Couverture de RHSHO_197

Article de revue

La réécriture de la Shoah en Lituanie d’après les sources lituaniennes

Pages 607 à 660

Notes

  • [1]
    Cet article est initialement paru en hébreu ; il a été publié en anglais sous le titre « The Holocaust in Lithuania and its Obfuscation According Lithuanian Sources ».
  • [2]
    Itzak Arad, né en Pologne en 1926, est un ancien officier de l’armée israélienne. Directeur de Yad Vashem de 1972 à 1993, il est l’auteur, entre autres, de la première grande étude sur l’Aktion Reinhardt.
  • [3]
    Sur la Shoah en Lituanie d’après des sources allemandes, voir Yitzhak Arad, « The Final Solution in Lithuania in the Light of German documentation », Yad Vashem Studies, 1976, n° 11, p. 234-272.
  • [4]
    L’auteur de cet article était membre de la Commission internationale pour l’évaluation des crimes des régimes d’occupation nazi et soviétique en Lituanie. Certains travaux réalisés à l’initiative de cette Commission, qui se trouvent dans ses archives privées, n’ont pas encore été publiés.
  • [5]
    Yitzhak Arad, Histoire de la Shoah – Union soviétique et territoires annexés, vol. 1, Jérusalem, 2004, p. 2009-2011 [en hébreu]. On ignore ce que sont devenus un certain nombre d’entre eux.
  • [6]
    À l’approche de l’Armée rouge des frontières lituaniennes, fin 1943, la direction non officielle et semi-clandestine des Lituaniens, appelée Comité suprême pour la libération de la Lituanie, décida, en coordination avec les autorités allemandes, de créer une « force de défense territoriale lituanienne » qui combattrait aux côtés des Allemands contre l’Armée rouge, pour la défense de la terre lituanienne. En février 1944, cette force comptait quelque 12 000 hommes et tous ses officiers étaient des Lituaniens, placés sous le commandement de Plechavicius (1890-1973). Lorsque la Lituanie devint une République soviétique, Plechavicius s’enfuit en Allemagne, d’où il revint lors de l’invasion de l’Union soviétique par les Allemands. La Force de défense territoriale lituanienne parvint à combattre les partisans soviétiques et les partisans polonais de l’Armée de l’Intérieur (ou Armée de la patrie, Armia Krajowa). Lorsque le commandant en chef de la SS et de la police de l’Ostland, l’Obergruppenführer Friedrich Jeckeln, exigea de Plechavicius qu’il transforme la Force de défense territoriale lituanienne en une unité SS entièrement placée sous son autorité, mobilisant ainsi des dizaines de milliers de Lituaniens dans l’armée allemande, ce dernier refusa. En conséquence, il fut arrêté le 15 mai et déporté en Allemagne. Après la guerre, il émigra aux États-Unis où il vécut jusqu’à sa mort. Les Allemands dispersèrent la Force de défense territoriale lituanienne parce que 3 500 de ses soldats avaient été transférés dans des unités N.M. de la Luftwaffe, et que des milliers d’autres s’étaient enfuis dans les forêts avec leurs armes. Lorsque l’Armée rouge pénétra en Lituanie en juillet 1944, elle organisa une véritable guérilla contre cette Force de défense.
  • [7]
    Vygantas Vareikis, « Antisemitism in Lithuania », in Liudas Truska et Vyantas Vareikis, The Preconditions for the Holocaust, Vilnius, 2004, p. 119-172.
  • [8]
    Ibid., p. 138-139.
  • [9]
    Ibid, p. 142.
  • [10]
    Jacob Wygodzki fut nommé ministre aux Affaires juives. Lorsque Vilnius fut conquise par les Polonais, il demeura dans la ville. Max Soloveitchik, dirigeant sioniste, fut nommé à sa place à Kovno.
  • [11]
    Ezra Mendelson, The Jews of East-Central Europe Between The World Wars, Bloomington, 1983, p. 220. L’autonomie accordée comprenait : égalité devant la loi, représentation proportionnelle au Parlement, emploi du yiddish dans les tribunaux et les institutions du gouvernement, soutien financier égalitaire aux écoles juives et non-juives, reconnaissance des institutions de l’autonomie juive en tant qu’institutions gouvernementales et de leur droit de percevoir des taxes auprès de tous les Juifs.
  • [12]
    La déclaration de 1919 intervint à une époque où les Lituaniens luttaient contre les Polonais en vue de créer une « Grande Lituanie » qui comprendrait Vilnius et la Biélorussie occidentale. Dans ces régions vivaient de nombreux Juifs, Polonais et Biélorusses, et l’État lituanien devait être plurinational. Les Lituaniens estimèrent que l’influence juive dans les États d’Occident les aiderait dans leur combat contre les Polonais pour la domination de ces régions. Ils n’atteignirent pas leur objectif et Vilnius et sa région furent rattachées à la Pologne. Dans cette nouvelle situation, il n’était plus besoin d’accorder un traitement de faveur aux minorités nationales – d’ailleurs, le combat sur la scène internationale prit fin lui aussi.
  • [13]
    Vareikis, « Antisemitism in Lithuania », art. cit., p. 148.
  • [14]
    Liudas Truska, « The Crisis in Lithuanian and Jewish Relations (June 1940-June 1941) », in Liudas Truska et Vyantas Vareikis, The Preconditions for the Holocaust, Vilnius, Margi Rastai, 2004, p. 182.
  • [15]
    Ibid., p. 160, 162-163.
  • [16]
    Ibid., p. 164.
  • [17]
    Vareikis, « Antisemitism in Lithuania », art. cit., p. 164-167.
  • [18]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 181-183. Alors que dans la Lituanie indépendante, sur 1 500 à 2 000 membres du Parti, on comptait environ un tiers de Juifs, en juin 1941, à la veille de l’invasion allemande, ils ne constituaient que 12,6 % des 4 703 membres ; tous les autres étaient pour la plupart lituaniens. Au printemps 1941, le Présidium suprême soviétique de Lituanie ne comptait aucun Juif. En juin 1941, sur les 49 commissaires et commissaires-adjoints du Conseil des commissaires du peuple (gouvernement) lituanien [équivalents en Occident de ministres et vice-ministres], on comptait cinq Juifs dont l’un au poste de commissaire à l’Industrie alimentaire, les quatre autres étant commissaires adjoints. Aux échelons gouvernementaux intermédiaires et inférieurs également, le nombre de Juifs était réduit. Sur 56 secrétaires régionaux et municipaux du parti, trois seulement étaient juifs.
  • [19]
    Ibid., p. 184-185. Selon les données, au cours de l’été 1940, sur les 254 employés au QG du NKVD, les Russes représentaient 36,2 %, les Juifs 17,3 % et les Lituaniens quelque 46,5 %. Fin mai 1941, le pourcentage de Juifs dans ce QG n’était plus que de 16,6 % ; dans les postes à responsabilité, ils représentaient 8,4 % (soit un pourcentage peu éloigné des 7 % qu’ils représentaient dans la population lituanienne). Sur 44 commandants du NKVD dans les communes et grandes villes, il n’y avait qu’un seul Juif (à Siauliai). Lors de la création du NKGB, sur 519 membres, 55 (soit 10,6 %) étaient des Juifs du pays, tous les autres étant des Lituaniens ou des Russes, et sur 94 postes dirigeants, cinq seulement étaient occupés par des Juifs (soit 5,3 %). Plus le système soviétique dura, plus le pourcentage de Juifs dans les services secrets se réduisit et, sur 144 candidats choisis par le comité central du parti communiste lituanien pour étudier à l’école supérieure du NKVD à Moscou, il y avait 103 Lituaniens et seulement deux Juifs, les autres étant Russes, etc.
  • [20]
    Ibid., p. 173.
  • [21]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 194. Sur l’influence du nazisme sur l’idéologie raciste et antisémite du Front, voir Alfonsas Eidintas, Jews, Lithuanians and the Holocaust, Vilnius, Versus Aureus, 2003, p. 168-170.
  • [22]
    Lorsque, au cours de l’été 1940, la Lituanie devint une République soviétique, l’armée lituanienne ne fut pas dissoute, mais incorporée dans l’Armée rouge, y compris la majeure partie de ses officiers, en tant que 29e corps territorial.
  • [23]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 264. Le tract est rédigé en lituanien.
  • [24]
    Ibid., p. 201.
  • [25]
    Ibid., p. 194.
  • [26]
    Ibid., p. 196. On l’a vu, les Juifs constituaient 35 % des membres du petit parti communiste clandestin de Lituanie et, dans la délégation lituanienne qui se rendit à Moscou pour « demander » le rattachement de la Lituanie à l’URSS, sur 20 membres, un seul était juif.
  • [27]
    Sur la décision d’exterminer totalement les Juifs d’Union soviétique, voir Yitzhak Arad, The Holocaust in the Soviet Union, Lincoln, University of Nebraska Press, et Jérusalem, Yad Vashem, 2009, p. 129-133.
  • [28]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 329.
  • [29]
    Christoph Dieckmann et Saulius Suziedelis, The Persecution and Mass Murder of Lithuanian Jews during Summer and Fall of 1941 : Sources and Analysis, Vilnius, Margi Rastai, 2006, p. 120-121.
  • [30]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 125-126.
  • [31]
    Ibid., p. 123-124.
  • [32]
    Yitzhak Arad, Vilnius la juive dans le combat et dans les ruines, Sifriat HaPoalim, université de Tel Aviv et Yad Vashem [en hébreu], 1976, p. 52-53.
  • [33]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 130-131.
  • [34]
    Ibid., p. 128.
  • [35]
    Ibid., p. 138-139. Selon d’autres sources, il y eut, au Fort n° 7, quelque 7 000 victimes.
  • [36]
    Ibid., p. 140.
  • [37]
    Dans le rapport de Jäger, commandant de l’Einsatzkommando 3, du 1er décembre 1941, il est certes précisé que les partisans lituaniens, suivant ses instructions, mirent à mort quelque 3 000 Juifs, dont 47 femmes, entre le 6 et le 14 juillet ; mais il faut y voir une volonté d’attirer l’attention sur cette opération, ou plutôt d’en tirer gloire. Jäger souligna après la guerre que Norkus, sans avoir reçu d’ordre de sa part, mit à mort près de 3 000 Juifs au Fort n° 7.
  • [38]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 221.
  • [39]
    Ibid., p. 140. Bronius Norkus, l’un des commandants du bataillon de police lituanien déployé en Russie en 1943, y mourut dans un accident.
  • [40]
    Dov Levin, The Litvaks : A Short History of the Jews in Lituania, traduit de l’hébreu par Adam Teller, Jérusalem, Yad Vashem, 2000, p. 218.
  • [41]
    Eidintas, Jews, Lithuanians and the Holocaust, op. cit., p. 233. Ce n’est que le 30 juin que le gouverneur militaire allemand de Lituanie, le général R. von Pohl, fit savoir « que toutes les publications, en toutes langues, ne pouvaient paraître qu’après l’intervention de la censure allemande ».
  • [42]
    I Laisve, 24 juin 1941.
  • [43]
    « Lietuva be zydu », Naujoji Lietuva, 4 juillet 1941, p. 1.
  • [44]
    Documents de la Commission internationale, Projet de conclusion n° 1, 17 avril 2005, p. 2-4. Le document se trouve entre les mains de l’auteur de l’article. La mention de la presse clandestine désigne les journaux clandestins publiés par des éléments de la résistance lituanienne.
  • [45]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 135.
  • [46]
    Rapport de Jäger, archives de Yad Vashem, YVA, 0-18/245 ; Arad, Histoire de la Shoah, Union soviétique, op. cit., p. 281.
  • [47]
    Certificat de travail. (N.d.T.)
  • [48]
    Projet de conclusions n° 4, 20 avril 2005. Approuvé par la Commission.
  • [49]
    Archives de Yad Vashem, rapport Jäger, YVA, 0-18/245.
  • [50]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 147-148.
  • [51]
    Ibid., p. 148-149. Rassemblement des Juifs dans le district de Kovno et autres localités en août 1941, prévu par l’ordre secret n° 3 (facsimilé).
    tableau im1
    District / Poste de police Point de rassemblement District de Kovno Jonava (Tous les postes, sauf Ceux, de la ville de Kovno) Vilkija Babtai Rumsiskes Zapyskis Garliava District de Kedainiai Ville de Kedainiai Kedainiai Zeimiai Josvainiai Ariogala District de Trakai Kaisiadorys Ziezmariai Kaisiadorys Zasliai District d’Alytus Birstonas Prienai Prienai Jieznas District de Marijampole Kazlu Rudos Kazlu Rudos Balbieriskis Silavotas Prienai Sasnava Veiveriai Garliava District de Sakiai Jankai Paezerelis Zapyskis Lekeciai
  • [52]
    YVA 0-18/245.
    • 15-16 août 1941, Rokiskis : 3 200 hommes, femmes et enfants.
    • 26 août 1941, Kaisiadorys, tous les hommes, femmes et enfants juifs : 1 911.
    • 27 août 1941, Prienai, tous les hommes, femmes et enfants juifs : 1 078.
    • 28 août 1941, Kedainiai, 710 hommes juifs, 767 femmes juives, 599 enfants : total 2076.
    • 1er septembre 1941, Marijampole, 1 763 hommes juifs, 1 812 femmes juives, 1 404 enfants juifs, 109 malades mentaux, une Allemande mariée à un Juif, une femme russe : total 5 090.
  • [53]
    Dieckmann, Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 164-167.
  • [54]
    Arunas Bubnys, Holocaust in Lithuanian Province in 1941, p. 74. Cette étude, réalisée par A. Bubnys à la demande de la Commission internationale, fut discutée et « approuvée dans l’ensemble » par la Commission le 15 décembre 2003.
  • [55]
    Ce document, comme l’étude tout entière, se trouve dans les archives de l’auteur de cet article.
  • [56]
    Arad, Histoire de la Shoah, Union soviétique, op. cit., 2e volume, p. 567-577, 596-598.
  • [57]
    Kazimierz Sakowicz, Ponary Diary 1941-1943, traduit du polonais par Laurence Weinbaum, édité par Yitzhak Arad, New Haven, Yale University Press, 2005, p. 69-79.
  • [58]
    Rapport d’Arunas Streikus soumis à la Commission internationale, « Church Institutions during the Period of Nazi Occupation in Lithuania ». Ce document se trouve dans les archives de l’auteur.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    Arad, Histoire de la Shoah, Union soviétique, op. cit., p. 783.
  • [61]
    Juozas Starkauskas, « The Chekist Army and the Stribai », p. 6. L’article se trouve en ligne sur le site http://www.komisija.lt/Files/www.komisija.lt/File/Tyrimu_baze/II%20Sovietine%20okupacija%20I%20etapas/Nusikaltimai/Ginkluotos%20rezistencijos%20slopinimas/J.%20Starkauskas.%20Cekistine%20kariuomene%20ir%20stribai/ENG/Starkausko%20darbas%20english.pdf.
    Le terme d’« armée tchékiste » désigne principalement les forces du NKVD et du NKGB. Par « Stribai », il faut entendre les forces spéciales constituées par des habitants locaux, dans leur grande majorité lituaniens, qui se portèrent volontaires pour combattre contre les partisans lituaniens antisoviétiques. Ces forces comptaient environ 10 000 membres. Le nom de Stribai provient du concept russe istrebitelnyje otriady (unités de destruction) créées en Union soviétique lors de l’invasion allemande de juin 1941. Voir l’article de J. Starkauskas commandé par la Commission internationale (archives privées de l’auteur).
  • [62]
    Algis Rupainis (éd.), War Chronicle of the Partisans, Lithuanian Global Resources, 1998, p. 2-7. Le texte complet en anglais est consultable à l’adresse suivante : http://www.spauda.lt/voruta/kronika/chronicl.htm.
  • [63]
    « IV. Deuxième occupation : première phase (1944-1953), Arrestations en masse et torture en 1944-1953, Conclusions approuvées le 20 avril 2005 » (archives de l’auteur). Le nombre de personnes envoyées dans les camps du Goulag s’élève à 142 579, et au total, le nombre de personnes déportées au fin fond de l’Union soviétique, à 118 000, dont celles qui furent expédiées dans les camps du Goulag et d’autres camps, y compris leurs familles, reléguées dans des localités éloignées et isolées de Sibérie où elles furent contraintes d’habiter et de travailler, sans autorisation de partir. La différence entre les deux chiffres s’explique par le fait qu’en Lituanie même, il existait des camps qui dépendaient de l’administration du Goulag, où étaient détenus des prisonniers non déportés en Union soviétique.
  • [64]
    Projet de conclusions n° 3, 19 avril 2005 (archives personnelles de l’auteur).
  • [65]
    Juozas Starkauskas, « The Chekist Army and the Stribai », p. 6. Selon Starkauskas, au printemps 1945, il y avait 30 000 partisans lituaniens, au cours de l’été 1946, 4 500 ; au printemps 1947, 3 500 ; au printemps 1948, 2 300 ; à l’automne 1950, 1 200 ; et au printemps 1953, 250. Cette situation résultait de l’action des services de la sûreté soviétiques et, parallèlement de la prise de conscience au sein des partisans de l’impossibilité de remporter la victoire dans leur guerre.
  • [66]
    Juozas Starkauskas, « The Chekist Army and the Stribai », art. cit., p. 8.
  • [67]
    Leonidas Donskis, « When Will the Truth Finally Set Us Free », p. 3-6, 1er septembre 2010. Ce texte, traduit en anglais par Geoff Vasil à partir du blog http://blog.delfi.lt/donskis/7749/, se trouve en ligne sur le site http://www.holocaustinthebaltics.com/2010Sept1LeonidasDonskisWhenWillTheTruthSetUsFree.pdf
  • [68]
    Truska, « The Crisis in Lithuanian and Jewish Relations (June 1940-June 1941) », op. cit., p. 208.
  • [69]
    Déclaration de Prague sur la « Conscience européenne et le communisme », 3 juin 2008, Prague, Sénat du Parlement de la République tchèque.
  • [70]
    Déclaration du Parlement européen sur la proclamation du 23 août en tant que « Jour européen du souvenir des victimes du stalinisme et du nazisme », Bruxelles, mardi 28 septembre 2008 ; résolution du Parlement européen du 2 avril 2009 sur « Conscience européenne et totalitarisme ».
  • [71]
    Les guillemets sont de l’auteur.

1En Lituanie, comme partout ailleurs dans l’Europe sous occupation de l’Allemagne nazie, une étude exhaustive des événements tragiques survenus à l’époque de la Shoah doit impérativement prendre en considération trois facteurs : les Allemands – leur politique et leur mode d’exécution ; les Juifs – leurs réactions et leur combat pour survivre ; les Lituaniens – leur comportement lors du massacre de leurs voisins juifs. Le présent article traitera uniquement du facteur lituanien. Il décrira le comportement des Lituaniens et leur rôle dans l’extermination en se fondant essentiellement sur des sources lituaniennes.

2Il faut souligner qu’au cours des premières années du xxie siècle, une vaste entreprise relativement objective d’étude de la Shoah a été lancée en Lituanie, et cet article se fonde principalement sur ces travaux. Or, depuis 2006, on assiste dans ce pays à une opération visant à estomper les événements de la Shoah pendant l’occupation allemande, en conférant aux Lituaniens le statut de victimes d’une Shoah perpétrée par l’occupant soviétique. Ce phénomène apparaît également, à divers degrés, dans la plupart des pays d’Europe de l’Est placés sous domination soviétique, mais la Lituanie mène cette entreprise de réécriture également dans les institutions de l’Union européenne.

3En Lituanie, le phénomène de négation de la Shoah n’existe pas. En effet, comment le négationnisme serait-il possible dans un pays jonché des tombes de centaines de milliers de Juifs, comme à Ponar, près de Vilnius, au fort VII et au fort IX à Kovno (Kaunas), et en maints autres ? Les Lituaniens ont donc choisi de présenter un autre récit, différent. Cette réécriture de la réalité en Lituanie à l’époque de la Seconde Guerre mondiale a pour objectif d’atténuer et de faire voler en éclat la spécificité de la Shoah et le rôle des Lituaniens dans leur vaste collaboration avec les Allemands au cours du massacre des Juifs de Lituanie et d’autres pays, et de placer sur le même plan que la Shoah des Juifs les souffrances endurées par le peuple lituanien sous domination communiste, en les qualifiant de « Shoah ». Fut alors introduit le concept de « Shoah rouge et de Shoah brune », la Shoah brune se référant aux victimes essentiellement juives et dont les coupables étaient les Allemands ainsi que quelques centaines de Lituaniens, et la Shoah rouge visant les victimes lituaniennes et dont la responsabilité incombait au régime communiste – judéo-bolchevique. Cette ligne n’est pas seulement l’apanage des éléments de droite en Lituanie, souvent collaborateurs des Allemands, dont le comportement s’expliquerait par l’antisémitisme et qui, de façon détournée, trouveraient ainsi un prétexte et une justification à leur rôle dans le massacre des Juifs. Ce slogan des deux Shoahs est une tendance officielle adoptée par le gouvernement lituanien depuis 2006. À cette fin, la Lituanie exploite son statut de membre à part entière de l’Union européenne et de l’OTAN.

4Cet article traite des événements qui se sont déroulés pendant la Shoah et sous l’occupation allemande ; il examine également ce qui s’est passé en Lituanie sous le régime soviétique. C’est sur l’ensemble de ces événements que se fondent la réécriture et le concept de « Shoah brune et de Shoah rouge ». Cet article s’inspire des travaux réalisés par des historiens lituaniens et des textes émanant de sources lituaniennes. Il ne prend pas en compte les sources allemandes et/ou juives sur la Shoah en Lituanie, ni les sources publiées dans la Lituanie soviétique, abondamment traitées ou utilisées par le passé, y compris par l’auteur du présent article [3].

5Une partie des travaux sur lesquels s’appuie cet article, et dont sont extraites certaines citations, n’a pas été publiée à ce jour ; une autre partie l’a été sous forme d’articles dans quelques ouvrages édités en Lituanie. Ces travaux, pour la plupart, ont été réalisés dans le cadre de l’action de la Commission internationale pour l’évaluation des crimes commis par les régimes d’occupation nazi et soviétique en Lituanie (ci-après désignée sous le nom de Commission internationale) constituée par les autorités lituaniennes en 1998 et dont les membres ont été nommés par le président lituanien. On peut dès lors considérer les travaux et publications réalisés à l’initiative de la Commission internationale comme reflétant la position officielle du gouvernement lituanien [4].

6Pourquoi avoir créé la Commission internationale à ce moment précis ? En 1995, trois ans après s’être séparée de l’Union soviétique et avoir accédé à l’indépendance, la Lituanie présenta une demande d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN. Pendant quelques années, le pays (comme d’autres États d’Europe de l’Est) fut soumis à des vérifications jugeant de sa maturité tant sur les plans politique qu’économique afin de réussir à s’intégrer dans l’Union, dans le marché commun européen et dans l’OTAN. Les négociations officielles ne commencèrent qu’en 1999. En vue de faciliter leur adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN et avant même toute négociation, il fut précisé aux Lituaniens, expressément ou indirectement (ainsi qu’aux autres Pays baltes) qu’ils devaient affronter leur passé pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier leur intense collaboration avec l’Allemagne nazie.

7On peut supposer que cette Commission fut constituée, non pas du fait d’une volonté authentique des Lituaniens de procéder à un examen de conscience historique, compte tenu du comportement de leurs concitoyens pendant la Shoah, mais parce qu’ils estimaient que cette démarche faciliterait leur entrée dans l’Union européenne et dans l’OTAN. La création même de cette instance à la veille de l’ouverture des négociations officielles corrobore cette estimation. Par souci d’équilibre, et afin de montrer que la Shoah et les souffrances des Juifs étaient semblables ou équivalentes aux souffrances endurées par les Lituaniens sous l’occupation soviétique, les autorités décidèrent que cette Commission internationale traiterait non seulement de la Shoah et de l’époque de l’occupation allemande, mais aussi de ce qui s’était passé en Lituanie pendant les années de l’occupation soviétique. Celle-ci comprend deux époques : la première va de juin 1940 à juin 1941 ; la seconde s’étend de 1944 à 1953, date de la mort de Staline, et couvre les années qui suivirent. La Commission comprenait des historiens lituaniens, allemands, américains, russes, israéliens, ainsi que quelques personnalités appartenant à des associations lituaniennes et juives américaines. Elle fonctionna dans le cadre de deux sous-commissions, l’une se consacrant à l’occupation allemande, l’autre à l’époque de l’occupation soviétique.

8Le massacre des Juifs en Lituanie fut perpétré principalement entre juin 1940 et la fin de l’année 1941. Cette période comprend deux phases. L’une d’elles se caractérise par une vague de pogroms et par le massacre de milliers de Juifs au cours des premières semaines de l’occupation allemande, du 23 juin au 8-10 juillet, dont les initiateurs et les auteurs furent en général des Lituaniens. Après les pogroms fut perpétré le massacre organisé qui dura jusqu’aux mois de novembre-décembre 1941. Ce massacre se déroula selon les plans dressés par la police de sûreté allemande (Einsatzgruppe A), mais ceux qui s’y livrèrent furent principalement les milliers de Lituaniens qui se mirent de leur plein gré au service des Allemands.

9Des quelque 220 000 Juifs que comptait la Lituanie soviétique à la veille de l’invasion allemande, il n’en restait que 203 000 à 207 000 sous l’occupation allemande : environ 10 000 furent massacrés au cours de la vague de pogroms. Puis 150 000 à 153 000 autres périrent dans la phase des massacres planifiés jusqu’à la fin de l’année 1941. Début 1942, il ne restait que 43 000 à 44 000 Juifs, dont environ 20 000 dans le ghetto de Vilnius (soit quelque 40 % d’« illégaux »), quelque 17 500 à Kovno, 5 000 à 5 500 à Siauliai, et près de 500 à Svencionys (Swieciany) [5]. Cette époque fut suivie d’une longue période de calme relatif et d’une trêve dans les massacres de Juifs jusqu’au printemps-été 1943.

10Le concept de « collaboration » avec les Allemands désigne pour l’essentiel la coopération de plusieurs milliers de Lituaniens au massacre général des Juifs, ainsi que la participation de bataillons entiers de la police lituanienne aux combats contre les partisans soviétiques et, en même temps, à l’assassinat de milliers de Juifs. À la différence des autres États baltes (la Lettonie et l’Estonie), en Lituanie, les Allemands ne réussirent pas à créer de divisions SS lituaniennes pour combattre à leurs côtés sur le front soviétique. Tandis que l’Armée rouge approchait des frontières lituaniennes, une unité militaire appelée « force de défense territoriale lituanienne (en lituanien Lietuvos vietine rinktine), fut constituée en février 1944 et placée sous le commandement du général lituanien Povilas Plechavicius. Composée de volontaires lituaniens, cette unité avait pour fonction de collaborer avec l’armée allemande dans la défense de la Lituanie contre l’Armée rouge. Elle fut dissoute en mai 1944 pour ne s’être pas pliée aux exigences allemandes, et son commandant fut arrêté [6].

Le nationalisme lituanien et l’antisémitisme avant la Shoah

11Les tragiques événements de la Shoah en Lituanie et le rôle qu’y jouèrent les Lituaniens ne peuvent être séparés des origines et des caractéristiques de l’antisémitisme du mouvement national lituanien en émergence dans les années de l’entre-deux-guerres, époque à laquelle la Lituanie était un État indépendant. La description de l’antisémitisme et les citations mentionnées ci-dessous proviennent exclusivement de sources lituaniennes et de l’article de l’historien lituanien Vigantas Vareikis, « L’antisémitisme en Lituanie », à partir duquel la Commission internationale lança les travaux sur ce sujet. Cet article parut dans un livre publié par la Commission internationale [7]. Vareikis écrit :

12

Les années 1870 peuvent être considérées comme le début de l’antisémitisme lituanien, période au cours de laquelle les dirigeants de la renaissance nationale lituanienne introduisirent les idées de nation unie par une langue unique (ainsi, seuls ceux qui parlaient le lituanien pouvaient être véritablement membres de la société), le positivisme et le pragmatisme, encourageant les Lituaniens à dominer l’artisanat et le commerce, domaines où les Juifs étaient passés maîtres depuis des temps lointains […]. Vincas Kudirka, chef de la renaissance nationale lituanienne […] considérait « le Juif » comme « sale et puant », mais en même temps comme un « exploiteur intelligent et dangereux » […]. On retrouve aussi dans sa rhétorique des motifs de l’antisémitisme raciste, ainsi que l’image du « Juif, éternel ennemi des chrétiens » […]. Kudirka estimait que le Juif demeurerait immuablement juif, c’est-à-dire un exploiteur, en dépit de la conversion et de l’assimilation. Ces thèmes rappellent l’approche raciste de l’époque moderne [8].

13Le combat légitime du mouvement national lituanien à ses débuts en faveur de la renaissance de la langue lituanienne prit chez Kurdika un tournant radicalement antisémite, aussi bien d’ordre économique et religieux que racial. Ces fondements antisémites s’enracinèrent dans le mouvement national lituanien dès ses débuts et par la suite également.

14L’attitude du gouvernement à l’égard des Juifs au cours des premières années de l’indépendance de la Lituanie à la fin de la Première Guerre mondiale fut en général favorable. Pendant la guerre d’Indépendance, les Lituaniens combattirent les Polonais pour contrôler Vilnius et sa région. Bien que l’histoire ait appris aux Juifs à demeurer neutres dans ce type de conflit, ils prirent parti pour les Lituaniens. Les pogroms perpétrés par les soldats polonais sous le commandement du général Lucjan Zeligowski dans la région de Vilnius, et du général Haler près de Lwow déterminèrent la majorité des dirigeants juifs de Lituanie à soutenir les revendications lituaniennes. Les Juifs se joignirent aux combattants pour l’indépendance. On trouve dans les publications de la Commission internationale le passage suivant :

15

On remarquera que, pendant les combats pour l’indépendance en 1919-1920, les Juifs furent plus actifs que les autres minorités nationales pour soutenir les aspirations lituaniennes, et furent des alliés naturels des Lituaniens […]. Au cours de l’invasion de Vilnius par le général Lucjan Zeligowski à l’automne 1920, presque tous les élèves de l’école hébraïque de Kovno s’enrôlèrent dans les forces de défense du territoire et le détachement de Kovno comprenait plus de Juifs que de Lituaniens [9].

16En soutenant les Lituaniens, les Juifs avaient espéré que la Lituanie serait un État démocratique qui proclamerait l’égalité de tous ses citoyens et accorderait l’autonomie aux minorités nationales. Trois Juifs firent partie du gouvernement pendant la brève période de régime lituanien à Vilnius, en décembre 1918 [10]. Le 5 août 1919, le gouvernement fit une déclaration sur l’égalité et sur le droit à l’autonomie des Juifs [11]. Aucune collectivité juive au monde n’avait reçu une autonomie nationale et des droits aussi importants que ceux-ci. Une autonomie similaire fut accordée aux autres minorités de Lituanie – aux Polonais et aux Biélorusses.

17Les droits et l’autonomie élargie accordés aux minorités nationales, y compris aux Juifs, ne furent qu’un épisode éphémère. En 1924, le gouvernement lituanien supprima le ministère des Affaires juives ainsi que le « conseil national » juif. La plupart des promesses d’une autonomie juive élargie faites dans la déclaration de 1919 furent annulées. Il n’en resta qu’un soutien au système éducatif juif sous forme de subventions gouvernementales [12]. Au début des années 1920, les éléments nationalistes se renforcèrent en Lituanie et la politique intérieure prit un tournant à droite. En 1926, la Lituanie connut la révolution de droite des tautininkai (nationalistes), mettant en place un régime autocratique dirigé par Augustinas Voldemaras. Après cette révolution politique, l’hostilité s’intensifia à l’égard des minorités nationales, dont les Juifs.

18Le mouvement sioniste, dans toutes ses nuances, fut l’un des facteurs dominants dans la communauté juive tant que dura l’indépendance de la Lituanie. Le gouvernement lituanien considérait favorablement l’activité du mouvement sioniste – sans toutefois que cette attitude soit déterminée par des motivations particulièrement bienveillantes. Dans une publication de la commission internationale, on lit :

19

Nul doute que l’attitude officielle favorable des tautininkai à l’égard des sionistes fût déterminée par le désir d’encourager l’émigration des Juifs vers la Palestine, ce qui limiterait leur nombre en Lituanie [13].

20Dans la Lituanie indépendante, le parti communiste entra dans la clandestinité, comptant, à son apogée entre 1 500 et 2 000 membres, dont plus du tiers étaient juifs, certains faisant même partie de ses dirigeants [14]. En dépit du nombre extrêmement restreint de communistes juifs en valeur absolue, leur pourcentage élevé parmi les communistes fut à l’origine de l’agitation antisémite en Lituanie. Les slogans antisémites et les accusations selon lesquelles « les Juifs importent le bolchevisme en Lituanie » firent leur apparition dès les premières années de l’indépendance du pays. L’accession au pouvoir des tautininkai conduisit à un essor du nationalisme et à une consolidation de la petite bourgeoisie lituanienne. La concurrence économique entre cette classe et les Juifs renforça l’antisémitisme. Dans les années 1930, ce sentiment s’enracina et s’intensifia non seulement parmi les commerçants et les industriels lituaniens, mais aussi parmi les étudiants dans les universités, dans les milieux ouvriers ou paysans et dans la classe moyenne ; on entendit alors des appels au boycott des commerces appartenant à des Juifs. Dans leurs sermons, les prêtres décrivaient souvent les Juifs comme des suppôts du communisme et des fauteurs de révolutions [15].

21Avec la montée au pouvoir de Hitler et du nazisme en Allemagne, les idées antisémites qui s’y développèrent bénéficièrent du soutien des milieux nationalistes et fascistes en Lituanie, notamment, l’Association fasciste Gelezinis Vilkas (« loup de fer ») et l’Association lituanienne des francs-tireurs. Ces milieux, outre leurs idées antisémites, affirmaient que la Lituanie devait se rapprocher de l’Allemagne nazie pour assurer son existence. La frustration des milieux nationalistes après que la Lituanie eut cédé à l’ultimatum polonais en mars 1938, la contraignant à établir des relations diplomatiques avec ce pays, ainsi que la renonciation à Klaïpeda, cédée à l’Allemagne en mars 1939, aboutit à des explosions de violences antisémites. Vareikis écrit :

22

Après les accords conclus en 1938 et 1939 avec l’Allemagne et la Pologne, l’établissement de relations diplomatiques avec la Pologne rendit la critique des Allemands ou des Polonais déplacée ; les Juifs demeurèrent alors la minorité la plus visible et la plus attaquée […]. L’attitude de défiance envers les Juifs, commune parmi les Lituaniens auparavant, se transforma désormais en insultes et violences antisémites [16].

23Les cercles libéraux et les milieux de gauche lituaniens tentèrent de s’opposer aux manifestations d’antisémitisme, mais leur influence était très restreinte. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’antisémitisme s’était propagé en force dans des pans entiers de la société lituanienne et s’exprima tragiquement au cours des années de guerre. D’octobre 1939 à juin 1940, époque à laquelle la région de Vilnius fut remise à la Lituanie par l’Union soviétique en échange de bases de l’Armée rouge, les manifestations antisémites et les accusations selon lesquelles les Juifs soutenaient le communisme et manquaient de loyauté envers l’État de Lituanie, se multiplièrent [17].

La première occupation soviétique de la Lituanie : 15 juin 1940-22 juin 1941

24Le 15 juin 1940, l’Armée rouge conquit la Lituanie. L’antisémitisme qui prévalait dans la Lituanie indépendante fut une condition nécessaire, mais non suffisante, pour expliquer la vague de pogroms et de haine contre les Juifs qui déferla dans des pans entiers de la population lituanienne, ainsi que l’intense collaboration avec les Allemands. Un autre facteur s’y ajoutait.

25Au cours de la réécriture de l’histoire, les Lituaniens expliquent et, indirectement, justifient la vague de pogroms qu’ils perpétrèrent lors de la conquête allemande, ainsi que la mobilisation et la collaboration de milliers de Lituaniens dans le massacre des Juifs. Selon eux, le régime soviétique et, en son sein, les judéo-bolcheviques furent coupables des sévices, des arrestations et des déportations au fin fond de l’URSS dont furent victimes les Lituaniens au cours de la première année de l’occupation soviétique, de juin 1940 jusqu’à l’occupation allemande, le 22 juin 1941. Que se passa-t-il véritablement cette année-là ?

26Avec la perte de l’indépendance de la Lituanie et sa transformation, à l’été 1940, en un État communiste membre de l’Union soviétique, surgit un conflit d’intérêt entre les Lituaniens et les Juifs, dans le contexte des développements militaires et géopolitiques en Europe. En mai et juin 1940, l’Allemagne conquit l’Europe occidentale ; la France cessa d’exister en tant que puissance européenne. Sur le continent européen, il ne restait que deux forces : l’Allemagne nazie et ses alliés d’une part, l’Union soviétique de l’autre. Dans cette réalité géopolitique, la Lituanie et les autres pays baltes ne purent demeurer comme des îlots isolés, neutres, en Europe de l’Est. Soit l’Allemagne nazie s’en empara pour en faire un tremplin lors de son attaque de l’Union soviétique, soit l’Union soviétique leur imposa sa domination pour renforcer sa frontière occidentale face à l’Allemagne. Les Lituaniens préférèrent l’Allemagne nazie, les Juifs optèrent pour l’Union soviétique. La plupart des Lituaniens accueillirent donc l’Armée rouge dans la frustration et les larmes ; la plupart des Juifs l’accueillirent avec des fleurs. Entre les Lituaniens et les Juifs se creusa un grave conflit d’intérêts qui vint s’ajouter à l’antisémitisme qui prévalait déjà en Lituanie dans l’entre-deux-guerres.

27Un autre facteur contribua à l’élaboration de l’image du judéo-bolchevique au sein de la population lituanienne : le fait que le régime soviétique donna à une certaine catégorie de Juifs accès à des emplois et des fonctions qui, dans la Lituanie indépendante, leur étaient fermés, entre autres l’appareil gouvernemental et municipal, la milice et les services de sécurité. La plupart des Juifs qui furent nommés à ces postes gouvernementaux comptaient parmi les quelques centaines de Juifs membres du parti communiste. Les Lituaniens, peu habitués à voir des Juifs occuper ces fonctions, perçurent ce phénomène comme si le gouvernement tout entier était entre les mains des Juifs.

28La réalité était tout autre. La plupart des postes dans le gouvernement soviétique en Lituanie étaient occupés soit par des Lituaniens, soit, plus rarement, par des personnes envoyées d’Union soviétique. Les six membres du Comité suprême qui dirigea les élections du nouveau Seim (Parlement), lequel devait déterminer si la Lituanie deviendrait une république soviétique, étaient tous lituaniens. Le résultat des élections fut falsifié. Le « Seim populaire » qui proclama le 21 juillet 1940 le nouveau statut de République soviétique de la Lituanie comptait 74 Lituaniens et membres d’autres peuples, et seulement 4 Juifs. On ne trouvait qu’un seul Juif dans la délégation de 20 députés du Seim envoyée à Moscou le 30 juillet pour demander le rattachement à l’Union soviétique. Au cours de l’année de la domination soviétique en Lituanie, d’autres personnes adhérèrent au parti communiste et, avec le développement du parti, le pourcentage de Juifs ne cessa de diminuer [18]. Dans les services secrets soviétiques du NKVD (Commissariat populaire aux Affaires intérieures) en Lituanie, et dans le nouveau commissariat du NKGB (Commissariat populaire à la Sûreté de l’État, qui avait toute autorité en matière d’arrestations et d’expulsions) créé en mars 1941, les Juifs ne constituaient qu’une infime minorité face aux Lituaniens et aux Russes [19].

29Par ailleurs, la plupart des Juifs furent lésés par le régime communiste, tout comme les Lituaniens, voire davantage : sur le plan économique, les professions juives traditionnelles (négoce, petit commerce, intermédiaire entre la ville et la campagne, etc.) furent durement touchées ; sur le plan politique, les communautés qui constituaient la base de la vie juive autonome furent dissoutes, les partis interdits, le système scolaire fermé ; la vie religieuse et d’autres domaines furent frappés de plein fouet par le nouveau régime. Parmi les personnes arrêtées et persécutées par le régime soviétique en Lituanie, les Juifs représentaient 8,9 % alors qu’ils ne constituaient que 7 % de la population. Sur les 15 851 personnes qualifiées par les Soviétiques d’« éléments antisoviétiques » et déportées de Lituanie le 14 juin 1941, les Juifs représentaient 13,5 %, réalité que les Lituaniens ignorent délibérément. Ils mettent en évidence les noms des Juifs qui étaient au gouvernement, dans le parti et dans les services secrets. Cette tendance a pour objectif de trouver un prétexte, voire une justification à la vague de pogroms et à la collaboration des Lituaniens au massacre des Juifs. Liudas Truska écrit :

30

Outre l’image traditionnelle des Juifs meurtriers du Christ, exploiteurs des Lituaniens, de nouvelles images d’inspiration politique apparurent, décrivant les Juifs comme les « fossoyeurs » de l’indépendance lituanienne, les collaborateurs zélés de l’occupant, des indicateurs, de cruels enquêteurs du NKVD […]. De nombreux Lituaniens assimilaient les Juifs aux communistes haïs […]. Le mythe d’un rôle particulier joué par les Juifs dans l’établissement du régime soviétique dans le pays s’ancra non seulement dans la conscience du Lituanien moyen, mais également dans l’esprit des hommes politiques, d’éminents intellectuels et de dirigeants ecclésiastiques [20].

Le Front activiste lituanien, incitation à l’antisémitisme

31L’esprit antijuif prévalant dans la population lituanienne fut intensifié par la propagande antisémite clandestine menée dans le pays par le Front activiste lituanien (LAF). Fondé le 17 novembre 1940 en Allemagne, ce mouvement comprenait des représentants de tous les partis de droite et du centre qui avaient fui la Lituanie après la victoire de l’Armée rouge. À sa tête se trouvait le colonel Kazis Skirpa, ambassadeur de Lituanie en Allemagne, qui prônait le rapprochement de son pays avec l’État nazi et œuvrait même pour obtenir sa protection. Le Front activiste fit de l’antisémitisme un élément dominant de son idéologie. Voici un extrait des publications de la Commission internationale :

32

Le LAF était une organisation patriotique lituanienne qui aspirait à restaurer l’indépendance du pays. Son activité, cependant, fut entachée par l’objectif d’une alliance politique avec l’Allemagne nazie, de nettes manifestations de nazisme dans son idéologie et un virulent antisémitisme. Le national-socialisme allemand exerça une influence idéologique considérable sur le LAF qui accorda une grande importance à la « question juive » [21].

33À partir de novembre 1940, inspirées par le Front activiste et avec son soutien, furent créées en Lituanie des cellules clandestines, dont certaines dans le 29e corps territorial qui faisait partie de l’Armée rouge ; ses membres constituèrent la force militaire principale dans la révolte préparée pour coïncider avec l’invasion allemande [22]. D’autres cellules clandestines et leurs membres venaient des rangs d’organisations illégales dans la Lituanie soviétique : Association lituanienne des francs-tireurs (Sauliai), Loup de fer (Gelezinis Vilkas), etc. Les cellules clandestines stockèrent des armes et diffusèrent la propagande antisoviétique et antisémite sous forme de tracts passés clandestinement par la frontière de la Prusse orientale. Ces tracts, ronéotés par des membres de la clandestinité en Lituanie et diffusés par milliers dans le pays, exercèrent une importance considérable sur de nombreux habitants. Ils inculquaient la haine des Juifs et prônaient leur expulsion du sol lituanien. Dans l’un de ceux du Front activiste, daté du 19 mars 1941 et intitulé « Chers frères asservis », on lisait :

34

L’heure de la libération de la Lituanie approche. Lorsque la campagne d’Occident commencera, vous serez immédiatement informés par la radio ou par tout autre moyen. Ce sera le moment de faire éclater des soulèvements locaux […] et vous devrez vous emparer du pouvoir. Vous devez incarcérer sur-le-champ tous les communistes locaux et tous les autres traîtres de Lituanie. (Les traîtres ne seront pardonnés que s’ils prouvent sans le moindre doute qu’ils ont tué au moins un Juif.) […] Vous devez dès maintenant le notifier aux Juifs […], tous ceux d’entre eux qui en ont la possibilité doivent quitter rapidement la Lituanie afin d’éviter d’inutiles victimes. Au moment décisif, emparez-vous de leurs biens afin que rien ne soit perdu [23].

35Le professeur Truska et d’autres sources lituaniennes précisent que la phrase entre parenthèses selon laquelle « les traîtres ne seront pardonnés que s’ils prouvent sans le moindre doute qu’ils ont tué au moins un Juif », ne figurait pas dans le tract rédigé par le Front activiste ; elle fut ajoutée par l’instance clandestine qui imprima le tract en Lituanie [24]. Celui que diffusa le Front activiste le 24 mars 1941, intitulé « Instructions pour la libération de la Lituanie », expliquait que, pendant l’expulsion de l’Armée rouge :

36

Il est de la plus haute importance de profiter de cette occasion pour se débarrasser aussi des Juifs […]. Notre objectif est de les contraindre à fuir la Lituanie en même temps que les troupes de l’Armée rouge et les Russes. Plus les Juifs abandonneront la Lituanie dans ces conditions, plus il sera facile, par la suite, de s’en libérer totalement [25].

37Dans un tract du Front activiste du printemps 1941, qui s’adressait aux Juifs de Lituanie (comme le précise son titre « Aux Juifs de Lituanie »), il était dit :

38

Juifs, votre histoire sur la terre lituanienne, qui dure depuis cinq cents ans, est désormais terminée. Ne vous bercez pas d’illusions ! Il n’y a plus de place pour vous en Lituanie ! Le peuple lituanien se lève pour mener une nouvelle vie, vous considère comme des traîtres et vous réservera le traitement que méritent les traîtres [26].

39Dans les tracts mentionnés plus haut, ainsi que dans d’autres tracts du Front activiste, le message est clair : que les Juifs quittent immédiatement le sol lituanien, et ceux qui ne partiront pas seront expulsés et leurs biens saisis. Il n’est pas question d’extermination physique des Juifs. Au moment où ces tracts étaient diffusés, au cours des premiers mois de 1941, l’Allemagne nazie n’avait pas encore entrepris l’extermination totale des Juifs et ne l’avait pas même encore décidée. L’extermination physique commença par étapes avec l’invasion de l’Union soviétique le 22 juin 1941 [27]. On peut supposer que les dirigeants du Front activiste ne connaissaient pas, et ne pouvaient pas connaître, au moment où ils diffusèrent les tracts en mars et au printemps 1941, les tendances de l’Allemagne en faveur de l’extermination des Juifs, d’où l’absence d’appel à l’extermination dans ces tracts. Dans ses conclusions du 19 juin 2002 sur « The Preconditions for the Holocaust in Lithuania », la Commission internationale note :

40

L’hostilité lituanienne contre les Juifs, qui se développa considérablement au début de la première période soviétique, fut fonction d’un certain nombre de facteurs dont certains doivent être signalés : l’orientation géopolitique différente des deux nations ; pour les Juifs, les Soviétiques représentaient « un moindre mal » par rapport à l’Allemagne nazie, alors que de nombreux Lituaniens espéraient que l’Allemagne les sauverait de la terreur soviétique ; […] la capitulation devant les exigences de l’URSS en juin 1940 […] provoqua une profonde crise morale dans la nation lituanienne qui, confrontée à tous ces échecs, chercha un bouc émissaire. Cette situation conforta l’attitude très répandue selon laquelle les Juifs lituaniens étaient les principaux responsables des infortunes frappant le pays [28].

41Cette conclusion de la Commission ignore totalement le rôle néfaste joué par le Front activiste ou son incitation à un antisémitisme débridé, ainsi que sa signification dans la vague de pogroms et de massacres de Juifs qui déferla en Lituanie dès les premiers jours et dans les premières semaines de l’occupation allemande.

L’invasion allemande et l’organisation du gouvernement lituanien « indépendant »

42Conséquence des menées du Front activiste depuis l’Allemagne et des intenses préparatifs de la clandestinité en Lituanie, une révolte antisoviétique éclata dans le pays dès l’attaque allemande, à laquelle se joignirent la grande majorité des soldats du 29e corps lituanien avec leurs commandants et leurs armes. Les rebelles, citoyens et soldats, qualifiés dans les sources lituaniennes de « partisans » (c’est le terme que l’on utilisera dans la suite de cet article), ouvrirent le feu contre l’Armée rouge en retraite et sur les Juifs qui tentaient de fuir la Lituanie.

43Le 23 juin, lorsque les autorités soviétiques s’emparèrent de Kovno (Kaunas), un « gouvernement lituanien provisoire » fut mis en place sous la direction de Juozas Ambrazevicius et d’autres dirigeants du Front activiste arrivés en Lituanie avec les unités d’avant-garde de l’armée allemande. Le gouvernement provisoire avait pour objectif de préparer un État lituanien indépendant, allié de l’Allemagne nazie. Il institua le colonel Jurgis Bobelis gouverneur militaire de Kovno. Au cours de son premier Conseil des ministres, le 24 juin, il nomma des gens qui avaient servi dans l’appareil du pouvoir lituanien à l’époque de l’indépendance, y compris des membres de la police, et commença à organiser le pouvoir tel qu’il était sous l’indépendance. Une autorité municipale lituanienne fut constituée dans les grandes villes. Le 28 juin, le gouvernement provisoire donna l’ordre d’organiser les unités de « partisans », disparates par leur taille et par leur armement, en structures militaires coordonnées, les unes en uniformes, les autres encore en habits civils avec un brassard blanc sur le bras, et de prévoir le versement de leur solde. Un premier bataillon militaire fut créé à Kovno et prit le nom de Bataillon national de défense et de travail, TDA [29].

L’époque des pogroms : fin juin–mi-juillet 1941

44Conséquence d’un antisémitisme populaire perpétué depuis plusieurs générations, le mythe du rôle joué par les Juifs dans la perte de l’indépendance de la Lituanie et dans la terreur stalinienne, ainsi que dans l’occupation allemande, créa les conditions propices à la vague de pogroms qui déferla dans la plupart des localités de Lituanie. Ces pogroms furent perpétrés à l’initiative des Lituaniens. Lors de l’occupation allemande, il y eut en Lituanie des arrestations et des exécutions sans procès de membres du parti communiste, de membres des Jeunesses communistes (Komsomol), de membres de l’administration soviétique, de Lituaniens, de Russes, de Polonais et de Juifs qui n’avaient pu s’enfuir avec l’Armée rouge. Mais, bien plus souvent, se produisirent parallèlement des pogroms au cours desquels furent massacrés des milliers de Juifs, en majeure partie des hommes, non pas parce qu’ils étaient communistes, mais parce qu’ils étaient juifs. Les pamphlets de propagande du Front activiste, qui préconisaient d’organiser des pogroms contre les Juifs, rencontrèrent un terrain favorable dans la population lituanienne.

45Les pogroms et les meurtres de Juifs survinrent dès la dernière semaine de juin 1941, c’est-à-dire à une époque où le gouvernement provisoire contrôlait déjà les éléments lituaniens, principalement à Kovno, Vilnius, Siauliai, Panevezys (Ponevej) et dans des dizaines d’autres localités impliquées dans les pogroms et les massacres. Les pogroms les plus importants furent organisés à Kovno, siège du gouvernement provisoire qui avait donc une possibilité de contrôle sur les événements sans commune mesure avec ceux qui se déroulaient au même moment dans les autres régions de Lituanie. Les publications de la Commission internationale fournissent une description du pogrom perpétré à Kovno.

46

Le plus grand massacre de la première semaine de l’invasion fut le pogrommin Vilijampole (Slobodka), quartier de Kovno à prédominance juive. Dès le mercredi 25 juin au soir, jusqu’au vendredi 27, des pogroms organisés furent perpétrés : des rebelles lituaniens armés de fusils et de couteaux, et comprenant bon nombre d’étudiants, firent irruption dans les maisons juives et assassinèrent sauvagement environ un millier de personnes. Selon d’autres estimations, le nombre de victimes s’élèverait de 600 à plusieurs milliers […]. Le lendemain, de nombreux morceaux de corps auraient été dispersés, et on découvrit des corps mutilés. Certaines maisons furent incendiées et leurs habitants brûlés vifs […]. Le massacre de Vilijampole fut de toute évidence perpétré contre des Juifs parce qu’ils étaient juifs [30].

47Le deuxième pogrom de Kovno, au cours des mêmes journées, eut lieu dans le garage Lietukis, le 27 juin. Il est décrit dans les publications de la Commission internationale :

48

Les atrocités les plus connues perpétrées au cours de la première semaine de la guerre soviéto-nazie, mentionnées dans de nombreux récits de la Shoah, sont l’effroyable massacre des hommes juifs au garage Lietukis à Kovno, le 27 juin 1941. La résonance particulière suscitée par les massacres de Lietukis s’explique davantage par les méthodes singulièrement horribles des meurtres perpétrés en public que par leur ampleur. On ne connaît pas très bien le nombre exact de victimes, mais il ne dépasse pas la soixantaine […]. Sur les photos, on peut reconnaître une dizaine de meurtriers – les soldats lituaniens, des civils armés portant un brassard blanc, ainsi que d’autres civils, qui venaient peut-être d’être libérés de prison. D’après les photographies, les spectateurs comprennent de nombreux soldats allemands et des civils lituaniens, notamment quelques femmes, mais pas d’enfants. Parmi les instruments de meurtre, on distingue des barres de fer, des bâtons en bois et des tuyaux servant à laver les camions […]. La cour était couverte de sang que les Juifs furent, à la fin, contraints de laver. Les corps furent enterrés dans une fosse commune du vieux cimetière […]. Cependant, de nombreux témoins déclarèrent que les civils qui assistaient au spectacle encouragèrent les meurtriers et que quelqu’un joua même de l’accordéon après les massacres ; un homme (Wilhelm Gunsilius) témoigna que l’hymne national lituanien fut joué […]. Il existe aussi un témoignage selon lequel quelques Lituaniens crièrent « Honte à la Lituanie », mais ils furent réduits au silence [31].

49À Vilnius, plusieurs dizaines de Juifs furent massacrés par les Lituaniens au cours des premières semaines de la guerre, mais il n’y eut pas de pogrom d’une ampleur similaire à ceux de Kovno. La raison en était que les Lituaniens constituaient une minorité dans la ville peuplée surtout de Polonais et de Juifs, et que le problème principal des Lituaniens n’était pas, selon eux, posé par les Juifs, mais par les Polonais qui mettaient en péril le caractère lituanien de la ville. Pour montrer aux Allemands qu’ils avaient la cité bien en main, il leur fallait faire régner le calme. C’est aussi ce qui est précisé dans un rapport du 15 octobre 1941, émanant de l’Einsatzgruppe[32]. Ces éléments prouvent qu’il n’y eut pas de pogrom là où les autorités locales ne voulaient pas qu’il y en eût, en dépit de la présence dans la ville de partisans lituaniens et d’une population lituanienne suffisante pour se livrer à des violences.

50Les pogroms à Kovno et dans d’autres localités lituaniennes furent perpétrés exclusivement par les Lituaniens et à leur initiative, sans intervention directe des Allemands. Un petit groupe d’éclaireurs du Sonderkommando 1b de l’Einsatzgruppe A, fort de quelques membres seulement, se trouvait déjà à Kovno le 25 juin, mais sa tâche principale consistait à préparer l’hébergement du Sonderkommando 1b tout entier, de la taille d’une section, arrivé à Kovno le 28 juin, après les pogroms du garage Lietukis et de Vilijampol. L’essentiel de l’Einsatzkommando 3 atteignit Kovno le 2 juillet. Ses membres ne purent être impliqués dans ces pogroms. Stahlecker et les membres de l’Einsatzkommando 1b ne s’opposèrent pas aux pogroms et l’on peut supposer qu’ils encouragèrent les Lituaniens à s’y livrer pour la raison mentionnée dans le rapport de Stahlecker du 15 octobre 1941 :

51

Que l’Einsatzgruppe A « faisait de son mieux » pour filmer et photographier les événements de Kovno […], pour prouver que ce furent les Lituaniens […] qui procédèrent aux premières exécutions spontanées de Juifs et de communistes […] sans la moindre instruction des instances allemandes [33].

52Les auteurs des pogroms lituaniens n’eurent guère besoin de l’encouragement des Allemands. L’antisémitisme et la propagande du Front activiste offraient une motivation suffisante. Les meurtriers n’avaient besoin que des conditions permettant de perpétrer des pogroms ; la conquête allemande les leur fournit. Au moment des pogroms, le gouvernement provisoire était l’autorité lituanienne suprême et, officiellement, les institutions gouvernementales lituaniennes constituées, les « partisans », l’armée lituanienne en cours d’organisation et les forces de police dans toutes les localités étaient soumises à son autorité. À propos de la réaction du gouvernement provisoire devant ces pogroms, la Commission internationale rapporte :

53

Au cours du Conseil des ministres du gouvernement provisoire, le 27 juin, en réponse à une de leurs questions, le ministre Vytautas Landbergis-Zemkalnis fit état des excès « extrêmement violents » contre les Juifs, près du garage Lietukis. Le procès-verbal de la réunion mentionne que les partisans et individus lituaniens devraient s’abstenir de procéder à des « exécutions de Juifs en public [34] ».

54Comme il est spécifié dans le rapport, le gouvernement provisoire n’exprima pas la moindre opposition au massacre ou aux violences à l’encontre des Juifs ; les partisans et les autres citoyens devaient seulement s’abstenir de procéder « à des exécutions de Juifs en public ». Violences, tueries, oui, mais pas en public, telle fut la position du gouvernement provisoire.

55Parallèlement aux pogroms mentionnés plus haut, des groupes de Lituaniens, certains en uniformes et d’autres en civil avec des brassards blancs sur le bras, circulaient dans les rues de Kovno, arrêtant des milliers de Juifs, femmes, hommes et enfants sans le moindre lien avec leur implication dans le régime soviétique ou le fait qu’ils soient communistes. Ces Juifs furent amenés à la prison centrale du Fort n° 7, situé non loin du centre-ville. Là, les Lituaniens mirent en place un camp de concentration temporaire pour les Juifs. V. Svipas, vice-ministre du gouvernement provisoire, fut nommé le 30 juin responsable de ce camp. On trouve dans les publications de la Commission internationale une description de ce qu’y subirent à cette époque les Juifs :

56

Les hommes furent contraints de s’allonger à même le sol, en plein air et de demeurer immobiles, tandis que les femmes et les petits enfants étaient séparés d’eux et enfermés dans de sombres casemates. Au cours des journées qui suivirent, les détenus subirent d’interminables tortures entre les mains de gardes lituaniens. En dépit de la terrible chaleur estivale, les malheureux n’étaient pas autorisés à recevoir la moindre goutte d’eau du puits voisin […]. Parfois les gardes permettaient à quelques Juifs de ramper vers le puits, uniquement pour les abattre pendant qu’ils buvaient […]. À plusieurs reprises, des groupes de Juifs furent emmenés sous prétexte d’inscrire les personnes portant des lunettes pour un « travail plus léger », prétendument mieux adapté aux médecins, avocats et ingénieurs. Les personnes emmenées, cependant, ne revinrent jamais. Elles furent en fait abattues de l’autre côté des murailles. Les gardes lituaniens violèrent puis assassinèrent 30 à 40 femmes ; de nombreux rapports font état de la terreur que faisaient régner les gardes lituaniens ivres dans les casemates. Plusieurs rescapés se souviennent que les joueurs de l’équipe de basket-ball lituanienne qui avait remporté un match contre une équipe de la Wehrmacht reçurent une sorte de prix : ils se rendirent au fort pour abattre quelques dizaines de Juifs, mais il n’existe aucune documentation fiable sur cette histoire. Certaines victimes sombrèrent dans la démence […], environ soixante-dix hommes survécurent parce qu’ils avaient combattu en tant que volontaires dans la guerre d’indépendance de la Lituanie en 1918-1920. Le commandant Bobelis, qui se rendait souvent dans le septième fort, ordonna de les libérer […] ; le dimanche soir 6 juillet, les 2 500 hommes restants, qui avaient survécu dans la zone de détention en plein air, furent assassinés par balles ou par des grenades à main lancées depuis les remparts […]. Selon les chiffres du Conseil juif de Kovno de 1942, la première vague de meurtres fit environ 6 000 victimes. En tenant compte du fait qu’un millier de Juifs furent assassinés pendant les pogroms de Vilijampole et entre 52 à 60 dans le garage Lietukis, il est vraisemblable que le nombre de victimes au Fort n° 7 s’éleva à environ 5 000 [35].

57Les publications de la Commission internationale précisent quelles furent les unités lituaniennes qui participèrent au massacre au Fort n° 7 :

58

Plusieurs compagnies du bataillon lituanien TDA constitué le 28 juin prirent part elles aussi aux massacres […]. La première compagnie semble avoir été fortement impliquée dans les massacres au Fort n° 7. Après la guerre, Ignas Velavicius, membre de l’administration de la prison lituanienne, témoigna que les exécutions furent principalement le fait de la troisième compagnie placée sous les ordres du lieutenant Juozas Barzda, notamment le peloton dirigé par Bronius Norkus, ainsi que de la quatrième compagnie commandée par le capitaine Viktoras Klimavicius. Les soldats de la troisième compagnie, sous les ordres de Barzda et Norkus, avouèrent par la suite avoir participé aux exécutions du Fort n° 7. Des témoins reconnurent aussi des hommes de la cinquième compagnie dans le feu de l’action [36].

59Le gouvernement provisoire, dont dépendaient aussi bien les gardiens qui torturèrent les victimes du Fort n° 7 que les auteurs des massacres, par l’intermédiaire de Jurgis Bobelis, gouverneur militaire lituanien de la ville, et de V. Svipas, désigné par le gouvernement responsable du Fort n° 7, ne fit rien pour empêcher ce massacre. Ces atrocités furent d’ailleurs la première entreprise d’extermination d’une telle ampleur perpétrée pendant la Shoah. Dans le cadre de la réécriture de la Shoah, on a tenté en Lituanie de laver la réputation des membres de ce gouvernement et de l’exonérer de toute responsabilité, ne serait-ce que partielle, dans les pogroms du Fort n° 7. L’implication allemande dans ce massacre fut minime. Il s’agit une action entièrement lituanienne. Ce furent les Lituaniens qui arrêtèrent les gens à leur guise, ce furent eux qui infligèrent des tortures et perpétrèrent le massacre. Le fait même que, conformément à la décision de Bobelis, quelque 70 personnes qui avaient combattu en tant que volontaires dans la guerre d’indépendance lituanienne dans les années 1918-1920, furent libérées du Fort n° 7 prouve que ce qui se passa relevait de l’autorité lituanienne [37]. Dans le rapport de Jäger, commandant de l’Einsatzkommando 3, daté du 1er décembre 1941 et qui décrit en détail, au quotidien, le massacre des Juifs de Lituanie, il est précisé : « Les exécutions suivantes ont été le fait de partisans lituaniens : le 4 juillet 1941, au Fort n° 7 de Kovno, ont été assassinés 416 Juifs et 47 Juives, et le 6 juillet 1941, 2 514 Juifs [38]. » On peut conjecturer avec certitude que si ses troupes avaient participé au massacre du Fort n° 7, Jäger, qui rapportait dans le détail les opérations de l’Einsatzkommando 3, l’aurait mentionné dans son rapport. Dieckmann et Suziedelis rapportent :

60

Karl Jäger, le commandant de l’EK 3, déclara après la guerre que [Bronius] Norkus avait, sans avoir reçu aucun ordre direct, tué quelque 3 000 Juifs au Fort n° 7 […], il avait ensuite blâmé Norkus, l’enjoignant de cesser à l’avenir de telles initiatives et de prendre contact, pour chaque cas, avec l’EK 3 [39].

61Outre les pogroms mentionnés plus haut, il y eut, dans toute la Lituanie, plusieurs dizaines d’autres pogroms, quoique de moindre ampleur que ceux de Kovno. Dov Levin en signale une quarantaine [40].

La presse lituanienne pendant les pogroms – fauteuse de troubles

62La presse qui paraissait à l’époque en Lituanie propageait l’antisémitisme, encourageant ainsi aux meurtres et aux pogroms. Les deux premiers quotidiens parurent dès l’occupation allemande. I Laisve (« Vers la liberté »), fut publié à Kovno dès le 24 juin, le lendemain de l’entrée des Allemands dans la ville ; le gouvernement provisoire lituanien en nomma le rédacteur en chef. À Vilnius, au moment de l’entrée de l’Allemagne, paraissait le journal Naujoji Lithuania (« Nouvelle Lituanie »). Dans les premiers jours, la presse parut sans censure allemande [41]. Le journal I Laisve, lors de sa première parution, lançait un appel au chef du LAF en Lituanie, Leonas Prapuolenis :

63

Saluons avec confiance et avec joie l’armée allemande en marche, aidons-la de toutes nos forces. Vivent les relations amicales avec la Grande Allemagne et son chef Adolf Hitler ! Vive la Lituanie libre et indépendante [42] !

64Le journal qui commença à paraître à Vilnius lors de l’occupation allemande, Naujoji Lithuania (« Nouvelle Lituanie »), publia un article intitulé « La Lituanie sans Juifs » :

65

Le plus grand parasite et exploiteur de la nation lituanienne, ainsi que d’autres nations, était et, dans certains endroits est encore, le Juif […]. Aujourd’hui, grâce au génie d’Adolf Hitler et de la courageuse armée allemande, nous sommes affranchis du joug juif […]. La lutte contre le communisme est une lutte contre la juiverie […]. La Nouvelle Lituanie, rattachée à la Nouvelle Europe d’Adolf Hitler, doit être purifiée de ses Juifs […]. L’extermination de la juiverie, et avec elle du communisme, est la première tâche de la Nouvelle Lituanie [43].

66Voici des extraits d’un projet de conclusion de la Commission internationale daté du 17 avril 2005 sur la presse lituanienne à l’époque des pogroms et des massacres :

67

La presse n’a jamais ouvertement encouragé à tuer les Juifs. Cependant, la diffusion généralisée de stéréotypes antisémites et l’incessante propagande antijuive créèrent une atmosphère d’indifférence à la Shoah et la légitimèrent en partie. On peut donc affirmer que, pendant la Seconde Guerre mondiale, la presse lituanienne en tant qu’institution contribua à l’incitation à la haine et à la violence contre les Juifs en produisant une atmosphère d’animosité, créant ainsi des conditions plus favorables à la perpétration du génocide organisé en Lituanie […]. La presse clandestine [lituanienne] ne protesta pas contre le massacre de la population juive [44].

68Ce résumé de la Commission internationale donne une description objective et exacte du rôle néfaste que joua la presse lituanienne en incitant à un antisémitisme effréné et en stimulant la motivation des Lituaniens à collaborer avec les Allemands, notamment dans le massacre des Juifs. À cette époque, la presse lituanienne certes n’appela pas ouvertement et expressément au massacre des Juifs, mais ses lecteurs comprenaient fort bien que le meurtre des Juifs était légitime et que la Lituanie devait être un pays « purifié » des Juifs.

Le gouvernement provisoire lituanien – législation antijuive

69L’autorité lituanienne suprême était le gouvernement provisoire lituanien qui fut au pouvoir du 23 juin au 5 août 1941. Dans une large mesure, ce gouvernement avait le contrôle des forces qui perpétrèrent les pogroms et les massacres au Fort n° 7 décrits plus haut, ainsi que des moyens de communication. Le gouvernement provisoire ne fit rien pour les faire cesser et porte donc une part de responsabilité dans les événements. Les publications de la Commission internationale abordent aussi la question de l’action du gouvernement provisoire lituanien :

70

Naturellement, le GP n’avait pas la possibilité d’infléchir la politique génocidaire nazie à l’égard des Juifs, mais, au début du moins, il avait accès à l’opinion publique par la presse et la radio. La conclusion inévitable, c’est que le GP se déroba à ses responsabilités et ne tenta pas même d’exprimer clairement son opposition aux violences antijuives sinon en exhortant à éviter les « massacres publics » de Juifs [45].

71On trouve une expression officielle de l’antisémitisme du gouvernement provisoire lituanien – lequel se considérait comme un gouvernement souverain sur la terre lituanienne – dans le Statut des Juifs édicté le 1er août 1941. Il y était clairement spécifié :

72

STATUT DES JUIFS
1.
Tous les Juifs de Lituanie relèvent des catégories suivantes :
Catégorie 1. Les membres d’organisations communistes ou toutes les autres personnes ayant été militantes sous les Bolcheviques.
Ils doivent être arrêtés et passés en jugement.
Catégorie 2. Tous les Juifs qui n’entrent pas dans la première catégorie. Ils doivent être assignés en des lieux spécifiques et doivent porter, sur le côté gauche de la poitrine, une pièce de tissu jaune, ovale, de 8 centimètres, avec la lettre J en majuscule…
2.
Il est interdit aux Juifs de quitter les zones assignées sans un permis spécial délivré par la police.
3.
Ils peuvent posséder des biens meubles uniquement dans les zones où ils sont assignés à résidence. Tous les biens conservés ailleurs doivent être liquidés dans les deux semaines suivant la ratification du présent statut. Sinon, ils seront confisqués et affectés à l’usage du public.
4.
Il est interdit aux Juifs de posséder : postes de radio, presse d’imprimerie, machines à écrire et autres appareils d’imprimerie et de reproduction ; automobiles, motos, bicyclettes et autres moyens de communication motorisés ; pianos et pianolas ; appareils photos.
5.
Appareils chirurgicaux, appareils de radiographie, équipements de kinésithérapie, instruments et médicaments […] jugés utiles sont saisis et affectés à l’usage du public.
6.
Chez eux, les Juifs ne sont pas autorisés à recourir aux services de non-Juifs.
7.
Ceux qui se rendront coupables d’infraction du présent statut […], ainsi que tous les Juifs qui constituent un danger pour l’ordre public, la paix et la sécurité […] pourront être envoyés dans des camps de travail à régime sévère […].
8.
Ce Statut ne s’applique pas aux personnes décorées de la croix de Vytis ou qui se sont portées volontaires dans l’armée lituanienne avant le 5 mars 1919, sous réserve qu’elles n’aient pas, ultérieurement, participé à une quelconque activité dirigée contre les intérêts de la Lituanie.
9.
Pour l’application et l’interprétation du Statut, le ministre de l’Intérieur publiera des directives.
10.
Le présent Statut prend effet dès sa promulgation. Kovno, 1er août 1941.
J. Ambrazevicius, Premier ministre par intérim. J. Slepetys, Ministre de l’Intérieur

73On trouve dans le Statut des Juifs des principes inspirés des lois nazies de Nuremberg (1935), ainsi que des alinéas de la législation antijuive appliquée jusqu’alors par les Allemands dans le Gouvernement général de la Pologne : insigne jaune, ghettos, interdiction de posséder certains biens. La seule chose qui n’avait pas encore été formulée, c’était le travail imposé. L’alinéa 8, qui concerne le groupe de Juifs extrêmement restreint qui combattit pour la Lituanie, s’écarte quelque peu de la législation germano-nazie et de l’approche raciste. Cette différence concerne uniquement les Juifs qui s’étaient enrôlés volontairement dans l’armée lituanienne pendant sa guerre d’indépendance, et non ceux qui furent mobilisés pendant la guerre. (Le 5 mars 1919 fut instaurée la conscription obligatoire en Lituanie ; jusqu’à cette date, les combattants étaient des volontaires).

74Le Statut exprimait la ligne antisémite du gouvernement provisoire lituanien, mais n’eut pas de signification concrète. En Lituanie, le 28 juillet, fut mise en place une administration civile (et non militaire) allemande sous le nom de Generalbezirk Litauen, placée sous l’autorité du commissaire général Adrian von Renteln, instance faisant partie du Reichskommissariat Ostland. Quatre jours après la promulgation du Statut des Juifs, le 5 août 1941, le gouvernement provisoire lituanien fut dissous par von Renteln. La politique allemande consistait à transformer les régions de l’Union soviétique se trouvant en Europe – dont la Lituanie – en zone de colonisation allemande et en espace vital pour le peuple allemand. L’illusion que l’Allemagne accorderait son indépendance à la Lituanie, même une indépendance limitée, vola en éclat. On ne la lui promit même pas après la guerre, dans une Europe destinée à être sous hégémonie allemande. La plupart des Lituaniens cependant s’identifièrent à l’Allemagne nazie et des dizaines de milliers d’entre eux continuèrent à la servir fidèlement, en particulier pour le massacre des Juifs. Les membres du gouvernement provisoire devinrent des « conseillers généraux » auprès de l’administration allemande en Lituanie et des collaborateurs pour la mise en œuvre de sa politique.

L’extermination systématique : préparation et ordre allemands, exécution lituanienne (fin juillet-novembre 1941)

75Après cette vague de tueries et de pogroms, commença l’époque du massacre organisé, à partir de la mi-juillet et jusqu’à la fin de l’année 1941. Voici un document de la Commission internationale :

76

À partir de début août 1941, une politique de plus en plus fulgurante de détentions et d’exécutions en masse détruisit pratiquement les communautés juives de Lituanie […]. Les Juifs furent tués pour l’unique raison qu’ils étaient juifs. L’isolement, le rassemblement et l’expropriation des victimes furent l’aboutissement d’une entreprise coordonnée entre les administrations civiles et les polices allemandes et lituaniennes. La campagne d’extermination fut dirigée par la police dans la Lituanie occupée, les SS et Polizeiführer Lithauen […] avec le soutien sans faille du QG de la Police lituanienne à Kovno, les postes de police locaux, le bataillon de la police allemande et lituanienne et les volontaires locaux.

77À cette époque, la grande majorité des 203 000 à 207 000 Juifs se trouvant en Lituanie au moment de l’occupation allemande furent massacrés. Fin 1941, il ne restait dans le pays qu’un peu plus de 43 000 Juifs dans les ghettos : 20 000 dans celui de Vilnius (15 000 selon le rapport Jäger), environ 17 500 dans celui de Kovno (15 000 d’après Jäger), 5 000 à 5 500 dans celui de Siauliai (4 500 selon Jäger), et moins de 500 dans le petit ghetto de Svencionys (qui n’est pas mentionné dans le rapport de Jäger) [46]. Les différences entre les chiffres indiqués et ceux du rapport Jäger s’expliquent par le fait que l’auteur ignorait l’existence des Juifs illégaux (qui n’avaient pas de Scheine[47]) restant dans ces ghettos. Dans le projet de conclusions rédigé le 20 avril 2005 par la Commission internationale, le paragraphe qui traite du nombre de victimes mentionne :

78

Le nombre précis des victimes de la Shoah en Lituanie est encore difficile à déterminer. Nous sommes parvenus à une estimation générale du nombre de victimes comprise entre 200 000 et 206 000 :
  • environ 190 000 Juifs lituaniens ;
  • 8 000 à 10 000 réfugiés polonais [réfugiés juifs de Pologne] ;
  • près de 5 000 Juifs d’Autriche et d’Allemagne ;
  • 878 Juifs français.
Jusqu’à la mi-août 1941, lorsque commença le massacre de communautés entières, selon certaines estimations, environ 15 000 hommes juifs et 1 000 femmes juives furent assassinés. Faute de documents pour certaines régions, il est impossible de déterminer le nombre exact de victimes. En décembre 1941, plus de 40 000 Juifs étaient encore en vie dans les ghettos et les camps de travail. On peut estimer entre 130 000 et 140 000 le nombre de victimes juives entre août et décembre 1941 [48].

79L’initiative et l’organisation des opérations d’extermination qui commencèrent à la mi-juillet incombaient à l’Einsatzkommando 3 commandé par Karl Jäger. Début août, ce dernier fut également chargé de Vilnius qui dépendait jusqu’alors de l’Einsatzkommando 9, et de la région de Siauliai, jusqu’alors sous la férule de l’Einsatzkommando 2. L’EK 3 demeura un élément permanent en Lituanie exerçant des fonctions de police, de sécurité et du Sicherheitsdienst, et ses sous-groupes s’installèrent à Vilnius, Kovno et Siauliai, dans les centres des cinq Gebietkommissariat que comprenait l’administration de Lituanie (la ville de Vilnius, le district de Vilnius, la ville de Kovno, le district de Kovno, le district de Siauliai, qui comprenait la ville du même nom). Avant que l’EK 3 soit chargé de toute la Lituanie, ce fut l’EK 9, de l’Einsatzgruppe B, qui pendant le mois de juillet, se livra au massacre de 5 000 Juifs de Vilnius, tandis que l’EK 2 assassinait milliers de Juifs à Siauliai et dans sa région.

80Le rapport Jäger du 1er décembre 1941 est le document le plus important et le plus complet qui mentionne dans le détail, presque chaque jour, le massacre des Juifs de Lituanie dans les grandes villes et dans les bourgades. Ce qui en ressort avant tout, c’est le fait que, jusqu’à la mi-août 1941, l’immense majorité des victimes étaient des hommes juifs, les femmes ne représentant qu’une petite minorité, et qu’il n’y avait aucun enfant. À partir de la mi-août, le détail quotidien montre la présence de femmes et d’enfants parmi les victimes, et leur nombre est parfois supérieur à celui des hommes. Cette donnée correspond à l’estimation selon laquelle l’ordre du massacre général des Juifs d’Union soviétique fut donné lors de la visite de Himmler aux unités d’Einsatzgruppen et aux unités SS en poste dans les territoires occupés de l’Union soviétique dans la deuxième quinzaine de juillet 1941.

81Les auteurs de ces massacres perpétrés à côté des fosses d’exécution étaient dans leur immense majorité des Lituaniens qui s’étaient portés volontaires pour servir les Allemands dans le cadre des bataillons de police lituaniens (Schutzmannschaften), ou des policiers de diverses localités et des membres de la police auxiliaire – pour la plupart, des partisans qui avaient collaboré à la révolte antisoviétique et qui prirent part aux massacres perpétrés près de chez eux.

82Dans les grandes villes comme Vilnius et Kovno, la responsabilité des tueries incomba aux commandants de la police de sûreté et du SD qui avaient sous leurs ordres une unité constituée de Lituaniens, comme Ypatingai Buriai à Vilnius et des sections du premier bataillon de la police de Kovno. L’organisation des massacres dans des centaines de localités de province posa un problème complexe. Afin de lancer ces opérations d’extermination, Jäger créa une petite unité mobile qui comptait huit à dix Allemands, des membres de l’Einsatzkommando sous la direction de l’Obersturmführer Joachim Hamann ; cette unité passait d’un endroit à l’autre, recevant l’aide des forces lituaniennes pour perpétrer l’extermination. Dans son rapport du 1er décembre 1941, Jäger expliqua :

83

Il n’a été possible d’atteindre notre but de débarrasser la Lituanie de ses Juifs qu’en constituant une escouade composée d’hommes spécialement sélectionnés sous la direction du SS-Obersturmführer Hamann, qui a parfaitement saisi mes objectifs et compris la nécessité de s’assurer de la coopération des partisans lituaniens et des autorités civiles compétentes [49].

84La force principale de l’unité mobile de Hamann était la section n° 3 du 1er bataillon de la police lituanienne de Kovno, sous le commandement du lieutenant Bronius Norkus. Les hommes de cette section constituaient l’unité principale perpétrant les exécutions près des fosses. Les forces de la police et les policiers auxiliaires locaux, qui, en tout lieu, participèrent aux opérations d’extermination, avaient pour mission première de rassembler les victimes, de les acheminer sur le lieu des exécutions et d’assurer la sécurité du périmètre en les empêchant de fuir. Ces forces locales participèrent souvent aussi aux exécutions.

85Comment fonctionnait la machine d’extermination dans la province lituanienne ? Un document, découvert récemment dans les archives nationales centrales de Lituanie, contient une description du plan de rassemblement des hommes juifs âgés de plus de 15 ans sur les lieux de leur exécution. Revêtu de la signature du commandant de la police d’ordre lituanienne, le colonel Vitautas Reivytis, de son QG de Kovno, il fut diffusé à tous les postes de la police d’ordre de Lituanie. Il porte la date du 16 août 1941 et fut préparé sur ordre de l’Obersturmführer Joachim Hamann, commandant de l’unité mobile d’exécution, qui chargea Reivytis de rassembler les hommes en certains points centraux, près des carrefours. De là, l’unité mobile de Hamann et ses hommes les conduiraient aux fosses. Le document de Reivytis, intitulé « Ordre n° 3 » précise, entre autres :

86

Département de la police
N° 3 sl.
Ultra confidentiel
Kovno, 16 août 1941
Au chef de la police du district de Kovno
En recevant cette circulaire, aux lieux mentionnés dans les observations, détenir immédiatement tous les hommes de nationalité juive âgés de plus de 15 ans et les femmes notoirement connus pour leur activité bolchevique ou qui, encore maintenant, se distinguent par cette même activité ou par leur insolence. Les personnes détenues doivent être rassemblées près des grandes routes et, lorsque ce sera chose faite, il faudra en informer le département de la police en utilisant les moyens de communications spéciaux les plus rapides. Le rapport devra mentionner avec précision le nombre de Juifs détenus et rassemblés.
Cette circulaire doit être appliquée dans les quarante-huit heures suivant sa réception. Les Juifs détenus doivent être gardés jusqu’à ce qu’ils soient emmenés et transportés au camp.
V. Reivytis, Directeur du département de la police [50]

87Au document de Reivytis était jointe une annexe qui fut envoyée séparément aux commandants de la police lituanienne dans les districts et qui comprenait le détail des points de rassemblement des Juifs, dans chaque région, afin de les conduire au massacre [51].

88L’ordre de Reivytis porte sur le rassemblement des hommes mais, en fait, dans la plupart des localités, des femmes et des enfants furent également emmenés et abattus. Le rapport Jäger souligne que, dans la deuxième quinzaine d’août, l’extermination totale des Juifs commença dans la province lituanienne, notamment les endroits mentionnés comme lieux de rassemblement des hommes uniquement dans l’annexe de l’ordre de Reivytis [52].

89On peut supposer que l’ordre écrit édicté par Reivytis mentionnait effectivement le rassemblement des hommes de plus de 15 ans voués à l’extermination. Il avait cependant pu préciser par oral qu’il s’agissait de rassembler et d’assassiner tous les Juifs, sans distinction d’âge ou de sexe ; ou bien, un ou deux jours après l’ordre écrit de Reivytis, l’Obersturmführer Hamann l’informa de la décision d’un massacre total des Juifs de Lituanie, décision prise par Himmler fin juillet 1941 concernant tous les Juifs d’Union soviétique. Dans les publications de la Commission internationale figure le détail des persécutions et des massacres dans quelques villes de la province lituanienne, entre autres la ville d’Utena où vivaient quelque 3 000 Juifs. Voici des extraits du document qui décrivent ce qui leur arriva.

90

Le 14 juillet 1941, au matin, les autorités municipales lituaniennes ordonnèrent à tous les Juifs de quitter la ville avant midi ; tout Juif découvert serait abattu. En quelques heures, les Juifs durent se rassembler dans la forêt de Silinès, à la lisière de la ville. […]
Pendant plus de deux semaines, près de 2 000 Juifs furent contraints de demeurer dans la forêt, souffrant de la crasse, des conditions météorologiques défavorables et des railleries des gardes lituaniens. Il n’y avait pratiquement rien à manger […]. Pendant les deux grandes opérations d’exécution des 31 juillet et 7 août 1941 dans la forêt de Rase, à trois kilomètres de là, 718 hommes, 103 femmes, tous Juifs, ainsi que trois autres personnes furent assassinés. La police allemande et lituanienne procéda aux exécutions en présence des fonctionnaires lituaniens locaux. À deux reprises, l’« unité mobile » (Rollkommando) s’y rendit depuis […]. Le 29 août 1941, dans la forêt de Rase, les Juifs survivants – des personnes âgées, des femmes et des enfants d’Utena et des environs – furent abattus dans cette forêt. Pour Utena et Moletai seulement : 582 hommes, 1 731 femmes et 1 469 enfants. Cette fois, les tueurs locaux reçurent les renforts des unités lituaniennes, et probablement de nombreux Allemands de la police de sûreté dirigés par Hamann, ainsi que la troisième compagnie du bataillon de la police auxiliaire lituanienne de Kovno [53].

91Cette méthode de mauvais traitements et de massacres de Juifs telle qu’elle fut mise en œuvre à Utena est caractéristique de toute la province lituanienne. Dans la conclusion d’une étude réalisée par Arunas Bubnis à la demande de la Commission internationale et intitulée « La Shoah dans les provinces de Lituanie en 1941 », l’auteur écrit :

92

Les principaux auteurs du massacre des Juifs furent l’unité mobile du SS-Obersturmführer J. Hamann (elle se fondait sur la troisième compagnie [du bataillon de la police lituanienne de Kovno]), des compagnies locales d’autodéfense, des unités de « partisans » (brassards blancs) et des policiers de divers commissariats. Les exécutions en masse furent parfois dirigées par des responsables allemands de la Gestapo, mais dans certaines bourgades, les Juifs furent éliminés sans la moindre participation directe des fonctionnaires allemands. Les policiers locaux ou les brassards blancs étaient en général chargés d’emmener les victimes aux lieux d’exécution. Ils gardaient aussi ces lieux et, d’ordinaire, procédaient eux-mêmes aux exécutions des victimes [54].

93Ces conclusions, qui se fondent sur les travaux d’Arunas Bubnis et qui ont été entérinées dans le principe par la Commission internationale, montrent clairement que :

  • des milliers, voire des dizaines de milliers de Lituaniens participèrent aux opérations d’extermination des Juifs de Lituanie ;
  • on ne peut accepter l’argument avancé par certains milieux lituaniens selon lequel quelques centaines de personnes seulement participèrent au massacre des Juifs de Lituanie – un bataillon Ypatingai Buriai à Ponar, près de Vilnius, une ou deux sections de Lituaniens aux Forts nos 7 et 9 à Kovno, et une autre section de l’unité mobile de Hamann qui fonctionna en province.

Les bataillons de la police lituanienne et leur rôle dans le massacre des Juifs

94Autre élément qui participa aux opérations d’extermination : les bataillons de la police lituanienne, placés sous l’autorité de la police d’ordre allemande (Ordnungspolizei). Ils prirent part au massacre de dizaines de milliers de Juifs de Lituanie, de Biélorussie, d’Ukraine et du Gouvernement général en Pologne. Dans les documents de la Commission internationale se trouve une étude d’Arunas Bubnis intitulée « Les bataillons de la police lituanienne et la Shoah (1941-1943) ». Elle traite du rôle de 25 d’entre eux, en fonction pendant la Shoah. Bubnis conclut en ces termes :

95

Il existe trois types de bataillons de la police lituanienne actifs pendant la Shoah :
Groupe I : Bataillons participant fréquemment et régulièrement aux massacres, notamment les bataillons n° 1 (13) et n° 2 (12). En 1941, ces bataillons assassinèrent des dizaines de milliers de Juifs en Lituanie et en Biélorussie.
Groupe II : Huit bataillons qui coopérèrent occasionnellement à la Shoah (massacres, garde des lieux d’exécution, transport des Juifs sur ces lieux, garde de ghettos ou de camps de concentration). Ces bataillons participèrent aux massacres une ou deux fois et le nombre de Juifs assassinés fut nettement inférieur à celui du groupe I. Majdanek fut gardé par le bataillon n° 252, mais ses membres ne participèrent pas aux massacres. Le bataillon n° 3 garda le ghetto de Kovno, mais ne prit aucune part directe aux Aktionen.
Groupe 3 : Quatorze bataillons qui, dans l’état actuel des connaissances, ne furent pas impliqués directement dans la Shoah […].
À ce stade de la recherche, il est évident que, sous une forme ou sous une autre, 10 bataillons (sur 25) participèrent à la Shoah, 14 n’y furent pas mêlés et la participation d’un bataillon demeure sujette à caution [… ;] leurs actions en Lituanie et hors du pays se soldèrent par l’exécution d’environ 78 000 […] Juifs, sans compter les victimes d’autres nationalités et les membres d’autres groupes, ainsi que des prisonniers de guerre soviétiques [55].

96Jusqu’à présent, les publications de la Commission internationale et les travaux réalisés à son initiative ou à sa demande ont traité du contexte de la Shoah et de ses événements en Lituanie entre le début de la conquête et la fin de l’année 1941. Le massacre des Juifs, isolés ou par groupes, fut perpétré en Lituanie tout au long de l’occupation allemande et jusqu’à la mi-juillet 1944 ; en outre, quelques milliers de Juifs furent assassinés à Vilnius et à Kovno quelques semaines avant la libération [56]. Des policiers lituaniens coopérèrent à ces tueries. Dans les publications et les documents de la Commission, cette époque qui dura plus de deux ans et demi n’est pas abordée dans le détail. Le 5 avril 1943 eut lieu le grand massacre de Ponar, au cours duquel périrent environ 4 000 Juifs amenés des ghettos de Svencionys et Oszmiana ; cette Aktion est désignée par l’historiographie sous le nom de « train de Kovno ». Les membres de la police lituanienne exécutèrent les ordres des Allemands de tirer près des fosses et de poursuivre ceux qui s’enfuyaient. À défaut de publication officielle de la Commission internationale sur cette opération, on citera ci-dessous le journal intime du journaliste polonais Kazimierz Sakowicz, qui vivait à Ponar et prit presque chaque jour des notes minutieuses sur le massacre. Il évoque l’Aktion du 5 avril 1943 :

97

Dimanche 4 avril,
La police lituanienne de Vilnius est arrivée dans quatre camions […]. Ils ont apporté avec eux deux caisses de vodka. Dans l’automobile se trouvaient des membres de la Gestapo allemande […].

98

Lundi 5 avril
[Le train] est enfin arrivé de Vilnius et n’a pas dépassé la maison. Il est donc resté à Ponar […]. Je me suis réveillé très tôt ; calme, déjà jour. Il est 5 h 20. Vers 6 h du matin, la Gestapo arrive dans un camion. Ils ouvrent quatre wagons de marchandises et ordonnent aux Juifs de sortir, mais ils ne bougent pas. Auparavant, ils sont tous cernés par un épais cordon de Lituaniens et de membres de la Gestapo […]. Les jeunes, même des femmes se précipitent pour s’enfuir. Une salve est tirée […]. Les autres Juifs, principalement des enfants et des femmes, avancent […]. Pleurant, gémissant, implorant, tombant aux pieds des Lituaniens et des Allemands qui les rouent de coups et abattent les plus importuns […]. Ils sont conduits jusqu’aux fosses et les Lituaniens, sur le côté, commencent à tirer […]. Cinq personnes déjà, une femme et trois fillettes ont été placées à l’extrémité de la fosse, les jambes à l’intérieur ; un Lituanien leur tire des balles de revolver dans le dos et toutes disparaissent dans la fosse […]. Les Lituaniens jettent les vêtements en tas ; soudain, l’un d’eux tire un enfant du tas de vêtements et le jette dans la fosse ; encore un enfant, et encore un autre. De même, dans la fosse. L’un des Lituaniens, debout au bord de la fosse tire sur ces enfants, comme on peut le voir. De quoi s’agit-il ? Les mères désespérées pensaient ainsi « avoir sauvé » la vie des enfants en les cachant sous les vêtements […]. Il semble que de 7 heures du matin à 11 heures, quarante-neuf wagons de marchandises [de Juifs] ont été abattus ; telle était la composition du premier train de marchandises. Ainsi, en moins de quatre heures, quelque 2 500 personnes ont été assassinées, en fait davantage. Très peu se sont évadées, une cinquantaine […]. Cependant, 50 ou 60 Lituaniens leur donnent la chasse, causant de l’agitation. Finalement, les évadés sont abattus […]. Ce n’est pourtant pas fini. Un nouveau train est arrivé avec des victimes […]. D’innombrables coups de feu sont tirés ; une femme couverte de sang, en sous-vêtements rampe hors de la fosse avec un hurlement effroyable ; un Lituanien la transperce de sa baïonnette. Elle tombe et un autre l’achève d’une balle tirée à bout portant […]. Une femme avec un enfant dans les bras et deux petites filles s’agrippant à sa robe : un Lituanien commence par les frapper impitoyablement avec une matraque. Un Juif sans veste se jette sur l’homme pour défendre la femme battue. Un coup de feu est tiré – il tombe, presque aux pieds de sa Juive. Un deuxième Lituanien s’empare de l’enfant de la femme juive et le jette dans la fosse ; la femme, comme une démente, se précipite vers la fosse, suivie par ses deux fillettes. Trois coups de feu sont tirés […]. Juste devant la colline près de [chez moi], un jeune Juif tombe. Un Lituanien se précipite sur lui et le frappe énergiquement à la tête avec la crosse de son fusil […]. Vers 4 heures de l’après-midi, c’est fini [57]

99Sakowicz fut un témoin oculaire objectif de ce qui se déroulait, et telle est aussi la description qu’il donne dans son journal. Les ordres furent donnés par les Allemands, et les tireurs étaient des Lituaniens. Dans la description des événements de Ponar dont il fut témoin, on ne trouve aucune empathie pour les victimes juives, mais il fournit un tableau précis de la cruauté de ceux qui perpétrèrent le massacre et le zèle des policiers lituaniens pour reprendre jusqu’au dernier évadé.

L’Église catholique lituanienne et la Shoah

100Les Lituaniens sont des catholiques pratiquants et l’Église exerça une forte influence sur le peuple lituanien. Son comportement en tant qu’institution pendant la Shoah revêt donc une importance considérable.

101La position et les expressions antisoviétiques de l’Église apportèrent un sérieux soutien à l’administration allemande. Dès les premiers jours de l’entrée des Allemands à Kovno, le journal I Laisve (Vers la liberté) publia une annonce, faite au nom de l’archevêque Juozapas Skvireckas, chef de l’Église de Lituanie, et de son adjoint Vincentas Brizgys, par laquelle ils remerciaient l’armée allemande pour leur libération et condamnaient les crimes bolcheviques. Ces deux hommes adressèrent aussi un télégramme de soutien à Hitler, dans lequel ils exprimaient leur reconnaissance au nom de la population de Lituanie pour la libération du joug bolchevique [58]. Le 8 avril 1942, les dirigeants de l’Église de Kovno informèrent les prêtres qu’il fallait empêcher ou rendre difficile la conversion des Juifs qui considéraient cette mesure comme un moyen de sauvetage. Il était dit, entre autres :

102

En vue d’éviter des troubles éventuels, voire la profanation de questions sacrées, l’Ordinariat, rétablissant l’état des choses qui prévalait jusqu’à présent dans l’archidiocèse, a décidé de ne pas administrer les sacrements du baptême aux personnes d’origine juive sans procéder à une enquête approfondie [59].

103En dépit de ce qui a été mentionné plus haut, il y eut des dizaines d’ecclésiastiques, prêtres et religieuses qui, de leur propre initiative et au péril de leur vie, aidèrent et sauvèrent des Juifs ; le titre de Juste parmi les nations leur a été décerné par Yad Vashem [60]. Le thème de l’Église en Lituanie et de son attitude face à l’extermination des Juifs du pays devrait faire l’objet d’une étude approfondie.

104***

105Les sources juives fournissent d’abondantes informations sur la Shoah en Lituanie, ainsi que des témoignages et des descriptions bien plus pénibles sur l’attitude des Lituaniens, que les sources lituaniennes sur lesquelles se fonde le présent article. De nombreuses sources allemandes sur ce sujet de cet article existent aussi. Mais cette étude porte précisément sur les sources lituaniennes.

106Bien qu’il n’existe aucune étude détaillée sur l’attitude de l’ensemble de la population lituanienne à l’égard des Juifs, on peut, à partir des sources citées plus haut, estimer que si des milliers de Lituaniens se sont mis spontanément au service des Allemands, y compris pour massacrer des Juifs, cela s’est fait dans une atmosphère de soutien et de sympathie de la part de pans entiers de la population, une sympathie qui s’atténua quelque peu à partir de 1943, lorsque les Allemands exigèrent que des habitants soient transférés dans le Reich pour y travailler, ainsi que l’enrôlement des Lituaniens dans l’armée allemande et leur envoi au front.

107Les études et publications sur lesquelles se fonde le présent article ont été réalisées en grande majorité entre 2002 et le printemps 2006, dans le cadre des travaux de la Commission internationale, et ont puissamment contribué à faire connaître la Shoah en Lituanie. À partir de cette date, le travail de la sous-commission chargée d’étudier l’époque de l’occupation allemande et la Shoah en Lituanie a été suspendu. Les éléments nationalistes et néonazis en Lituanie, dont le Centre sur le génocide et la Résistance financé par le gouvernement lituanien et la Commission internationale en tant qu’institution gouvernementale ont entrepris de réécrire l’histoire de l’époque de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre.

Réécriture de la Shoah et thèse des deux Shoahs – juive et lituanienne

108À partir du printemps 2006, s’amorça une tendance consistant à opposer à la Shoah des Juifs et au rôle d’une partie des Lituaniens dans le massacre, une autre Shoah, celle du peuple lituanien ; cette dernière aurait été perpétrée par le régime soviétique à l’époque de la première occupation, en juin 1940-juin 1941, ainsi qu’à l’époque de la seconde occupation, à partir de juillet 1944, date à laquelle l’Armée rouge refoula l’armée allemande de Lituanie. Afin de déformer et d’estomper la vérité historique quant au rôle des Lituaniens dans le massacre des Juifs telle qu’elle ressort des sources lituaniennes citées plus haut et difficiles à remettre en cause, une réécriture de l’histoire de cette époque fut entreprise. Les Lituaniens soutinrent que leur peuple avait lui aussi été victime d’une Shoah, autrement dit qu’il s’était produit deux Shoahs équivalentes : celle des Juifs et celle des Lituaniens ou, comme ils les nommèrent, une Shoah brune et une Shoah rouge. Selon eux, l’Allemagne nazie et quelques Lituaniens s’étaient rendus coupables de la Shoah brune ; quant à la Shoah rouge, sa responsabilité en incombait au régime soviétique, y compris les judéo-bolcheviques.

109Quand cet argument des deux Shoahs est-il apparu ? On l’a vu, la Commission internationale avait été créée en 1998 parce que la Lituanie souhaitait devenir membre de l’Union européenne et de l’OTAN. Les débats durèrent quelques années et, le 29 mars 2004, le pays fut accepté au sein de l’OTAN ; le 1er mai 2004, elle entrait dans l’Union européenne. La Lituanie avait atteint son objectif. Elle n’avait plus besoin de s’adonner à une recherche objective sur la Shoah et sur le rôle qu’y jouèrent les Lituaniens, et il fut possible d’entreprendre ouvertement une réécriture de la Shoah et de lancer l’argument des deux Shoahs. Dans le cadre des travaux de la Commission internationale, on put désormais différer indéfiniment l’activité de la sous-commission chargée d’étudier la Shoah et de poursuivre les travaux de celle qui traitait de l’occupation soviétique en Lituanie, ce qui contribua à promouvoir la réécriture de l’histoire et l’argument des deux Shoahs.

110Les événements survenus en Lituanie pendant la première occupation de 1940-1941, notamment l’épisode le plus dramatique de la déportation au fin fond de l’Union soviétique de 15 851 habitants, ne suffisaient pas à étayer l’argument des deux Shoahs et à justifier l’existence d’une Shoah rouge. L’accent fut alors mis sur ce qui s’était passé en Lituanie lors de la seconde occupation par l’Armée rouge à partir de juillet 1944 et jusqu’en mars 1953, date de la mort de Staline, et même après cette date. Il faut souligner que l’Armée rouge prit une deuxième fois la Lituanie à l’Allemagne nazie dans sa guerre justifiée contre l’agression qu’elle avait subie ; il ne s’agissait plus d’une domination sur une Lituanie indépendante, contrairement à la première occupation.

Guérilla antisoviétique en Lituanie

111L’argument des Lituaniens concernant une Shoah rouge dont ils auraient été victimes se fonde principalement sur les actions du régime soviétique réinstauré en Lituanie en juillet 1944, et sur la terreur qu’il fit régner. On ne peut dissocier cette politique du fait que, tant que l’Armée rouge mena des combats acharnés contre l’armée allemande sur le front, jusqu’au 9 mai 1945, une guérilla était menée en Lituanie contre le régime soviétique sous la direction d’éléments lituaniens clandestins antisoviétiques. Ces éléments, qui aspiraient à établir une Lituanie indépendante ne luttèrent pas contre l’occupant allemand qui régna en Lituanie jusqu’en juillet 1944 et qu’ils considéraient comme un allié, mais contre l’occupant soviétique.

112En Lituanie, la réorganisation du régime soviétique et l’arrestation de milliers de collaborateurs des Allemands s’accompagnèrent d’une guerre sanglante pour des milliers de partisans lituaniens qui, par leur activité sur le front soviétique entre juillet 1944 et la fin de la guerre en mai 1945, aidèrent l’armée allemande sur le front. (Le front était proche de la Lituanie – à l’ouest de la Lettonie, la guerre dura jusqu’à la reddition de l’Allemagne.)

113Dans ce contexte, et pour liquider les éléments qui les combattaient les armes à la main et les éléments destructeurs, le régime soviétique réagit par des arrestations et des déportations en masse des gens qui soutenaient ses adversaires.

114En 1945 se trouvaient dans les forêts lituaniennes 30 000 partisans antisoviétiques [61]. Parmi eux, certains agissaient par nationalisme, dans l’espoir de disposer d’un État indépendant ; bon nombre d’autres étaient des collaborateurs des Allemands qui n’avaient pas eu le temps de se joindre à la retraite de l’armée et s’étaient enfuis dans les forêts. Auparavant, les Allemands entraînèrent des Lituaniens qui resteraient sur place à lutter contre les forces soviétiques. Il y avait aussi des Lituaniens qui partirent avec les Allemands et qui, après un bref entraînement, s’organisèrent en groupes et furent parachutés en Lituanie pour combattre et diriger les troupes antisoviétiques dans les forêts.

115L’une des principales forces militaires qui s’organisèrent dans la Lituanie encore occupée par les Allemands – ce fut la première à lancer la guérilla contre l’Armée rouge dès juillet 1944 – fut l’Armée de libération lituanienne, Lituvos laisves armija (LLA) dont les commandants étaient des officiers de l’armée lituanienne et qui comptait près de 10 000 combattants. Un document, paru en Lituanie en octobre 1998 et intitulé « Chronique guerrière des partisans lituaniens », donne une idée de la guérilla dont les Lituaniens prirent l’initiative et de son ampleur au cours de ces années. Voici quelques exemples des centaines d’événements que comporta cette petite guerre en Lituanie, tirés du chapitre couvrant la période juin 1944-janvier 1945, durant laquelle les combats contre l’Allemagne nazie se poursuivaient :

116

9 juillet 1944. Le général M. Peculionis […] entreprend d’organiser la résistance à l’occupation de la Lituanie.

117

17 juillet 1944. Le général M. Peculionis signe l’ordre militaire n° 1 ; s’il est impossible de stopper l’Armée rouge, les forces de la LLA doivent cacher leurs armes et rejoindre la résistance clandestine.

118

Été 1944. Ville de Batakiai, district de Taurage. Dirigés par des Allemands, les camps d’entraînement des services de renseignement de la LLA entrent en fonction. Le chef du groupe lituanien est P. Ceponis. À l’approche du front germano-russe, des Lituaniens armés lancent une guerre de partisans.

119

9 septembr e 1944. Sur la route entre Pagiriai et Ukmerge. Embuscade de partisans. A. Dambrauskas [député du Soviet suprême de la LSSR…], président du parti communiste de la région et du district de la LLKJS [jeunesse communiste], est tué à Ragauskite.

120

7 octobr e 1944. Une centaine de membres de la TAR [équipe spéciale de défense de la patrie] sont tués au combat contre l’Armée rouge sur le front germano-russe.

121

Novembre 1944. Près de la place forte de la colline de Ginuciai, dans le comté d’Ignalina. La première rencontre armée entre l’équipe spéciale Tigre de la LLA et les forces d’occupation se poursuit sous le commandement du lieutenant J. Gimzauskas. Aucune perte parmi les partisans. Encouragés par leur succès, ces derniers, sous le commandement de J. Tumenas, attaquent Alanta, dans le district d’Utena… Selon les récits de témoins oculaires, 13 activistes soviétiques sont tués.

122

17 novembre 1944. Comté d’Alsedziai, dans le district de Telsiai. Entraîné par les services de renseignements de l’armée allemande, A. Kubilius et quatre de ses amis sont parachutés dans le comté d’Alsedziai. Il a pour mission de rétablir l’organisation de la LLA, appelée plus tard Légion Zhemaitijan.

123

11 novembre au 22 décembre 1944. District de Panevezys. Trois groupes de parachutistes sont largués dans la région. Les chefs sont… Par la suite, ces groupes forment la base du 3e commandement de la LLA Siaures [armée de libération lituanienne du nord].

124

12 janvier 1945. Forêt d’Uzulenisin, comté de Taujenai, district d’Ukmerge. Dans un combat contre des troupes du NKVD, le chef de la VEA [commandant Vytis] J. Kristaponis et 23 partisans périssent entre les mains de l’armée soviétique. 80 soldats soviétiques sont tués au combat [62].

125Ces extraits montrent que les Lituaniens se livraient aux préparatifs de la guérilla avant l’entrée de l’Armée rouge dans leur pays, avant que la chape de terreur soviétique ne s’abatte sur eux. On remarque en effet que cette guérilla fut planifiée ; il ne s’agissait pas d’une réaction populaire contre le régime d’oppression soviétique. Ces extraits montrent aussi l’implication de l’armée allemande et l’aide qu’elle apporta à la guérilla lituanienne qui attaquait les Soviétiques afin d’appuyer les combats sur le front contre l’Armée rouge. Comme toujours dans ces cas-là, cette guérilla, qui se poursuivit avec une intensité inégale jusqu’en mars 1953, ne pouvait être menée qu’avec le soutien d’une partie non négligeable de la population locale, en particulier les familles de ses combattants.

126Les services de la sûreté soviétique menèrent des combats contre les combattants lituaniens et réagirent en arrêtant et en déportant les familles des membres de la guérilla et des institutions qui les avaient aidés. La Commission internationale a pris l’initiative d’une étude réalisée par l’historien lituanien Arvydas Anusauskas sur le thème « Arrestations en masse et tortures en 1944-1953 ». Dans les conclusions des débats de la Commission internationale sur cette étude, le 20 avril 2005, il a été énoncé (extraits de la conclusion) :

127

Période de terreur. En 1944-1953, 186 000 personnes furent arrêtées et emprisonnées, et 118 000 furent déportées. Quelque 80 000 personnes arrêtées et incarcérées étaient des prisonniers politiques […]. En outre, environ 8 000 personnes furent emprisonnées pour collaboration avec le gouvernement d’occupation nazi. Ce chiffre comprenait 256 personnes qui furent exécutées pour crimes de guerre et 123 personnes exécutées pour collaboration avec le gouvernement d’occupation nazi […].

128

Répartition des prisonniers. Les 80 000 prisonniers politiques en Lituanie entre 1944 et 1953 comprenaient des membres de tous les groupes ethniques. Les Lituaniens cependant étaient majoritaires (environ 94 %), tandis que les Polonais constituaient 5 % du total et les Juifs 0,5 %. Ces chiffres représentaient environ 3,5 % des Lituaniens de souche résidant en Lituanie en 1943 (environ 2,2 millions), quelque 1 % des Polonais (sur 400 000) et environ 2 % des Juifs (sur 16 000 [63]).

129Une autre étude du professeur Anusauskas, plus détaillée, intitulée « Déportations en masse en 1944-1953 », a été soumise à la Commission internationale. Dans les débats sur le document, et dans les conclusions de la Commission, on peut notamment lire :

130

Les Allemands résidant en Lituanie furent les premiers à être déportés […]. Les deux premières déportations ciblaient officiellement les familles de combattants de la guérilla et de personnes se cachant, des combattants qui avaient été tués et des personnes accusées de soutenir la résistance […]. Le nombre total de déportés en 1945-1952 est estimé au moins à 118 000 (il ne reste de données que pour 115 000 déportés) […]. Les déportés n’avaient pas le droit de quitter la localité de leur déportation […]. Au 1er janvier 1953, le nombre de déportés lituaniens encore en vie s’élevait à 98 286 […]. Le nombre total de déportés lituaniens qui moururent entre 1945 et 1958 est estimé à 20 000, dont environ 5 000 enfants […]. Après l’édiction de l’ordonnance du 19 mai 1958 par le présidium du Conseil suprême de l’URSS, une nouvelle politique fut mise en œuvre à l’égard de ces derniers déportés. Seuls les membres de la résistance et leurs familles furent laissés en exil, tous les autres furent libérés de l’exil sous condition [64].

131Les deux documents soumis par le professeur Anusauskas à la Commission internationale montrent que :

132

dans leur immense majorité, les arrestations et déportations effectuées concernèrent des éléments qui avaient collaboré avec les Allemands, des partisans qui combattirent le régime soviétique et ceux qui les aidèrent ;
le chiffre de 118 000 personnes déportées de Lituanie vers le fin fond de l’Union soviétique comprend des personnes définies comme prisonniers politiques et leurs familles, ainsi que les familles des partisans antisoviétiques. Un an environ après la mort de Staline, la situation évolua en faveur des déportés. En 1954, plus de 2 500 familles des déportés reçurent la possibilité de revenir en Lituanie. Sur ordre du présidium du Soviet suprême à Moscou, le 19 mai 1958, la déportation de la plupart des Lituaniens fut annulée et seuls les combattants de la guérilla et leurs familles demeurèrent en exil. Par suite de cet ordre, une partie des déportés revint en Lituanie et une autre, vraisemblablement de son plein gré (postes de travail, etc.), resta sur place.

133Le régime communiste en Lituanie, aussi bien entre juillet 1940 et juin 1941 qu’à partir de l’été 1944 jusqu’à la mort de Staline (mars 1953), date qui coïncide avec la fin de la guérilla antisoviétique en Lituanie [65] – mais aussi, par la suite, jusqu’à l’effritement de l’Union soviétique à la fin des années 1980 –, fut un régime dictatorial et oppresseur. Pour autant qu’on sache, les sources lituaniennes ne comprennent aucun récapitulatif des pertes du peuple lituanien de juillet 1944 (reprise du pays par l’Armée rouge) à mai 1958, date à laquelle la majeure partie des Lituaniens déportés eurent la possibilité de revenir dans leur patrie. Sur la base des chiffres mentionnés plus haut, provenant de sources lituaniennes, on peut estimer que les pertes s’élevèrent à 1,5 ou 2,5 % des 2,2 millions de Lituaniens se trouvant en Lituanie en 1945. Ce chiffre comprend les milliers de personnes qui moururent de mort naturelle sur le lieu de leur déportation, et les 7 888 partisans antisoviétiques tombés au combat contre les forces soviétiques [66].

134Sans atténuer la culpabilité du régime soviétique qui frappa de nombreux innocents, on ne peut ignorer la responsabilité des éléments lituaniens qui collaborèrent avec les Allemands et lancèrent une guérilla qui n’avait aucune chance de l’emporter face au régime soviétique, causant ainsi l’arrestation et la déportation de dizaines de milliers de personnes et la mort de nombreux partisans et d’innocents. On peut supposer que si les Lituaniens n’avaient pas mené cette guérilla contre le régime soviétique, le nombre de personnes arrêtées ou déportées en Union soviétique et les pertes en vies humaines eussent été bien inférieures.

135Qualifier de Shoah les événements survenus sous le régime soviétique, les comparer au massacre de plus de 95 % des 203 000 à 207 000 Juifs de Lituanie, hommes, femmes, enfants et personnes âgées qui n’avaient causé de tort à personne, c’est véritablement réécrire l’histoire. Ni l’idéologie communiste, ni la politique du régime soviétique ne comportèrent de programme d’extermination du peuple lituanien et il n’y eut pas d’extermination. Au cours des 45 années de dictature communiste et de régime soviétique, le peuple lituanien demeura sur sa terre, une partie non négligeable des déportés revinrent dans leur patrie, les enfants étudièrent dans des écoles lituaniennes, les dirigeants du pays étaient des communistes lituaniens, la milice et le NKVD étaient largement constitués de Lituaniens, la culture se développait en lituanien, quoique dans l’esprit du régime soviétique, la vie religieuse continua comme à l’ordinaire, en dépit de certaines limitations, et même sur le plan économique, la situation en Lituanie était meilleure que dans la plupart des républiques soviétiques. En conséquence, après 45 années de régime soviétique, il restait en Lituanie des forces politiques et intellectuelles, un leadership et une infrastructure économique, ainsi que des éléments susceptibles de construire un État indépendant et démocratique.

136Cette ligne des deux Shoahs parallèles, la Shoah brune du peuple juif et la Shoah rouge du peuple lituanien, n’est pas seulement exprimée et développée par des Lituaniens isolés qu’on aurait pu ignorer, elle émane d’éléments de l’actuel gouvernement lituanien.

137En réécrivant de l’histoire, les Lituaniens ont entrepris de blanchir le gouvernement provisoire lituanien de l’époque de la vague des pogroms et du massacre, par les Lituaniens et à leur initiative, de 5 000 à 7 000 Juifs au Fort n° 7 de Kovno. Le gouvernement ne fit rien pour empêcher ce massacre. Il prenait en fait la relève du Front activiste lituanien (LAF), dont le rôle prit fin avec l’invasion de l’Union soviétique. Cette organisation, dont les prospectus de propagande antisémite appelaient à l’expulsion des Juifs de Lituanie, et qui porte dans une large mesure la responsabilité de la vague de pogroms, bénéficie elle aussi d’une réputation blanchie et d’une reconnaissance en tant qu’organisation patriotique lituanienne. Les partisans antisoviétiques, auteurs de pogroms fin juin et début juillet 1941, collaborateurs des Allemands, devinrent des héros nationaux. Le gouvernement actuel a reconnu le gouvernement lituanien provisoire en fonction de la fin juin au 5 août 1941 comme gouvernement légal qui rétablit l’indépendance du pays. Si telle est la réalité, alors ce dernier porte la responsabilité de la vague de pogroms et de massacres de plusieurs milliers de Juifs pendant son mandat ; or le gouvernement lituanien ne le reconnaît pas. Il y a en Lituanie des personnes, quoique minoritaires, pour s’opposer à cette tendance de l’actuel gouvernement. Le professeur Leonidas Donskis, le plus grand philosophe lituanien qui fut longtemps doyen de la faculté de sciences politiques de l’université Vytautas Magnus à Kovno et qui, depuis juin 2009, est membre du Parlement européen, s’oppose ouvertement à la réécriture de l’histoire dans son pays. À propos du gouvernement provisoire et du Front activiste (LAF), il remarque :

138

Le LAF était entièrement et directement lié à la politique coordonnée depuis Berlin par le colonel Kazys Skirpa, aux conceptions nazies, et le gouvernement provisoire fut en fait constitué dans cette ville… Les membres du LAF qui propageaient la propagande antisémite recoururent systématiquement et activement aux perles de la rhétorique nazie, entre autres « complot judéo-bolchevique », « plan des banquiers juifs et des communistes », « joug et exploitation par les Juifs », etc. Je suis convaincu que l’État lituanien actuel a commis une erreur majeure, sans précédent, voire historique, en reconnaissant le gouvernement provisoire comme un véritable gouvernement de jure qui a restauré l’indépendance de notre pays. Parce que, s’il en est ainsi, le gouvernement provisoire doit endosser la responsabilité des massacres de citoyens non armés, non impliqués dans la vie politique, des citoyens lituaniens d’origine juive, massacres qui débutèrent avant l’entrée des nazis dans le pays […]. Si nous reconnaissons qu’il s’agissait du gouvernement légitime, alors il porte la responsabilité des actes non pas d’une poignée d’assassins et de crapules des bas-fonds, comme on l’affirme communément en Lituanie, mais de municipalités entières, de policiers et de soldats qui ont participé à la logistique et aux massacres de Juifs, à leur organisation et à leur perpétration. Et il s’agit après tout de secteurs étatiques [67].

139Le professeur Truska critique lui aussi ce qui se trame ces dernières années au gouvernement et dans la société lituanienne qui n’est pas prête à affronter la vérité historique sur le comportement de ses compatriotes pendant la Seconde Guerre mondiale. Il écrit :

140

Les Lituaniens n’aiment pas parler des aspects déplaisants du passé […]. La nation veut considérer son histoire comme étant « belle », elle veut voir uniquement les luttes et les souffrances, en imputant la responsabilité des malheurs du récent passé aux « autres », et en premier lieu aux Juifs. L’autocritique concernant le passé n’est guère très populaire parmi les Lituaniens. Bon nombre perçoivent comme une diffamation et une calomnie de la Lituanie le fait de se pencher sur les problèmes déplaisants du passé [68].

« La Déclaration de Prague » et la décision du Parlement européen

141L’actuel gouvernement en Lituanie ne se contente pas de réécrire l’histoire et d’affirmer la thèse des deux Shoahs. Il en a fait un patrimoine historique de l’Europe en exploitant son adhésion à l’Union européenne et au Parlement européen. C’est à son initiative que s’est réunie, à Prague, la conférence des parlementaires et personnalités d’Europe sur le thème « Conscience européenne et communisme ». Pour éviter d’en paraître l’initiateur, il a fait en sorte qu’elle se tienne hors de Lituanie. Parmi les personnalités qui y ont participé se trouvaient Vaclav Havel, ancien président de la République tchèque lorsque le pays s’est libéré du communisme, Vytautas Landbergis, ancien président de Lituanie, cinq parlementaires européens d’Angleterre, de République tchèque, d’Estonie et une vingtaine de personnalités de divers pays d’Europe, dont l’Allemagne et la Russie. Une grande partie des participants étaient issus des milieux de droite antisoviétiques, mais on trouvait aussi un libéral comme Vaclav Havel. Nombre de ces personnes avaient été invitées auparavant à diverses réunions en Lituanie (congrès, symposiums, ateliers de travail, etc.), véritable préparation en vue de l’objectif poursuivi par les Lituaniens dans la conférence de Prague. Cette dernière eut lieu dans les premiers jours de juin 2008 et, le 3, publia un document appelé « Déclaration de Prague » dans lequel il était dit

142

La conférence appelle
  • à proclamer le 23 août, jour de la signature du pacte Hitler-Staline (appelé pacte Molotov-Ribbentrop), jour du souvenir des victimes des deux régimes totalitaires, nazi et communiste, de la même façon que l’Europe se souvient des victimes de la Shoah le 27 janvier ;
  • à parvenir, en Europe, à une compréhension généralisée que les deux régimes totalitaires, nazi et communiste, […] furent destructeurs et ce en recourant systématiquement à une politique de terreur extrême […], à des guerres d’agression […] et qu’il faut les considérer comme la cause principale des catastrophes survenues au xxe siècle.
  • à reconnaître que de nombreux crimes perpétrés au nom du communisme relèvent de la catégorie des crimes contre l’humanité et doivent servir d’avertissement aux générations suivantes, de la même façon que les crimes nazis ont été considérés lors des procès de Nuremberg [69].

143La Déclaration de Prague permet de comprendre l’intention des Lituaniens ainsi, vraisemblablement, que celle des représentants d’autres États qui l’ont préparée et des personnalités qui l’ont signée, à savoir : la Shoah fut un crime, mais ne fut pas différente des crimes perpétrés par l’Union soviétique ou par les régimes communistes totalitaires. Cette affirmation masque la spécificité et l’unicité de la Shoah, événement qu’on ne peut comparer à d’autres atrocités.

144Le 23 septembre 2008, plus de 400 parlementaires européens ont signé cette déclaration dans laquelle ils expriment leur soutien à l’idée de proclamer le 23 août « Jour du souvenir en Europe des victimes du stalinisme et de l’hitlérisme ». Le 2 avril 2009, le Parlement a adopté une décision dans l’esprit de la Déclaration de Prague, par 533 voix contre 44 et 33 abstentions [70]. Ainsi a été validée indirectement l’idée d’une symétrie entre la Shoah du peuple juif et la « Shoah [71] » des Lituaniens. Si le régime soviétique et le communisme sont comparés au régime nazi, les victimes des deux régimes sont elles aussi équivalentes, et il existe bien une Shoah brune – nazie, dont les victimes principales furent les Juifs – et une Shoah rouge, dont les victimes furent les Lituaniens et d’autres peuples.

145La Lituanie, initiatrice de cette déclaration et instigatrice de la décision du Parlement européen, fit ainsi approuver la réécriture de l’histoire présentant deux Shoahs et jetant un voile sur l’ample collaboration de ses habitants avec l’Allemagne dans le massacre des Juifs.

Conclusion

146La chronologie des événements de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah en Lituanie comprend la période de la domination du pays par l’Union soviétique à partir de juillet 1940, l’époque de l’occupation allemande de fin juin 1941 à mi-juillet 1944, et la période qui s’étend depuis la deuxième occupation soviétique jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 9 mai 1945. Afin de brouiller les événements et la Shoah et de procéder à leur réécriture, les autorités lituaniennes, par l’intermédiaire de la Commission internationale, ont étendu les événements de la Seconde Guerre mondiale à ce qui s’est passé en Lituanie soviétique jusqu’à la mort de Staline en mars 1953, voire dans les années qui suivirent, lançant la thèse d’une Shoah lituanienne.

147L’antisémitisme populaire historique, la compréhension et l’interprétation faussées de la réalité en Lituanie à l’époque du premier pouvoir soviétique dans le pays (de juin 1940 à juin 1941), la virulente propagande antijuive du Front activiste, la frustration après la première occupation soviétique et la désignation des Juifs comme cible de la haine de pans entiers de la société lituanienne constituèrent la toile de fond des pogroms et des massacres de milliers de Juifs perpétrés à l’initiative des Lituaniens, lors de l’occupation allemande.

148Au cours des six semaines de son existence, le gouvernement provisoire lituanien accueillit l’armée allemande en libératrice et appela à la collaboration. Il ne prit pas la moindre mesure, ni en paroles ni en actes, pour faire cesser les pogroms et les massacres perpétrés par des éléments placés sous son contrôle, se contentant d’une remarque pour que les massacres ne soient pas publics. Ce gouvernement provisoire constitua l’administration municipale et la police locale qui continuèrent à servir le gouvernement allemand pendant toute la période où il dirigea la Lituanie, prépara une législation antijuive et entreprit de créer des bataillons militaires transformés par la suite en bataillons de police mobiles se livrant au massacre des Juifs en Lituanie et ailleurs.

149Les journaux qui apparurent avec l’occupation allemande propagèrent une propagande antisémite, incitant à l’expulsion des Juifs de la terre lituanienne et encourageant ainsi les citoyens à prendre part au massacre des Juifs.

150La responsabilité de la vague de pogroms au cours des deux premières semaines de l’occupation allemande à Kovno et ailleurs dans le pays incombe aux Lituaniens, parfois encouragés par les Allemands. Des milliers d’entre eux se portèrent volontaires pour servir les Allemands, constituèrent une force déterminante et, dans certaines localités, la seule qui procéda au massacre des Juifs de Lituanie et de Biélorussie, d’Ukraine et du Gouvernement général de Pologne.

151L’Église catholique en Lituanie, de par sa position publique antisoviétique, son accueil enthousiaste de l’armée allemande et son silence devant le massacre des Juifs qui se déroulait sous ses yeux, non seulement ne remplit pas sa mission morale et ne respecta pas le commandement « Tu n’assassineras point », mais encouragea indirectement une ample collaboration de la population avec les Allemands.

152Le régime soviétique, en Lituanie et ailleurs, fut totalitaire et oppresseur ; il porte la responsabilité de la mort de nombreuses personnes. Mais ni dans l’idéologie communiste, ni dans la politique du régime soviétique appliquée dans le pays, on ne trouvait de projet d’extermination d’un peuple. On ne peut le comparer à l’idéologie nazie. Les arrestations et les déportations de dizaines de milliers de Lituaniens en URSS lors de la deuxième occupation soviétique doivent être considérées dans le contexte de la guérilla antisoviétique menée par les Lituaniens, et comme un moyen de la réprimer.

153Dans ses décisions du 23 septembre 2008 et du 2 avril 2009, le Parlement européen s’est leurré, non pas dans sa condamnation du régime totalitaire communiste qui méritait une telle sanction, mais en ce qu’il n’a pas établi de différence de fond entre d’une part l’idéologie nazie raciste et l’extermination du peuple juif dans la Shoah, et de l’autre les nombreuses victimes du régime communiste qui comptaient d’ailleurs de nombreux Juifs. Il s’est fourvoyé en les mettant sur le même plan. Il n’a pas mieux compris que la Lituanie et les autres pays d’Europe de l’Est qui ont pris l’initiative de ces décisions étaient motivés par la volonté d’estomper le rôle joué par nombre de leurs compatriotes dans l’extermination de leurs voisins juifs, en vue de se présenter eux-mêmes comme des victimes d’une Shoah qu’ils ont appelée la « Shoah rouge ».


Date de mise en ligne : 28/02/2017.

https://doi.org/10.3917/rhsho.197.0607

Notes

  • [1]
    Cet article est initialement paru en hébreu ; il a été publié en anglais sous le titre « The Holocaust in Lithuania and its Obfuscation According Lithuanian Sources ».
  • [2]
    Itzak Arad, né en Pologne en 1926, est un ancien officier de l’armée israélienne. Directeur de Yad Vashem de 1972 à 1993, il est l’auteur, entre autres, de la première grande étude sur l’Aktion Reinhardt.
  • [3]
    Sur la Shoah en Lituanie d’après des sources allemandes, voir Yitzhak Arad, « The Final Solution in Lithuania in the Light of German documentation », Yad Vashem Studies, 1976, n° 11, p. 234-272.
  • [4]
    L’auteur de cet article était membre de la Commission internationale pour l’évaluation des crimes des régimes d’occupation nazi et soviétique en Lituanie. Certains travaux réalisés à l’initiative de cette Commission, qui se trouvent dans ses archives privées, n’ont pas encore été publiés.
  • [5]
    Yitzhak Arad, Histoire de la Shoah – Union soviétique et territoires annexés, vol. 1, Jérusalem, 2004, p. 2009-2011 [en hébreu]. On ignore ce que sont devenus un certain nombre d’entre eux.
  • [6]
    À l’approche de l’Armée rouge des frontières lituaniennes, fin 1943, la direction non officielle et semi-clandestine des Lituaniens, appelée Comité suprême pour la libération de la Lituanie, décida, en coordination avec les autorités allemandes, de créer une « force de défense territoriale lituanienne » qui combattrait aux côtés des Allemands contre l’Armée rouge, pour la défense de la terre lituanienne. En février 1944, cette force comptait quelque 12 000 hommes et tous ses officiers étaient des Lituaniens, placés sous le commandement de Plechavicius (1890-1973). Lorsque la Lituanie devint une République soviétique, Plechavicius s’enfuit en Allemagne, d’où il revint lors de l’invasion de l’Union soviétique par les Allemands. La Force de défense territoriale lituanienne parvint à combattre les partisans soviétiques et les partisans polonais de l’Armée de l’Intérieur (ou Armée de la patrie, Armia Krajowa). Lorsque le commandant en chef de la SS et de la police de l’Ostland, l’Obergruppenführer Friedrich Jeckeln, exigea de Plechavicius qu’il transforme la Force de défense territoriale lituanienne en une unité SS entièrement placée sous son autorité, mobilisant ainsi des dizaines de milliers de Lituaniens dans l’armée allemande, ce dernier refusa. En conséquence, il fut arrêté le 15 mai et déporté en Allemagne. Après la guerre, il émigra aux États-Unis où il vécut jusqu’à sa mort. Les Allemands dispersèrent la Force de défense territoriale lituanienne parce que 3 500 de ses soldats avaient été transférés dans des unités N.M. de la Luftwaffe, et que des milliers d’autres s’étaient enfuis dans les forêts avec leurs armes. Lorsque l’Armée rouge pénétra en Lituanie en juillet 1944, elle organisa une véritable guérilla contre cette Force de défense.
  • [7]
    Vygantas Vareikis, « Antisemitism in Lithuania », in Liudas Truska et Vyantas Vareikis, The Preconditions for the Holocaust, Vilnius, 2004, p. 119-172.
  • [8]
    Ibid., p. 138-139.
  • [9]
    Ibid, p. 142.
  • [10]
    Jacob Wygodzki fut nommé ministre aux Affaires juives. Lorsque Vilnius fut conquise par les Polonais, il demeura dans la ville. Max Soloveitchik, dirigeant sioniste, fut nommé à sa place à Kovno.
  • [11]
    Ezra Mendelson, The Jews of East-Central Europe Between The World Wars, Bloomington, 1983, p. 220. L’autonomie accordée comprenait : égalité devant la loi, représentation proportionnelle au Parlement, emploi du yiddish dans les tribunaux et les institutions du gouvernement, soutien financier égalitaire aux écoles juives et non-juives, reconnaissance des institutions de l’autonomie juive en tant qu’institutions gouvernementales et de leur droit de percevoir des taxes auprès de tous les Juifs.
  • [12]
    La déclaration de 1919 intervint à une époque où les Lituaniens luttaient contre les Polonais en vue de créer une « Grande Lituanie » qui comprendrait Vilnius et la Biélorussie occidentale. Dans ces régions vivaient de nombreux Juifs, Polonais et Biélorusses, et l’État lituanien devait être plurinational. Les Lituaniens estimèrent que l’influence juive dans les États d’Occident les aiderait dans leur combat contre les Polonais pour la domination de ces régions. Ils n’atteignirent pas leur objectif et Vilnius et sa région furent rattachées à la Pologne. Dans cette nouvelle situation, il n’était plus besoin d’accorder un traitement de faveur aux minorités nationales – d’ailleurs, le combat sur la scène internationale prit fin lui aussi.
  • [13]
    Vareikis, « Antisemitism in Lithuania », art. cit., p. 148.
  • [14]
    Liudas Truska, « The Crisis in Lithuanian and Jewish Relations (June 1940-June 1941) », in Liudas Truska et Vyantas Vareikis, The Preconditions for the Holocaust, Vilnius, Margi Rastai, 2004, p. 182.
  • [15]
    Ibid., p. 160, 162-163.
  • [16]
    Ibid., p. 164.
  • [17]
    Vareikis, « Antisemitism in Lithuania », art. cit., p. 164-167.
  • [18]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 181-183. Alors que dans la Lituanie indépendante, sur 1 500 à 2 000 membres du Parti, on comptait environ un tiers de Juifs, en juin 1941, à la veille de l’invasion allemande, ils ne constituaient que 12,6 % des 4 703 membres ; tous les autres étaient pour la plupart lituaniens. Au printemps 1941, le Présidium suprême soviétique de Lituanie ne comptait aucun Juif. En juin 1941, sur les 49 commissaires et commissaires-adjoints du Conseil des commissaires du peuple (gouvernement) lituanien [équivalents en Occident de ministres et vice-ministres], on comptait cinq Juifs dont l’un au poste de commissaire à l’Industrie alimentaire, les quatre autres étant commissaires adjoints. Aux échelons gouvernementaux intermédiaires et inférieurs également, le nombre de Juifs était réduit. Sur 56 secrétaires régionaux et municipaux du parti, trois seulement étaient juifs.
  • [19]
    Ibid., p. 184-185. Selon les données, au cours de l’été 1940, sur les 254 employés au QG du NKVD, les Russes représentaient 36,2 %, les Juifs 17,3 % et les Lituaniens quelque 46,5 %. Fin mai 1941, le pourcentage de Juifs dans ce QG n’était plus que de 16,6 % ; dans les postes à responsabilité, ils représentaient 8,4 % (soit un pourcentage peu éloigné des 7 % qu’ils représentaient dans la population lituanienne). Sur 44 commandants du NKVD dans les communes et grandes villes, il n’y avait qu’un seul Juif (à Siauliai). Lors de la création du NKGB, sur 519 membres, 55 (soit 10,6 %) étaient des Juifs du pays, tous les autres étant des Lituaniens ou des Russes, et sur 94 postes dirigeants, cinq seulement étaient occupés par des Juifs (soit 5,3 %). Plus le système soviétique dura, plus le pourcentage de Juifs dans les services secrets se réduisit et, sur 144 candidats choisis par le comité central du parti communiste lituanien pour étudier à l’école supérieure du NKVD à Moscou, il y avait 103 Lituaniens et seulement deux Juifs, les autres étant Russes, etc.
  • [20]
    Ibid., p. 173.
  • [21]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 194. Sur l’influence du nazisme sur l’idéologie raciste et antisémite du Front, voir Alfonsas Eidintas, Jews, Lithuanians and the Holocaust, Vilnius, Versus Aureus, 2003, p. 168-170.
  • [22]
    Lorsque, au cours de l’été 1940, la Lituanie devint une République soviétique, l’armée lituanienne ne fut pas dissoute, mais incorporée dans l’Armée rouge, y compris la majeure partie de ses officiers, en tant que 29e corps territorial.
  • [23]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 264. Le tract est rédigé en lituanien.
  • [24]
    Ibid., p. 201.
  • [25]
    Ibid., p. 194.
  • [26]
    Ibid., p. 196. On l’a vu, les Juifs constituaient 35 % des membres du petit parti communiste clandestin de Lituanie et, dans la délégation lituanienne qui se rendit à Moscou pour « demander » le rattachement de la Lituanie à l’URSS, sur 20 membres, un seul était juif.
  • [27]
    Sur la décision d’exterminer totalement les Juifs d’Union soviétique, voir Yitzhak Arad, The Holocaust in the Soviet Union, Lincoln, University of Nebraska Press, et Jérusalem, Yad Vashem, 2009, p. 129-133.
  • [28]
    Truska, « The Crisis », art. cit., p. 329.
  • [29]
    Christoph Dieckmann et Saulius Suziedelis, The Persecution and Mass Murder of Lithuanian Jews during Summer and Fall of 1941 : Sources and Analysis, Vilnius, Margi Rastai, 2006, p. 120-121.
  • [30]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 125-126.
  • [31]
    Ibid., p. 123-124.
  • [32]
    Yitzhak Arad, Vilnius la juive dans le combat et dans les ruines, Sifriat HaPoalim, université de Tel Aviv et Yad Vashem [en hébreu], 1976, p. 52-53.
  • [33]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 130-131.
  • [34]
    Ibid., p. 128.
  • [35]
    Ibid., p. 138-139. Selon d’autres sources, il y eut, au Fort n° 7, quelque 7 000 victimes.
  • [36]
    Ibid., p. 140.
  • [37]
    Dans le rapport de Jäger, commandant de l’Einsatzkommando 3, du 1er décembre 1941, il est certes précisé que les partisans lituaniens, suivant ses instructions, mirent à mort quelque 3 000 Juifs, dont 47 femmes, entre le 6 et le 14 juillet ; mais il faut y voir une volonté d’attirer l’attention sur cette opération, ou plutôt d’en tirer gloire. Jäger souligna après la guerre que Norkus, sans avoir reçu d’ordre de sa part, mit à mort près de 3 000 Juifs au Fort n° 7.
  • [38]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 221.
  • [39]
    Ibid., p. 140. Bronius Norkus, l’un des commandants du bataillon de police lituanien déployé en Russie en 1943, y mourut dans un accident.
  • [40]
    Dov Levin, The Litvaks : A Short History of the Jews in Lituania, traduit de l’hébreu par Adam Teller, Jérusalem, Yad Vashem, 2000, p. 218.
  • [41]
    Eidintas, Jews, Lithuanians and the Holocaust, op. cit., p. 233. Ce n’est que le 30 juin que le gouverneur militaire allemand de Lituanie, le général R. von Pohl, fit savoir « que toutes les publications, en toutes langues, ne pouvaient paraître qu’après l’intervention de la censure allemande ».
  • [42]
    I Laisve, 24 juin 1941.
  • [43]
    « Lietuva be zydu », Naujoji Lietuva, 4 juillet 1941, p. 1.
  • [44]
    Documents de la Commission internationale, Projet de conclusion n° 1, 17 avril 2005, p. 2-4. Le document se trouve entre les mains de l’auteur de l’article. La mention de la presse clandestine désigne les journaux clandestins publiés par des éléments de la résistance lituanienne.
  • [45]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 135.
  • [46]
    Rapport de Jäger, archives de Yad Vashem, YVA, 0-18/245 ; Arad, Histoire de la Shoah, Union soviétique, op. cit., p. 281.
  • [47]
    Certificat de travail. (N.d.T.)
  • [48]
    Projet de conclusions n° 4, 20 avril 2005. Approuvé par la Commission.
  • [49]
    Archives de Yad Vashem, rapport Jäger, YVA, 0-18/245.
  • [50]
    Dieckmann et Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 147-148.
  • [51]
    Ibid., p. 148-149. Rassemblement des Juifs dans le district de Kovno et autres localités en août 1941, prévu par l’ordre secret n° 3 (facsimilé).
    tableau im1
    District / Poste de police Point de rassemblement District de Kovno Jonava (Tous les postes, sauf Ceux, de la ville de Kovno) Vilkija Babtai Rumsiskes Zapyskis Garliava District de Kedainiai Ville de Kedainiai Kedainiai Zeimiai Josvainiai Ariogala District de Trakai Kaisiadorys Ziezmariai Kaisiadorys Zasliai District d’Alytus Birstonas Prienai Prienai Jieznas District de Marijampole Kazlu Rudos Kazlu Rudos Balbieriskis Silavotas Prienai Sasnava Veiveriai Garliava District de Sakiai Jankai Paezerelis Zapyskis Lekeciai
  • [52]
    YVA 0-18/245.
    • 15-16 août 1941, Rokiskis : 3 200 hommes, femmes et enfants.
    • 26 août 1941, Kaisiadorys, tous les hommes, femmes et enfants juifs : 1 911.
    • 27 août 1941, Prienai, tous les hommes, femmes et enfants juifs : 1 078.
    • 28 août 1941, Kedainiai, 710 hommes juifs, 767 femmes juives, 599 enfants : total 2076.
    • 1er septembre 1941, Marijampole, 1 763 hommes juifs, 1 812 femmes juives, 1 404 enfants juifs, 109 malades mentaux, une Allemande mariée à un Juif, une femme russe : total 5 090.
  • [53]
    Dieckmann, Suziedelis, The Persecution, op. cit., p. 164-167.
  • [54]
    Arunas Bubnys, Holocaust in Lithuanian Province in 1941, p. 74. Cette étude, réalisée par A. Bubnys à la demande de la Commission internationale, fut discutée et « approuvée dans l’ensemble » par la Commission le 15 décembre 2003.
  • [55]
    Ce document, comme l’étude tout entière, se trouve dans les archives de l’auteur de cet article.
  • [56]
    Arad, Histoire de la Shoah, Union soviétique, op. cit., 2e volume, p. 567-577, 596-598.
  • [57]
    Kazimierz Sakowicz, Ponary Diary 1941-1943, traduit du polonais par Laurence Weinbaum, édité par Yitzhak Arad, New Haven, Yale University Press, 2005, p. 69-79.
  • [58]
    Rapport d’Arunas Streikus soumis à la Commission internationale, « Church Institutions during the Period of Nazi Occupation in Lithuania ». Ce document se trouve dans les archives de l’auteur.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    Arad, Histoire de la Shoah, Union soviétique, op. cit., p. 783.
  • [61]
    Juozas Starkauskas, « The Chekist Army and the Stribai », p. 6. L’article se trouve en ligne sur le site http://www.komisija.lt/Files/www.komisija.lt/File/Tyrimu_baze/II%20Sovietine%20okupacija%20I%20etapas/Nusikaltimai/Ginkluotos%20rezistencijos%20slopinimas/J.%20Starkauskas.%20Cekistine%20kariuomene%20ir%20stribai/ENG/Starkausko%20darbas%20english.pdf.
    Le terme d’« armée tchékiste » désigne principalement les forces du NKVD et du NKGB. Par « Stribai », il faut entendre les forces spéciales constituées par des habitants locaux, dans leur grande majorité lituaniens, qui se portèrent volontaires pour combattre contre les partisans lituaniens antisoviétiques. Ces forces comptaient environ 10 000 membres. Le nom de Stribai provient du concept russe istrebitelnyje otriady (unités de destruction) créées en Union soviétique lors de l’invasion allemande de juin 1941. Voir l’article de J. Starkauskas commandé par la Commission internationale (archives privées de l’auteur).
  • [62]
    Algis Rupainis (éd.), War Chronicle of the Partisans, Lithuanian Global Resources, 1998, p. 2-7. Le texte complet en anglais est consultable à l’adresse suivante : http://www.spauda.lt/voruta/kronika/chronicl.htm.
  • [63]
    « IV. Deuxième occupation : première phase (1944-1953), Arrestations en masse et torture en 1944-1953, Conclusions approuvées le 20 avril 2005 » (archives de l’auteur). Le nombre de personnes envoyées dans les camps du Goulag s’élève à 142 579, et au total, le nombre de personnes déportées au fin fond de l’Union soviétique, à 118 000, dont celles qui furent expédiées dans les camps du Goulag et d’autres camps, y compris leurs familles, reléguées dans des localités éloignées et isolées de Sibérie où elles furent contraintes d’habiter et de travailler, sans autorisation de partir. La différence entre les deux chiffres s’explique par le fait qu’en Lituanie même, il existait des camps qui dépendaient de l’administration du Goulag, où étaient détenus des prisonniers non déportés en Union soviétique.
  • [64]
    Projet de conclusions n° 3, 19 avril 2005 (archives personnelles de l’auteur).
  • [65]
    Juozas Starkauskas, « The Chekist Army and the Stribai », p. 6. Selon Starkauskas, au printemps 1945, il y avait 30 000 partisans lituaniens, au cours de l’été 1946, 4 500 ; au printemps 1947, 3 500 ; au printemps 1948, 2 300 ; à l’automne 1950, 1 200 ; et au printemps 1953, 250. Cette situation résultait de l’action des services de la sûreté soviétiques et, parallèlement de la prise de conscience au sein des partisans de l’impossibilité de remporter la victoire dans leur guerre.
  • [66]
    Juozas Starkauskas, « The Chekist Army and the Stribai », art. cit., p. 8.
  • [67]
    Leonidas Donskis, « When Will the Truth Finally Set Us Free », p. 3-6, 1er septembre 2010. Ce texte, traduit en anglais par Geoff Vasil à partir du blog http://blog.delfi.lt/donskis/7749/, se trouve en ligne sur le site http://www.holocaustinthebaltics.com/2010Sept1LeonidasDonskisWhenWillTheTruthSetUsFree.pdf
  • [68]
    Truska, « The Crisis in Lithuanian and Jewish Relations (June 1940-June 1941) », op. cit., p. 208.
  • [69]
    Déclaration de Prague sur la « Conscience européenne et le communisme », 3 juin 2008, Prague, Sénat du Parlement de la République tchèque.
  • [70]
    Déclaration du Parlement européen sur la proclamation du 23 août en tant que « Jour européen du souvenir des victimes du stalinisme et du nazisme », Bruxelles, mardi 28 septembre 2008 ; résolution du Parlement européen du 2 avril 2009 sur « Conscience européenne et totalitarisme ».
  • [71]
    Les guillemets sont de l’auteur.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions