Notes
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[1]
Umschlag ou Umschlagplatz : place à la périphérie du ghetto près d’une gare de marchandises. Elle servit de point de transit pour les matières premières destinées au ghetto et pour les objets fabriqués qui en sortaient. Pendant la liquidation du ghetto elle servait de lieu de concentration pour les Juifs sélectionnés pour l’extermination. (Note de la rédaction du Monde juif)
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[2]
Le successeur de Czerniakow, qui s’était suicidé. Il fut arrêté par les Allemands en avril 1943 et exécuté en même temps que les autres membres du Conseil et les seize policiers restants. (Note de la rédaction du Monde juif)
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[3]
Le 6 septembre 1942 marque le début de la plus grande « action » exterminatrice au ghetto de Varsovie. Celle-ci dura six jours. Le 12 septembre, 50 000 Juifs seulement restaient en vie. (Note de la rédaction du Monde juif)
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[4]
Fuerst servait d’intermédiaire entre le Conseil juif et la Gestapo. Condamné à mort par l’Organisation de combat juive, il fut exécuté le 29 novembre 1942. (Note de la rédaction du Monde juif)
Au département du Budget et des Finances (Scènes de la vie du ghetto de Varsovie), par Hélène Szereszewski
1La vie et les mœurs des Conseils juifs, ces comités de notables qui, sous la férule allemande, administraient la population des ghettos, est l’un des thèmes que l’on trouve le plus souvent évoqués dans les témoignages sur l’agonie des Juifs polonais. Et à juste titre. Je crois qu’intuitivement, les survivants ont senti que mieux que des descriptions d’atrocités, l’énumération de souffrances et de massacres, de telles évocations peuvent circonscrire ce qui est incommunicable, et restituer l’incroyable atmosphère qui régnait dans les ghettos de Pologne. De tels messages possèdent une valeur unique. La condition des potentats dérisoires des Conseils juifs, ayant droit de vie et de mort sur leurs administrés, mais dont la propre peau ne valait plus rien dès qu’ils quittaient leur table de travail, ne symboliserait-elle pas toute l’absurdité de la condition humaine ? Elles sont caractéristiques, les variations que la littérature de notre époque, de Kafka à Samuel Beckett, continue à développer sur des thèmes de cet ordre. Mais la vie est plus riche que toute littérature. Dans les brèves notes ci-dessous, on décèle aussi, derrière le décor des horreurs, la persistance des immortels ressorts de l’âme humaine, la tendresse maternelle, et les jeux de l’amour et de l’ambition…
2Ces notes à l’écriture pointilliste sont dues à Mme Hélène Szereszewski, femme de l’ingénieur Stanislas Szereszewski, qui fut directeur de l’Entraide juive au ghetto de Varsovie, et devint, en juillet 1942, le directeur du département du Budget et des Finances du Conseil juif. Il fut fusillé lors de la révolte du ghetto, en avril 1943, mais sa femme réussit à s’échapper du « côté aryen » et à trouver refuge dans un hôpital tenu par des religieuses polonaises. Lors de la révolte de Varsovie en juillet 1944, elle fut déportée en Allemagne en tant que polonaise « aryenne » et put survivre de la sorte. Actuellement, elle habite en Israël.
3Son manuscrit est encore inédit. Nous avons emprunté les extraits ci-dessous à un chapitre paru dans le volume Extermination and Resistance, publié par le kibboutz Lohamei Haghetaot (Combattants du Ghetto), dont les membres, tout en cultivant leurs terres, se sont consacrés à perpétuer le souvenir de la grande catastrophe juive.
4Léon POLIAKOV
5Le palais qui se trouvait au coin des rues Gesia et Dzika avait appartenu jadis à un prince polonais. Du temps des Russes, il servait de prison. Par la suite, un bureau de poste y avait été installé. Maintenant, il est devenu la maison de la communauté, le siège du Conseil juif, du Judenrat.
6Un long passage voûté aboutit à une cour. La cour est entourée par des maisons et des étables, et derrière se trouve une autre cour. Plus loin, des maisons en ruines rappellent que le Blitzkrieg de 1939 est passé par là. La cour est recouverte de mauvaises herbes.
7Sur la gauche, un escalier conduit aux étages supérieurs. Au deuxième étage, les chambres sont basses et mansardées. D’un côté habite Maître Wahrman, le secrétaire du Conseil juif. De l’autre se trouvent les bureaux du département du Budget et des Finances. Les fonctionnaires ont deux pièces à leur disposition. Dans l’une d’elles se trouvent le bureau de mon mari et ceux de Popower et de Wojdylawnski. À côté, une petite mansarde abrite David Weintraub, le comptable en chef, sa femme et leur petite fille. Il y a aussi une cuisine. Le fourneau est alimenté à l’aide de livres et de papiers.
8Chaque jour, je viens au Conseil Juif et m’assois à côté de mon mari. Chaque membre du Conseil juif garde sa femme et ses enfants à côté de lui. À côté du membre du Conseil Rosenthal est assise sa fille âgée de 18 ans, splendidement belle. Elle a l’air d’avoir été découpée dans un album de gravures anglais. À côté de Jaszunski sont assises sa femme et sa jeune belle-fille. À côté de Zundelewicz se trouvent sa femme, un fils et une fille. À côté de Wiehkowski se trouvent sa femme et sa fille.
9L’immunité d’un membre du Conseil juif s’étendait bien à sa femme et ses enfants, mais seulement tant que ceux-ci se trouvaient auprès de lui. Chez eux ou dans la rue, ils pouvaient être raflés à tout moment. Et c’est pourquoi ils se tenaient en permanence auprès du chef de famille. Il y avait aussi de nombreux mariages fictifs. Mainte employée au Conseil juif, après avoir été licenciée, s’arrangeait pour épouser un fonctionnaire.
10Les agents de police, en particulier, faisaient prime, car leurs emplois étaient considérés comme particulièrement stables. Aussi bien pouvaient-ils prétendre à des « dots » considérables. J’ai entendu parler d’une somme de 8 000 zlotys. Maître Maslanko, qui travaillait dans le comité de discipline, avait droit au port de la casquette d’agent de police. Il avait cru qu’elle lui permettrait de sauver son père ; mais il n’en fut rien. Il arriva pire encore au membre du Conseil Rosen : parti en vélotaxi à l’Umschlag [1] pour essayer de sauver sa sœur, il fut abattu par un garde ukrainien à deux pas de l’immeuble du Conseil.
11Ensuite vinrent les jours où les familles des agents de police furent raflées elles aussi : et même les familles des fossoyeurs, la classe la plus privilégiée, car la plus utile. À l’Umschlag, les Allemands arrachaient les casquettes des policiers, les transformant ainsi en simples mortels, et les poussaient dans les wagons des trains de déportation.
12Les Allemands utilisaient les Juifs pour en finir avec les Juifs. De temps en temps, ils émettaient un ordre : chaque agent de police doit amener cinq personnes à l’Umschlag sinon sa famille est arrêtée. Un jour, j’aperçus par la fenêtre un vélotaxi chargé de cinq petits enfants. Aucun d’eux ne criait, et leurs têtes dodelinaient au rythme de la course. Une autre fois, j’observai un garçonnet d’une dizaine d’années qu’un policier avait agrippé par le bras. Hurlant et se débattant avec fureur, il réussit à faire lâcher prise à l’homme. Il s’enfuit et disparut derrière le coin,
13Pendant quelque temps, Lichtenbaum [2], le président du Conseil, abrita dans son bureau une jolie fillette de six ans. Elle avait été trouvée, seule, dans un appartement vide, et avait été conduite au Conseil. Dans l’immeuble qui faisait face à ma fenêtre, au premier étage, des langes restaient accrochés au balcon. Il n’y avait personne pour les enlever. Tantôt arrosées par la pluie, tantôt séchées par le soleil, elles flottaient au vent.
14Lorsqu’après une rafle, une colonne était conduite à l’Umschlag, personne n’osait regarder par la fenêtre. Les Allemands tiraient sur les visages qu’ils apercevaient. Une fois, jetant un regard dans la rue, j’aperçus une femme marchant au premier rang, tenant son enfant d’une main, et un gros paquet de l’autre. Épuisée, elle déposa le bébé sur le trottoir, et continua à traîner son ballot.
15Il était interdit de regarder par la fenêtre ; néanmoins, un jour j’entendis crier : « Votre fille est en bas ! » Je me précipitai vers la fenêtre. Les élèves de l’école d’infirmières se dirigeaient vers l’Umschlag. Elles s’éloignaient déjà ; je les voyais de dos. Robes roses, tabliers blancs, calots blancs, elles faisaient penser à une envolée d’oiseaux. Quelques heures plus tard, elles purent revenir, mais nombre d’entre elles n’avaient plus ni tabliers ni calots. La police juive les leur avait arrachés, espérant de pouvoir sauver d’autres femmes de cette manière. Les agents se faisaient payer pour cela. Et ils diminuaient, naturellement, les chances de survie des infirmières. Ma fille Irène revint elle aussi, mais dorénavant, je l’obligeai à se tenir elle aussi auprès du bureau de mon mari.
16De temps en temps, Brandt, l’un des chefs de la Gestapo des Affaires juives, venait faire le tour des bureaux, l’air d’un chien enragé, une matraque de caoutchouc à la main.
17— Qui est cette femme ? demandait-il.
18— C’est ma femme.
19— Qui est cette fille ?
20— C’est ma fille.
21Il jetait un regard plein de soupçons.
22— Celle-ci est donc la femme ?
23— Oui.
24— Et cette autre est la fille ?
25— Oui.
26— Bien, bien, grommelait-il, et le ton de sa voix laissait entendre qu’un jour prochain…
27À deux heures, nous entendîmes un assourdissant coup de sifflet. « Les Allemands ! » s’exclama Popower. « Ils viennent contrôler s’il ne se trouve pas de personnes étrangères parmi nous. » D’en bas, une voix cria : « Descendez ! » À notre étage se trouvaient une bonne dizaine de visiteurs et d’amis… Nous descendîmes. Surgissant je ne sais d’où, une femme inconnue s’accrocha au bras de Wojdyslawski. Dans la cour nous fûmes rangés département par département. Bientôt trois Allemands et Lichtenbaum, le président du Conseil, s’approchèrent de notre groupe.
28— Qui est celui-ci ? demanda l’un des Allemands à Lichtenbaum.
29— C’est notre directeur des Finances, l’ingénieur Szereszewski, sa femme et sa fille, fut la réponse.
30— Gut. Et celui-ci ?
31— C’est le comptable Popower et sa femme.
32— Ensuite !
33— C’est le comptable, Weintraub, sa femme et sa fille.
34— Ensuite !
35— L’aide-comptable.
36— Stop ! Celui-là n’est pas indispensable. Il peut partir.
37— Non, permettez, il faut que nous le gardions. Sans lui le bureau fonctionnera mal.
38— Bon, gardez-le. Mais il faudra que vous vous passiez de dactylo.
39— C’est la meilleure dactylo de tout le Conseil !
40— Donnerwetter ! Et celui-là ?
41Et ainsi de suite. Lichtenbaum répondait aux Allemands d’une voix calme et détachée. Les fonctionnaires, hommes et femmes, étaient passés au crible l’un après l’autre. Il déclinait leurs grandes qualités, et démontrait à quel point ils étaient indispensables à la bonne marche du service.
42Malgré cela, plus d’une dizaine furent emmenés.
43En remontant l’escalier, je dis à M. Lichtenbaum : « Vous leur parlez d’égal à égal, sans trace de peur. Vous ne les craignez donc pas ? » Il me répondit : « Je sais qu’ils me fusilleront un jour prochain. Je ne tiens pas à ma vie. C’est pourquoi je ne les crains pas. »
44Quelques semaines passèrent.
45Le 6 septembre [3], à deux heures du matin, un agent de la police juive frappa à notre porte. Il nous remit une convocation : « Tous les membres du Conseil doivent se rendre immédiatement au siège de la communauté ! »
46Nous fîmes nos paquets et emportâmes un peu de nourriture. Je pris mon manteau d’hiver.
47À l’entrée des bureaux, où étaient d’ordinaire postés deux policiers de grande taille, un seul, Litmanowicz, se tenait en faction. L’autre, Liliental, venait de se suicider avec sa femme.
48Nous apprîmes que le nombre de certificats pour les travailleurs communaux et leurs familles venait d’être réduit à trois mille.
49Cela ne signifiait pas que tous les autres allaient nécessairement périr. Trois mille avaient légalement le droit de rester en vie. Mais les autres pouvaient se cacher. Ou essayer de passer du « côté aryen ». En fait, les survivants les plus nombreux furent ceux qui se cachèrent ou s’échappèrent dès le début, n’attribuant aucune valeur aux certificats allemands.
50Dans chaque département, un comité spécial était chargé de préparer la liste des bénéficiaires des certificats. Ces listes étaient soumises pour approbation au comité central, qui était composé des avocats Grodzinski, directeur du personnel, Rosenthal et Zundelewicz. Tous les trois périrent avec leurs familles quatre mois plus tard.
51Tous ceux qui reçurent des certificats furent convoqués sur une place près de l’immeuble de la communauté. Nous fûmes disposés par rangs de six. Des numéros jaunes épinglés à notre poitrine. Chaque département était rangé à part. Lichtenbaum fils, chaussé de bottes et un fouet à la main, à la manière allemande, passait à travers les rangs, accompagné d’Israël Fuerst [4]. Ils vérifiaient les noms et criaient à tue-tête. Wahrman, le secrétaire général du Conseil, dont la femme était morte de tuberculose peu de mois auparavant, tenait sa petite fille dans les bras. Un numéro jaune, le même que celui de son père, était accroché à sa poitrine. Le grand Wahrman dorlotait l’enfant comme l’aurait fait une mère affectueuse.
52Ensuite, on nous mit en marche. Les fonctionnaires du département des Constructions marchaient en tête, rythmant le pas comme des soldats. Les Allemands nous comptaient.
53En second défilaient ceux du Ravitaillement. Parmi eux, les parents de mon beau-fils Richard. La mère, je le savais, n’avait pas de numéro ; aussi bien recouvrait-elle le côté gauche de sa poitrine par le manteau qu’elle portait sur le bras. Elle marchait d’un pas ferme, et réussit à passer inaperçue.
54Venait ensuite le groupe des hauts fonctionnaires. À côté de David Weintraub marchait sa jeune et blonde femme. Elle tenait une valise à la main, et portait un sac alpin sur le dos. Dans le sac se trouvait leur fille Arinka, une enfant sans numéro. Elle dormait dans le sac sans faire un mouvement, car on lui avait administré une forte dose de somnifère.
55Le membre du Conseil Kupczykier marchait comme un automate, soutenu par sa femme d’un côté, par sa fille de l’autre. Il avait le typhus, il avait quitté le lit avec une température de plus de 40°. Il avait l’air d’un spectre. Mais il tint jusqu’au bout.
56Derrière marchait M. Hurwitz. Il était coiffé d’une casquette noire de fossoyeur. Il tenait sa femme par le bras. À leurs côtés marchait leur fille Irène, dont le jeune Popower était éperdument amoureux. Mme Hurwitz était vêtue avec élégance ; seule de toute l’assistance, elle portait un grand chapeau à la mode. Ensuite venaient le membre du Conseil Rosenthal et sa fille. Sa femme avait été tuée, en même temps que leur vieille bonne polonaise, qui avait tenu à les suivre dans le ghetto et y avait vécu avec eux. Tout d’un coup un jeune homme se précipita vers nous en courant. C’était un fonctionnaire du département des Finances, âgé de dix-huit ans. Ses parents avaient été tués il y avait peu de jours. Lui portait un numéro jaune sur la poitrine.
57— Ils ont accordé cent numéros de plus ! nous cria-t-il.
58— Avancez ! hurla Fuerst.
59Nous traversâmes la seconde cour. Deux Allemands continuaient de compter. Le troisième, grand, mince et élégant, les gants à la main, se tenait à côté d’eux sans bouger. Il avait l’air d’un spectateur indifférent. Que pouvait-il penser ?
60Nous sûmes bientôt que les Allemands n’avaient pas accordé cent numéros de plus. C’étaient nos fonctionnaires qui avaient fait préparer cent numéros jaunes de plus. Mais les Allemands arrêtèrent ceux qui les portaient.
61Nous sortîmes par le grand portail.
Notes
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[1]
Umschlag ou Umschlagplatz : place à la périphérie du ghetto près d’une gare de marchandises. Elle servit de point de transit pour les matières premières destinées au ghetto et pour les objets fabriqués qui en sortaient. Pendant la liquidation du ghetto elle servait de lieu de concentration pour les Juifs sélectionnés pour l’extermination. (Note de la rédaction du Monde juif)
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[2]
Le successeur de Czerniakow, qui s’était suicidé. Il fut arrêté par les Allemands en avril 1943 et exécuté en même temps que les autres membres du Conseil et les seize policiers restants. (Note de la rédaction du Monde juif)
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[3]
Le 6 septembre 1942 marque le début de la plus grande « action » exterminatrice au ghetto de Varsovie. Celle-ci dura six jours. Le 12 septembre, 50 000 Juifs seulement restaient en vie. (Note de la rédaction du Monde juif)
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[4]
Fuerst servait d’intermédiaire entre le Conseil juif et la Gestapo. Condamné à mort par l’Organisation de combat juive, il fut exécuté le 29 novembre 1942. (Note de la rédaction du Monde juif)