Notes
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[1]
Professeur de philosophie, Sidonie Kellerer a récemment édité (avec Marion Heinz), Martin Heideggers « Schwarze Hefte ». Eine Debatte (Les Cahiers noirs de Martin Heidegger. Un débat ?), Francfort, Suhrkamp, 2016 ; elle est également l’auteur d’un article, « Une pensée qui n’est que domination », Magazine littéraire, n° 576, 2017, p. 87-90.
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[2]
Gérald Sfez, « Une noblesse philosophique du meurtre de masse ? Peter Trawny, lecteur des Cahiers noirs de Heidegger », Allemagne d’aujourd’hui. Revue d’information et de recherche sur l’Allemagne, 2015, p. 45-46.
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[3]
Sur ce point, voir Sidonie Kellerer, « À quelle “guerre invisible” Heidegger faisait-il référence », 20 mai 2014, Bibliobs, consultable à l’adresse suivante : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20140510.OBS6734/a-quelle-guerre-invisible-heidegger-faisait-il-reference.html
-
[4]
Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005, p. 71.
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[5]
Lutz Hachmeister, Heideggers Testament : Der Philosoph, Der Spiegel und die SS, Berlin, Propyläen, 2014, p. 250.
-
[6]
Käthe Vordtriede, « Mir ist es noch wie ein Traum, dass mir diese abenteuerliche Flucht gelang », Lengwil, Libelle, 1998, p. 12.
-
[7]
La source est la suivante : Der Alemanne. Kampfblatt der Nationalsozialisten Oberbadens, Fribourg-en-Brisgau, 19 juin 1933, p. 5. Cité par Heiko Wegmann, « Auch in Freiburg wurden von den Nazis Bücher verbrannt », Badische Zeitung, 13 août 2013.
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[8]
C’est le titre utilisé en allemand pour un recteur. (N.d.T.)
-
[9]
Cité par Hugo Ott, Martin Heidegger : unterwegs zu seiner Biographie, Francfort et New York, Campus, 1992, p. 182 ; en français, Martin Heidegger éléments pour une biographie, traduit par Jean-Michel Belœil, Paris, Payot, 1990.
-
[10]
Guido Schneeberger, Nachlese zu Heidegger : Dokumente zu seinem Leben und Denken, Bern, Schneeberger, 1962, p. 66.
-
[11]
Gertrud Heidegger (dir.), « Mein liebes Seelchen ! » Briefe Martin Heideggers an seine Frau Elfride, 1915-1970, Munich, btb, 2007, p. 51.
-
[12]
Ibid., p. 51.
-
[13]
Martin Heidegger, Briefwechsel mit seinen Eltern und Briefe an seine Schwester, Jörg Heidegger et Alfred Denker (dir.), Friburg-en-Brisgau, Alber, 2013, p. 56.
-
[14]
Ulrich Sieg, « Die Verjudung des deutschen Geistes », Die Zeit, n° 52, 22 décembre 1989, p. 50. Article consultable à l’adresse disponible : http://www.zeit.de/1989/52/die-verjudung-des-deutschen-geistes/komplettansicht (consulté le 12 juillet 2017).
Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 60. -
[15]
Walter Homolka et Arnulf Heidegger (éd.), Heidegger und der Antisemitismus : Positionen im Widerstreit : mit Briefen von Martin und Fritz Heidegger, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2016, p. 22.
-
[16]
Martin Heidegger, Der Anfang der abendländischen Philosophie : Auslegung des Anaximander und Parmenides, Peter Trawny (dir.), Francfort, Klostermann, 2012, p. 1.
-
[17]
Walter Homolka et alii, Heidegger und der Antisemitismus, op. cit., 2016, p. 30.
-
[18]
Hannah Arendt, Martin Heidegger, Briefe 1925-1975 und andere Zeugnisse, Ursula Ludz (éd.), Francfort, Klostermann, 1999, p. 69 ; en français, Lettres et autres documents, 1925-1975, traduit par Pascal David, Paris, Gallimard, 2001. Le traducteur en français de cette lettre, Pascal David, falsifie le sens en rendant « cet antisémite » par « ce prétendu antisémitisme ».
-
[19]
Ott, Martin Heidegger, op. cit., 1992, p. 353 sq.
-
[20]
Martin Heidegger et Elisabeth Blochmann, Briefwechsel, 1918-1969, Marbach-am-Neckar, Deutsche Schillergesellschaft, 1989, p. 64.
-
[21]
Wolfgang Klafki, Elisabeth Blochmann : 1892-1972, Marburg, Universitätsbibliothek Marburg, 1992, p. 65.
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[22]
Cité par Bernd Martin (dir.), Martin Heidegger und das « Dritte Reich » : ein Kompendium, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1989, p. 148-149.
-
[23]
Rapport sur Hönigswald (25 juin 1933), in Martin Heidegger, Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, 1910-1976, Gesamtausgabe vol. 16, Francfort, Klostermann, 2000, p. 132-133.
-
[24]
Ibid., p. 151. Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 114.
-
[25]
Schneeberger, Nachlese zu Heidegger, op. cit. ; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 16-17.
-
[26]
Heidegger, Reden und andere Zeugnisse, op. cit., p. 774.
-
[27]
Martin Heidegger, Sein und Wahrheit, vol. 1 : Die Grundfrage der Philosophie (Sommersemester 1933) ; vol. 2 : Vom Wesen der Wahrheit (Wintersemester 1933/34) ; Gesamtausgabe vol. 36/37, H. Tietjen (dir.), 2001, p. 90-91 ; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 276.
-
[28]
Ibid., p. 178.
-
[29]
Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 19-21 et p. 330-335. Première publication en allemand in Alfred Denker et alii (dir.). Heidegger und der Nationalsozialismus, vol. 1 : Dokumente, Heidegger-Jahrbuch 4, Fribourg, Alber, 2009.
-
[30]
Gesamtausgabe vol. 16, op. cit., 2000, p. 269. Ce texte est traduit en français in Arno Münster, Heidegger, la « science allemande » et le national-socialisme : suite d’une polémique, Paris, Kimé, 2002, p. 29-30.
-
[31]
Sur ce point, voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 115-116.
-
[32]
Ott, Martin Heidegger, op. cit., p. 230 sq ; voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 259.
-
[33]
Heidegger, Überlegungen II-VI (« Schwarze Hefte » 1931-1938), Gesamtausgabe vol. 94, Francfort, Klostermann, 2014, p. 189.
-
[34]
Martin Heidegger, Kurt Bauch, Briefwechsel 1932-1975, Almuth Heidegger (dir.), Fribourg, Karl Alber, 2010, p. 18.
-
[35]
Ibid., 2010, p. 29-30 ; en français, voir Sidonie Kellerer, « Heidegger et le nazisme au travers du prisme de sa correspondance », Critique, n° 811 : Heidegger : la boîte noire des Cahiers, 2015, p. 988-998, ici p. 996.
-
[36]
Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe vol. 65, F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 1989, p. 54 ; en français, voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 449.
-
[37]
Martin Heidegger, Überlegungen VII-XI (« Schwarze Hefte » 1938-1939), Gesamteausgabe vol. 95, Francfort, Klostermann, 2014, p.-56.
-
[38]
Martin Heidegger, Besinnung, Gesamteausgabe vol. 66, Francfort, Klostermann, 1997, p. 59 ; en français, voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 457.
-
[39]
Peter Trawny, Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung, Francfort, Klostermann, 2014, p. 51-52. En français, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs », traduit par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Paris, Seuil, 2014, p. 79. La phrase fut omise par les ayants droit et Trawny en 1998, lors de la publication de Die Geschichte des Seyns, Gesamteausgabe vol. 69, Francfort, Klostermann, 1998, p. 78.
-
[40]
Heidegger, Überlegungen XII-XV (« Schwarze Hefte » 1939-1941), Gesamteausgabe vol. 96, op. cit., p. 262 ; en français, voir Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger : extermination nazie et destruction de la pensée, Paris, Albin Michel, 2016, p. 259.
-
[41]
Heidegger, Gesamteausgabe vol. 96, op. cit., p. 260. Voir Emmanuel Faye, Sidonie Kellerer, François Rastier, « Heidegger devant la Shoah. Le volume 97 des Cahiers noirs », Cités, n° 61, 2015, p. 77.
-
[42]
Heidegger, Anmerkungen I-V (« Schwarze Hefte », 1942-1948), Gesamteausgabe vol. 97, Peter Trawny (dir.), Francfort, Klostermann, 2015, p. 20.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Martin Heidegger, Einleitung in die Philosophie. Denken und Dichten, Gesamteausgabe vol. 50, Petra Jaeger (dir.), Francfort, Klostermann, 1990, p. 150-151. En français, Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 485.
-
[45]
Martin Heidegger et Ernst Jünger, Briefe 1949-1975, Günter Figal, (dir.), Stuttgart, Klett-Cotta, 2008, p. 13 ; en français Martin Heidegger et Ernst Jünger, Correspondance 1949-1975, traduit par J. Hervier, Paris, Bourgeois, 2010.
-
[46]
Martin Heidegger, Bremer und Freiburger Vorträge, Gesamteausgabe vol. 79, Francfort, Klostermann, 1994, p. 27 et 56 ; traduit par Emmanuel Faye, Heidegger, op. cit., 2005, p. 490.
1La présente contribution poursuit trois objectifs. D’une part retracer brièvement et dans ses grandes lignes l’évolution du débat sur la question de l’antisémitisme et du racisme dans la pensée de Heidegger. D’autre part, rappeler succinctement l’implication de Heidegger à Fribourg dans les autodafés d’avril-mai 1933 en complétant par quelques éléments encore inconnus en France ce que Hugo Ott et après lui Emmanuel Faye ont écrit sur la question. Enfin, proposer un tableau chronologique des éléments les plus significatifs concernant le racisme et l’antisémitisme dans la pensée de Heidegger. En effet, ces éléments sont aujourd’hui si nombreux qu’il est utile de les rassembler, non pas en guise de réquisitoire, mais comme aide à l’orientation. Nous y introduisons en outre quelques éléments nouveaux récemment publiés en Allemagne non encore traduits en français et qui sont marqués d’un astérisque.
Un débat qui se poursuit
2La question de l’antisémitisme de Heidegger fit tôt l’objet d’interrogation. Dès 1931, Hannah Arendt, dans une lettre adressée à Heidegger, l’interroge sur la rumeur selon laquelle il serait antisémite. Depuis, et en particulier après 1945, la question n’a cessé d’être débattue.
3Jusqu’à la parution des livres de Hugo Ott et de Víctor Farías à la fin des années 1980, il était largement admis que Heidegger n’avait pas été antisémite, que sa pensée n’avait rien de raciste. André Glucksmann écrivait en 1977 dans les Maîtres penseurs : « Il faudra, paradoxalement, attendre Heidegger pour trouver une philosophie allemande qui ne soit pas antisémite. » Dix ans plus tard, en 1987, Philippe Lacoue-Labarthe affirmait encore : « Heidegger a surestimé le nazisme, et probablement passé au compte des profits et pertes ce qui s’annonçait dès avant 33 et à quoi, pourtant, il était résolument opposé : l’antisémitisme, l’idéologie (la “science politisée”), la brutalité expéditive. » Heidegger était alors généralement considéré comme ayant adhéré brièvement au nazisme durant l’année de son rectorat sans pour autant avoir jamais été antisémite, ce qui pourtant n’est pas éloigné d’être une contradiction dans les termes.
4L’appréciation générale a évolué au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouveaux éléments. En 1989, dans sa préface à l’ouvrage de Farías, Jürgen Habermas considérait que « son antisémitisme avait le caractère propre habituel au monde de la culture », conception qui persista majoritairement, en dépit des éléments accumulés au cours des décennies, jusqu’à la parution des premiers Cahiers noirs en 2014. Heidegger n’aurait pas été un antisémite au sens nazi, mais aurait cultivé un antijudaïsme sans caractère politique, stéréotypé, pour ainsi dire abstrait, un antijudaïsme qui du reste n’aurait pas affecté sa pensée.
5En 2005, Emmanuel Faye prenait résolument ses distances avec cette appréciation en soutenant qu’un antisémitisme et, avec lui, un racisme exterminateur étaient inscrits dans la pensée heideggerienne même.
6Ce n’est qu’à partir de la publication des Cahiers noirs en 2014 et des passage explicitement antisémites qui y sont contenus qu’un revirement certain s’est produit dans la dénégation obstinée des faits, si caractéristique du débat sur Heidegger, ainsi que dans l’appréciation générale. Désormais l’opinio communis fut qu’il s’agissait d’un antisémitisme « historial », donc relevant de l’histoire de l’Être, un antisémitisme pour ainsi dire abstrait qui ne se dirige pas contre des personnes réelles.
7L’essai fort discutable de Peter Trawny La Liberté d’errer montre à quel point l’intervalle est étroit qui sépare la thèse de l’antisémitisme historial de la disculpation tout court de toute forme d’« errement » chez Heidegger. Car le plaidoyer pour la « liberté d’errer » implique que les « égarements » antisémites de Heidegger seraient le corollaire nécessaire d’un risque philosophique qu’il aurait assumé, assertion douteuse qu’avait déjà formulée Jacques Derrida en 1987 dans l’entretien avec Didier Eribon. Gérald Sfez note à juste titre dans sa recension des conceptions de Trawny :
Heidegger aurait été le penseur du « grand récit » occidental, où le mal est une composante de l’Être et où l’errance fait partie intégrante de l’événement de vérité. Il n’est plus question de chercher quelque responsabilité au penseur – n’est-ce pas là le plus horrible des crimes, celui des victimes, que de désigner les coupables ? – lorsque l’histoire de l’Être est en jeu, que l’homme n’y est pour rien et que l’Être nous oriente du fond de son im-passibilité, ce qui a, bien sûr, pour contrepartie qu’il nous égare en ses ornières [2].
9L’orientation philosophique de Heidegger n’a jamais eu de liens substantiels avec la phénoménologie d’Edmund Husserl. Dès 1921, il souligne que la théorie est l’expression d’un affect, celui de la peur face au caractère mouvant de la vie. En philosophie, dit-il, est déterminant non pas la rationalité, mais la tonalité affective et avec elle, en dernière instance, la capacité à faire face à l’angoisse et à la mort. Alexandre Koyré se demandait en 1946 ce que désignait l’être-là heideggerien dans Être et Temps (1927), « l’homme en général » ou « seulement l’homme “historique” » ? Il mettait ainsi le doigt sur le caractère foncièrement inégalitaire de l’analyse existentiale de Heidegger. Heidegger cherche à développer sous une forme métaphysique à la fois à l’idée que les hommes ne naissent pas libres et égaux et que l’usage de la raison ne peut que se soumettre aux visions du monde propres aux différentes communautés d’hommes. Aussi la notion de « race » est pour ainsi dire sublimée par une notion discriminatoire d’« essence » et l’idée d’une nécessaire « lutte pour l’essence propre » du peuple allemand. Afin de mesurer toute la portée de ce que Bourdieu qualifiait d’euphémisation de discours triviaux, il semble nécessaire d’approfondir le recours systématique de Heidegger à un langage indirect, voire crypté. Dans la mesure où pour Heidegger la guerre spirituelle « invisible » est bien plus décisive que la guerre des armes, il juge nécessaire de déjouer l’ennemi en écrivant entre les lignes [3]. La pensée de Heidegger se caractérise à la fois par une grande cohérence dans son évolution et une grande pauvreté dans la vision qu’elle développe. L’étude de son évolution montre qu’elle ne remet à aucun moment en cause ses prémisses et que Heidegger, contrairement à ce qui a été longtemps accepté, ne s’est guère trompé sur la nature d’un régime qui mit en œuvre son programme d’extermination des Juifs comme « race » et de persécution des membres de la social-démocratie allemande du parti communiste.
« Flamme, annonce-nous, éclaire-nous … ». Les autodafés du printemps 1933
10En accédant au rectorat, Heidegger acceptait de fait la mise en œuvre d’une politique universitaire foncièrement nazie et antisémite, ainsi que le rappelait Faye en 2005. Une politique universitaire qui, du reste, était plus radicale encore au pays de Bade que dans le reste de l’Allemagne [4]. Il acceptait en particulier la loi dite de « reconstitution de la fonction publique » du 7 avril et sa version radicalisée du 28 avril 1933, qui mit à pied tous les fonctionnaires juifs, entre autres Edmund Husserl, de leurs postes. Nous rappelons plus bas (p. 34) la lettre adressée par Elfride Heidegger – « au nom également de mon mari » – à l’épouse de Husserl.
11Début avril 1933, la corporation des étudiants allemands lança un appel à participer à quatre semaines de « campagne contre l’esprit non-allemand », qui devait débuter le 12 avril et s’achever le 10 mai sur un grand autodafé public. Cette campagne avait été conçue comme une « action commune menée contre la gangrène juive » : « L’esprit juif, tel qu’il apparaît dans toute son impudence à travers la “campagne de diffamation” menée par les Juifs sur la scène internationale et qui a déjà laissé ses marques dans la littérature allemande, doit enfin en être extirpé. » C’est avec cette campagne que les organisations étudiantes, qui se présentaient comme des « sections d’assaut de l’esprit », entamèrent leur conquête de l’université. Le coup d’envoi de la campagne fut donné par « 12 propositions contre l’esprit non-allemand », synthèse des positions et des objectifs de la campagne. Ces douze thèses désignaient à la vindicte publique les idées « juives », « sociales-démocrates », « communistes » et « libérales » ainsi que leurs représentants. Imprimées en lettres gothiques rouges, elles furent affichées dans les universités allemandes et publiées dans de nombreux journaux.
12La seconde phase de l’« action » débuta le 26 avril : furent alors rassemblés et pillés les ouvrages figurant sur la « liste noire » de la « littérature de décomposition » : écrits juifs, communistes, analyses critiques de la Première Guerre mondiale, etc. Chacun était appelé à expurger sa propre bibliothèque, les bibliothèques de l’université furent « nettoyées », à leur suite les bibliothèques publiques ainsi que les librairies. Parmi les auteurs de littérature digne de ce nom – et donc non épurés – figurait par exemple l’écrivain colonial et raciste Hans Grimm, particulièrement apprécié de Heidegger.
13Ce fut avant tout la corporation allemande des étudiants dirigée par Gerhard Krüger, organisation rivale de la corporation nationale socialiste allemande des étudiants, qui fut l’avant-garde dans ces semaines de déchaînement de haine raciale contre le prétendu « esprit juif de décomposition ». Ott a montré que Krüger « était un ami et même un confident » de Heidegger.
14Heidegger affirmait pourtant dans le fameux entretien qu’il accorda à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel en 1966 (publié en 1976, quelques jours après sa mort) avoir refusé l’ordre du Gruppenführer de la SA, un certain Baumann, qui l’aurait appelé par téléphone en avril 1933 pour lui enjoindre d’afficher le placard antijuif sur les murs de l’université. Dans son ouvrage consacré à l’entretien accordé au Spiegel, et publié en Allemagne en 2014, Lutz Hachmeister conclut, sur la base des recherches menées en archives, qu’un tel Baumann n’avait jamais existé [5].
15Par ailleurs, fait ignoré en France, Käthe Vortriede, d’origine juive, journaliste, membre de la social-démocratie et qui, depuis les années 1920, vivait à Fribourg, témoigne dans une lettre du 3 mai 1933 adressée à son fils de la réalité de la campagne raciste menée contre les Juifs à l’université sous le rectorat de Heidegger :
Mon cher fils […], on est en train de dresser devant l’amphithéâtre II un poteau de la honte semblable à ceux de Kiel, Berlin, etc. – un tronc d’arbre, de droite et de gauche des punaises et quelques feuilles de papier aux fins les plus nobles. Quiconque passe par là peut y inscrire le titre d’un livre juif. Le 12 mai aura lieu dans toutes les universités d’Allemagne un autodafé public de tous les livres juifs éliminés des bibliothèques – au premier rang sans doute la phénoménologie de Husserl [6].
17Et elle ajoute : « Maintenant que le semestre a repris, que les universitaires ont reformé leur bande et commencent à faire la révolution, on se rend compte qu’ils sont mille fois plus vachards que le prolétaire quand il est mauvais. »
18Vortriede évoque ici les Schandpfähle – littéralement « poteaux de la honte » – qui furent pour les livres le pendant de ce que furent les « processions de Juifs » pour les personnes – au moyen desquels les nazis humiliaient publiquement les opposants au régime en les contraignant à défiler en ville, des pancartes autour du cou.
19Enfin, un dernier élément encore inconnu en France est une demande de rectification adressée en juin 1933 par Heidegger à Berlin au service de presse nazi. Cette demande fut publiée le 19 juin par le journal nazi local Der Alemanne qui, au demeurant, n’hésitait pas à appeler au meurtre de citoyens juifs. La demande adressée par Heidegger au service de presse était ainsi conçue :
Dans l’article sur la semaine du combat culturel à Bade du numéro de l’Alemanne daté du 12 de ce mois, je lis dans la liste des ouvrages à brûler, sous la rubrique « ouvrages politiques et scientifiques », le nom du professeur d’économie politique Karl Diehl. Ce ne peut qu’être le résultat d’une erreur, car ce professeur a toujours été un adversaire farouche du marxisme et du communisme, ce qui lui a justement valu ces derniers temps les plus virulentes attaques. Je vous prie donc de prendre toutes dispositions nécessaires afin de faire paraître un rectificatif dans les différents journaux qui ont publié cet article. Avec mes sentiments les plus distingués, Heidegger [7].
21Berlin ne tarda pas à répondre, « heureux de satisfaire au souhait de sa Magnificence [8] ».
22L’action visant l’anéantissement de l’esprit non-allemand atteignit son point culminant lors de l’autodafé du 10 mai, qui eut lieu sur la place de l’Opéra à Berlin, au cours duquel furent brûlés 25 000 ouvrages de littérature jugés contraires au nouvel esprit allemand. Le « philosophe » Alfred Baeumler (alors proche de Heidegger) appela ses étudiants à s’y rendre : « Allez-y, brûlez les livres dans lesquels un esprit qui nous est étranger s’est servi de notre langue allemande avec pour objectif de nous combattre […]. Il est de notre devoir de si bien affermir l’esprit allemand en nous que de tels poisons ne puissent plus s’y accumuler. » Heidegger prétendait pourtant dans l’entretien au Spiegel, déjà cité : « J’ai interdit l’autodafé qui devait avoir lieu devant le bâtiment de l’université. »
23En réalité, nous savons depuis des décennies qu’il y eut bel et bien un autodafé à Fribourg, comme en témoigna non seulement Ernesto Grassi [9], mais également l’extrait d’un journal nazi de l’époque publié par les soins de Guido Schneeberger du vivant de Heidegger [10]. De fait, l’organisation des étudiants de Fribourg n’était pas en reste dans ce combat « contre l’esprit non-allemand », elle qui déclarait vouloir mener « le combat spirituel contre la décomposition du peuple allemand par le judéo-marxisme jusqu’à l’extermination totale ». Si l’autodafé de Fribourg n’eut pas lieu, ainsi que le prévoyait le régime, le 10 mai, c’est qu’il fut reporté en raison de la météo. L’acte symbolique d’anéantissement de l’esprit non-allemand eut bien lieu dans le stade de l’université le 24 juin. Et Heidegger y prononça ces mots : « Flamme, annonce-nous, éclaire-nous, montre-nous le chemin, d’où il n’y a plus de retour. »
Tableau chronologique
24À ma connaissance, il n’existe pas de vue d’ensemble des éléments antisémites dans la pensée de Heidegger. Avec ce tableau, je souhaite remédier à ce manque et contribuer ainsi à faciliter les futures recherches concernant les rapports de Heidegger au nazisme.
25Cet outil vise davantage à la représentativité qu’à l’exhaustivité. Il se compose de quatre types d’éléments :
- l’essentiel des propos explicites de Heidegger (cours, lettres, déclarations, confidences) ;
- les mesures antisémites de Heidegger en tant que recteur ;
- quelques repères chronologiques quant aux étapes de son engagement officiel en tant que recteur d’université en 1933 ;
- des propos écrits de Husserl et d’Elisabeth Blochmann concernant le comportement de leur « ami » Heidegger vis-à-vis d’eux.
26Afin de ne pas surcharger ce tableau, je n’y ai pas intégré les propos de Heidegger sur la race, bien qu’ils aient évidemment partie liée avec son antisémitisme.
27Souhaitant en outre m’en tenir aux faits vérifiables, je n’ai pas tenu compte de souvenirs écrits ou oraux, tels ceux de Karl Jaspers, Rainer Marten ou Heinrich Wiegand Petzet qui sont sujets à caution. Le témoignage de Husserl que je cite fait ici exception, en raison du caractère privé de la lettre dans laquelle il s’exprime.
28Enfin, le tableau ne prétend pas être complet, principalement en raison du rôle à la fois central et largement sous-estimé du langage intentionnellement crypté dans la pensée de Heidegger. Il est évidemment impossible de rendre compte de façon aussi synthétique d’un antisémitisme exprimé entre les lignes.
« L’enjuivement de notre culture » (18 octobre 1916)
29« L’enjuivement de notre culture et de nos universités est en effet épouvantable et je pense que la race allemande devrait rassembler assez de force intérieure pour parvenir au sommet. En effet, le capital ! [11] » (Lettre à sa femme)
« Le pays est envahi par les Juifs » (20 août 1920)
30« Par ici, on entend beaucoup parler des Juifs qui vident les villages de tout leur bétail […]. Les paysans aussi sont de plus en plus effrontés et le pays est envahi par les Juifs, les trafiquants et profiteurs [12]. » (Lettre à sa femme)
Les Juifs « ne reculent plus devant rien » (22 mai 1922)
31« Ces Juifs à force de vouloir faire de l’argent, ne reculent plus devant rien [13]. » (Lettre à sa mère)
Ne pas livrer la vie spirituelle allemande à l’« enjuivement croissant » (2 octobre 1929)
32« Ce que je ne pouvais indiquer qu’indirectement dans mon rapport, je puis le dire ici plus clairement : il s’agit de rien moins que de la prise de conscience urgente du fait que nous nous trouvons placés devant l’alternative suivante : ou bien nous dotons à nouveau notre vie spirituelle allemande de forces et d’éducateurs authentiques, émanant du terroir, ou bien nous la livrons définitivement à l’enjuivement croissant au sens large et au sens restreint du terme. Nous ne retrouverons le chemin que si nous sommes en état d’aider à s’épanouir des forces fraîches, cela sans tracasseries et sans démêlés infructueux [14]. » (Lettre à Viktor Schwoerer)
Hitler, un homme à l’instinct politique sûr (18 décembre 1931)
33« On dirait que l’Allemagne se réveille, qu’elle réalise son destin et s’en empare. Je voudrais vivement que tu te penches sur le livre de Hitler, qui, il est vrai, est faible dans les chapitres autobiographiques du début. Il est indiscutable que cet homme a un instinct politique sûr et peu commun, et qu’il l’avait déjà au moment où nous tous ne savions encore où aller. Tout homme de jugement doit désormais en convenir [15]. » (Lettre à son frère)
L’Occident et le christianisme juif (1932)
34« Le titre d’“Occident” est un concept historique qui renvoie à l’histoire et à la culture de l’Europe actuelle, laquelle voit le jour avec les Grecs et surtout les Romains, et est essentiellement déterminée et portée par le christianisme juif […] La romanité, le judaïsme et le christianisme ont complètement transformé et faussé la philosophie naissante, à savoir la grecque [16]. » (Cours du semestre d’été 1932)
« Lutter contre tout ce qui est grand capital » (28 octobre 1932)
35« Dès début août, on voyait bien que les Juifs avaient repris du poil de la bête et se remettaient peu à peu de la panique qui les avait saisis. Le fait qu’ils aient réussi un coup comme l’épisode van Papen montre bien combien il va être difficile de lutter contre tout ce qui est grand capital – et consorts [17]. » (Lettre à son frère)
« Je suis tout aussi antisémite qu’il y a dix ans » (fin 1932)
36« En matière de questions universitaires, je suis aujourd’hui tout aussi antisémite qu’il y a dix ans et à Marbourg, où cet antisémitisme m’a tout de même valu le soutien de Jacobsthal et de Friedländer. Cela n’a absolument rien à voir avec les relations personnelles avec les Juifs (p[ar] ex[emple] Cassirer, Misch, Husserl, etc.) [18]. » (Lettre à Hannah Arendt)
Heidegger devient recteur de l’université de Fribourg (21 avril 1933) et solennellement membre du NSDAP (1er mai 1933)
37Il succède au recteur Wilhelm von Möllendorff qui avait protesté contre la loi pour la reconstitution de la fonction publique.
Loi sur la reconstitution de la fonction publique au pays de Bade (28 avril 1933)
38Les professeurs non-aryens perdent leurs postes, y compris Edmund Husserl, dont l’un des fils avait était tué à la guerre, et l’autre blessé, et qui de ce fait avait, dans un premier temps, été exempté de l’application de la loi du 7 avril purgeant la fonction publique. L’assistant de Heidegger est également mis à pied. Heidegger prend la responsabilité de mettre en œuvre cette loi dans l’université de Fribourg.
Une loi « dure, mais d’un point de vue allemand, raisonnable » (29 avril 1933)
39Elfride écrit « également au nom de [s]on mari » : « Mais à tout cela s’ajoute encore la profonde reconnaissance envers la disposition au sacrifice de vos fils, et ce n’est d’ailleurs que dans l’esprit de cette nouvelle loi (dure, mais d’un point de vue allemand, raisonnable) que nous faisons allégeance – sans restriction et dans un respect profond et sincère – à ceux qui ont fait allégeance à notre peuple allemand à l’heure de la nécessité la plus haute, y compris par les actes [19]. » (Lettre d’Elfride Heidegger à Malvine Husserl)
Heidegger soutient-il ses collègues juifs exclus de la fonction publique ? Le cas d’Elisabeth Blochmann
40Elisabeth Blochmann était professeur à Halle et risquait de perdre son poste. Voici des extraits de sa correspondance avec Heidegger en 1933-1934.
41« J’ai traversé une période très difficile. Je ne pensais pas qu’il était possible d’être ostracisé de cette manière. J’avais probablement vécu trop naïvement dans la certitude d’une profonde appartenance, de l’esprit et de l’âme – de sorte que j’ai d’abord été complètement désemparée, et vraiment désespérée. » (Lettre de Blochmann à Elfride Heidegger du 18 avril 1933)
42Début septembre 1933, elle réitère son espoir que Heidegger lui vienne en aide : « Vous savez bien quelle est ma détresse, et que votre aide est mon dernier et mon seul espoir ».
43Heidegger se contente de l’aider à émigrer vers l’Angleterre en lui remettant fin 1933 une lettre de recommandation. Depuis l’Angleterre, Blochmann déplore qu’il ne lui écrive plus. Ainsi, le 26 février 1934 : « Cher Martin, vous ne m’avez pas écrit une seule lettre depuis l’automne ! [20] »
44Dans leur biographie de Blochmann, Wolfgang Klafki et Hans Georg tirent la conclusion suivante : « Heidegger n’a pas ignoré les appels à l’aide d’Elisabeth Blochmann ; il lui a promis son soutien à plusieurs reprises. Cependant, rien n’indique, dans la façon dont il répondit à ses appels, qu’il ait perçu la gravité de la situation. Dans ses lettres, il se répand sur ses nouvelles activités, qui semblent parfois atteindre un rythme proche de la frénésie. Plusieurs rendez-vous que Blochmann lui avait demandés ou que Heidegger avait déjà arrêtés furent annulés avant la date [21]. »
« Son antisémitisme toujours plus manifeste » (4 mai 1933)
45« Avec d’autres [de mes anciens étudiants], j’ai dû faire les expériences les plus tristes – la plus récente, et qui m’a affecté le plus durement, avec Heidegger. Ce fut la plus dure parce que j’avais non seulement confiance en son talent mais aussi (ce que je ne saurais bien m’expliquer à moi-même aujourd’hui) en son caractère. La belle conclusion à cette entente philosophique censément si profonde, fit son entrée officielle (et en grande pompe) au parti national-socialiste le 1er mai. Avant cela, il y avait eu la rupture complète de toute communication avec moi (achevée sans attendre, peu de temps après sa nomination à la chaire [celle de Husserl en 1928]), et, dans les années précédentes, la révélation toujours plus manifeste de son antisémitisme – y compris à la faculté, envers ses étudiants juifs les plus fervents [22]. » (Lettre de Husserl à Alexander Pfänder)
L’homme dans « sa tradition issue du peuple, du sang et du sol » (25 juin 1933)
46« Hönigswald vient de l’école du néo-kantisme, laquelle a défendu une philosophie qui s’est mise au service du libéralisme. L’essence de l’homme y a été dissoute en une conscience sans attache et celle-ci en fin de compte transmutée en une raison mondiale logique et universelle. Chemin faisant, sous l’apparence d’une justification plus rigoureusement philosophique et scientifique, on s’est détourné de la vision de l’homme dans son enracinement historique et sa tradition issue du peuple, du sang et du sol. […] Je tiens encore maintenant la nomination de cet homme à l’université de Munich pour un scandale [23]. » (Rapport sur le professeur juif Hönigswald)
Chaque peuple décide lui-même de ce qui est sain et de ce qui est malade (août 1933)
47« Pour ce qui est sain et pour ce qui est malade, un peuple et une époque se donnent à eux-mêmes la loi en fonction de la grandeur intérieure et de l’étendue de leur existence (Dasein). […] Pour tout peuple, le premier garant de son authenticité et de sa grandeur est dans son sang, son sol et sa croissance corporelle [24]. » (Discours à l’institut de pathologie de Fribourg)
Interdiction des bourses pour les étudiants juifs ou marxistes (3 novembre 1933)
48Les « étudiants qui ont récemment servi dans les SA, les SS ou qui ont lutté en faveur de la révolution nationale dans les milices de défense, se verront accorder en priorité une aide financière (bourses, frais de scolarité) sur présentation d’une lettre de recommandation de leur supérieur. En revanche, de telles aides seront dorénavant refusées aux étudiants juifs ou marxistes [25]. » (Directive du recteur)
« Le Juif Fraenkel » (décembre 1933)
49Heidegger fustige « l’attitude libérale-démocratique » de Baumgarten et souligne qu’il « était tout sauf national-socialiste » lorsqu’il vivait à Fribourg. Par ailleurs, il « a entretenu des rapports animés avec […] le Juif Fränkel qui a été ici démis de son poste [26] ». (Rapport sur Eduard Baumgarten)
L’extermination totale (Hiver 1933-1934)
50Il enseigne la nécessité de « repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se déployer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se maintenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître une constante disponibilité et de fixer l’attaque à long terme, avec pour but l’extermination totale [27]. » (Séminaire du semestre d’hiver)
La « biologie nouvelle » d’Uexküll contre la « biologie libérale » (Hiver 1933-1934)
51« Race et lignage » ne doivent pas être compris dans le sens « d’une biologie libérale surannée » [28]. (Séminaire du semestre d’hiver)
L’espace allemand et les nomades sémites (Hiver 1933-1934)
52« La nature de notre espace allemand […] ne se manifestera peut-être jamais aux nomades sémites [29]. » (Séminaire du semestre d’hiver)
Heidegger s’efforce d’obtenir la création d’une « chaire de professeur ordinaire de doctrine raciale et de biologie héréditaire » (Lettre du 13 avril 1934)
53Heidegger écrit au ministère de Karlsruhe pour exiger la création d’une « chaire de professeur ordinaire de doctrine raciale et de biologie héréditaire », rappelant qu’il la réclame « depuis des mois » [30].
Heidegger intercède en faveur de Theodor Pakheiser, spécialiste d’hygiène raciale (13 avril 1934)
54Dans la même lettre d’avril 1934, il intervient en faveur de Theodor Pakheiser, médecin, membre de la SS depuis 1930 et commissaire d’État à la santé au pays de Bade, pour que ce dernier soit chargé d’enseignement en hygiène raciale à l’université de Fribourg. Dans sa fonction de commissaire, Pakheiser met en œuvre la loi sur la stérilisation forcée du 14 juillet 1933 [31].
Heidegger démissionne du rectorat (27 avril 1934)
55Heidegger est dépité que ses efforts, menés de concert avec son collègue et admirateur Erik Wolf, qu’il avait nommé doyen de la faculté de droit, pour mettre au pas le faculté de droit, rencontrent début 1934 des résistances de la part de certains économistes. Wolf reçoit à la mi-avril 1934 une plainte disciplinaire et est menacé d’être démis de ses fonctions. Non pas pour des raisons politiques, comme l’affirmera Heidegger après guerre, puisque Wolf défendra corps et âme le régime au moins jusqu’en 1935 [32].
La race comme une condition nécessaire du Dasein historique (vers 1934)
56« La race – ce qui est une condition nécessaire, s’exprimant indirectement, du Dasein historique (être jeté), non seulement on le falsifie en en faisant la seule condition suffisante – mais cela devient du même coup ce de quoi on parle. L’“intellectualisme” de cette attitude, l’incapacité à distinguer entre éducation raciale et théorie de la race. Une condition est élevée au rang d’absolu [33]. » (Les cahiers noirs)
« Des Juifs dispersés, des demi-Juifs, ou d’autres personnages ratés » (7 février 1935)
57« Je ne connais pas votre “public” ; mais je crains que vous aussi deviez donner des cours et vous échiner face à ceux qui d’emblée évitent d’œuvrer en faveur du national-socialisme – des Juifs dispersés, des demi-Juifs, ou d’autres personnages ratés, des jésuites et des corbeaux en habit laïque et autres beaux esprits [34]. » (Lettre à Kurt Bauch)
Le national-socialisme en tant que principe barbare (7 juin 1936)
58« Quelque part, j’ai le sentiment que l’on va vers une fin ; le national-socialisme serait beau en tant que principe barbare – mais il ne devrait pas être aussi bourgeois [35]. » (Lettre à Kurt Bauch)
Le bolchévisme est juif (vers 1936)
59« Pour autant que la domination de la raison comme mise à égalité de tous n’est que la conséquence du christianisme et que celui-ci est fondamentalement d’origine juive (voir la pensée de Nietzsche sur la révolte des esclaves relative à la morale), le bolchevisme est de fait juif ; mais alors le christianisme est aussi fondamentalement bolchévique ! [36] » (Beiträge zur Philosophie)
Husserl : rationalité vide et parasitaire (vers 1937-1938)
60« Si les Juifs ont pu atteindre à un moment une telle puissance, c’est parce que la métaphysique occidentale, surtout dans sa version moderne, a offert le flanc à la diffusion d’une rationalité et d’une capacité au calcul vides, qui se sont ainsi fait une place à l’intérieur de l’“esprit”, sans jamais avoir su saisir par eux-mêmes les domaines occultes de la décision. Plus les décisions à prendre, plus les questions à venir sont originaires et primordiales, plus elles restent inaccessibles à cette “race”. Ainsi le passage de Husserl à l’observation phénoménologique qui se démarque de l’explication psychologique et de la comparaison historiciste d’opinions est d’une importance durable – et pourtant, il n’atteint jamais les zones de décisions essentielles. » (Cahier noirs)
Les Juifs doués pour le calcul (vers 1938)
61« Par leur talent prononcé pour le calcul, ce sont les Juifs qui “vivent” depuis le plus longtemps déjà selon le principe de la race, c’est pourquoi ils sont aussi les plus acharnés à lutter contre l’application illimitée [de ce principe] [37]. » (Cahier noirs)
Le « double jeu » de la domination judéo-chrétienne (vers 1938-1939)
62« La domination judéo-chrétienne mène […] conformément à sa nature (Art) un double jeu et se tient à la fois du côté de la “dictature du prolétariat” et du côté de l’empressement culturel libéral-démocratique ; ce double jeu masque encore pour un certain temps le déracinement déjà existant et l’absence de force pour les décisions essentielles [38]. » (Besinnung)
Propension des Juifs à la criminalité planétaire (vers 1939-1940)
63« Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédestination particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire [39]. » (Die Geschichte des Seyns)
La juiverie mondiale insaisissable (vers 1940)
64« La juiverie mondiale, excitée par les émigrants autorisés à quitter l’Allemagne, est insaisissable partout et avec toute sa puissance déployée n’a nulle part besoin de participer aux actes de guerre, tandis qu’il ne nous reste qu’à sacrifier le meilleur sang des meilleurs de notre propre peuple [40]. » (Cahier noirs)
L’acte le plus haut de la politique (vers 1941)
65« Le genre le plus haut et l’acte le plus haut de la politique consistent à impliquer l’ennemi dans une situation où il se trouve contraint de procéder à sa propre auto-extermination » [41].
Le judaïsme comme principe de destruction (vers 1942)
66« La juiverie est le principe de destruction dans la période de l’Occident chrétien, c’est-à-dire de la métaphysique [42]. » (Cahier noirs)
L’apogée de l’auto-extermination dans l’histoire (vers 1942)
67« Lorsque ce qui est en son essence “juif” mène le combat au sens métaphysique contre ce qui est juif, alors l’apogée de l’auto-extermination dans l’histoire est atteint [43]. » (Cahier noirs)
Le Juif Heinrich Heine (Hiver 1944-1945)
68Heidegger cite un mot de Nietzsche pour aussitôt le commenter : « L’Allemagne n’a produit qu’un poète, à part Goethe : c’est Heinrich Heine – et en outre un Juif […]. Ce mot jette une lumière étrange sur le poète Goethe. Goethe-Heine, “le” poète de l’Allemagne. Où se trouve Hölderlin… ? [44] » (Cours du semestre d’hiver)
« La soif de vengeance » des Juifs (23 juin 1949)
69Heidegger évoque un « émigrant juif » et met en garde Jünger : « Nous devons nous garder de tout livrer en pâture à la soif de vengeance à la fois éternelle et toujours plus rusée ; nous devons, quant à ce qui est authentique, rester inattaquables [45]. » (Lettre à Ernst Jünger)
L’agriculture motorisée et les chambres à gaz (1949)
Demande de rectification adressée en juin 1933 par Heidegger au service de presse nazi
Demande de rectification adressée en juin 1933 par Heidegger au service de presse nazi
70Conférence du 2 décembre 1949, intitulée « Das Ge-stell » : « L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, la même dans son essence que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène. »
71Conférence intitulée « Die Ge-fahr » : « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont abattus. Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces de réserve d’un stock de fabrication de cadavres. […] Nous avons la capacité [de mourir] seulement lorsque notre essence aime la mort [46]. » (Conférences de Brême)
Notes
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[1]
Professeur de philosophie, Sidonie Kellerer a récemment édité (avec Marion Heinz), Martin Heideggers « Schwarze Hefte ». Eine Debatte (Les Cahiers noirs de Martin Heidegger. Un débat ?), Francfort, Suhrkamp, 2016 ; elle est également l’auteur d’un article, « Une pensée qui n’est que domination », Magazine littéraire, n° 576, 2017, p. 87-90.
-
[2]
Gérald Sfez, « Une noblesse philosophique du meurtre de masse ? Peter Trawny, lecteur des Cahiers noirs de Heidegger », Allemagne d’aujourd’hui. Revue d’information et de recherche sur l’Allemagne, 2015, p. 45-46.
-
[3]
Sur ce point, voir Sidonie Kellerer, « À quelle “guerre invisible” Heidegger faisait-il référence », 20 mai 2014, Bibliobs, consultable à l’adresse suivante : http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20140510.OBS6734/a-quelle-guerre-invisible-heidegger-faisait-il-reference.html
-
[4]
Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005, p. 71.
-
[5]
Lutz Hachmeister, Heideggers Testament : Der Philosoph, Der Spiegel und die SS, Berlin, Propyläen, 2014, p. 250.
-
[6]
Käthe Vordtriede, « Mir ist es noch wie ein Traum, dass mir diese abenteuerliche Flucht gelang », Lengwil, Libelle, 1998, p. 12.
-
[7]
La source est la suivante : Der Alemanne. Kampfblatt der Nationalsozialisten Oberbadens, Fribourg-en-Brisgau, 19 juin 1933, p. 5. Cité par Heiko Wegmann, « Auch in Freiburg wurden von den Nazis Bücher verbrannt », Badische Zeitung, 13 août 2013.
-
[8]
C’est le titre utilisé en allemand pour un recteur. (N.d.T.)
-
[9]
Cité par Hugo Ott, Martin Heidegger : unterwegs zu seiner Biographie, Francfort et New York, Campus, 1992, p. 182 ; en français, Martin Heidegger éléments pour une biographie, traduit par Jean-Michel Belœil, Paris, Payot, 1990.
-
[10]
Guido Schneeberger, Nachlese zu Heidegger : Dokumente zu seinem Leben und Denken, Bern, Schneeberger, 1962, p. 66.
-
[11]
Gertrud Heidegger (dir.), « Mein liebes Seelchen ! » Briefe Martin Heideggers an seine Frau Elfride, 1915-1970, Munich, btb, 2007, p. 51.
-
[12]
Ibid., p. 51.
-
[13]
Martin Heidegger, Briefwechsel mit seinen Eltern und Briefe an seine Schwester, Jörg Heidegger et Alfred Denker (dir.), Friburg-en-Brisgau, Alber, 2013, p. 56.
-
[14]
Ulrich Sieg, « Die Verjudung des deutschen Geistes », Die Zeit, n° 52, 22 décembre 1989, p. 50. Article consultable à l’adresse disponible : http://www.zeit.de/1989/52/die-verjudung-des-deutschen-geistes/komplettansicht (consulté le 12 juillet 2017).
Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 60. -
[15]
Walter Homolka et Arnulf Heidegger (éd.), Heidegger und der Antisemitismus : Positionen im Widerstreit : mit Briefen von Martin und Fritz Heidegger, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2016, p. 22.
-
[16]
Martin Heidegger, Der Anfang der abendländischen Philosophie : Auslegung des Anaximander und Parmenides, Peter Trawny (dir.), Francfort, Klostermann, 2012, p. 1.
-
[17]
Walter Homolka et alii, Heidegger und der Antisemitismus, op. cit., 2016, p. 30.
-
[18]
Hannah Arendt, Martin Heidegger, Briefe 1925-1975 und andere Zeugnisse, Ursula Ludz (éd.), Francfort, Klostermann, 1999, p. 69 ; en français, Lettres et autres documents, 1925-1975, traduit par Pascal David, Paris, Gallimard, 2001. Le traducteur en français de cette lettre, Pascal David, falsifie le sens en rendant « cet antisémite » par « ce prétendu antisémitisme ».
-
[19]
Ott, Martin Heidegger, op. cit., 1992, p. 353 sq.
-
[20]
Martin Heidegger et Elisabeth Blochmann, Briefwechsel, 1918-1969, Marbach-am-Neckar, Deutsche Schillergesellschaft, 1989, p. 64.
-
[21]
Wolfgang Klafki, Elisabeth Blochmann : 1892-1972, Marburg, Universitätsbibliothek Marburg, 1992, p. 65.
-
[22]
Cité par Bernd Martin (dir.), Martin Heidegger und das « Dritte Reich » : ein Kompendium, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1989, p. 148-149.
-
[23]
Rapport sur Hönigswald (25 juin 1933), in Martin Heidegger, Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges, 1910-1976, Gesamtausgabe vol. 16, Francfort, Klostermann, 2000, p. 132-133.
-
[24]
Ibid., p. 151. Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 114.
-
[25]
Schneeberger, Nachlese zu Heidegger, op. cit. ; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 16-17.
-
[26]
Heidegger, Reden und andere Zeugnisse, op. cit., p. 774.
-
[27]
Martin Heidegger, Sein und Wahrheit, vol. 1 : Die Grundfrage der Philosophie (Sommersemester 1933) ; vol. 2 : Vom Wesen der Wahrheit (Wintersemester 1933/34) ; Gesamtausgabe vol. 36/37, H. Tietjen (dir.), 2001, p. 90-91 ; Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 276.
-
[28]
Ibid., p. 178.
-
[29]
Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 19-21 et p. 330-335. Première publication en allemand in Alfred Denker et alii (dir.). Heidegger und der Nationalsozialismus, vol. 1 : Dokumente, Heidegger-Jahrbuch 4, Fribourg, Alber, 2009.
-
[30]
Gesamtausgabe vol. 16, op. cit., 2000, p. 269. Ce texte est traduit en français in Arno Münster, Heidegger, la « science allemande » et le national-socialisme : suite d’une polémique, Paris, Kimé, 2002, p. 29-30.
-
[31]
Sur ce point, voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 115-116.
-
[32]
Ott, Martin Heidegger, op. cit., p. 230 sq ; voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 259.
-
[33]
Heidegger, Überlegungen II-VI (« Schwarze Hefte » 1931-1938), Gesamtausgabe vol. 94, Francfort, Klostermann, 2014, p. 189.
-
[34]
Martin Heidegger, Kurt Bauch, Briefwechsel 1932-1975, Almuth Heidegger (dir.), Fribourg, Karl Alber, 2010, p. 18.
-
[35]
Ibid., 2010, p. 29-30 ; en français, voir Sidonie Kellerer, « Heidegger et le nazisme au travers du prisme de sa correspondance », Critique, n° 811 : Heidegger : la boîte noire des Cahiers, 2015, p. 988-998, ici p. 996.
-
[36]
Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe vol. 65, F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 1989, p. 54 ; en français, voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 449.
-
[37]
Martin Heidegger, Überlegungen VII-XI (« Schwarze Hefte » 1938-1939), Gesamteausgabe vol. 95, Francfort, Klostermann, 2014, p.-56.
-
[38]
Martin Heidegger, Besinnung, Gesamteausgabe vol. 66, Francfort, Klostermann, 1997, p. 59 ; en français, voir Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 457.
-
[39]
Peter Trawny, Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung, Francfort, Klostermann, 2014, p. 51-52. En français, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs », traduit par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Paris, Seuil, 2014, p. 79. La phrase fut omise par les ayants droit et Trawny en 1998, lors de la publication de Die Geschichte des Seyns, Gesamteausgabe vol. 69, Francfort, Klostermann, 1998, p. 78.
-
[40]
Heidegger, Überlegungen XII-XV (« Schwarze Hefte » 1939-1941), Gesamteausgabe vol. 96, op. cit., p. 262 ; en français, voir Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger : extermination nazie et destruction de la pensée, Paris, Albin Michel, 2016, p. 259.
-
[41]
Heidegger, Gesamteausgabe vol. 96, op. cit., p. 260. Voir Emmanuel Faye, Sidonie Kellerer, François Rastier, « Heidegger devant la Shoah. Le volume 97 des Cahiers noirs », Cités, n° 61, 2015, p. 77.
-
[42]
Heidegger, Anmerkungen I-V (« Schwarze Hefte », 1942-1948), Gesamteausgabe vol. 97, Peter Trawny (dir.), Francfort, Klostermann, 2015, p. 20.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Martin Heidegger, Einleitung in die Philosophie. Denken und Dichten, Gesamteausgabe vol. 50, Petra Jaeger (dir.), Francfort, Klostermann, 1990, p. 150-151. En français, Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit., p. 485.
-
[45]
Martin Heidegger et Ernst Jünger, Briefe 1949-1975, Günter Figal, (dir.), Stuttgart, Klett-Cotta, 2008, p. 13 ; en français Martin Heidegger et Ernst Jünger, Correspondance 1949-1975, traduit par J. Hervier, Paris, Bourgeois, 2010.
-
[46]
Martin Heidegger, Bremer und Freiburger Vorträge, Gesamteausgabe vol. 79, Francfort, Klostermann, 1994, p. 27 et 56 ; traduit par Emmanuel Faye, Heidegger, op. cit., 2005, p. 490.