Notes
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[1]
In Pensées nocturnes, écrit à Paris dans les années 1830.
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[2]
W. G. Sebald, « Le cœur mortifié. Souvenir et cruauté dans l’œuvre de Peter Weiss », in Campo Santo, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau et Sibylle Muller, Arles, Actes Sud, 2009, p. 124, cité ici par Guillaume Dreyfus.
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[3]
Sur les origines spécifiquement allemandes (et pas seulement européennes) du nazisme, il y aurait plusieurs volumes à écrire. On se contentera ici d’évoquer la colère de Klaus Mann, l’exilé antinazi qui notait dans les années 1930 à propos de l’évolution antidémocratique de son pays : « Nietzsche l’a percé à jour et décrit avec génie : “Ce sont les Allemands qui sont responsables de tout ce qui a été gâché en Europe depuis des siècles !”, s’écrie-t-il plein d’amertume, de chagrin et de colère. » (In Contre la Barbarie, traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont et Corinna Gepner, Paris, Seuil, 2010, p. 201).
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[4]
Et pour cause. Rendant compte du livre de l’historien allemand Dominik Rigoll (non traduit), Staatsschutz in Westdeutschland (Göttingen, Wallstein, 2013) pour la Nouvelle Quinzaine littéraire (n° 1108, 1er juillet 2014), Sonia Combe écrivait : « On est toujours trop naïf. Un jour, alors qu’on apprenait que le BND (services de renseignements de la RFA) refusait encore l’accès au dossier d’Adolf Eichmann, je demandai à ce jeune collègue si les anciens nazis avaient infiltré le BND. « Infiltré ? s’étonna ce dernier, ils en constituaient la majorité. Là, comme ailleurs. » Et, plus loin, Sonia Combe explique que « les anciens nazis “dénazifiés” (près de 200 000 Berufsverbote avaient été prononcés en 1945) [avaient] ressurgi et réinvesti les institutions. Ils avaient pour la plupart bénéficié de peines anticipées. […] Teofila Reich-Ranicki, la femme du “pape de la littérature allemande” Marcel Reich-Ranicki, aurait dit un jour qu’en dépit de la notoriété de son mari, un sentiment d’insécurité ne l’abandonnait jamais du fait que le Kommissar du ghetto polonais dont elle était une survivante poursuivait tranquillement sa profession d’avocat à Cologne. Les anciens nazis étaient redevenus fréquentables (salonfähig, comme on dit si joliment en allemand). »
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[5]
In Hommes et destins, Paris, Livre de poche, 2012, p. 74-75.
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[6]
In La Longue Vie de la métaphore, in Langage et silence, Paris, 10-18, 1999.
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[7]
8 février 2008, in Frankfurter Allgemeine Zeitung, cité par Marie-Claire Hoock-Demarle.
Lorsque je pense à l’Allemagne dans la nuitMe voilà pris d’insomnieImpossible de fermer les yeuxJe pleure à chaudes larmes
Écrire, c’est essayer, malgré nos absences et nos moments faiblesse, de rester en équilibre au milieu des vivants, avec tous nos morts en nous, avec leur déploration, avec notre propre mort, pour mettre en marche le mécanisme du souvenir, qui seul justifie que l’on survive dans l’ombre de la montagne de la culpabilité.
1L’idée est séduisante, rassurante à plus d’un titre : l’« Allemagne », ou une majorité de la société allemande, se serait sentie coupable après 1945. C’est le lot commun de l’historien que d’affronter les légendes qui ont la vie dure parce qu’elles nous permettent de vivre aux moindres frais d’angoisse.
2W. G. Sebald est né en 1944 en Allemagne. Il quitte son pays en 1966 après avoir tôt fait le constat horrifié d’une nation amnésique (voir la contribution de Guillaume Dreyfus). Lorsqu’en 1946, Karl Jaspers publie Die Schuldfrage (voir la contribution de Marie-Claire Hoock-Demarle), son texte trouve si peu de lecteurs en Allemagne que sa réédition n’aura lieu qu’en Suisse où Jaspers va finalement terminer ses jours. Qu’écrivait-il ? « Que je vive encore quand cela est arrivé, cela pèse sur moi comme une faute inexpugnable. » Dans l’immédiat après-guerre, l’écrivaine allemande Suzanne Kerckhoff (1918-1950) notait : « La grande masse des Allemands, les anciens et nouveaux profascistes, ceux qui ne s’intéressent pas à la politique, ceux-là ne nous écoutent toujours pas. Notre opinion leur est octroyée – c’est la raison pour laquelle ils s’énervent et se sentent privés de leur liberté. Voilà ce que j’appelle la dictature de la démocratie – et je pense que je suis quelque peu en droit de le faire. » Dans ce numéro, Hans Joachim Hahn cite ces lignes en ajoutant que, dans le texte de Suzanne Kerckhoff, la narratrice considérait que « la grande majorité » de la population allemande était composée d’ennemis de la démocratie. À cela s’ajoute le doute à l’égard d’un système politique octroyé qui suscite selon elle rejet et hostilité [3] ». Le même Hans Joachim Hahn constate qu’un premier débat sur la question de la culpabilité fut mené dès 1946 dans plusieurs revues culturelles allemandes, mais que l’antisémitisme et la persécution des Juifs y tenaient peu de place. Pour lui, comme pour de nombreux témoins et analystes contemporains, la prise de conscience des crimes qui avaient été commis fait partie des mythologies. Et plus encore le sentiment d’une culpabilité massive : « Cette perception tient avant tout au fait que seules les photographies prises par les Alliés lors de la libération des camps et les premiers documentaires qu’ils ont tournés ont mis fin à la possibilité de détourner simplement le regard ou de nier les crimes [4]. »
3Au même moment, une autre voix dit la même chose, c’est celle du rescapé Primo Levi qui, dans La Trêve (1963), raconte son passage par l’Allemagne en chemin vers son pays : « Il me semblait que tous devaient forcément nous poser des questions, déchiffrer sur mon visage qui nous étions, écouter humblement notre récit. Mais personne ne nous a regardés droit dans les yeux, personne n’a relevé le défi : ils étaient sourds, aveugles et muets, enfermés dans leurs ruines comme dans une forteresse d’ignorance voulue, capables encore de haine et de mépris, prisonniers encore des vieilles entraves de la présomption et de la faute » (cité par Marie-Claire Hoock-Demarle).
4L’oubli autrichien fut bien plus puissant encore. C’est d’ailleurs moins d’oubli qu’il s’agit ici que d’une amnésie collective. Ingeborg Bachmann en a tôt parlé (voir la contribution de Barbara Agnese). Dans Enfants des morts (1995), l’écrivaine autrichienne Elfriede Jelinek notait qu’elle voulait « arracher à l’Autriche son masque d’innocence ». Ceux qui, comme Theodor Adorno à la fin des années 1950, déploraient un travail de mémoire trop lacunaire sur le passé récent furent encore moins entendus en Autriche. Béatrice Gonzalés-Vangell explique ici qu’ils « refusaient d’assumer [leur] participation active à la Solution finale » en trouvant dans la déclaration de Moscou (1955) la légitimation de leur position : l’Autriche, expliquaient-ils, avait été la « première victime de l’Allemagne nazie ». Ce qui faisait dire à la cinéaste viennoise Ruth Beckermann : « La nouvelle image de l’Autriche a été façonnée dans la perspective des criminels qui se font passer pour des victimes. »
5L’Autriche « victime » ? Ce fut là la position de Vienne des décennies durant, alors que le pays voisin, l’Allemagne, entamait, lui, un travail d’histoire. En Autriche, en revanche, tout fut oublié, les Juifs assassinés comme les assassins autrichiens. Durant des décennies, cette mythologie fut dénoncée par une littérature autrichienne, certes minoritaire mais vivace, marquée par les noms d’Elfriede Jelinek et de Thomas Bernhard, et, plus tard, par celui, entre autres, de Robert Schindel (Le Mur de verre, 1992).
6Durant les années 1950, les écrivains juifs autrichiens demeurèrent ignorés dans leur pays mais connurent en revanche le succès en RFA : ce fut le cas de Paul Celan, d’Elias Canetti, d’Ilse Aichinger. La littérature populaire autrichienne eut sa part dans cette occultation. La « Solution finale » était tue, comme tout ce qui avait trait à l’idéologie nazie et à la grandeur du IIIe Reich. Tout au contraire, une littérature sirupeuse s’étalait à l’image d’un cinéma qui exaltait Sissi impératrice d’Autriche et le temps heureux de la « Cacanie » d’avant 1914. Une littérature qui s’était mise à prôner « des valeurs humaines supérieures en proclamant la victoire de la culture sur la barbarie, en mettant en avant la chrétienté, la nature et la ruralité » écrit Béatrice Gonzalés-Vangell. L’Autriche fournit alors l’exemple d’un mensonge d’État et d’une amnésie organisée, gommant son implication dans le national-socialisme, et plus encore sa participation active à la Shoah. Cela ne fit l’objet d’aucun débat politique. Ni public, ni parlementaire. Doron Rabinovici, écrivain juif autrichien de la nouvelle génération (né en Israël, mais dont les parents ont émigré en Autriche alors qu’il était encore un enfant), notait que « pour faire fonctionner le mythe autrichien après 1945, tous les moyens furent bons pour nier les Juifs. Celui qui ne voulait voir en l’Autriche rien d’autre qu’une victime était tenté d’oublier que les Autrichiens avaient persécuté les Juifs. Celui qui voulait, à tout prix, que le pays entier se mette au premier rang des victimes devait marcher sur les montagnes de cadavres, des millions de morts, et celui-là même ne voulait pas après 1945 entendre parler du génocide et être confronté aux rescapés juifs ». C’est à partir de ce contexte seul que l’on peut entendre le retentissement du « scandale Jelinek » en Autriche (voir la contribution de Béatrice Gonzalés-Vangell). En dépit du prix Nobel attribué en 2004, Jelinek continue à susciter dans son pays un effroi et un rejet tels qu’elle-même demande à plusieurs reprises que ses pièces n’y soient plus jouées. « On prend de la terre allemande dans la main et c’est de la cendre qui s’écoule entre vos doigts », écrit-elle. Loin de se cantonner à une indignation moralisante qui n’est d’aucun effet, Jelinek casse le discours de la normalité qui dissimule l’horreur derrière le banal. Une horreur autrichienne qui culmine en 1986 avec l’élection de Kurt Waldheim à la présidence du pays. Cet acmé, pourtant, marque aussi le début de l’effritement du mythe et l’amorce d’une nouvelle conscience. Les romanciers Robert Schindel et Doron Rabinovici s’imposent après le scandale Waldheim. Dans la foulée de Jelinek, de Bernhard et de quelques autres, ils vont tenter d’éveiller leurs compatriotes et contemporains à la douleur de cette histoire. Et ouvrir leurs réflexions à ce qui va bien au-delà de la culpabilité de l’Autriche, à l’idée que la mort prochaine des rescapés livrera désormais le monde « à sa propre force de destruction et de mort » (Doron Rabinovici). C’est au cours de ces années que prend forme un « sursaut autrichien » qu’avait jadis préparé le « groupe de Vienne » (voir la contribution de Johann Sonnleitner), des écrivains lucides sur la rupture de civilisation qui venait de se produire. Ce que Theodor Adorno traduira par ces mots en 1977 : « Les artistes authentiques d’aujourd’hui sont ceux dans l’œuvre desquels l’horreur extrême continue de vibrer ».
7Fondée, comme la RFA, en 1949, la République démocratique allemande, fut également frappée par la maladie du silence. Ce fut toutefois un mal différent. Si l’Autriche communiait dans une amnésie collective, eu égard à sa responsabilité dans le martyre infligé aux Juifs d’Europe et de Tunisie, en RDA il s’agissait plutôt d’un négationnisme d’ordre politique. La Shoah n’y fut jamais niée, simplement s’abstenait-on d’en parler. Et lorsqu’il en était (rarement) question, on imputait le crime aux « criminels de l’Ouest ». À Berlin-Est, le statut de « persécuté du régime nazi » ne désigna jamais les Juifs mais toujours les réfugiés politiques. Pour le régime communiste, l’antisémitisme et le racisme n’étaient que des conflits de classe déguisés, une lutte de classes pervertie. Il n’y avait pas la moindre velléité d’ancrer l’antisémitisme nazi dans un terreau culturel allemand de la longue durée. Héritier du parti communiste d’avant-guerre (KPD), fort de son statut de résistant tôt persécuté (une réalité), le régime communiste du SED affirmait n’avoir aucune responsabilité dans le crime. C’est donc fort logiquement que la RDA ne reconnut jamais la prétention de l’État d’Israël à des réparations. Et fort logiquement aussi que le 12 mars 1951, Berlin-Est transmit à Jérusalem son refus de verser quelque « compensation » que ce soit. L’Allemagne de l’Est ne ratifia pas les accords du Luxembourg (1952) ni ne versa le moindre mark aux victimes juives, à leurs descendants ou à l’État d’Israël. Durant les premières décennies du régime, Berlin-Est se refusa à considérer les Juifs en victimes du fascisme. L’avènement du communisme, assurait-on encore, ferait disparaître cette butte-témoin de l’archaïsme, l’antisémitisme, comme il ferait disparaître d’ailleurs le judaïsme lui-même… comme les autres religions, résidus obsolètes des « particularismes ». Jamais Berlin-Est ne nia la réalité de Belzec et de Treblinka, mais jamais non plus il n’envisagea ce trou noir de l’histoire ni ne posa dessus le moindre mot. S’il n’y eut pas trace ici de l’amnésie crapuleuse de l’Autriche, on eut affaire en revanche à une manipulation politique doublée de bêtise.
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9Que pouvait dire du crime la langue des assassins ? Que pouvait la littérature allemande après le suicide de Stefan Zweig (février 1942), l’exil des frères Heinrich et Thomas Mann, du fils et neveu Klaus (et de milliers d’autres), la mort à Paris en 1938 d’un Joseph Roth désespéré ? Aux funérailles de son ami Roth, Stefan Zweig, soutien fidèle des dernières années, parle devant la fosse ouverte :
Peut-être devons-nous seulement, en tenant ce bastion, cacher aux yeux du monde que la littérature en Allemagne a subi depuis Hitler la défaite la plus lamentable de l’histoire et qu’elle est sur le point de disparaître totalement de l’horizon européen. Mais peut-être (espérons-le de toute notre âme !) n’aurons-nous à tenir ce bastion que jusqu’au moment où derrière nous les forces seront regroupées, où le peuple allemand et sa littérature seront redevenus libres et où ils seront de nouveau à l’œuvre, unis, au service de l’esprit. Cependant, quoi qu’il advienne, nous n’avons pas à nous interroger sur le sens de notre tâche, nous avons maintenant, chacun d’entre nous, une seule chose à faire : rester au poste qui nous est assigné. Nous ne devons pas nous décourager quand nos rangs s’éclaircissent, nous ne devons pas même, lorsque, à droite et à gauche, les meilleurs de nos camarades tombent, nous abandonner à la mélancolie et au deuil, car, je viens de le dire, nous sommes en pleine guerre, et au poste le plus exposé. Tournons juste notre regard quand l’un des nôtres périt (un regard de reconnaissance, plein de notre affliction, de notre souvenir fidèle), puis rejoignons l’unique retranchement derrière lequel nous soyons protégés : notre œuvre, notre tâche, aussi bien individuelle que commune, afin de l’accomplir loyalement, vaillamment, jusqu’au terme fatal, comme nous l’ont montré nos deux camarades disparus, notre Ernst Toller avec sa perpétuelle exubérance, et notre Joseph Roth, à jamais inoubliable [5].
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12La représentation de la Shoah dans la littérature allemande fut tardive, aussi bien dans la littérature générale que dans la littérature enfantine. La recherche historique sur la Shoah accusa le même retard. Il y eut longtemps ce refus d’entendre (ce) que W. G. Sebald avait très tôt diagnostiqué. C’était le temps du « silence consensuel ». En 1964, l’éditeur allemand d’Edgar Hilsenrath, l’auteur de Nuit, publie son livre – mais quasi confidentiellement (le tirage est limité à 1 200 exemplaires). Il craint, dit-il, les réactions antisémites que pourrait provoquer… l’exposition de la violence allemande infligée au ghetto (voir la contribution de Ruth Vogel-Klein). Il avait pourtant fallu treize ans pour que l’ouvrage d’Hilsenrath, rédigé en allemand et publié d’abord aux États-Unis, en anglais, en 1951, voie le jour en Allemagne. Le tirage de 1964 est vite retiré des librairies, par peur du scandale.
13Hilsenrath n’est pas le seul exemple de cet étrange silence marqué par le retournement de la faute. Marie-Claire Hoock-Demarle mentionne aussi la publication du premier volume de la trilogie de Manès Sperber (achevé en 1949), Der Verbrannte Dornbusch, une œuvre qui ne sera publiée en Allemagne qu’en 1961. Elle cite aussi le Journal d’Anne Frank (retrouvé par son père, Otto Frank en 1945) et qui, dès 1950, fait l’objet d’une première traduction allemande – édulcorée, cependant, et tirée à 4 500 exemplaires seulement. Certes, en 1956, le Journal est adapté au théâtre, mais dans une version affadie qui élude la question de la responsabilité de l’Allemagne. Une version du Journal qui est à l’image du succès international du livre, un triomphe qui met en lumière le malaise induit par la culpabilité. En 1957, la pièce d’Erwin Sylvanus Korczak et les enfants (1957) offre une réponse ironique à l’adaptation théâtrale de 1956. Elle tourne en dérision la bondieuserie auréolant l’adaptation théâtrale du Journal d’Anne Frank. Ainsi, infinis sont les stratagèmes destinés à noyer la question de la culpabilité (voir la contribution de Markus Roth).
14La littérature de jeunesse connaît les mêmes aléas, marquée en premier lieu par la volonté d’en parler sans en parler. Et ce jusqu’à ce jour. La manifestation la plus frappante de cette « exposition-occultation » demeure le succès considérable du livre de Bernhard Schlink Le Liseur (1995), traduit à ce jour en 43 langues. Le roman (et son audience) analysé ici par Juliane Köster évoque la souffrance des bourreaux sous le feu des bombardements alliés. Comme si le livre tout entier n’entendait répondre qu’à cette seule question : comment rendre la violence supportable pour les Allemands ? Comment aimer un assassin ? On se demande pourquoi Bernhard Schlink a fait de cette brute emprisonnée (une femme) une analphabète, une situation en vérité bien peu crédible. Le succès du livre a fait dire à un critique allemand qu’il s’agissait d’une « pornographie culturelle », comme si tout le livre revenait à prétendre parler de la destruction des Juifs d’Europe tout en l’esquivant sur le fond. Le succès de Schlink semble symptomatique en effet de la difficulté de regarder en face la responsabilité morale de l’Allemagne. À propos des nombreux critiques qui, outre-Rhin, disséquèrent le livre en 1995-1996, Köster cite ces mots de Jérémy Adler : « Dans la crémerie dialectique de Bernhard Schlink, il semblerait que l’on puisse avoir le beurre et l’argent du beurre : on y pardonne non seulement toutes les déficiences humaines mais aussi chaque crime. Pour servir cette thèse au peuple, Schlink a recours à une forme de pornographie culturelle manifestement convaincante et attractive. ».
15L’auteur dresse en effet le portrait d’une détenue modèle qui, entrée en prison analphabète, y apprend à lire pour découvrir ensuite l’énorme fonds livresque dédié à la destruction des Juifs d’Europe : elle lit, pêle-mêle, mémoires des victimes, récits des coupables (y compris l’autobiographie du commandant d’Auschwitz) et textes d’historiens. Le Liseur, écrit Köster, est un « roman allemand » : « L’œuvre peut-être ainsi interprétée comme le psychodrame des Allemands de la seconde génération, incapables de résoudre le problème douloureux posé par leurs liens amoureux avec des criminels nazis. La solution apportée par le roman rend la douleur supportable. Son prix est l’occultation évidente du point de vue des victimes, ainsi que le renoncement à une représentation concrète de la terreur, de la violence de la souffrance, en faveur de l’allusion et de l’imprécision. »
16Il arrive aussi que, pour éluder le sentiment de culpabilité, l’histoire soit parfois falsifiée comme dans cette littérature pour la jeunesse où des enfants allemands sauvent à qui mieux mieux la vie des enfants juifs. La dénaturation du passé est ici à la fois élémentaire et dérisoire, tout entière tendue dans le but de ne pas avoir à regarder la réalité en face. Le succès de Mon ami Frédéric (voir la contribution de Nicole Colin) offre un exemple de cette bonne conscience européenne qui amende suffisamment l’histoire pour la rendre regardable. Qui entretient sur tous les modes la légende de l’ignorance (« Nous ne savions pas », « Nous ne pouvions pas savoir », « Nous n’avons pas vu », « Nous n’avons pas compris »). Or Hélène Camarade montre dans son texte qu’un grand nombre de témoins faisaient preuve, dès 1933, d’une frappante lucidité. C’est dès 1933, en effet (et je pense ici, entre autres, à Klaus Mann) que beaucoup évoquent la « barbarie en marche » alors qu’il n’est évidemment pas encore question de Treblinka et d’Auschwitz. En 1935, dans son journal intime, un écrivain juif allemand reprend l’expression du Times de Londres qui parle d’un « pogrom froid ». Deux ans plus tôt, le 3 juillet 1933, à propos des mesures de persécutions prises contre les Juifs, Walter Tausk, évoque une « guerre d’éradication sans hémoglobine ». Le 26 octobre 1937, Willy Cohn parle d’un « combat pour l’extermination économique des Juifs en Allemagne ». La liste est interminable qui montre qu’à la condition de le vouloir, on pouvait savoir cette réalité-là. Mais, par souci de sauvegarde, en dépit de l’accumulation des preuves, le psychisme humain tend à détourner le regard. Plus encore : plus monstrueuse est l’avalanche de preuves et plus forte est la tentation de ne pas voir. C’est vrai de cette tragédie-là comme des autres. Pour partie au moins, cette falsification rend compte du succès du roman de Jonathan Littell Les Bienveillantes (Gallimard, 2006). Traduit en allemand en 2007, son audience outre-Rhin, moins affirmée qu’en France, y a été rapidement analysée : « Nous, la troisième génération, écrit Julia Voss dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12 mars 2008, nous avons connu les nazis de jadis comme des petits vieux, chauves, souffreteux, banals. C’est ce qui les rendait si inquiétants. Max Aue (le héros du livre de Littell) nous explique : « Comme la plupart des gens, je n’ai jamais voulu devenir un meurtrier. » C’est dire que, dans des circonstances semblables, nous pourrions, nous aussi, devenir des meurtriers, voilà ce dont il veut nous convaincre. Le deviendrions-nous ? » Comme l’explique ici Marie-Claire Hoock-Demarle qui cite ce texte, le héros de Jonathan Littell, cet intellectuel devenu criminel au cœur du système nazi, « est un miroir tendu à chaque lecteur allemand contraint de s’interroger ».
17Le refus de voir est inséparable de cette religion victimaire qui transforme tous les contemporains en victimes. Ainsi amalgame-t-on aujourd’hui les victimes de la Shoah et celles des bombardements aériens subis par l’Allemagne. Cette tentation est ancienne (voir la contribution de Katja Schubert), elle agite un pays où l’on reconstruit l’histoire pour avoir la paix : il s’agit d’amalgamer les pertes juives, les pertes civiles allemandes et le flot de réfugiés venus de l’est, paralysés par la peur de l’Armée rouge. Ceux-là sont donc tous, également, des victimes. Ainsi est rendu possible un nouveau départ sur la base d’une solidarité négative des victimes qui casse toute notion de culpabilité. Toute une littérature allemande (voir Hans Joachim Hahn) a voulu réconcilier les vivants et les morts en demandant aux morts de faire la paix avec les vivants, leurs assassins : « Aux morts, écrit-il, on adresse la demande outrancière de réconcilier le monde des vivants. » Cette littérature-là instrumentalise les morts. Elle fait de l’assassinat des Juifs d’Europe orientale une nouvelle Crucifixion, un nouveau Calvaire qui ouvre le chemin d’une rédemption générale. Comme si l’Europe nouvelle ne pouvait s’édifier que sur les ruines d’une civilisation juive détruite. Comme si l’unification de l’Europe était le cadeau fait au Vieux Continent par les Juifs assassinés.
18Ce discours sirupeux a été promu ces dernières années par une partie de la littérature allemande et autrichienne. Contre elle, en 2004, l’écrivain juif autrichien Doron Rabinovici s’insurge avec son roman Ohnehin (Quoi qu’il en soit). Le narrateur, un Juif du nom de Lew Feininger, entretient une relation amoureuse avec la fille d’un bourreau allemand. Pour autant, il récuse le discours compassionnel qui vise à niveler les différences et refuse le rapprochement bourreaux-victimes au nom du silence qui pèserait pareillement sur le passé des deux familles (voir le texte de Norbert Eke).
Tu aimerais plus que tout, déclare-t-il à son amie, organiser une pyjama-party antifasciste et te promener en habit de détenus. Tu n’es pas une victime de la SS. Tu m’entends ? Et tu ne feras pas non plus de moi une victime de ce genre. Je ne suis pas une victime. Mes parents l’ont été, c’est sûr. Moi pas. Tu comprends ? Moi pas. Qu’est-ce que tu as dit ? “Nous, enfants des victimes et des bourreaux ?” Penses-tu que nous ne sommes qu’une unique grande famille ? Une sorte de mariage mixte entre Juifs et nazis ? Une tribu de bourreaux et de victimes… Les Mischpoche d’Auschwitz ? Nous, les enfants ? Je ne veux plus être un enfant. Je suis adulte. Toi aussi. Il est temps.
20Très tôt, une élite allemande eut conscience de la catastrophe et fut pénétrée du sentiment de sa responsabilité. On cite à l’envi Karl Jaspers. Certes. D’autres noms viennent à l’esprit, moins connus, tel celui d’Alfred Andersch (cité ici par Hans Joachim Hahn), l’auteur en 1952 des Cerises de la liberté. Le 9 novembre 1959, au 21e anniversaire de la Nuit de cristal, Andersch se réfère à Adorno pour souligner « l’absurdité » de l’activité des auteurs allemands de l’époque : « Les écrivains de ma génération, pour lesquels je demande votre compréhension, œuvrent aujourd’hui à une tentative pratiquement désespérée de créer une littérature après la fin de la littérature. » Plus tard, chez W. G. Sebald, cet exilé d’entre les exilés, le thème d’une cassure absolue revient avec force (voir la contribution de Guillaume Dreyfus). Comment vivre parmi les morts et quelle vie est possible après que cela a eu lieu ? Comment transmettre cet incommunicable-là ? Celui de la douleur et de la torture, en faisant référence à Jean Améry. Le thème du suicide est omniprésent parmi les rescapés de la catastrophe : Jean Améry dans un hôtel de Salzbourg en 1978, Paul Celan à Paris en 1970, Primo Levi à Turin en 1987. D’autres encore. Sebald est cet Allemand qui ne parle pas de la Shoah pour en parler toujours et chez qui, a contrario de tant de bavardages d’écrivants, est lancinante la douleur des mondes disparus comme omniprésente la mélancolie devant la précarité de nos vies. Mélancolie devant les photos, cette « matérialisation des apparitions de fantômes » (Sebald). Et chez lui, toujours, cette lucidité sur le potentiel destructeur du « progrès », mais aussi la conscience, sans les mots du philosophe, du lien qui unit la culture à la barbarie, comme du lien entre le refoulement allemand et l’énergie mise à la reconstruction. Lucidité de Paul Celan aussi dont on ignore souvent que sa Fugue de mort (« la mort est un maître d’Allemagne ») a été rédigée en mai 1945.
21C’est aussi la lucidité d’Elfriede Jelinek, convaincue, avec Theodor Adorno, que « les forces de l’histoire qui ont engendré l’horreur viennent de la structure même de la société ». De là que Jelinek qui s’essaie à déconstruire la normalité de l’Autriche aujourd’hui (voir la contribution de Béatrice Gonzalés-Vangell) voit très tôt dans Martin Heidegger un nazi authentique. Non un « philosophe qui aurait adhéré au nazisme un temps et s’en serait repenti », mais bien davantage un philosophe dont la pensée, au-delà de ses masques mouvants, fut, selon elle, une pensée nazie. C’est du moins ce qu’elle entend quand elle explique que la conception de la langue défendue par Heidegger (la « maison de l’être », Haus des Seins) est en termes voilés une célébration de l’idéologie Blut und Boden. De là, la pièce de théâtre qu’elle intitule Totenauberg, allusion au chalet de Heidegger, Todtnauberg.
22***
23Aujourd’hui que la religion de la mémoire envahit le terrain de la réflexion politique, les anachronismes sont nombreux comme sont nombreuses les erreurs de lecture. Adorno en fut très tôt l’une des premières victimes. Son mot fameux de 1951, « écrire un poème après Auschwitz est barbare », extrait de son contexte, a été perçu comme un interdit. Adorno semble avoir signifié (sans en être certain) qu’après cette rupture anthropologique, on ne pouvait plus écrire un poème de la même façon. Qu’on ne pouvait plus penser de la même façon. Qu’on ne pouvait plus se référer aux mêmes universaux ni entendre le monde comme si cela n’avait pas eu lieu. Treblinka a cassé le rêve des Lumières : c’est à partir de ce constat banal qu’il faut penser le monde à nouveaux frais ou, pour paraphraser Foucault, « se déprendre du connu ».
24La poésie de Celan est aujourd’hui vue par certains comme un texte sacré, comme si Auschwitz devait être entouré d’un « halo de sainteté ».
25Après la guerre, un étrange philosémitisme s’est parfois emparé de certains Allemands. Dans son roman Nuit et davantage encore dans Le Nazi et le Barbier (paru aux États-Unis en 1971, en Allemagne en 1977), Edgar Hilsenrath a montré comment les anciens codes culturels de l’antisémitisme pouvaient se transformer en philosémitisme. Dans Le Nazi et le Barbier (traduit en français en 2013), Hilsenrath fait du SS Max Schulz un pseudo-Juif réfugié après la guerre en Israël où il emprunte l’identité de son ami d’enfance, le Juif Itzig Finkelstein qui a péri dans la Shoah. Devenu le Juif Finkelstein, l’ancien SS Schulz se mue en héros de Tsahal… « La métamorphose du criminel en victime, écrit ici Norbert Eke, s’opère par ce que, en deçà du philosémitisme habituel, la méchante magie de l’antisémitisme demeure efficace. » Autrement dit, les vieux poncifs de l’antisémitisme perdurent. C’est ainsi que dans une partie de la littérature pour jeunesse consacrée à la Shoah revient le thème du « Juif riche » pour expliquer l’antisémitisme et, bien évidemment, pour mieux le réfuter. Ce faisant, pourtant, en mettant en lumière ce préjugé, on ne fait que le conforter.
26La religion du compassionnel interroge rarement le terreau culturel d’où a surgi la catastrophe, tant toute histoire culturelle, paralysée par la doxa de l’antiracisme, craint d’être taxée d’essentialisme, c’est-à-dire de racisme. De là, aussi, qu’elle finit en tourisme mémoriel, une dérive qui va bien au-delà de l’Allemagne. Depuis longtemps, la littérature allemande tourne en dérision ce phénomène. Norbert Eke rapporte ici la fiction d’une visite guidée d’un camp de concentration (au passage, d’ailleurs, la Shoah, comme souvent, est ici confondue avec le monde concentrationnaire). Le narrateur, appelé ici « l’homme du camp de concentration », déclare :
Nous proposons la visite guidée basique, avec participation à une sélection, participation à l’appel debout, ainsi que visite d’un bloc, avec possibilité de séjour pour la nuit, ou bien la visite guidée active, on vous confie la mission de voler une casquette ou de se présenter sans casquette à l’appel, avec la possibilité de se chercher une cachette dans les latrines, et pour finir l’expérience visite guidée culmine avec la visite d’une chambre à gaz – faire l’expérience de ce pommeau de douche d’où sortira non pas du gaz mais de l’eau ! Cela vous secouera. Cela vous soulagera. Cela vous purifiera. […] Cette expérience de l’angoisse de la mort ! Et en bonus, recevez un petit sac de toile remplie de cendres, brodé par nos volontaires du service civil avec les mots « Souvenir d’Auschwitz – Anges gardien de l’Union européenne ».
28Dans le même ouvrage est également tournée en dérision la rituelle formule du « plus jamais ça », laquelle, dans un retournement pervers, ouvre la voie à l’intolérable. Un autre narrateur, nommé « le gardien de camp », s’adresse au chien en ces termes : « À partir de maintenant, on peut assassiner et dire : ça n’est pas Auschwitz. Exterminer – ça n’est quand même pas Auschwitz ! Violer les droits de l’homme – on ne peut quand même pas mettre ça sur le même plan qu’Auschwitz ! Si les mots ont un sens…, alors les génocides ne sont pas comparables avec Auschwitz ! “Plus jamais Auschwitz !”, cela veut dire : “Plus jamais assassiner de manière absurde !” »
29Comme d’autres littératures de la catastrophe, la littérature allemande constate à son tour que la Shoah a paradoxalement renforcé l’idée de peuple juif, alors que depuis 1791 l’histoire de l’émancipation avait fait des Juifs d’Europe des communautés intégrées, voire en voie d’assimilation. Or, c’est dans l’Europe de l’émancipation et de l’intégration que le désastre génocidaire a eu lieu, pas dans l’Europe moderne des ghettos. Du coup, l’idée d’une nation juive en est sortie renforcée, c’est-à-dire celle-là même que prônait le présionisme des années 1860-1880. De même qu’au-delà du sionisme, la judéité au sens religieux du terme est sortie renforcée du désastre (voir la contribution de Martine Benoît).
30Après 1945, la littérature allemande n’interroge pas seulement la culpabilité de l’Allemagne, mais aussi la possibilité d’user de la langue des assassins pour écrire le crime. En 1987, à propos du suicide de Paul Celan à Paris en 1970, Georges Steiner écrivait que c’était là « plus que le signe d’une désolation accablante. Comment un Juif peut-il parler de la Shoah dans la langue des assassins [6] ? ». Apparemment, la vue est un peu courte. C’est oublier en effet qu’en Israël, par exemple, Aharon Appelfeld eut du mal à renoncer à l’allemand, sa langue maternelle. Et que les Juifs allemands dans l’État d’Israël des vingt premières années furent les premiers à défendre l’enseignement de l’allemand et de la littérature allemande. C’est oublier aussi comme le rappelle ici dans son bel article Hélène Camarade que les Juifs allemands furent nombreux durant les premières années du IIIe Reich à écrire et consigner pour ne pas oublier. À devenir à soi-même un dépôt d’archives inaugurant ainsi ce qui serait demain une politique d’archivage commune à la plupart des ghettos polonais (voir l’équipe réunie autour d’Emmanuel Ringelblum et d’Oneg Shabbat à Varsovie). Comme si dans une nation devenue prison, le journal intime constituait le dernier espace de liberté.
31Mais la question de Steiner est en réalité plus profonde. Peut-on montrer sa souffrance à tous, en particulier aux Allemands, et de surcroît dans leur langue ? Et au-delà, comment raconter ? Et dans quelle langue ? En 2002, dans Deutschland Lied, Esther Dischereit (citée ici par Norbert Eke) écrivait : « Il y a quelque chose d’indécent dans ces publications du traumatisme maintenu dans le privé, le dissimulé, le restreint. Devant un public allemand non juif, cette écriture est très proche de la prostitution. Comme le déshabillage d’une femme sous les yeux des hommes. »
32Comment envisager le maintien, voire le retour d’une vie juive en Allemagne ? Faut-il y voir, comme le pensent aujourd’hui certains romanciers juifs d’expression allemande, « un acte de résistance » ? Ou une forme d’inconscience, une aberration politique, voire un manque de dignité ? (Il n’est que de voir l’importante communauté de Juifs israéliens résidant aujourd’hui à Berlin). Comment raconter la catastrophe dans la langue de ceux qui l’ont perpétrée ? En 1947, depuis son exil californien, Heinrich Mann écrivait : « Pas d’illusions ! Quiconque a jamais écrit en allemand, quiconque s’est bâti une réputation allemande, a été emporté à Kiev et à Majdanek en compagnie de tous les Allemands, sans exception. » (Par Kiev, Mann évoquait les massacres perpétrés à Babi Yar). Dès les années de guerre, Victor Klemperer avait analysé une langue abîmée avant de publier, en 1947, LTI, « dans l’indifférence générale » précise Marie-Claire Hoock-Demarle.
33Comment faire partie de la deuxième génération ? Comment vivre avec cet héritage ? Et pour les Juifs allemands et leurs descendants (voir la contribution de Hartmut Steinecke : « La Shoah dans la littérature de la deuxième génération »), comment ne pas se laisser enfermer dans la peau d’un « enfant de survivants » ? Comment se refuser d’adopter une position qui ne soit pas une posture, voire, pire, une rente de situation ? La jeune génération (voir Doron Rabinovici), on le sait, refuse de se définir à partir de la Shoah. L’Encyclopédie sur la littérature de la Shoah parue aux États-Unis en 2003 recense 309 auteurs. Sur ce total, quarante-neuf écrivent ou écrivaient en allemand. Parmi eux, neuf seulement appartiennent à la deuxième génération (six Juifs et trois non juifs). Pour la France, l’Encyclopédie recense vingt-neuf auteurs dont quatre seulement appartiennent à la deuxième génération.
34La littérature donne à lire ce que l’historien ne peut pas raconter. Elle permet, autrement et peut-être mieux que ne le fait l’historien, de penser contre soi et de se confronter à l’extrême. S’il fallait un seul titre pour en témoigner, après l’immense Dernier des Justes de Schwarz Bart (1959), ce serait À pas aveugles de par le monde de Leib Rochman (Tel-Aviv, 1958, en yiddish, Denoël, 2012). Si la littérature « témoigne de l’échec à dire l’anéantissement » (Doron Rabinovici), c’est qu’en réalité aucune discipline humaine n’arrivera jamais à dire entièrement Treblinka. Qu’il restera toujours une part noire, ce noyau central de l’horreur dont il sera impossible de rendre compte. En 2008, Jorge Semprun approchait au plus près cette vérité quand il écrivait que « seuls les poètes peuvent renouveler le souvenir. […] Sans la fiction, le souvenir meurt [7] ».
Notes
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[1]
In Pensées nocturnes, écrit à Paris dans les années 1830.
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[2]
W. G. Sebald, « Le cœur mortifié. Souvenir et cruauté dans l’œuvre de Peter Weiss », in Campo Santo, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau et Sibylle Muller, Arles, Actes Sud, 2009, p. 124, cité ici par Guillaume Dreyfus.
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[3]
Sur les origines spécifiquement allemandes (et pas seulement européennes) du nazisme, il y aurait plusieurs volumes à écrire. On se contentera ici d’évoquer la colère de Klaus Mann, l’exilé antinazi qui notait dans les années 1930 à propos de l’évolution antidémocratique de son pays : « Nietzsche l’a percé à jour et décrit avec génie : “Ce sont les Allemands qui sont responsables de tout ce qui a été gâché en Europe depuis des siècles !”, s’écrie-t-il plein d’amertume, de chagrin et de colère. » (In Contre la Barbarie, traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont et Corinna Gepner, Paris, Seuil, 2010, p. 201).
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[4]
Et pour cause. Rendant compte du livre de l’historien allemand Dominik Rigoll (non traduit), Staatsschutz in Westdeutschland (Göttingen, Wallstein, 2013) pour la Nouvelle Quinzaine littéraire (n° 1108, 1er juillet 2014), Sonia Combe écrivait : « On est toujours trop naïf. Un jour, alors qu’on apprenait que le BND (services de renseignements de la RFA) refusait encore l’accès au dossier d’Adolf Eichmann, je demandai à ce jeune collègue si les anciens nazis avaient infiltré le BND. « Infiltré ? s’étonna ce dernier, ils en constituaient la majorité. Là, comme ailleurs. » Et, plus loin, Sonia Combe explique que « les anciens nazis “dénazifiés” (près de 200 000 Berufsverbote avaient été prononcés en 1945) [avaient] ressurgi et réinvesti les institutions. Ils avaient pour la plupart bénéficié de peines anticipées. […] Teofila Reich-Ranicki, la femme du “pape de la littérature allemande” Marcel Reich-Ranicki, aurait dit un jour qu’en dépit de la notoriété de son mari, un sentiment d’insécurité ne l’abandonnait jamais du fait que le Kommissar du ghetto polonais dont elle était une survivante poursuivait tranquillement sa profession d’avocat à Cologne. Les anciens nazis étaient redevenus fréquentables (salonfähig, comme on dit si joliment en allemand). »
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[5]
In Hommes et destins, Paris, Livre de poche, 2012, p. 74-75.
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[6]
In La Longue Vie de la métaphore, in Langage et silence, Paris, 10-18, 1999.
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[7]
8 février 2008, in Frankfurter Allgemeine Zeitung, cité par Marie-Claire Hoock-Demarle.