Couverture de RHSHO_206

Article de revue

13. Sur Frediano Sessi et les autres auteurs de livres de jeunesse sur le thème de la Shoah

Pages 273 à 281

Notes

  • [1]
    Laura Fontana dirige le département italien du Mémorial de la Shoah (Paris) et est responsable depuis 1999 du programme éducatif « Éducation et souvenir pour la Ville de Rimini ». Elle est l’auteur de plusieurs essais et articles sur la pédagogie de la Shoah en italien, français, anglais et hébreu. Ses recherches récentes portent sur l’historiographie allemande et les sources visuelles de la Shoah.
  • [2]
    Je veux remercier les libraires Alice Bigli et Gianluca Guidomei pour leurs conseils dans la rédaction de cet essai. Ils organisent le « Festival des Jeunes qui Lisent » Mare di Libri (Une mer de livres), qui se déroule chaque année à Rimini au mois de juin. Bigli et Guidomei animent également une librairie pour jeunes, Viale dei Ciliegi, à Rimini, en Italie.
  • [3]
    On ne peut citer toute l’œuvre de Frediano Sessi. On se bornera à nommer parmi les romans pour adultes L’ultimo giorno (Le dernier jour), Venise, Marsilio, 1995, qui a obtenu le prix Hemingway, l’édition des cahiers de Mary Berg dans le ghetto de Varsovie (Turin, Einaudi, 1991), et l’édition du Journal d’Anne Frank (Turin, Einaudi, 1993).
  • [4]
    En 1999, Frediano Sessi a dirigé, toujours pour Einaudi, une nouvelle édition augmentée du livre de Hilberg : La distruzione degli ebrei d’Europa, Turin, Einaudi, 1999.
  • [5]
    Frediano Sessi, Ultima fermata : Auschwitz. Storia di un ragazzo ebreo durante il fascismo (Dernier arrêt : Auschwitz. Histoire d’un jeune Juif sous le fascisme), Trieste, Einaudi Ragazzi, 1996.
  • [6]
    C’est ce qu’écrit Livio Sossi, l’un des principaux spécialistes de littérature enfantine. Livio Sossi, Metafore d’infanzia (Métaphores d’enfance), Trieste, Einaudi Ragazzi, 1998, p. 109.
  • [7]
    Ibid., p. 110.
  • [8]
    Dix-huit ans après sa sortie, ce roman figure encore au catalogue.
  • [9]
    Frediano Sessi, Prigionera della storia. Margarete Buber Neumann, testimone assoluta (Prisonnière de l’histoire, Margarete Buber Neumann, témoin absolu), San Dorligo della Valle, EL, coll. Le Sirene, 2005.
  • [10]
    Dans les quotidiens Corriere della Sera, L’Avvenire et les revues spécialisées en littérature de jeunesse telles que Liber et Andersen.
  • [11]
    Corriere della Sera, 27 septembre 2010, p. 33.
  • [12]
    Primo Levi, l’homme, le témoin, l’écrivain (Primo Levi, l’homme, le témoin, l’écrivain), Trieste, Einaudi Ragazzi 2013.
  • [13]
    Marco Belpoliti, TuttoLibri (magazine du quotidien La Stampa), 26 octobre 2013, p. VII. Marco Belpoliti a dirigé l’édition des œuvres complètes de Primo Levi.
  • [14]
    Cristina Taglietti, « Primo Levi raccontato ai ragazzi » (Primo Levi raconté aux jeunes), Corriere della Sera, 13 novembre 2013, p. 39.
  • [15]
    Rappelons qu’entre 1999 et 2016, Frediano Sessi a écrit de nombreux essais sur la Shoah : la reconstruction historico-sociologique de la vie quotidienne à Auschwitz (Auschwitz 1940-1945 : l’orrore quotidiano in un campo di sterminio (Auschwitz 1940-1945 : l’horreur quotidienne dans un camp d’extermination), Milan, Rizzoli, 1999) ; le guide Visitare Auschwitz (Visiter Auschwitz), écrit avec Carlo Saletti, Venise, Marsilio, 2011 ; le Dizionario della resistenza (Dictionnaire de la résistance), avec Enzo Collotti et Renato Sandri, 2 vol., Turin, Einaudi, 2001 ; la traduction de l’essai de Raoul Hilberg, La distruzione degli ebrei d’Europe (La destruction des Juifs d’Europe), Einaudi, 1999. Il est professeur de Sociologie générale à l’université de Brescia, et a récemment traduit et annoté le recueil de contes du ghetto de Lodz d’Abram Cytryn (Venise, Marsilio, 2016).
  • [16]
    Giulia Borgese, « L’odissea di Elissa racconta ai bambini la Shoah » (L’odyssée d’Elissa, la Shoah racontée aux enfants), Corriere della Sera, 4 décembre 2015, p. 49.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Donatella Ziliotto, Un chilo di piume, un chilo di piombo (Un kilo de plumes, un kilo de plomb), Trieste, Einaudi Ragazzi, 1992. Le livre a obtenu le prix spécial du jury Andersen en 2016.
  • [20]
    Mino Milani, Seduto nell’erba al buio. Diario di un ragazzo italiano. Estate 1944 (Assis dans l’herbe dans le noir. Journal intime d’un jeune Italien. Été 1944), Milan, Fabbri Editore, 2002.
  • [21]
    Donatella Ziliotto a fait connaître en Italie un classique de la littérature de l’enfance venue du Nord, comme Pippi Calzelunghe (Fifi Brindacier) de l’écrivaine suédoise Astrid Lindgren, et les romans de Roald Dahl.
  • [22]
    Le père de l’auteure était juif par sa mère.
  • [23]
    Le prix Andersen-Le monde de l’enfance est le prix italien le plus prestigieux pour les livres de jeunesse, décerné à leurs auteurs, aux illustrateurs et aux éditeurs. Il a été créé en 1982 par la revue qui porte le même nom.
  • [24]
    Antonio Faeti, Gli amici ritrovati. Tra le righe dei grandi romanzi per ragazzi (Les amis retrouvés. Entre les lignes des grands romans de jeunesse), Milan, Rizzoli, coll. BUR Ragazzi, 2010.
  • [25]
    Annalisa Strada et Gianluigi Spini, Il rogo di Stazzema (Le bûcher de Stazzema), Milan, Piemme, 2014.
  • [26]
    Daniela Morelli, La porta della libertà (La porte de la liberté), Milan, Mondadori, 2012.
  • [27]
    Tommaso Percivale, Ribelli in fuga (Rebelles en fuite), Turin, Einaudi Ragazzi, 2013.
  • [28]
    Le 9 janvier 1927, le régime fasciste adopta une loi qui ordonnait la dissolution de l’Association des scouts en faveur de l’Opera nazionale Balilla (la jeunesse fasciste).
  • [29]
    Luigi Ballerini, Hanna non chiude mai gli occhi (Hanna ne ferme jamais les yeux), Cinisello Balsamo, San Paolo Edizioni, 2015.
  • [30]
    Selon d’autres sources, les Juifs sauvés par le consul Zamboni furent au nombre de 350.
  • [31]
    Paola Capriolo, Partigiano Rita (Rita le maquisard), Turin, Einaudi Ragazzi, 2016.

1Au cours des dernières années la production éditoriale concernant l’époque fasciste, la Seconde Guerre mondiale et les persécutions raciales a multiplié les publications destinées aux jeunes lecteurs, enfants comme adolescents. Celles-ci se présentent de façon très hétérogène tant du point de vue de la rigueur historique que de la qualité littéraire [2]. À travers une analyse des textes principaux, la Shoah apparaît souvent comme un thème qui côtoie l’histoire principale. Dans le même temps, certains récits trahissent une faible connaissance du contexte italien dans lequel s’est déroulée la persécution des Juifs. Enfin, on trouve des textes dans lesquels la dimension didactique et l’intrigue l’emportent sur la vraisemblance historique, au détriment de la qualité artistique de la narration.

2Dans ce panorama diversifié de la littérature de jeunesse concernant l’histoire de la Shoah, il faut remarquer l’œuvre de Frediano Sessi, écrivain, essayiste et traducteur qui a réalisé une série de travaux [3] parmi lesquels la traduction italienne de l’œuvre monumentale de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, publiée en Italie par Einaudi en 1995 [4]. Ce qu’il faut relever des livres de Frediano Sessi est moins l’étendue de la production narrative – dont d’ailleurs Lia Levi représente elle aussi un exemple notable – que l’effort de conjuguer avec le même soin dans toute son œuvre la diffusion de la connaissance et la reconstruction historique rigoureuse sans céder aux simplifications imposées par la narration.

3On remarque un changement sensible dans l’horizon éditorial adressé aux enfants et aux adolescents suite à la publication, en 1996, du livre Ultima fermata Auschwitz[5], par l’éditeur jeunesse Einaudi Ragazzi. Le livre s’appuie sur un solide travail de documentation historique qui retrace la tragédie de la persécution des Juifs italiens et de leur déportation, en offrant l’exemple réussi d’une belle histoire capable de susciter l’empathie chez les jeunes, bien écrite et fidèle aux faits historiques autour desquels se noue l’intrigue. À travers la voix d’un enfant juif italien de dix ans, Arturo Finzi, qui « découvre sa judéité lorsqu’en 1938 le régime fasciste adopte les lois raciales [6] », Sessi fait revivre, à travers l’expédient littéraire du journal intime du jeune protagoniste, les années 1938-1945 au cours desquelles l’Italie mit en œuvre, elle aussi, une politique de persécution de ses concitoyens d’origine juive.

4L’auteur qui travaille depuis longtemps sur des textes concernant la Shoah, dénonce sans détour les responsabilités du fascisme dans la déportation des Juifs italiens après le 8 septembre 1943. Le roman, souvent réédité, se trouve aujourd’hui dans la collection pour adolescents de l’éditeur Carta bianca, et figure parmi les livres les plus lus de la littérature de jeunesse, notamment dans les écoles, justement parce qu’il aide les jeunes lecteurs « à comprendre le drame de nombre de Juifs italiens qui ont vu mourir leurs espoirs de vie et d’amour bien avant leur arrivée dans un camp d’extermination [7] ». Deux ans plus tard, en 1998, toujours dans la collection Einaudi Ragazzi, est publié un recueil de contes assez courts, Sotto il cielo d’Europa (Sous le ciel d’Europe), sous-titré Ragazzi e ragazze prigionieri dei lager e dei ghetti (Des garçons et des filles prisonniers des camps et des ghettos). Frediano Sessi y conte les huit histoires vraies, extraites d’une vaste documentation, de jeunes Juifs, prisonniers de la violence nazie. Il analyse entre autres une affaire débattue lors du procès de Nuremberg, celle d’un jeune Allemand qui s’oppose au régime de Hitler ; il traite aussi des lieux de détention où l’Italie fasciste collabore avec les troupes allemandes d’occupation dans la persécution des citoyens juifs ou antifascistes (l’un des contes se déroule à l’intérieur du camp de transit pour Juifs de Fossoli, un autre au sein de la Rizeria di San Sabba). Tout comme le roman Ultima fermata Auschwitz, le livre renvoie à d’autres lectures proposées aux jeunes mais également aux enseignants et aux éducateurs, et il s’achève avec une brève évocation du cadre historique de la déportation et de l’extermination nazie [8].

5D’une tout autre teneur, le roman publié dans une collection adressée aux jeunes filles et intitulé Prigioniera della storia[9] (Prisonnière de l’histoire) aborde l’histoire et la vie de Margarete Buber Neumann, incarcérée par les régimes de Staline et de Hitler. Ici, le récit opère une comparaison entre les deux dictatures, d’une part en mettant en relief les conditions de vie des déportées au camp nazi de Ravensbrück, d’autre part condamnant sans appel la dureté de la vie les goulags soviétiques.

6En 2010 a lieu la sortie, saluée par la presse nationale [10], de Il mio nome è Anne Frank (Mon nom est Anne Frank), un essai sur la jeune Juive hollandaise morte à Bergen Belsen. « Frediano Sessi a rassemblé les différentes Anne Frank (à travers les différentes éditions de son journal) pour en faire un portrait achevé, une boussole pour nombre de jeunes qui aujourd’hui encore, approchent le trou noir de la Shoah à travers le Journal, récit d’une jeune fille de leur âge », selon les mots de Giulia Ziino [11].

7Trois ans plus tard, Sessi confirme l’abandon de la narration issue exclusivement de la documentation historique, loin de tout modèle de fable, avec la publication d’un essai pour la jeunesse qui se concentre sur la figure et l’œuvre de Primo Levi [12]. C’est une véritable biographie de Levi qu’il rédige, tout en se concentrant sur les étapes de la formation du grand écrivain turinois, dont il conte la vie d’homme, de survivant de la Shoah et de témoin – sans négliger son œuvre d’écrivain et la tragédie de son existence. Le critique Marco Belpoliti souligne justement que « dès les premières pages de l’essai pour la jeunesse de Frediano Sessi, la thèse du livre apparaît. Levi est un homme à la fois fragile et très fort. Sa fragilité est celle de quelqu’un qui est englouti par le fléau de l’histoire, qui arrive par chance à survivre et devient le témoin de cette tragédie. Témoin car écrivain, et écrivain car c’est un homme humble, attentif, aigu, solide et curieux […]. Le livre s’adresse aux jeunes qui, sur les bancs de l’école, lisent surtout le premier livre de Levi, Se questo è un uomo [Si c’est un homme] [13] ». De l’essai de 140 pages sur Primo Levi que Sessi destine aux jeunes, Cristina Taglietti écrit, dans le Corriere della Sera :

8

Il y a tout. Le corps fragile et la lumière de la raison, la conscience et le drame de celui qui se sent pire que les autres pour avoir survécu. L’assemblage de la vie et des écrits est simple et efficace, une révision utile même pour de nombreux adultes [14]. Le livre le plus récent que Frediano Sessi [15] a écrit pour les jeunes chez Einaudi, dans la collection “Storie e rime” [Histoires et rimes], s’appelle Ero una bambina ad Auschwitz [J’étais une enfant à Auschwitz]. Raconter des histoires aux enfants, c’est facile s’il s’agit de fables pleines de sorcières et d’ogres, de reines féroces et de loups-garous, de personnages qui font peur, bien évidemment, mais qui ont l’avantage d’exister seulement dans la fantaisie des auteurs anciens. En revanche, tout change lorsqu’on veut reconstruire pour eux l’histoire des véritables ogres qui montrent une méchanceté inimaginable dans la réalité quotidienne, mais qui ont réellement existé à une époque pas si lointaine […] au cœur de l’Europe dont ils sont ses petits citoyens [16].

9À travers une rigoureuse reconstitution fondée sur les sources, Sessi suit l’odyssée d’une famille juive de Vienne, à travers le journal de la petite Elissa qui, « jour après jour, notera chaque moment de sa vie, jusqu’à la déportation en 1941 au camp de travail forcé : la faim, les baraques, la saleté, les punitions, les coups de feu… jusqu’au typhus et au désespoir ». « Après son entrée à l’infirmerie, je n’ai plus revu maman [17]. » Par chance, l’enfant sera sauvée et pourra rentrer à Vienne, où elle découvrira que sa maison est habitée par les Autrichiens mêmes qui avaient dénoncé sa famille aux nazis. « Le récit est précis, on emploie les mots qu’il faut : le ton n’est pas littéraire, mais en même temps il n’est pas enfantin. Le résultat est un récit captivant qui entraîne le lecteur jusqu’à la dernière page [18]. »

10Le style de la narration de Frediano Sessi se fonde sur des histoires de jeunes garçons et de jeunes filles engloutis par la violence de la guerre et du nazisme. Il s’appuie sur une documentation rigoureuse pour faire une reconstitution historique exacte, il met en relief les faits avec un souci moral qui trouve un écho aujourd’hui encore : les acteurs de la machine d’extermination nazie ne sont pas seulement les Juifs en tant que victimes et les nazis en tant que bourreaux, mais également beaucoup de spectateurs, des hommes et des femmes qui auraient pu résister, surmonter l’indifférence et aider ceux qui subissaient la violence du régime hitlérien. Justement, grâce à son regard attentif à l’histoire, il n’oublie jamais d’insérer dans les histoires qu’il écrit le thème de la responsabilité du fascisme. Ero una bambina ad Auschwitz (J’étais une enfant à Auschwitz), est, en Italie, un rare exemple de récit historique sur le thème de la Shoah destiné aux enfants dès l’âge de 9 ans.

11Au-delà de l’œuvre littéraire de Frediano Sessi, soulignons un autre aspect concernant la littérature italienne de jeunesse sur la Shoah. Le développement de ce secteur éditorial qui aborde directement la Shoah – un phénomène lié à l’expansion du thème du génocide des Juifs dans le discours public comme dans la production artistique et culturelle – souligne le déséquilibre qui existe entre l’importance qu’on lui donne dans le discours public, la désinvolture avec laquelle on l’évoque, sa popularité et la naïveté du public face à ce thème historique. Aussi les intrigues romanesques apparaissent-elles souvent assez bizarres, voire invraisemblables (au moins aux yeux de ceux qui connaissent le sujet). Ce phénomène dépasse les frontières de l’Italie et de la littérature, car il touche aussi les fictions télévisées et la production théâtrale.

12Ceci dit, il est vrai aussi que, dans quelques œuvres de jeunesse publiées, en Italie, au cours des dernières vingt années, les auteurs ont eu le mérite de tenter d’enquêter sur certains aspects de cette époque obscure, au cours de laquelle les Juifs ont été écartés de la société italienne. Après avoir été traités comme des ennemis de la nation : on a les enfermés. Un grand nombre d’entre eux, par rapport à la petite communauté juive locale italienne, a été déporté à Auschwitz, et la majorité a disparu à jamais.

13Renvoyons ici aux œuvres de Donatella Ziliotto, Un chilo di piume, un chilo di piombo[19] et de Mino Milani, Seduto nell’erba al buio. Diario di un ragazzo italiano. Estate 1944[20]. Ces romans, écrits sous la forme de journaux, laissent entendre les voix d’une jeune fille et d’un jeune garçon au moment où l’Italie bascule dans le désastre de la guerre. Donatella Ziliotto partage avec Sessi une longue carrière d’écrivain savant et de traductrice, de chercheuse et de directrice de collections de livres de jeunesse [21]. Cependant, elle se distingue, tout au moins pour ce livre, des autres auteurs, en s’inspirant de son histoire personnelle pendant la guerre entre 1940 et 1945, dans sa ville natale, Trieste. Un chilo di piume, un chilo di piombo est en fait un roman né de ses cahiers d’enfance, dans lequel le personnage traverse ces années « de plomb », marquées par la peur des bombardements, les difficultés économiques, la violence du fascisme et de l’occupation et le danger des déportations pour les Juifs [22]. Mais ce furent également les années de l’insouciance et de la naïveté typique de tout enfant (la légèreté « des plumes »).

14Mino Milani, qui est lui aussi l’un des collaborateurs les plus importants du magazine pour enfants Il Corriere dei Piccoli, est un auteur prolixe. Son roman Seduto nell’erba offre un tableau de la guerre en Italie, des forces d’occupation allemandes, des alertes, des bombardements, du rationnement, des déplacés, à travers le regard d’un jeune garçon qui confie à son journal ses peurs et ses espoirs.

15À travers le récit de la vie quotidienne, à partir des faits anodins, ces deux livres proposent deux exemples réussis de narration pour les jeunes, passant d’un ton léger à des accents plus sombres et crus, pour montrer ce qu’à l’époque cela signifiait être adolescent, à la frontière entre l’enfance et l’âge adulte, et grandir entre insouciance et inquiétude, face aux violences et aux privations auxquelles ils assistèrent ou dont ils furent victimes. On peut donc considérer ces deux romans comme des œuvres valables pour introduire les jeunes lecteurs dans le monde diversifié de la soi-disant « littérature de la Shoah ». Le sens de celle-ci étant, sans raconter directement l’horreur des déportations et des camps d’extermination ou des ghettos, de décrire efficacement un contexte historique plus vaste dans lequel la société italienne a vécu le drame de la guerre, de l’occupation, de la division entre RSI (République sociale italienne) et résistance – c’est-à-dire la toile de fond du processus d’élimination systématique des Juifs.

16Même si on ne peut pas considérer ces deux romans comme des ouvrages strictement dédiés à l’histoire de la Shoah, lire des histoires qui évoquent la guerre, avec ses cruautés, ses règles et ses motivations politiques, le renversement des valeurs du bien et du mal, peut aider les lecteurs en herbe à plonger dans un monde où les droits individuels sont écrasés et où la répression déclenche des comportements moralement abjects jusqu’à déboucher dans la sauvagerie. Quant à la valeur littéraire de ces deux romans, il suffit de rappeler que le prix Andersen [23] (prix spécial du jury) a été attribué en 2016 au roman de Ziliotto et qu’Antonio Faeti, essayiste, pédagogue et titulaire de la chaire universitaire de Littérature pour la jeunesse en Italie, a ajouté le livre de Milani à la liste de textes qui méritent d’être lus à tout âge, à côté des classiques pour la jeunesse tels que La capanna dello zio Tom (La case de l’oncle Tom), Il libro della giungla (Le Livre de la jungle) et Le avventure di Huckleberry Finn (Les aventures de Huckleberry Finn) [24].

17Le livre d’Annalisa Strada et Gianluigi Spini, Il Rogo di Stazzema[25] s’inspire d’un fait tragique : le massacre perpétré par les nazis, le 12 août 1944, de 560 civils dans le village toscan de Sant’Anna di Stazzema. On ne peut sûrement pas comparer la réussite et les qualités littéraires de cette œuvre à celles citées plus haut, mais les deux auteurs ont relevé le défi de conter aux plus petits, à travers le modèle de l’histoire qui s’achève heureusement (Lapo, l’un des enfants de Sant’Anna, un personnage qui s’inspire directement de l’histoire d’Ennio Mancini, à l’époque âgé de 6 ans, est sauvé du massacre par un bon soldat allemand), un événement parmi les plus cruels de l’occupation nazie. Ici aussi, la persécution nazie est absente, mais le thème de la sauvagerie de la guerre et de l’enfance traumatisée peut servir, surtout dans un contexte didactique, à tracer le cadre dans lequel fut perpétrée la tragédie des Juifs italiens, dans les deux dernières années de la Seconde Guerre mondiale.

18Même les derniers livres de Daniela Morelli, La porta della libertà[26], et de Tommaso Percivale, Ribelli in fuga[27], ont suscité l’intérêt, non seulement en raison de leur qualité littéraire, mais parce qu’ils se situent à la frontière subtile entre un monde en guerre et un monde en paix, l’Italie et la Suisse voisine. L’œuvre de Morelli se déroule en été 1943 sur le lac Majeur, après la chute de Mussolini et le début de la résistance. L’histoire est là encore racontée du point de vue d’un adolescent qui traverse cette période de bouleversement de la société italienne durant laquelle nombreux furent ceux qui durent choisirent leur camp. L’auteure évoque fugitivement la persécution à travers l’histoire d’une famille de Juifs contrainte à la clandestinité, mais aidée par la communauté locale.

19Le livre de Percivale, en revanche, est un récit choral qui s’inspire de l’histoire vraie de résistance d’un groupe de jeunes scouts qui, en 1927, refusa de se dissoudre, désobéissant ainsi aux lois fascistes [28]. Certains d’entre eux créèrent pendant la guerre le groupe Aquile Randagie (Aigles nomades), des résistants non armés qui aidèrent des centaines de personnes, parmi lesquelles des dizaines de Juifs fuyant les déportations, à passer la frontière avec la Suisse. Très émouvant, capable de solliciter une identification facile des jeunes vers l’envie de liberté et les exploits aventureux et dangereux des personnages, le roman devient une source de réflexion sur l’Histoire et sur le comportement de l’homme face aux embûches de sa propre humanité.

20Le roman de Luigi Ballerini, psychiatre et psychanalyste, intitulé Hanna non chiude mai gli occhi[29] (Hanna ne ferme jamais les yeux), se déroule en 1943 dans le ghetto de Kalimaria à Thessalonique. Alors que les Allemands organisent systématiquement les déportations vers Auschwitz de tous les Juifs grecs, l’intrigue se noue autour de deux histoires parallèles : celle de Hanna et Josef, deux Juifs âgés de quinze ans emprisonnés dans le ghetto, témoins impuissants de la multiplication de la violence et à la recherche désespérée d’une voie de salut ; et celle, véritable, du consul italien Guelfo Zambroni qui se déploya afin de sauver le plus possible de vies humaines. Ce roman transmet lui aussi un exemple positif de courage et d’espoir ; mais plus que les autres textes, à l’instar de ceux de Frediano Sessi, il est ancré dans une réalité historique plus précise. Guelfo Zamboni, grâce à de faux documents prouvant la nationalité italienne, réussit à garantir à 281 Juifs [30] la possibilité de s’enfuir à Athènes, située dans la zone d’occupation italienne, à leur permettre ainsi d’échapper au contrôle allemand et donc à la déportation. Son courage, qui resta caché longtemps après la guerre, lui a valu, en 1992, de recevoir le titre de Juste parmi les Nations de la part de Yad Vashem.

21Une autre histoire véritable est la source d’inspiration d’un roman récent de l’écrivaine Paola Capriolo, Partigiano Rita[31], qui retrace à Trieste la vie de Rita Rosani, une jeune Juive d’origine moldave (le nom de famille était à l’origine Rosental) qui voit sa vie quotidienne bouleversée par la promulgation des lois raciales de 1938, puis par le début des déportations des Juifs. Ici aussi, le thème du choix individuel constitue le noyau central : après l’armistice de septembre 1943, Rita met à l’abri sa famille en la cachant dans un petit village du Frioul pour entrer ensuite dans la résistance. Elle prend le fusil et milite dans les groupes de résistants des montagnes septentrionales d’Italie, jusqu’à son assassinat par un sous-lieutenant de la RSI, le 17 septembre 1944, à l’âge de 24 ans.

22Ce livre souligne le courage et la détermination d’une jeune femme qui a reçu la médaille d’or de la Résistance et qui a le mérite de faire un exemple, tout en montrant la réalité du contexte italien à partir de 1938, à travers les yeux de ceux qui, en tant que Juifs, ont vu, d’abord incrédules, puis de plus en plus conscients, la réalité tragique et absurde qu’ils étaient contraints d’affronter.

23Comment évoluera, au cours des prochaines années, cette littérature pour la jeunesse autour de la Shoah et de la déportation ? Si le sujet relatif à la persécution des Juifs demeure populaire, ce qu’on peut constater à voir les nombreux ouvrages qui occupent les étagères des libraires, des bibliothèques, et jusqu’aux supermarchés, il faut évaluer encore cette production si diverse. D’ailleurs, il faudrait aussi déterminer si ces lectures restent un moyen propédeutique d’introduction à l’histoire, proposé de manière contraignante aux enseignants, ou s’il s’agit d’un libre choix des lecteurs, ou tout au moins des adolescents, pas forcément lié aux obligations scolaires.


Date de mise en ligne : 16/08/2017

https://doi.org/10.3917/rhsho.206.0273

Notes

  • [1]
    Laura Fontana dirige le département italien du Mémorial de la Shoah (Paris) et est responsable depuis 1999 du programme éducatif « Éducation et souvenir pour la Ville de Rimini ». Elle est l’auteur de plusieurs essais et articles sur la pédagogie de la Shoah en italien, français, anglais et hébreu. Ses recherches récentes portent sur l’historiographie allemande et les sources visuelles de la Shoah.
  • [2]
    Je veux remercier les libraires Alice Bigli et Gianluca Guidomei pour leurs conseils dans la rédaction de cet essai. Ils organisent le « Festival des Jeunes qui Lisent » Mare di Libri (Une mer de livres), qui se déroule chaque année à Rimini au mois de juin. Bigli et Guidomei animent également une librairie pour jeunes, Viale dei Ciliegi, à Rimini, en Italie.
  • [3]
    On ne peut citer toute l’œuvre de Frediano Sessi. On se bornera à nommer parmi les romans pour adultes L’ultimo giorno (Le dernier jour), Venise, Marsilio, 1995, qui a obtenu le prix Hemingway, l’édition des cahiers de Mary Berg dans le ghetto de Varsovie (Turin, Einaudi, 1991), et l’édition du Journal d’Anne Frank (Turin, Einaudi, 1993).
  • [4]
    En 1999, Frediano Sessi a dirigé, toujours pour Einaudi, une nouvelle édition augmentée du livre de Hilberg : La distruzione degli ebrei d’Europa, Turin, Einaudi, 1999.
  • [5]
    Frediano Sessi, Ultima fermata : Auschwitz. Storia di un ragazzo ebreo durante il fascismo (Dernier arrêt : Auschwitz. Histoire d’un jeune Juif sous le fascisme), Trieste, Einaudi Ragazzi, 1996.
  • [6]
    C’est ce qu’écrit Livio Sossi, l’un des principaux spécialistes de littérature enfantine. Livio Sossi, Metafore d’infanzia (Métaphores d’enfance), Trieste, Einaudi Ragazzi, 1998, p. 109.
  • [7]
    Ibid., p. 110.
  • [8]
    Dix-huit ans après sa sortie, ce roman figure encore au catalogue.
  • [9]
    Frediano Sessi, Prigionera della storia. Margarete Buber Neumann, testimone assoluta (Prisonnière de l’histoire, Margarete Buber Neumann, témoin absolu), San Dorligo della Valle, EL, coll. Le Sirene, 2005.
  • [10]
    Dans les quotidiens Corriere della Sera, L’Avvenire et les revues spécialisées en littérature de jeunesse telles que Liber et Andersen.
  • [11]
    Corriere della Sera, 27 septembre 2010, p. 33.
  • [12]
    Primo Levi, l’homme, le témoin, l’écrivain (Primo Levi, l’homme, le témoin, l’écrivain), Trieste, Einaudi Ragazzi 2013.
  • [13]
    Marco Belpoliti, TuttoLibri (magazine du quotidien La Stampa), 26 octobre 2013, p. VII. Marco Belpoliti a dirigé l’édition des œuvres complètes de Primo Levi.
  • [14]
    Cristina Taglietti, « Primo Levi raccontato ai ragazzi » (Primo Levi raconté aux jeunes), Corriere della Sera, 13 novembre 2013, p. 39.
  • [15]
    Rappelons qu’entre 1999 et 2016, Frediano Sessi a écrit de nombreux essais sur la Shoah : la reconstruction historico-sociologique de la vie quotidienne à Auschwitz (Auschwitz 1940-1945 : l’orrore quotidiano in un campo di sterminio (Auschwitz 1940-1945 : l’horreur quotidienne dans un camp d’extermination), Milan, Rizzoli, 1999) ; le guide Visitare Auschwitz (Visiter Auschwitz), écrit avec Carlo Saletti, Venise, Marsilio, 2011 ; le Dizionario della resistenza (Dictionnaire de la résistance), avec Enzo Collotti et Renato Sandri, 2 vol., Turin, Einaudi, 2001 ; la traduction de l’essai de Raoul Hilberg, La distruzione degli ebrei d’Europe (La destruction des Juifs d’Europe), Einaudi, 1999. Il est professeur de Sociologie générale à l’université de Brescia, et a récemment traduit et annoté le recueil de contes du ghetto de Lodz d’Abram Cytryn (Venise, Marsilio, 2016).
  • [16]
    Giulia Borgese, « L’odissea di Elissa racconta ai bambini la Shoah » (L’odyssée d’Elissa, la Shoah racontée aux enfants), Corriere della Sera, 4 décembre 2015, p. 49.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Donatella Ziliotto, Un chilo di piume, un chilo di piombo (Un kilo de plumes, un kilo de plomb), Trieste, Einaudi Ragazzi, 1992. Le livre a obtenu le prix spécial du jury Andersen en 2016.
  • [20]
    Mino Milani, Seduto nell’erba al buio. Diario di un ragazzo italiano. Estate 1944 (Assis dans l’herbe dans le noir. Journal intime d’un jeune Italien. Été 1944), Milan, Fabbri Editore, 2002.
  • [21]
    Donatella Ziliotto a fait connaître en Italie un classique de la littérature de l’enfance venue du Nord, comme Pippi Calzelunghe (Fifi Brindacier) de l’écrivaine suédoise Astrid Lindgren, et les romans de Roald Dahl.
  • [22]
    Le père de l’auteure était juif par sa mère.
  • [23]
    Le prix Andersen-Le monde de l’enfance est le prix italien le plus prestigieux pour les livres de jeunesse, décerné à leurs auteurs, aux illustrateurs et aux éditeurs. Il a été créé en 1982 par la revue qui porte le même nom.
  • [24]
    Antonio Faeti, Gli amici ritrovati. Tra le righe dei grandi romanzi per ragazzi (Les amis retrouvés. Entre les lignes des grands romans de jeunesse), Milan, Rizzoli, coll. BUR Ragazzi, 2010.
  • [25]
    Annalisa Strada et Gianluigi Spini, Il rogo di Stazzema (Le bûcher de Stazzema), Milan, Piemme, 2014.
  • [26]
    Daniela Morelli, La porta della libertà (La porte de la liberté), Milan, Mondadori, 2012.
  • [27]
    Tommaso Percivale, Ribelli in fuga (Rebelles en fuite), Turin, Einaudi Ragazzi, 2013.
  • [28]
    Le 9 janvier 1927, le régime fasciste adopta une loi qui ordonnait la dissolution de l’Association des scouts en faveur de l’Opera nazionale Balilla (la jeunesse fasciste).
  • [29]
    Luigi Ballerini, Hanna non chiude mai gli occhi (Hanna ne ferme jamais les yeux), Cinisello Balsamo, San Paolo Edizioni, 2015.
  • [30]
    Selon d’autres sources, les Juifs sauvés par le consul Zamboni furent au nombre de 350.
  • [31]
    Paola Capriolo, Partigiano Rita (Rita le maquisard), Turin, Einaudi Ragazzi, 2016.

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