des moribonds et des cadavres. Et c’était la chance plus que la force ou la ruse qui décidait de la « répartition ».
15Le personnel de l’Hôpital – 80 hommes – continuait à garder une position de privilégiés grâce à l’habileté et à l’aplomb exceptionnels du médecin chef détenu. Nous avions pour nous deux plateformes et nous étions donc 40 par plateforme. Sur ma plateforme, avant le départ du train, un groupe de camarades polonais d’une débrouillardise sans bornes avait amené un poêle, du charbon et des planches, de quoi faire une sorte de toit. Ainsi nous avons voyagé dans des conditions sans comparaison avec celles du reste du train.
16Le 26 janvier, vers midi, le convoi arriva au camp de Buchenwald. Les portes des rambardes furent ouvertes et des ombres chancelantes quittèrent lentement les wagons. Sur 4 000 personnes qui avaient « pris le train » le 22 janvier à Gleiwitz, assurément pas plus de 2 000 ne l’ont quitté vivantes à Buchenwald. La presque totalité de ces 2 000 hommes était dans un état épouvantable. Après deux ou trois semaines du « Petit Camp » de Buchenwald, je ne pense pas qu’il en soit resté en vie plus de la moitié.
17Pendant ce long et éprouvant périple, surtout dans l’immobilité forcée et l’abrutissement bienheureux du trajet en train à travers les montagnes enneigées d’une beauté fantastique, grandiose et apaisante dans sa grandeur, je revenais par la pensée à mon arrivée à Auschwitz. Ce jour me semblait très lointain et il me fallait faire un effort pour me persuader qu’en réalité il ne s’était écoulé, depuis, que seulement sept mois. Il me fallait faire un certain effort sur moi-même pour me rendre compte que j’avais quitté Drancy le 30 juin 1944, sans avoir le moindre soupçon sur le véritable sens de la déportation des Juifs.
18Au fur et à mesure que le temps s’écoule, il devient de plus en plus difficile de faire le partage entre ce que l’on savait réellement à l’époque de l’occupation et ce que l’on apprit depuis la fin de la guerre. L’extermination systématique des Juifs, l’existence des chambres à gaz spécialement construites à cet effet en Pologne appartiennent à cette catégorie de vérités que l’on ignorait à l’époque. Mais puisqu’on sait maintenant comment les choses se sont passées, puisqu’on sait en quoi consistait la « solution définitive de la question juive », de plus en plus souvent on confond les connaissances actuelles avec l’ignorance réelle de l’époque. Et les personnes qui n’ont qu’une connaissance purement livresque des faits brodent parfois d’une façon inconsidérée sur ce point précis et important de l’histoire. Je voudrais apporter un témoignage personnel d’une expérience riche et longue.
19En effet, j’ai été arrêté le 12 décembre 1941 à Paris, mais j’ai été déporté à Auschwitz seulement deux ans et demi plus tard. Pendant toute cette période, j’ai vécu dans les camps français, principalement à Drancy et j’ai assisté à plus de 60 déportations. Parmi mes camarades, j’ai eu beaucoup d’amis français et étrangers, vieux et jeunes, riches et pauvres, très cultivés, mais aussi d’autres sans grande instruction. Il y avait parmi eux des personnalités d’une intelligence, d’une lucidité hors pair. Grâce à mes fonctions de chef du pitoyable « Service d’hygiène » de Drancy, j’avais accès libre à tous les locaux, y compris les chambrées des « partants » où les futurs déportés restaient isolés 24 heures après leur fouille et avant leur départ. De plus, j’ai disposé d’une filière sûre de correspondance clandestine avec ma femme que j’ai pu ainsi charger d’innombrables démarches « en liberté » au bénéfice d’un nombre considérable d’internés de toute condition et de toute origine. Tout ceci me laisse penser que j’ai été un des mieux renseignés sur l’état d’esprit de plusieurs dizaines de milliers d’internés, futurs déportés. Je peux affirmer d’une façon catégorique que l’on n’avait aucun soupçon concernant l’assassinat systématique auquel en réalité étaient voués les Juifs au bout du voyage en déportation.
20Bien sûr, on se faisait une certaine idée inquiétante, même très inquiétante sur le sort des déportés que l’on peut décrire schématiquement de la façon suivante : il s’agit d’une « transhumance » forcée faite d’une façon tout à fait barbare où il faut partir démuni de tout pour affronter une existence très dure de famine, d’exploitation féroce au cours des travaux les plus durs et les plus dangereux, d’humiliations de toutes sortes, d’absence d’hygiène, comportant des graves risques de séparation avec des êtres chers, bref se trouver entièrement entre les mains d’un ennemi irréductible, follement haineux et sans scrupules. Certainement, cette existence serait difficilement supportable par des enfants, des vieillards, par ceux qui ne sont pas de constitution robuste et par ceux qui auront le malheur de tomber malade. Heureusement, il y a la certitude que la guerre sera perdue par l’Allemagne – déjà en 1942, cette certitude était générale – et la principale question pour chacun était de savoir si cet écroulement de l’ennemi arriverait assez vite pour être sauvé des redoutables épreuves que l’on envisageait en courageux « réalistes ». La délivrance arriverait-elle à temps ? Voilà le vrai problème ! Le reste – à la grâce de Dieu !
21Je suis parti avec un groupe d’amis sûrs que je connaissais depuis longtemps, munis de quelques outils soigneusement cachés, avec la ferme détermination de nous évader en cours de route. Notre tentative a échoué, mais nous n’étions pas démoralisés pour autant. En arrivant à Birkenau le 4 juillet 1944, nous avons quitté notre wagon de marchandise pleins de cran : les vociférations des SS, accompagnés des chiens qui nous entouraient, ne nous intimidaient pas outre mesure. En sautant sur le quai, j’ai vu assez près des baraques basses en bois alignées à perte de vue, j’ai aperçu, à une certaine distance, le haut des cheminées que j’ai cru être celles de quelque usine où on travaillerait et que certains de mes camarades pensaient être plutôt celles du four de boulangerie du camp, étant donnée leur forme carrée et basse. C’étaient en réalité, les cheminées des fours crématoires attenant aux chambres à gaz. Le matin du 4 juillet 1944, elles ne fumaient pas.
22Plutôt curieux qu’inquiets, nous avons suivi les ordres de nous mettre en file indienne et de défiler au pas rapide devant un SS qui, avec un geste de la main, partageait tout le monde en deux groupes d’inégale importance : nous n’avions pas la moindre idée que son geste signifiait pour chacun de nous la mort immédiate dans les chambres à gaz ou l’admission au camp. Nous plaisantions doucement au sujet de cette stupide façon de trier la main-d’œuvre en se fiant à l’apparence de l’aspect extérieur. Et puis, notre groupe a été amené dans un local où il fallait, en toute vitesse, se déshabiller, rendre tous les objets y compris les alliances (la mienne m’a été enlevée par un SS, qui l’a coupée à l’aide d’une pince, car j’avais essayé de faire semblant qu’il était impossible de la retirer du doigt), puis aller rapidement dans un autre local où un groupe de « coiffeurs » en rayé coupaient en vitesse les cheveux et les poils sur toute la surface du corps. Pendant cette désagréable et humiliante opération, j’ai vu par la fenêtre une longue colonne de femmes loqueteuses, sales, repoussantes, l’air abattues et terrorisées et j’ai eu le pressentiment de quelque chose d’extrêmement inquiétant. Cependant, le réflexe d’un vieux concentrationnaire a joué tout de suite : il ne fallait pas se laisser impressionner, mais aussi il ne fallait rien oublier.
23Le sommaire travail du coiffeur terminé, il fallait courir dans une autre salle, se plonger dans un énorme bac plein d’un liquide boueux, corrosif, puant le chlore et, en sortant de là, se mettre pour une courte minute, à trois ou quatre, sous la pomme d’une douche tantôt glaciale et tantôt brûlante et sans pouvoir s’essuyer, passer dans un couloir où des hommes en rayé nous jetaient au passage une veste, un pantalon et un calot rayés, une méchante chemise et une paire de galoches sans aucun souci de mesures, ni pointures. Il fallait faire des échanges entre nous pour essayer de trouver les vêtements à la taille et nous ressemblions tous aux personnages d’une grotesque mascarade.
24C’est seulement en sortant du bâtiment que nous nous sommes trouvés en contact avec ceux d’Auschwitz. Naturellement, nous demandions : où avait-on mené ceux qui avaient été séparés de nous lors du triage sur le quai. Et c’est en ce moment que j’ai entendu, pour la première fois, la phrase désormais tant de fois entendue, qu’ils étaient « en train de s’envoler en fumée des fours crématoires ». J’avoue que je ne l’ai pas cru ou compris. Je savais par une longue expérience que les anciens d’un camp ont souvent tendance à servir aux naïfs nouveaux une espèce de « condensé » des pires choses qui arrivent dans le lieu et que la règle d’or d’un concentrationnaire consiste à être sceptique et méfiant à l’égard de tout ce qu’il entend. Comme je savais qu’il y avait des morts survenus au cours de notre long et très difficile voyage, j’ai pensé qu’il s’agissait des cadavres qu’on brûlait. Et tous mes camarades partageaient cette opinion.
25Puis, on nous a menés à pied à une dizaine de kilomètres de Birkenau, au camp d’Auschwitz III (Monowitz) où nous avons été reçus par de féroces « Kapo » armés de bâtons en caoutchouc (les « gummis »), qui nous ont poussés dans l’enceinte du « H.K.B. » (Hôpital du camp). Là, il fallait de nouveau se déshabiller complètement et attendre longtemps que « nos vêtements », reçus il y avait à peine quelques heures, soient désinfectés. Pendant cette attente, nous avons eu la visite du personnel du « H.K.B. » avide d’apprendre de nous les dernières nouvelles de guerre et j’ai retrouvé là le Prof. Waitz que je connaissais encore en France et dont j’ai vu quelques mois plus tôt le départ de Drancy. À un certain moment, je lui ai posé la question du sort de ceux qui n’avaient pas été amenés au camp avec nous. Nous n’étions pas seuls et mon interlocuteur m’a répondu sur un ton réservé, qu’il valait mieux de ne pas m’intéresser trop à cette question. Je n’ai pas insisté. Ainsi, l’existence harassante quotidienne du camp a commencé pour moi.
26Trois jours plus tard, j’ai rencontré, après l’appel du soir, le Dr Garfunkel de Paris que je connaissais bien encore avant la guerre, ainsi que sa femme et leurs deux enfants et qui avaient été déportés avant moi de Drancy. J’avais assisté à leur départ. Je lui ai demandé s’il savait où étaient sa femme et ses enfants et cet homme désespéré m’a répondu qu’ils avaient été séparés au moment du triage et que le jour même sa femme et ses enfants avaient été gazés, car c’est ainsi que les choses se faisaient. C’est après cette dramatique conversation que j’ai cru, j’ai su, j’ai compris enfin la vérité tellement incroyable. Et si quelqu’un me trouve naïf et sot, qu’il sache que tous les Juifs étaient pareillement naïfs et sots.
27À l’aube, on était brusquement réveillé par la meute des « Stubendienste » (hommes de peine du block) qui couraient tout le long de l’immense tente (« Zelte N° 1 »), qui était mon « block » d’habitation, en hurlant « Aufstehen ! Aufstehen ! » et en assénant à l’aveugle des coups du poing ou de « gummi » aux dormeurs abrutis. Il fallait se lever en toute hâte, et sans quitter la couchette des lits en bois à trois étages, enfiler en un clin d’œil la veste et le pantalon rayés, souvent complètement trempés par la pluie de la veille, envelopper les pieds dans des chiffons (« Fusslappen »), les enfoncer dans les galoches à semelle en bois et enfin dégringoler dans l’allée la plus proche, sans oublier son calot qu’il ne fallait surtout pas mettre sur la tête à l’intérieur de la tente : c’est très impoli ! Sans perdre un instant, il fallait maintenant « faire le lit », c’est-à-dire tendre par-dessus la sale paillasse les deux couvertures qui avaient servi pour les trois coucheurs à la fois et cela sans laisser une ride et en confectionnant les quatre coins bien réguliers et bien carrés. Autrement, le vigilant « Stubedienste » corrigeait la coupable négligence par une grêle de coups, et on s’estimait heureux si le chef du block ne se mêlait pas de la partie, ne vous corrigeait pas à sa façon et ne vous privait pas de votre morceau de pain par-dessus le marché. Je ne pense pas qu’il se passait plus de cinq-six minutes entre le premier « Aufstehen » vociféré et le moment où l’ignoble couche était transformée en un impeccable lit. Mais on n’avait pas le temps de contempler son chef-d’œuvre, ni de jouir de la satisfaction devant sa performance, car il fallait maintenant courir chercher le précieux morceau de 250 g de pain et toucher 25 g de margarine et ensuite trouver un charitable camarade, heureux possesseur d’une gamelle en fer émaillé qui voulait bien vous la prêter pour y boire, après lui, un 1/2 litre de succédané de « café » non sucré. Car il n’y avait qu’une personne sur trois qui possédait la précieuse gamelle. Il fallait faire tout cela dans la bousculade, au milieu des vociférations des « Stubedienste », des ordres, des contre-ordres, des menaces et des punitions.
28Une heure après le premier « Aufstehen » tout le monde était poussé dehors pour rejoindre, sur la place d’appel, son commando de travail et se présenter à son « Kapo » et à ses « Vorarbeiter », le calot sur la tête et l’air brave. Chaque commando formait un groupe séparé, avec ses membres alignés sur cinq rangs, avec le « Kapo » en tête et on attendait l’arrivée des SS conduits par le puissant « Rapportführer ». À leur apparition à l’horizon, les « Kapo » commandaient « Garde à vous ! » et la longue et confuse opération de l’appel commençait sans aucune presse. Un SS, accompagné du « Kapo », passait devant le front de chaque commando et comptait le nombre des présents, qui devait correspondre à celui annoncé d’avance par le « Kapo ». Pour une raison mystérieuse, le comptage recommençait de multiples fois et le « Garde à vous » se prolongeait jusqu’au moment, quand le « Rapportführer » se déclarait enfin satisfait des rapports que lui faisaient à tour de rôle les SS compteurs. L’appel ainsi terminé, la journée de travail commençait.
29Au commandement du Kapo, chaque commando faisait un demi-tour et l’un après l’autre, en colonne par cinq, se dirigeait vers la sortie du camp, précédé du Kapo. Près de la sortie, se trouvait l’orchestre des bagnards qui jouait, sur la cadence d’une marche, un joyeux pot-pourri de la plus haute fantaisie avec fox-trotts, rumbas et airs d’opérettes. À la hauteur de l’orchestre, le « Kapo » bombait le torse, relevait fièrement la tête, collait les mains sur les hanches et d’une voix tonnante et joviale hurlait : « Achtung ! ». Tout son commando l’imitait : les chancelants, les boiteux, les fiévreux, les squelettiques serraient les dents, dominaient leur douleur et se donnaient l’air fier et brave. Le chef du camp détenu – un Allemand robuste, brutal, impitoyable, voleur de profession, tiré spécialement d’une prison allemande pour nous commander – se tenait près de la sortie et surveillait l’attitude de chacun et la marche impeccable, au pas, de l’ensemble. Un pas insuffisamment assuré, une attitude trahissant la douleur ou la faiblesse se corrigeait immédiatement par une grêle de coups de poing et de coups de pied. Plus tard, cette correction avait les plus grandes chances d’être suivie de longues et raffinées leçons du maintien de la part du Kapo ou du chef de block. Ces leçons pouvaient se terminer par la mort de l’élève, si cela plaisait au professeur. À dix pas de la sortie, le Kapo hurlait toujours aussi gaiement « Mützen ab » (les calots bas), le commando se découvrait et passait le portail devant l’officier SS commandant le camp entouré de quelques Allemands et d’un groupe de sentinelles, fusil au poing. Dix pas plus loin, le Kapo criait « Mützen auf » (remettez les calots), le commando remettait les calots et continuait sa route vers l’usine, au pas traînant, le dos courbé, grelottant de froid et dévoré par la faim.
30Je travaillais dans un commando de terrassiers. En sortant du camp, mon commando, entouré de sentinelles armées, longeait le territoire de l’immense usine de l’I.G. Farbenindustrie dont nous étions les esclaves et à quelque cinq kilomètres plus loin, nous retrouvions notre chantier. Notre tâche consistait à creuser, au milieu d’un champ de pommes de terre, d’énormes et profondes tranchées, dont la destination m’est restée mystérieuse. Avec quelques pelles, on remuait toute la journée une terre lourde et trempée par de fréquentes pluies. Ce travail exigeait un grand effort physique et une attention inlassable. En effet, il était essentiel de ne pas se crever au travail et de profiter de chaque instant propice pour ralentir la cadence ou même s’accorder en fraude une pause. Ceci n’était possible que si l’on échappait au champ de vision des sentinelles, du Kapo et des Vorarbeiter. Il fallait, donc, surveiller discrètement six ou sept personnes à la fois et cela exigeait un effort d’attention soutenu. De plus, il ne fallait pas se laisser démoraliser par la vue d’un camarade brimé et battu à côté de vous par un « chef » déchaîné et, à plus forte raison, ne pas se trouver à sa place. Il n’était donc pas question d’être distrait ou rêveur.
31À midi, il y avait une pause d’une heure. Le commando se rassemblait autour des bouthéons que le matin nous apportions avec nous à partir du camp et qui contenaient un bouillon genre « Kub ». Comme le matin pour le « café », il fallait s’associer avec un camarade possesseur d’une gamelle qu’il traînait pendant le travail accrochée à sa ceinture. À deux ou à trois, l’un après l’autre, on lapait avec délices le clair liquide, sans rincer la gamelle, car il n’y avait pas d’eau à notre disposition et souvent il n’y avait pas de cuillère non plus.
32Notre « Kapo », un Polonais plein d’entrain, était un mélomane. Souvent, il ordonnait aux terrassiers de se transformer en chœur et de lui chanter des chansons françaises. Hélas ! nous n’avions certainement pas un seul Caruso dans notre commando, mais surtout nous manquions d’entrain et de souffle, de sorte que notre exhibition ne brûlait pas par la virtuosité, ni même par la cohérence. Pour moi, le principal problème consistait d’ouvrir la bouche au bon moment pour imiter l’attitude d’un chanteur de talent, car un franc sabotage m’exposait à la privation du bouillon, si le concert était ordonné avant sa distribution et à une correction si le bouillon était déjà consommé. Tout cela occupait une bonne demi-heure. Il restait encore une précieuse vingtaine de minutes d’un véritable délassement, qui avait cependant ceci de particulier qu’il devait se poursuivre debout : en effet, il était strictement interdit de s’asseoir pendant la pause, à plus forte raison, pendant le travail. Mais on pouvait, tout de même, s’évader un peu par la pensée, de l’univers environnant.
33Le champ où nous travaillions était bordé sur les trois côtés par un bois. Mais le quatrième s’ouvrait sur une perspective infinie : par temps clair, on voyait à l’horizon se découper dans le ciel bleu-pâle les cimes lointaines et douces des montagnes des Beskides d’une grande beauté. À trois cents mètres de notre chantier, au milieu d’un vaste champ, on voyait un magnifique chêne : il me paraissait plein de vie et de vigueur, apaisant et méditatif par temps calme et ensoleillé, frémissant et indomptable sous le vent, méprisant sous la pluie et le froid, toujours fier et libre dans sa splendide solitude. Il me fascinait.
34Et puis, le travail reprenait, toujours aussi dur, aussi épuisant physiquement et moralement, sous la menace perpétuelle d’être battu, mutilé, humilié ou de voir, impuissant, un camarade soumis à la torture.
35À six heures du soir la journée de travail était terminée. On rangeait les outils dans une cabane, on reformait la colonne par cinq et on reprenait la route du camp, souvent les plus vigoureux soutenaient discrètement les plus affaiblis. Il ne fallait pas rendre trop visible leur faiblesse, cela pouvait leur coûter cher, car un détenu épuisé était voué à la disparition d’une façon ou d’une autre. Il est arrivé que l’on ramène au camp, par les bras et par les jambes, un cadavre. À l’entrée du camp on repassait devant le groupe des SS sous l’effet stimulant de l’orchestre, avec « Achtung ! », « Mützen ab ! », puis « Mützen auf ! » et on se rangeait sur la place d’appel à côté d’autres commandos. L’appel du soir recommençait comme il se faisait le matin.
36L’appel terminé, il fallait courir dans le block se présenter devant le chef et le distributeur de la soupe, pour recevoir le plat de résistance de la journée : 1 litre d’un bouillon de pot-au-feu avec quelques pommes de terre, des choux, des rutabagas, des carottes ou des navets, mais d’où la viande était soigneusement retirée. Pour cela, il fallait de nouveau trouver un aimable possesseur de gamelle et après lui et devant lui laper sa soupe en se servant des doigts pour attraper les précieux morceaux de légumes, puis entrer dans le tourbillon du block. À peine le « repas » terminé, on se voyait désigné pour une corvée à l’intérieur du block ou ailleurs dans les camps ou tout le monde était brutalement chassé dehors pour subir toutes sortes de contrôles constamment inventés par les chefs : contrôle de l’état des vêtements, contrôle du contenu des poches (à partir du mois de septembre 1944, les détenus juifs devaient avoir les poches cousues pour les empêcher de prendre des attitudes arrogantes en mettant les mains dans les poches), contrôle des couvertures, contrôle de gamelles, etc. Après cela, les malades et les blessés pouvaient, avec l’autorisation du chef, courir au « H.K.B. » pour se faire un pansement, ou, éventuellement, se faire examiner par un docteur. Les autres avaient « quartier libre », qu’ils passaient dans le tumulte, dans la promiscuité, dans le bruit, bousculés par les chefs auxquels il fallait à chaque apparition manifester de la déférence et laisser le passage libre le long des étroits couloirs séparant les rangées des lits.
37À 9 heures du soir, les sorties des blocks dans le camp balayé par les projecteurs des miradors étaient interdites et tout le monde devait se mettre au lit. On couchait à deux ou trois par couche et il était interdit de choisir ses compagnons : les « Stubendienste », en un clin d’œil, désignaient à chacun sa couche et, sauf fraude, on risquait de se trouver à côté d’un camarade antipathique, voire répugnant, toujours encombrant. Il était obligatoire de se déshabiller en gardant seulement l’unique chemise qu’on portait jour et nuit pendant 2 ou 3 semaines ; avec le reste des vêtements, souvent trempés par les pluies et couverts de boue, on faisait un rouleau. Ce rouleau, qu’on se mettait sous la tête, avait un double but : d’une part il assurait bravement le confort du dormeur et d’autre part, il diminuait le risque de ne pas retrouver au réveil sa veste ou ses galoches, volées pendant la nuit. Dans ce cas, dès le réveil, la situation du volé devenait dramatique… du voleur aussi, s’il était découvert.
38J’espère que l’on conviendra que cette existence ne prédisposait pas à la méditation, ni à la réflexion. Mais chaque deuxième dimanche était « libre ». Cela ne signifiait pas que l’on restait inoccupé toute la journée, ni que l’on pouvait se prélasser dans son « lit ». Non, le réveil de ce dimanche ne se distinguait en rien du réveil de tous les jours, ni les deux appels, ni la distribution de la même nourriture, mais on n’allait pas au travail en dehors du camp. Par contre, on avait des corvées intérieures à exécuter, on passait entre les mains des coiffeurs improvisés qui rasaient l’un après l’autre quelques centaines de leurs camarades en promenant le même blaireau et le même rasoir mal aiguisé d’une figure à l’autre. Un dimanche « libre » sur deux, les mêmes coiffeurs passaient de la même façon à la tondeuse les crânes d’une longue file des détenus. C’est le dimanche « libre » que l’on pouvait se rincer la figure et les mains sous un robinet servant à 50 personnes, sans s’aider du savon, ni de serviettes, faute de l’un et des autres, et en s’essuyant avec la veste crasseuse. C’est ce dimanche aussi, que tout le monde était appelé à se soumettre au contrôle obligatoire des poux. Par contre, les innombrables puces et punaises n’intéressaient personne.
39Néanmoins, ce dimanche « libre », on pouvait trouver un moment à passer avec quelques amis dans un isolement relatif d’un coin du camp ou échanger ainsi quelques paroles en dehors de la foule, sans cris et sans bousculade. C’est à mon premier dimanche « libre » que j’ai abordé avec quelques amis, la question des chambres à gaz. Nous savions déjà que périodiquement on faisait, parmi les détenus juifs, la sélection des « musulmans », c’est-à-dire des cachectiques, des épuisés qui n’avaient plus aucun autre réflexe que celui de la souffrance physique, mais qui restaient indifférents, amorphes, fatalistes dans toutes les autres manifestations humaines. Tous nous avions conscience de courir les plus grands risques d’être sélectionnés un jour et être menés dans les chambres à gaz de Birkenau, sinon crever assommés, piétinés, voire pendus. Et nous souvenant non sans surprise de notre récente ignorance, nous nous disions que si chacun avait des raisons personnelles de désirer survivre, nous avions tous le devoir de nous accrocher à la vie pour témoigner plus tard, pour faire connaître aux hommes libres et ignorants l’existence de cette démente et colossale entreprise de meurtre, organisée comme un abattoir pour les humains.
40Au milieu du mois d’octobre, le médecin SS König et son adjoint [le] Scharführer Neubert opérèrent une « sélection ». Elle concernait exclusivement les Juifs. Les rares « Aryens » pouvaient mourir de leur mort « naturelle ». Block par block, les Allemands faisaient défiler devant eux les gens complètement nus et un coup d’œil sur les fesses décidait du sort de chacun, car aucune autre partie du corps humain ne traduit aussi fidèlement l’état d’amaigrissement du sujet. Si mon lecteur a eu l’occasion de voir les photos d’un Japonais mourant du béri-béri ou d’un Noir mourant de la maladie du sommeil, je peux l’assurer qu’il n’a pas encore idée de l’amaigrissement que peut atteindre un homme convenablement traité. Les squelettes et les demi-squelettes faisaient des efforts héroïques d’une minute pour paraître devant l’Allemand bravement, gaiement, la cage thoracique sans chair gonflée, le pas trébuchant, mais décidé. Mais les impitoyables fesses n’admettaient aucun truquage !
41Le départ des sélectionnés pour Birkenau se fit dix jours plus tard. Pendant ces dix jours, il circulait des bruits vaguement optimistes : les sélectionnés devaient être envoyés à Birkenau pour se reposer dans des baraques spécialement aménagées où ils recevraient une ration double et, une fois remis, ils retourneraient au camp ! Les Allemands excellaient dans ce genre de fourberie dont la source restait toujours mystérieuse. Mais jusqu’au dernier instant, les sélectionnés gardaient bon espoir. La plupart vivaient depuis des mois dans le camp et étaient parfaitement au courant de ce qui s’y passait, mais quand venait leur tour, ils s’accrochaient à l’espoir que la mort n’était pas encore pour cette fois.
42Le jour du départ, il faisait très froid, la neige couvrait tout. Les sélectionnés presque dévêtus, se dirigèrent d’un pas chancelant vers les camions, où les SS les entassèrent à coups de crosses et à coups de pied au-delà de la limite imaginable. Les malades et les opérés avec leurs bandages défaits restaient comprimés parmi les autres. Les fiévreux qui se couchaient au fond du camion étaient piétinés par les autres à mesure que le camion se remplissait, ou bien ils se levaient et restaient évanouis ou morts au milieu du chargement de la voiture. Les façons des SS étaient telles que les illusions les plus tenaces quittaient les âmes les plus crédules et que le spectateur le plus endurci ne pouvait s’empêcher de trembler de tous ses membres. Seul le bienheureux abrutissement, où nous étions tous, sauvait le cerveau des témoins et assurait la docilité des condamnés.
43Couché sur le plancher de la plate-forme qui m’entraînait de Gleiwitz je ne savais pas où, je pensais intensément à tout cela. On était en janvier 1945, notre fuite d’Auschwitz était une preuve évidente que la guerre tirait à sa fin, que l’Allemagne était irrémédiablement écrasée et que maintenant j’avais quelques chances, plus sérieuses qu’avant, de survivre. Et je me suis juré que si un jour je rentrais en France, rien ne m’arrêterait pour crier la terrible vérité que j’avais apprise, je la ferais connaître par tous les moyens, je me consacrerais à cette tâche jusqu’à mon dernier soupir, car de pareilles horreurs ne devaient pas rester ignorées, ni impunies, ni pardonnées, sinon d’autres fous les recommenceraient. Cette détermination donnait un certain sens à ma misérable existence et elle raffermissait ma volonté de ne pas succomber. J’ai éprouvé un intense réconfort dans ma détresse.
44Mais brusquement, j’ai été frappé par une idée qui ne m’avait jamais effleuré avant et qui maintenant me bouleversait : on ne me croira pas, on ne nous croira pas, on nous prendra pour des gens qui, dans leurs épreuves, ont perdu raison ou, pire encore, qui mentent et calomnient par vengeance. Cette idée ne me quittait plus, elle me hantait jour et nuit et elle m’a poursuivi longtemps après mon retour à Paris. Et je ne peux pas oublier le sentiment d’une véritable délivrance que j’ai éprouvé en apprenant, en 1946, les premiers aveux des SS, celui de Hoess, commandant et créateur d’Auschwitz et des chambres à gaz, de Kramer, son adjoint, le témoignage de Kurt Gerstein et, bientôt après, la découverte des factures de la « Degesch », filiale de l’I.G. Farben (mon « employeur » !) pour la livraison des tonnes [de] « Zyklon B » à Auschwitz, puis celle des plans des chambres à gaz et des fours crématoires attenants, avec devis et coût d’exécution des travaux à Birkenau par « Topf et Fils » de Erfurt. Mais je reste persuadé que si les SS avaient nié jusqu’au bout la vérité, comme avait commencé à le faire au début, par exemple, Kramer ; si la correspondance du camp d’Auschwitz et d’autres lieux analogues avait été soigneusement détruite, bref, si l’existence et le fonctionnement des chambres à gaz n’étaient connus que par les récits des survivants d’Auschwitz, la terrible vérité aurait été niée ou, tout au moins, fortement contestée même par des personnes de bonne foi. Car elle était et elle reste incroyable, impensable pour un esprit sain et équilibré.
45Aujourd’hui, 25 ans après, la vérité n’est plus sérieusement contestée par personne, même en Allemagne. Lors des procès des anciens SS d’Auschwitz, de Treblinka ou des « Einsatzgruppen », les accusés ne nient plus les exterminations systématiques des Juifs à l’aide d’horribles procédés, ni la colossale entreprise de meurtre collectif dans les chambres à gaz spécialement construites par des ingénieurs compétents et après essais sur les humains. La plupart du temps, ils cherchent seulement à prouver que personnellement, ils n’en étaient pas coupables.
46Mais quelles leçons le monde en a-t-il retirées ?
47En Allemagne, tout au moins en République fédérale où l’opinion publique s’exprime librement, il semble que le sort réservé aux Juifs par les nazis a fini par être condamné et même le parti d’extrême droite, fortement influencé par la doctrine hitlérienne, le N.F.D., trouve nécessaire de protester contre les accusations de professer l’antisémitisme. Tout cela n’empêche pas les incidents antisémitiques de se produire de temps en temps.
48Dans le reste du monde, dès l’armistice, la condamnation des crimes commis était pratiquement unanime et la bestialité des SS et des nazis est devenue proverbiale. Cependant, les gouvernements des principaux pays alliés avaient adopté des positions équivoques à l’égard des survivants : sympathie officielle, désapprobation de la scandaleuse politique du gouvernement britannique dans le problème de l’immigration juive en Palestine, reconnaissance unanime de l’État d’Israël en 1948, admission de cet État à l’O.N.U., mais aucun pays n’a montré beaucoup de bonne volonté pour accueillir et intégrer dans son sein la masse des malheureux Juifs survivants qui croupissaient dans les camps des « D.P. ». En tout cas, dans ce domaine, aucun n’a montré beaucoup plus de bonne volonté après-guerre, qu’avant-guerre à l’égard des Juifs allemands et autrichiens.
49Et quelles leçons ont tiré de leur épouvantable catastrophe les Juifs eux-mêmes ?
50Depuis bientôt un siècle, deux principaux courants se disputent l’adhésion des masses juives ; d’une part, celui qui préconise l’intégration des minorités juives dans les nations parmi lesquelles elles vivent et d’autre part, celui qui réclame la fondation d’un État, où les Juifs seront en majorité et de ce fait pleinement responsables de leurs destinées.
51Pendant longtemps, le premier, celui de l’« assimilation » était très fortement prédominant. La révolution d’Octobre en Russie, qui a aboli toute discrimination légale à l’égard des Juifs et qui, il semblait, ouvrait une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité où l’antisémitisme n’avait aucune place, a grandement renforcé ce courant, surtout parmi les très nombreux Juifs de l’Est de l’Europe. Le second, celui des « sionistes », a pris naissance dans le désespoir provoqué par les intolérables discriminations, les pogromes en Russie et la campagne violemment antisémitique en France à l’époque de l’Affaire Dreyfus. Mais il paraissait sans grand avenir tant que les principes de l’égalité, de la liberté et de la justice triomphaient.
52L’avènement de l’hitlérisme dans un des plus civilisés État d’Europe, où la communauté juive était une des plus « assimilées » du monde, a rendu le sionisme très populaire et c’est finalement en Palestine, dans le modeste et minuscule « foyer juif », créé grâce aux sionistes en 1917, qu’entre 1939 et 1940 près de 40 000 Juifs allemands, plus de 80 000 Juifs polonais et plus de 40 000 Juifs d’autres pays d’Europe ont trouvé un asile chèrement payé à cause des innombrables obstacles qui leur étaient opposés. Aucune grande puissance n’a accueilli autant de ces gens en danger de mort atroce !
53La sanglante et effroyable catastrophe qui s’est abattue sur les Juifs de l’Europe entière entre 1939 et 1945 a naturellement et irrésistiblement convaincu de larges masses juives de la nécessité historique d’un État juif indépendant. Les antisémites les ont solidement établis dans cette conviction juste et logique.
54Dès la fin de la guerre, de très nombreux survivants des camps et des ghettos ne voulaient plus, à aucun prix, revenir dans les pays où les Juifs avaient été massacrés, torturés, odieusement abandonnés ou trahis et ceux qui revenaient dans leurs villages étaient souvent accueillis avec une hostilité ouverte et trouvaient leurs maisons occupées, leurs biens volés, leurs drames et leurs deuils raillés. En Pologne, il y a même eu en 1946 quelques pogromes (à Kielce, à Cracovie, etc.).
55Le mouvement vers la Palestine est devenu irrésistible. Il a triomphé de tous les obstacles ; l’État d’Israël est né dans le feu d’une guerre apparemment désespérée, mais au cours de laquelle les leçons des extraordinaires révoltes armées juives dans les ghettos (Varsovie, Bialystok, Cracovie, Czestochowa, etc.) et dans des camps (Treblinka, Sobibor, Auschwitz, Poniatowa, etc.) n’ont pas été perdues et ne disparaîtront plus.
56Cette guerre continue. Elle a mis à nu la véritable situation des Juifs dans le monde.
57En effet, pendant les vingt premières années d’après-guerre, parmi de nombreux Juifs, restait intacte la conviction que l’antisémitisme ouvert, militant, permis n’était possible que sous des régimes politiques réactionnaires, chauvins, « fascistes », dont le régime nazi était une forme extrême. Par contre, sous les régimes « socialistes » l’antisémitisme devrait perdre sa virulence et était voué à une disparition plus ou moins rapide mais définitive. L’exemple de la Pologne où l’antisémitisme populaire était ancien et où néanmoins le régime « socialiste », « progressiste » semblait aider les 25 000 à 30 000 Juifs, misérables survivants des 3 millions d’antan, à vivre paisiblement et à l’abri de l’antisémitisme déclaré, donnait une apparence de raison aux tenants de cette conviction. D’ailleurs, la population juive active s’est intégrée complètement à la vie du pays, sa presque totalité militait dans les rangs du parti communiste ou travaillait avec ardeur dans les administrations d’État. Ils étaient aussi complètement intégrés dans la « Pologne nouvelle » qu’étaient intégrés dans l’Allemagne impériale les Juifs allemands.
58Et voilà que ces Juifs sont accusés collectivement par les plus hautes instances du Gouvernement et du Parti d’être suspects, voire traîtres, d’être trop nombreux dans le Parti et d’avoir été déjà trop nombreux dans le Parti communiste polonais avant-guerre, à l’époque héroïque. Ils sont chassés de leur travail, abreuvés des injures et des accusations les plus venimeuses et absurdes et on emploie des moyens gigantesques de pression sur eux pour les faire partir du pays en renonçant à leur nationalité et en déclarant qu’ils ne se sont jamais considérés comme polonais.
59Les autorités essayent de donner le change en affirmant qu’il s’agit d’une lutte contre le « sionisme » et nullement contre les Juifs. Mais, de toute évidence, ce ne sont pas les « sionistes » qui sont restés en Pologne après-guerre (les « sionistes » polonais sont allés en Israël depuis longtemps) et ce ne sont pas les « sionistes » qui pouvaient militer dans le Parti communiste polonais clandestin du temps de Pilsudski et des « Colonels », ni après-guerre, dans le Parti communiste triomphant.
60Sans doute, depuis la fin du nazisme, cette explosion de l’antisémitisme officiel polonais est la plus forte et convaincante justification de la nécessité de l’État d’Israël, d’un État où les Juifs ne seront plus une minorité tolérée suivant l’imprévisible et souveraine humeur de la majorité, mais seront une majorité maîtresse de ses destinées.
61Et plus intenses et insistantes seront les campagnes antisémitiques ouvertes ou camouflées, déclenchées dans divers pays, et plus éclatante sera la démonstration de la valeur irremplaçable de l’État d’Israël et plus forte sera la volonté de le défendre et de le soutenir. N’en déplaise aux Polonais et leurs partisans…
62Voilà quelques brèves considérations qui viennent à l’esprit d’un survivant d’Auschwitz en cette année 1970, année du 25e anniversaire de la disparition des camps nazis.
63***
Trentième anniversaire de la première déportation de Juifs de France, par Georges Wellers
64Le 27 mars 1942 le premier train de déportés quittait la France pour arriver, le 30, à Auschwitz. Il emportait 1 112 hommes choisis en partie au camp de Drancy et en partie au camp juif de Compiègne.
65Ce convoi servit à la première mise au point de la technique des déportations qui se poursuivirent pendant presque trois ans puisque le dernier franchira la frontière fin août 1944.
66Son histoire commence en décembre 1941. En effet, le 14 décembre les journaux publient l’avis bilingue suivant :
AVIS (tiré de Paris-Soir du 14 décembre 1941)
Ces dernières semaines, des attaques à la dynamite et au revolver ont de nouveau été commises contre des membres de l’armée allemande. Ces attentats ont pour auteurs des éléments, parfois même jeunes, à la solde des Anglo-Saxons, des Juifs et des bolcheviks et agissant selon les mots d’ordre infâmes de ceux-ci.
Des soldats allemands ont été assassinés dans le dos et blessés. En aucun cas les assassins n’ont été arrêtés.
Pour frapper les véritables auteurs de ces lâches attentats, j’ai ordonné l’exécution immédiate des mesures suivantes :Ces mesures ne frappent point le peuple de France, mais uniquement des individus qui, à la solde des ennemis de l’Allemagne, veulent précipiter la France dans le malheur et qui ont pour but de saboter la réconciliation entre l’Allemagne et la France.
- Une amende d’un milliard de francs est imposée aux Juifs des territoires français occupés ;
- Un grand nombre d’éléments criminels judéo-bolcheviks seront déportés aux travaux forcés à l’Est. Outre les mesures qui me paraîtraient nécessaires selon les cas, d’autres déportations seront envisagées sur une grande échelle si de nouveaux attentats venaient à être commis ;
- 100 Juifs, communistes et anarchistes, qui ont des rapports certains avec les auteurs des attentats, seront fusillés.
Paris, le 14 décembre 1941.
Der Militarbefehlshaber in Frankreich
68Cet avis est très typique pour l’époque.
69Il s’agit des attentats contre les militaires allemands dont ni le lieu, ni les dates, ni les circonstances ne sont précisées, mais dont la responsabilité est attribuée aux agents « des Anglo-Saxons, des Juifs et des bolcheviks », quoique les « assassins n’ont pas été arrêtés ». N’importe, il s’agit de frapper exclusivement les gens qui « veulent précipiter la France dans le malheur ». Or, depuis un an et demi, on s’époumone à désigner ceux qui sont responsables de tous les malheurs de la France et des Français – les Juifs. Alors, très logiquement, dans cette lancée on frappe uniquement les Juifs d’une amende d’un milliard de francs, on déportera les seuls Juifs « aux travaux forcés à l’Est » et c’est seulement parmi les 95 fusillés qu’on trouve 42 non-Juifs avec Gabriel Péri en tête, les 53 autres étant Juifs communistes ou non, l’histoire ne le précise pas.
70Quoi qu’il en soit, un milliard de francs sera effectivement versé aux Allemands sur 1 239 139 035 F déposés par les « administrateurs provisoires » des affaires juives à la « Caisse des Dépôts et Consignations », conséquence de 1’« aryanisation économique » ordonnée par le « Militärbefehlshaber » et par les autorités de Vichy dès l’automne 1940 ; le 12 décembre 1941, 743 personnes sont arrêtées à Paris par la Feldgendarmerie en vue de leur rapide déportation « vers l’Est », comme le promet l’« avis » et on les désigne un par un, à partir du 6 décembre, parmi les « notables et les intellectuels », dit le compte rendu du chef de la Police de Sécurité ou parmi les « Juifs influents et réputés pour les campagnes de haine politique auxquelles ils se sont livrés », dit le télégramme envoyé le 16 décembre à Berlin, à l’adresse du ministère des Affaires étrangères. On est loin des « criminels judéobolcheviks »… Mais on est dans la ligne de conduite précisée dans la directive du Militärbefehlshaber en France datée du 7 février 1942 concernant le choix des otages : « Il y a lieu de désigner, en premier lieu : a) les auteurs d’attentats antérieurs ; b) les communistes et les Juifs. » Enfin, le 15 décembre 1941, 95 otages ont été fusillés au Mont-Valérien, choisis parmi les prisonniers du Fort de Romainville, des camps de Drancy et de Châteaubriant et des prisons de Fresnes, de Fontevrault et de la Santé.
71Voici comment les choses se sont passées à l’aube du 12 décembre dans différents quartiers de Paris : un Feldgendarme, accompagné d’un gardien de la paix, se présentait au domicile de la victime et l’emmenait avec lui. Le gardien de la paix servait d’interprète pour préciser qu’on disposait de 15 minutes pour s’habiller et qu’il était recommandé de prendre avec soi un peu de nourriture, un peu de linge, une couverture, ses pièces d’identité et sa carte d’alimentation. Puis, gardé par le Feldgendarme et guidé par le gardien de la paix, chacun était amené à la Mairie et de là, par groupes de 39 à 40 personnes, transporté en autobus à l’École Militaire. En entrant, on passait entre deux rangées d’Allemands riant, vociférant en proie à une surexcitation joyeuse.
72Après avoir stationné quelque temps dans un vestibule, on était dirigé dans un des manèges de l’École. Pendant toute la matinée la grande porte du manège s’ouvrait de temps en temps, laissant entrer les prisonniers par petits groupes de 30 ou 40. Il s’agissait de Juifs de tous les quartiers de Paris et exclusivement de nationalité française. Vers midi les arrivages cessèrent. Nous étions environ 700.
73Au début de l’après-midi, arriva un dernier groupe de 50 personnes, parmi lesquelles un certain nombre d’étrangers. Tous avaient été arrêtés dans les rues du quartier de l’Étoile où vers midi, les Allemands avaient organisé une rafle. Tous ceux qui montraient une pièce d’identité portant le cachet « Juif » étaient amenés pour parfaire le nombre de 1 000. Les Allemands ne faisaient plus attention à la nationalité. Mais ce jour-là, les étrangers n’étaient que des malchanceux arrêtés en remplacement de 300 Français que la Feldgendarmerie n’avait pas trouvés chez eux.
74Nous, les 743, nous ne remplissions pas le manège. Assis le long des murs sur des valises et des paquets, nous laissions un large espace libre. Au milieu, des promeneurs tuaient le temps et soulevaient des nuages de poussière. Près de la porte, un vieillard étendu sur le sable, la tête posée sur une couverture enroulée, râlait et suffoquait, inconscient. Tout à fait au fond, le long du mur, un espace était réservé d’un tacite accord pour le soulagement des besoins naturels. Au-dessus, sur toute la longueur du mur, courait un balcon et, au milieu, une mitrailleuse était braquée sur nous. Vers deux heures de l’après-midi, une douzaine de « souris grises » vinrent faire une joyeuse visite aux servants de la mitrailleuse. Pendant plus d’une heure les saines et gaies jeunes filles allemandes nous contemplèrent du haut du balcon, en nous désignant du doigt et en échangeant des impressions amusées avec leurs robustes et prévenants cavaliers.
75À 4 heures, la porte s’ouvrit brusquement, laissant le passage à un groupe de 4 à 5 Allemands en uniforme. Animé d’un sautillement bizarre, un grand garçon blond, étonnamment pâle, les traits secoués de convulsions périodiques, marchait à leur tête. Jetant des regards farouches dans toutes les directions, il tomba en arrêt à la vue d’un des nôtres qui portait l’uniforme de médecin militaire français. Celui-ci avait été arrêté dans cet uniforme à l’Hôpital du Val-de-Grâce où il était mobilisé. Furieux, l’Allemand fit du doigt signe à l’officier français de s’approcher de lui. Quelques curieux s’étant avancés également l’Allemand tira brusquement son revolver et dans un accès de colère hurla : « Reculez, ou je vous abats tous ! » Et, se retournant, criant et gesticulant, il partit encore plus rapidement qu’il n’était venu. C’est ainsi que nous vîmes pour la première fois le lieutenant SS Dannecker, chef suprême des affaires juives en France et en Belgique. Le médecin militaire et un autre de nos camarades – pompier – également en uniforme, furent immédiatement amenés au dehors.
76Le soir approchait et nous ne savions pas ce qui nous attendait. Nous apprîmes une seule chose de la bouche des Allemands : la veille au soir l’Allemagne avait déclaré la guerre aux États-Unis et nous avions été arrêtés comme otages par ordre de Berlin. Dans son discours du 11 décembre, Hitler avait rappelé sa promesse : si un seul pays entrait encore en guerre contre l’Allemagne, les Juifs payeraient cette ignominie. L’ignominie était accomplie et c’était à nous de la payer. Nous ne savions ni quand, ni comment, mais étions flattés de nous savoir les garants de la politique mondiale. Si de toute évidence nous n’étions pas une sélection de vrais puissants de ce monde, il était cependant clair que nous étions tout de même une sélection. On ne voyait que des personnes d’un milieu social élevé, manifestant une politesse naturelle, quelque peu ridicule en la circonstance. Les premiers contacts s’établirent avec les présentations d’usage, chacun déclinant sa profession : avocat, docteur, ingénieur, journaliste. Président de la cour d’assises, professeur au conservatoire, auteur dramatique, industriel, ou bien colonel Untel, commandant Untel, etc. Le moral était excellent, nous plaisantions de notre importance et discutions de notre sort avec beaucoup de crânerie.
77Vers 5 heures du soir, les deux camarades « militaires » revinrent au manège en civil : on les avait amenés sous bonne garde chez eux pour changer de vêtements. Dannecker ne voulait pas voir d’uniformes français, mais il n’abandonnait pas pour cela ceux qui le portaient.
78Bientôt après, dans le manège plongé dans la demi-obscurité du crépuscule, deux énormes projecteurs furent allumés. Ils jetaient au milieu du manège deux vifs ronds de lumière tout en laissant des ombres épaisses le long des murs. Un groupe d’Allemands armés jusqu’aux dents entra dans le manège et nous fit mettre en rangs de cinq le long des deux murs, face à la porte d’entrée. Nous formions deux longs serpents vivants acculés aux murs, se rejoignant à la porte. Il ne fallait ni bouger, ni parler, ni fumer. D’un côté à l’autre du manège nous apercevions à grand-peine les silhouettes de nos vis-à-vis et, au centre, dans la lumière aveuglante, le chef des Allemands, une mitraillette au cou, quatre grenades accrochées au ceinturon, se promenait à grands pas, vociférant et gesticulant, une grenade dans chaque main. De l’extérieur, nous entendions le bruit des moteurs de plusieurs autobus et nous avions compris qu’on nous évacuait du manège. Les autobus firent la navette jusqu’à 9 heures du soir, et tout le monde finit par être embarqué. Sur la plateforme de l’autobus se tenait un gros sous-officier SS qui attrapait par le col le premier venu qui tombait sous sa main et le projetait violemment à l’intérieur.
79Il pleuvait. Paris était plongé dans une obscurité profonde, on ne reconnaissait pas les rues, on ne voyait âme qui vive. Après un quart d’heure de route, l’autobus nous amena à la Gare du Nord. Il fallut en descendre en vitesse. D’un pas très rapide, entre deux rangées d’Allemands, on gagna l’intérieur de la gare, puis le quai et on finit par échouer dans un wagon de 3e. Les Allemands, mitraillettes et fusils au poing, maintenaient la cadence de notre marche à coups de bottes en poussant des hurlements incessants : « Los ! Los ! ». Vers 11 heures du soir le train s’ébranla. Nous n’avions aucune idée de notre destination. On nous fit rouler deux heures presque sans arrêt dans le silence et l’obscurité et à l’heure du matin le train s’arrêta. Les wagons furent ouverts et les hurlements « Raus ! Los ! Los ! » nous invitèrent à les quitter.
80La terre était mouillée, mais il ne pleuvait plus et le ciel était brillant d’étoiles. Nous étions à Compiègne. Très rapidement, toujours aux cris infatigables de « Los ! Los ! » nous avons formé une longue colonne. Nous apprîmes à ce moment que dans notre train se trouvaient déjà 300 détenus de Drancy amenés auparavant à la Gare du Nord. Nous étions maintenant environ 1 050. Les Allemands avaient réussi à réunir les 1 000 otages prévus.
81De la gare de Compiègne au camp il y a environ 4 km. Nous traversâmes la ville et nous accomplîmes le parcours, bousculés par les Allemands, presque en courant. Notre garde nombreuse continuait à pousser des hurlements étourdissants « Los ! Los ! Rasch ! Rasch ! ». Les hommes âgés jetaient leurs bagages sur le chemin et tombaient exténués. Ils étaient relevés à coups de bottes. L’entrée du camp était illuminée par de puissants phares éclairant la route et, à 500 mètres, nous étions littéralement aveuglés par la lumière. À l’entrée nous passâmes devant Dannecker et le gros sous-officier, tous deux vociférant et bousculant les plus proches. Dans la nuit complète, nous fûmes conduits vers des baraques où chacun chercha un coin sans distinguer ni les lieux, ni ses voisins. La plupart d’entre nous s’endormirent en laissant tout souci jusqu’au lendemain.
82En décembre 1941, le territoire du camp était séparé en trois parties d’inégale surface : près de l’entrée un certain nombre de bâtiments, désignés par la lettre A, étaient occupés par des Russes arrêtés au mois de juin 1941, au début de la guerre avec la Russie ; à côté, autour d’une vaste place, deux rangées de bâtiments B abritaient 3 000 à 4 000 Français, arrêtés comme « communistes » ; tout à fait au fond, 5 bâtiments C devaient constituer dorénavant le camp « juif ». La séparation entre ces trois camps était assurée par une double rangée de fil de fer barbelé.
83Dès le début, nous avions été informés que nous ne pourrions pas écrire à nos familles, ni recevoir lettres ou colis ; nous étions au secret. Notre camp n’avait pas de cuisine et le camp russe était chargé de notre approvisionnement. Le matin, les Russes nous apportèrent café, pain et margarine : un quart de café, environ 250 g de pain et 25 g de margarine. À midi, on nous servit une soupe de leur ordinaire : une bonne soupe épaisse. À 4 heures, on nous distribuait deux ou trois fois par semaine, un quart de tisane qui fut baptisée le « Boldo ». C’était tout. Après 15 jours, notre camp s’était organisé et notre propre cuisine fut créée. Nous n’étions plus tributaires des Russes. À partir de ce moment, la soupe devint un très maigre breuvage, dans lequel nageaient de rares rondelles de navet. Et ce breuvage, qui avait pour seule qualité la chaleur, était distribué en quantité réduite. Les baraques étaient en briques. Elles contenaient 7 chambres construites pour 16 personnes et 3 ou 4 petites pièces destinées à 2 ou 3 personnes. Nous étions 200 à 250 par bâtiment, soit 30 à 35 par chambre. Dans les chambres se trouvait de la paille étalée comme litière sur le sol en ciment. Il n’y avait aucun mobilier : ni lit, ni table, ni tabouret. Nous n’étions astreints à aucun travail, à l’exception de quelques corvées, et nous passions nos jours et nos nuits dans cette paille, désœuvrés. À la fin de janvier, les Allemands nous donnèrent des lits et des paillasses. Nous avons pu alors brûler l’amas de poussière qu’était devenue notre litière, sur laquelle nous couchions depuis 6 semaines.
84Il n’existait aucun moyen de chauffage et dans les chambres, il faisait à peine plus chaud qu’au dehors. Pour notre malheur, l’hiver 1941-42 fut très rigoureux, et à l’intérieur la température descendait souvent au-dessous de zéro. Vers le 19 janvier, de petits poêles furent installés dans chaque chambre et les Allemands nous donnèrent une quantité de bois qui permettait de chauffer les chambres moins d’une heure par jour. Nous nous réchauffions un peu, mais à aucun moment nous ne quittions, ni le jour, ni la nuit, nos vêtements et nos pardessus.
85Trois jours après notre arrivée, Dannecker vint au camp. On nous aligna dans la cour, chacun devant sa baraque. Excité comme toujours, la tête secouée par un tic nerveux, il annonça, par le truchement du Sonderführer Kuntze, ancien garçon de café à Paris, que tous ceux qui se prétendaient « invalides 100 % » devaient se rassembler, au pas de gymnastique, à sa gauche. Leurs noms furent relevés et, le lendemain, ces hommes furent disposés en colonne au milieu de la cour, le torse nu. Un médecin allemand devait les examiner. Grand, mince, sanglé dans son uniforme, il s’arrêtait devant chaque malade, sans le regarder, en levant le bras, un gant à la main.
86Il écoutait le bref exposé de la maladie de chacun et il plaisantait à haute voix : « Cœur malade ? Excellent pour le travail ! » ou bien : « Rhumatisme ? Se guérit admirablement par le climat russe ! » et il laissait tomber le bras en agitant son gant. Néanmoins 73 vieillards et malades furent libérés à la fin de la première semaine.
87Les autres étaient destinés à une rapide déportation en plein hiver, sans vêtements chauds. Cela nous semblait impossible et, malgré tout, nous gardions la conviction que les Allemands voulaient nous effrayer mais n’oseraient jamais commettre une pareille infamie. Aujourd’hui, cet état d’esprit laisse rêveur : il fallait posséder une dose incroyable de naïveté pour supposer que des considérations d’ordre humanitaire pouvaient entrer en ligne de compte quand il s’agissait du traitement à faire subir à des Juifs ! Mais en 1941, cela semblait naturel aux esprits les plus sceptiques.
88Étant donné la présence d’un grand nombre d’intellectuels et de spécialistes d’envergure dans toutes les branches des connaissances humaines, des conférences furent rapidement organisées. Nous nous réunissions dans différentes chambres pour écouter ces causeries. Un soir, un auteur dramatique très connu nous parlait des poètes de la Pléiade, un autre soir, c’était l’exposé d’un assistant à la faculté de Médecine, sur l’état actuel du problème du diabète. Un grand nombre de sujets divers furent ainsi traités. Ces conférences étaient remarquables par leur présentation, par la compétence des conférenciers et par l’aspect de l’« amphithéâtre » : une chambre glaciale, éclairée par une faible ampoule. Là étaient rassemblés une centaine d’auditeurs presque invisibles, couchés sur la paille dans l’obscurité. À la fin du mois de janvier, la situation du camp était devenue encore plus critique. L’aide généreuse que nous apportaient clandestinement les internés des camps russe et communiste ne pouvait plus s’exercer : les Allemands avaient limité le nombre et le poids des colis dans les deux camps et avaient strictement interdit l’entrée du nôtre. Nous devînmes presque complètement séparés du reste du monde. Jusque-là, les Russes et les communistes avaient fait un admirable effort de camaraderie pour soulager notre misère. Quelques centaines d’entre nous avaient pu recevoir un certain nombre de colis alimentaires et avaient réussi à donner de leurs nouvelles, grâce à la complaisance et à l’audace de nos voisins de camp. La magnifique fraternité qui régnait parmi nous permit à la presque totalité des camarades de profiter de ces envois clandestins. À partir du 1er février, tout secours devint impossible et nous fûmes abandonnés à notre malheureux sort. En trois mois, il y eut environ 100 morts dans notre camp et, si ce nombre n’a pas été plus élevé, le mérite en revient à nos généreux voisins qui, pendant un mois et demi, nous ont clandestinement secourus.
89Dans le camp russe, on organisa très rapidement des secours efficaces : des paquets entiers de lettres passèrent du camp juif au camp russe et vice versa. Chaque camarade russe avait adopté un ou plusieurs camarades juifs. Il recevait pour eux lettres et colis adressés par la famille du détenu, et le tout était clandestinement envoyé dans le camp juif par les soins des Russes. Cette admirable organisation de solidarité se trouvait, du côté russe, entre les mains expertes de A. Alperine, secondé par un groupe de camarades. Ces derniers bravaient les risques, faisaient preuve à chaque instant d’une ingéniosité extraordinaire, que seule la noblesse de leurs sentiments et la générosité de leur cœur rendaient possibles. Ainsi d’innombrables lettres ont été échangées et environ 2 000 colis sont parvenus au camp juif.
90Les camarades du camp « communiste » procédaient chacun individuellement : il fallait trouver dans ce camp un « parrain » qui arrêtât avec son « pupille » les modalités de l’assistance. Dans l’ensemble, ce système était également très efficace, mais assez nombreux étaient les cas des colis perdus, et les malentendus se produisirent.
91L’immense prestige moral du chef du camp « communiste », Georges Cogniot, était toujours au service de cette tâche de sauvetage et, à cette époque, des centaines d’Israélites ont dû la vie à ce magnifique effort de camaraderie animé et maintenu par A. Alperine d’un côté et G. Cogniot de l’autre.
92Notre camp ne possédait pas d’infirmerie et n’avait pas le droit de recevoir de médicaments. Les moribonds étaient conduits d’urgence à l’infirmerie du camp russe où ils mouraient. De cette façon, la mortalité de notre camp nous était inconnue. Au mois de février, la situation empira, le manque de nourriture et les grands froids avaient fait de grands ravages. Rares étaient ceux qui avaient pu résister. La plupart d’entre nous avaient les pieds et les mains gelés et tous étaient affaiblis.
93Le 12 mars, exactement trois mois après notre arrestation, une commission allemande composée d’un grand nombre de membres et ayant Dannecker a sa tête, visita le camp. Quelques heures plus tard, on nous annonça une série de mesures. Nous pouvions, enfin, écrire à nos familles, pour demander des colis vestimentaires, à l’exclusion de toute nourriture. Une centaine de très grands malades furent libérés dans les quatre jours qui suivirent. Le 19 mars, 170 camarades âgés de plus de 55 ans devaient les suivre. Ils furent effectivement rassemblés avec leurs bagages et vers midi quittèrent le camp. Mais le soir même, nous apprîmes que ces hommes étaient attendus, à la sortie du camp, par un fort détachement de gendarmes français qui les avaient pris en charge, après leur avoir passé les menottes. On racontait qu’un de nos camarades, Roger Masse, colonel de l’armée française, avait protesté contre un pareil traitement. Sa protestation n’avait eu aucun effet et il avait été enchaîné avec son frère aîné, Pierre Masse, sénateur en exercice et ancien sous-secrétaire à la Guerre du temps de Clemenceau. Deux ou trois jours plus tard, nous apprîmes que certaines personnes de ce groupe se trouvaient à Drancy, mais on ne pouvait savoir s’il s’agissait de la totalité du convoi. D’ailleurs, nous n’avions plus le temps de penser à tout cela : nous avions reçu l’ordre de nous faire couper les cheveux et, le 29 mars, à deux heures de l’après-midi, nous étions tous rassemblés dans la cour.
94Nous étions environ 830, tous âgés de moins de 55 ans, tous affaiblis : la grande majorité d’entre nous avaient les mains et les pieds gelés, mais, comme nous nous connaissions bien, un puissant sentiment de fraternité nous unissait. Nous attendions la suite avec gravité, sans aucune nervosité. Bientôt arriva Kuntze. Il commença la lecture de longues listes de noms et rassembla les appelés dans un coin à part. Quand cette lecture fut terminée, il resta sur place environ 80 hommes, mariés à des femmes « aryennes ». J’étais du nombre. Les 558 camarades appelés furent immédiatement séparés de nous et mis dans deux baraques gardées par les Allemands. Le lendemain, 27 mars, vers 4 heures de l’après-midi, ils quittèrent le camp. À la gare de Compiègne, un train les attendait où se trouvaient déjà 554 personnes amenées de Drancy. Ces 1 112 hommes – moitié de Compiègne et moitié de Drancy – partirent le soir même en déportation. Ce fut la première déportation de Juifs en France. Ce fut la première déportation à laquelle j’assistai. J’en ai vu depuis une soixantaine, mais je garde de celle-là un souvenir particulièrement bouleversant. Peut-être parce que la plupart des déportés étaient de très bons, de très chers amis, peut-être parce que c’était la première déportation que je voyais. Je crois que la raison principale était que, sur 550 déportés, il n’y en avait certainement pas 50 qui ne fussent gravement malades, après trois mois et demi du régime de Compiègne. En voyant la colonne chancelante quitter le camp, j’avais le sentiment aigu d’assister à un holocauste monstrueux. Plus tard, à Drancy, j’eus le même sentiment étouffant, mais rarement avec la même intensité dramatique.
95Je ne m’étais pas trompé.
96En effet, grâce aux archives du camp d’Auschwitz, nous savons maintenant qu’à cette époque il n’existait pas encore de « sélections » à l’arrivée des trains ; c’est ainsi que la totalité de 1 112 hommes du convoi du 27 mars 1942 ont été admis au camp et immatriculés. On possède la liste nominative des décès des hommes de ce convoi pour la période allant du début avril à la fin août 1942, c’est-à-dire pour les cinq premiers mois suivant leur arrivée. Il n’est pas certain que cette liste soit rigoureusement complète. Elle atteste, cependant, un minimum incontestable de décès et elle contient 1 008 noms. Ainsi, au moins 91,6 pour cent de ces hommes ont péri en cinq mois, dont près de 70 pour cent sont morts au cours des deux premiers mois et 93 pour cent au cours des trois premiers mois.