Couverture de RHSHO_196

Article de revue

Éditorial

Pages 5 à 13

Notes

  • [1]
    Sous le prétexte de la « place envahissante » du « devoir de mémoire », par refus aussi du « lobby juif » qui instrumentaliserait cette histoire pour mieux servir les « desseins expansionnistes de l’État d’Israël ». Le proverbe chinois, pourtant, est formel : « Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».

1Après la libération de Lvov par l’Armée rouge, Rudolf Reder, l’un des deux seuls survivants du centre de mise à mort de Belzec, qui s’était caché vingt mois chez une Polonaise, note qu’il « réapparaît dans le monde de Dieu ». Que savait-on, en 1945, de l’abîme d’où il sortait ? Que savait-on en particulier, en Europe occidentale, des centres de mise à mort de l’Aktion Reinhardt (Belzec, Sobibor et Treblinka) qui ne fonctionnaient plus à l’arrivée de l’Armée rouge en 1944-1945 ? Peu de choses. Cette connaissance encore imprécise est alors recouverte par la réalité concentrationnaire de Dachau et de Buchenwald. Dans l’article que France Soir consacre à Kurt Gerstein le 4 juillet 1945, les erreurs sont nombreuses, tout comme est imprécise l’orthographe des noms. Hitler, y lit-on, se serait rendu en visite à Belzec ; ou encore – autre affirmation erronée – toutes sortes de victimes y auraient été assassinées : Juifs, Polonais, Russes, Tchèques, Lituaniens, Hongrois, etc. Car ici, a contrario du monde concentrationnaire, les témoins sont rarissimes. Deux à Belzec. Quelques dizaines à Treblinka. Idem à Sobibor. L’un des deux rescapés de Belzec ne témoignera d’ailleurs pas longtemps : Chaïm Hirszman, arrivé à Belzec en septembre 1942, a vu sa femme et ses enfants y être assassinés. Il ne témoignera qu’une seule fois, le 19 mars 1946, avant d’être tué le soir même par des antisémites polonais. Les équipes de travailleurs juifs, dont l’effectif se montait à plusieurs centaines de forçats dans chacun des centres de mise à mort (plus de 1 300 à Treblinka), étaient régulièrement assassinées. Le plus souvent au bout de quelques semaines. À Belzec, raconte Rudolf Reder, une quarantaine de travailleurs étaient conduits chaque soir devant une fosse où ils étaient abattus.

2À ce crime immense (entre 1,5 et 2 millions de victimes) qui a laissé si peu de témoins, il faut ajouter la fragilité inhérente à tout témoignage, que deux exemples suffisent ici à mettre en lumière. C’est d’abord le témoignage de Gerstein d’abord. Dès lors qu’il s’éloigne de son expérience et se met à extrapoler, Gerstein fait erreur. Ainsi en est-il lorsqu’il évoque le chiffre de 25 millions de victimes, juives et non juives. C’est ensuite le texte de Léon Najberg, survivant de la révolte du ghetto de Varsovie, errant dans ses ruines plusieurs mois après la fin des combats. En janvier 1943, écrit-il, les Allemands auraient arrêté les rafles au bout de trois jours devant la résistance juive (dont c’est en effet la première action armée). En réalité, l’objectif limité de leur opération avait été atteint. Najberg évoque aussi « six semaines de combats » quand la lutte a plutôt duré trois à quatre semaines, en estimant que les Allemands ont eu plusieurs « centaines de victimes ». Quelques dizaines tout au plus en vérité.

3Que s’agit-il de raconter quand on parle de la pire opération criminelle du siècle ? « Une orgie de sang », comme le fait Rudolf Reder, détenu quatre mois à Belzec (d’août à fin novembre 1942), lorsqu’il évoque les fosses que les Allemands leur ordonnent de rouvrir pour y enfouir des cadavres supplémentaires. Lorsqu’il parle du « sang noir épais [qui] suintait des tombes et inondait l’espace entier comme la mer […]. Nos jambes s’enfonçaient dans le sang de nos frères ».

4« L’imagination la plus audacieuse serait incapable de concevoir ce que j’ai vécu », écrit Yankel Wiernik, qui est resté une année à Treblinka. L’horreur de Treblinka, Abraham Krzepicki en témoigne aussi : « Une vision épouvantable nous attendait […]. Je refusai de croire ce que mes yeux voyaient. » Comme Oscar Strawczynski, cet autre rescapé de Treblinka, qui raconte la folie des matchs de boxe et de l’orchestre de musique voisinant avec les chambres à gaz et les corps brûlés par milliers dans de gigantesques brasiers. De cette transgression absolue dont ce capharnaüm est à lui seul un signe, l’humanité occidentale est malade, a fortiori quand elle n’analyse pas ce non-dit [1]. « Le ciel, la terre et les cadavres ! Une gigantesque fabrique de cadavres ! » écrit Abraham Krzepicki évoquant aussi une « usine de mort ». En août 1946, devant le tribunal militaire international de Nuremberg, Konrad Morgen, juge SS de l’Aktion Reinhardt, déclarera que « ce système dépassait l’entendement humain ».

5Le processus du meurtre de masse repose, entre autres, sur l’effet de surprise qui sidère et sur la peur qui sérialise. Après des jours d’enfermement, quand les portes s’ouvrent sur le quai d’arrivée, la confusion est volontairement maximale pour empêcher toute prise de conscience et, partant, toute tentative de révolte : « Les gens étaient bernés, écrit Krzepicki, et tout était fait pour qu’ils ne s’occupent que de leur propre sort, sans se soucier des autres. »

6La spoliation est pratiquée à grande échelle. Depuis l’or jusqu’à la broche à cheveux, tout passe de mains en mains. Dans son rapport sur le volet économique et démographique de l’Aktion Reinhardt, Odilo Globocnik note que le bilan de l’« aryanisation » (le vol) est encore impossible à chiffrer. À l’en croire, l’Aktion Reinhardt aurait acheminé vers le Reich 1 900 wagons de marchandises de biens volés, des bijoux aux collections de timbres, de la vaisselle au linge de maison. Des devises de tous les pays de la terre affluent également vers le Reich. On estime que plus de 2,7 millions de RM auraient été confisqués par l’Allemagne en dollars américains seulement.

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8Pour entendre un tel désastre, il faut faire montre d’une empathie minimale et prendre en compte un élémentaire désir de survivre : « Il était désespérant de voir à quel point le désir de vivre infantilisait ces hommes, rapporte Krzepicki, et les emplissait d’un espoir aussi vain que dérisoire ». Yankel Wiernik se rappelle deux convois de Polonais non juifs, assassinés tout aussi « passivement » que les Juifs. Et trois convois de Tsiganes liquidés eux aussi sans révolte. Cette passivité obsède les survivants, comme elle obsédera demain leurs enfants et leurs petits-enfants. Pourquoi les assassins n’ont-ils aucune peur de leurs victimes, s’interroge Krzepicki ? « Comment s’y sont-ils pris pour endormir nos sens, afin qu’aucun cri, aucune protestation ne s’élèvent parmi nous. Aucune résistance, pas même cette morsure du chaton dans la main de celui qui se prépare à le noyer. Non ! Nous ne sommes pas tous des peureux ! Que s’est-il passé ? Que s’est-il passé ? »

9L’Europe des chancelleries sait très tôt l’essentiel. Sans refaire l’historique déjà nourri de la question de l’information, Kurt Gerstein, dans son témoignage unique, a dit en 1945 combien il lui fut difficile de contacter la légation du Pape, et comment, après avoir informé le secrétaire de la légation de Suède, le baron de Otter, le gouvernement de Stockholm n’a fait aucun usage de ces renseignements. En avril 1945, Gerstein raconte aussi comment il a renseigné la légation de Suisse à Berlin qui, elle non plus, n’a rien fait de ces informations de première main. Etc.

10Les survivants ont aussi rappelé l’attitude « des Polonais » au moment où le Gouvernement général de Pologne est devenu le chantier du crime de masse que l’on sait. Quels Polonais ? À côté de Justes authentiques (en Pologne, secourir un Juif valait la mort) comme ce couple de paysans polonais de Wyelgo (dont il est question dans l’un de ces témoignages) qui prête secours pour rien, la Pologne connut toute la gamme des attitudes humaines, passivité et lâcheté, cupidité et violence. Jusqu’à l’assassinat, fréquent point d’orgue d’une haine antijuive sédimentée. Thomas Blatt, rescapé de Sobibor à la faveur de la révolte du 14 octobre 1943, se souvient du paysan polonais qui le cache, lui et deux de ses camarades, contre de l’or, et qui s’écrie : « Mon Dieu, quelle honte, quel déshonneur si on apprend que je cache un Juif ! ». Léon Najberg, lui, se rappelle le propos de ceux qui, le 26 septembre 1943, les ont vus arriver dans le secteur « aryen » de la ville : « Des rats à nouveau ont fui le ghetto ! ». Il se souvient aussi de l’aide parcimonieuse fournie par la Pologne combattante à la résistance juive armée : « Soldat de la Pologne souterraine ! Que tu es heureux d’avoir des armes. Toi tu peux répondre à la violence par la violence. »

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12Au cours de l’hiver 1939-1940, la Pologne fut le théâtre allemand de la diabolisation des Juifs. Des strates séculaires de démonisation ont produit ces figures terrifiantes dont la disparition était seule censée garantir la paix des corps et assurer le salut des âmes. La passion judéophobe, cette peur du diable, a généré une violence à sa hauteur : l’exclusion de l’espèce humaine. Au-delà des crimes de toute espèce qui déferlent sur la Pologne juive en 1939-1940, c’est sur les humiliations systématiques qu’il faut porter le regard, car c’est par elles que le tueur entend se convaincre de la non-humanité des Juifs. Condition sine qua non de leur assassinat.

13Il faut intégrer la vision nazie pour entendre le paysage mental qui a rendu possible cet événement. Dans le rapport qu’il a rédigé et dont nous publions ici un extrait, Odilo Globocnik, principal maître d’œuvre de l’Aktion Reinhardt sur le terrain, évoque les zones de peuplement juif comme autant de « foyers d’infection ». En juin 1943, Friedrich Katzmann, responsable de la police SS en Galicie, parle des Juifs comme de « cafards », d’une « épidémie » et d’une « peste à éradiquer ». Quand Léon Najberg rapporte les manœuvres allemandes destinées à venir à bout des derniers Juifs qui errent encore dans les ruines du ghetto de Varsovie (été 1943), il évoque l’empoisonnement des puits et la dénaturation des stocks de nourriture arrosés de pétrole : priver les « nuisibles » des sources de vie.

14Devant la justice, les nazis se contentent de nier. Ils n’ont pas de remords à faire valoir que ce qu’ils ont fait est une œuvre de salut public, un travail d’assainissement. Kurt Gerstein est, à cet égard, un cas à part. En 1964, dans un article du Monde juif, Léon Poliakov plaidait la thèse d’un homme qui avait tenté sinon d’entraver la machine de mort, du moins de la faire connaître hors des frontières de l’Allemagne. Nous reproduisons ici son rapport, ainsi que le texte de Poliakov. Gerstein, qui appartenait aux Jeunesses chrétiennes protestantes, était entré au NSDAP en mai 1933. Avant la guerre, à deux reprises, il avait été interné en camp de concentration pour raisons politiques. Une première fois en 1936, durant un mois. Une seconde fois en 1938, pour un mois et demi. À la fin de la guerre, le 21 avril 1945, Kurt Gerstein s’était rendu aux Français. Et c’est dans la prison militaire du Cherche-Midi, à Paris, qu’il avait rédigé et achevé son rapport, le 4 mai 1945.

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16« Il était impossible que nous soyons perdus. Il était impossible que tant de gens soient destinés à être assassinés », note Abraham Krzepicki au seuil de Treblinka. Le même sentiment étreint un autre rescapé, Oskar Strawczynski, membre des équipes de travail, quand il voit les victimes aller vers les chambres à gaz comme des « moutons à l’abattoir ». Cette passivité, il l’explique en premier lieu par ce qu’il nomme de « longues années de terreur et d’occupation ». En deuxième lieu, par l’impossibilité pour chacun, en toutes circonstances, de croire (au sens d’une connaissance incorporée) qu’il est « conduit à la mort ». Début 1943, pourtant, l’information est totale. En avril 1943, au début du soulèvement du ghetto de Varsovie, on compte parmi les combattants juifs un évadé de Treblinka qui est parvenu à s’enfuir trois mois plus tôt. Léon Najberg, qui rapporte le fait, explique que la machine homicide allemande repose sur l’impossibilité de regarder la mort en face. Pas celle des autres : la sienne propre. Pas celle de quelques-uns, mais celle de tous. Il évoque encore les « lettres » reçues de Belzec, de Poniatowa et de Trawniki, et rapporte comment, entre septembre 1942 et avril 1943, dans les ateliers du ghetto, avait circulé une information souvent très précise sur Treblinka : « Nous ne croyions pas à ces sottises », écrit-il.

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18« Désormais, j’étais totalement seul », note Thomas Blatt après son évasion de Sobibor. Wiernik use des mêmes mots pour décrire sa fuite de Treblinka, le 2 août 1943 : « Je me suis reposé. J’étais seul. » Ce qu’ils ont vu, aucun regard humain ne l’a vu avant eux. L’enfer est ici un mot vide de sens. Ils ont contemplé, ils ont vu de leurs yeux la destruction du tissu qui fait la vie entre les êtres humains, de cette substance qui permet de donner un sens au lendemain. La destruction radicale de la filiation, la haine de l’origine, la « zoologisation » de l’humanité ont ouvert le chemin à la désolation politique de notre temps.

19Cette mise en dehors de l’humanité a commencé très tôt en Pologne, dès le mois d’octobre 1939. Évoquant le ghetto de Varsovie, Najberg rappelle que le pain destiné aux Juifs y était marqué de la lettre J (Jude). À Treblinka, Strawczynski se souvient des cris des enfants de 12 ans frappés sur le banc de torture (« Maman ! »), et les larmes de ceux qui sont obligés d’assister, impuissants, au supplice.

20Le sadisme participe de cette déréliction nue. Eda Lichtman, évadée de Sobibor, raconte les hommes forcés de s’entretuer pour survivre devant des assassins qui rient aux éclats, et les « vainqueurs » envoyés malgré tout à la chambre à gaz. Ailleurs, rapporte le Black Book of Poland publié durant la guerre (et dont des extraits sont reproduits dans ce volume), des couples sont forcés de s’accoupler en public. Ces hommes et ces femmes dénudés par moins 25°C sont arrosés sous le rire de leurs tortionnaires. Des jeunes filles sont violées devant leurs parents. Certains sont obligés d’avaler des grenouilles vivantes. D’autres sont contraints, tandis qu’on les filme, de détruire des images et des statues chrétiennes. Enfin, beaucoup sont condamnés à s’entretuer pour gagner une miette d’existence supplémentaire. Les photos apportées par les victimes sont détruites, pas seulement par souci d’effacer toute preuve du crime, mais plus encore afin d’éradiquer toute trace de leur passage sur la terre. À Treblinka, rapporte Wiernik, on comptait quinze à vingt suicides par jour parmi les équipes de travailleurs.

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22Ce n’est pas par le biais des dénonciateurs juifs que les Juifs ont facilité la tâche de leurs assassins. Il y eut certes une poignée de crapules prêtes à collaborer, et cela fait partie du cours ordinaire de l’humanité. Pourquoi les Juifs y auraient-ils échappé ? L’attitude de la police juive est tôt dénoncée dans les chroniques et les rapports. Abraham Krzepicki évoque ainsi celle Varsovie lors de la Großaktion (juillet-septembre 1942), qui collabore ouvertement pour sauver sa vie et celle des siens. Degré supplémentaire sur l’échelle du malheur que cette abjection-là quand elle demeure la dernière vision des déportés partis de l’Umschlagplatz.

23C’est pourtant sur un autre terrain que les victimes apportent leur concours involontaire à l’entreprise de leurs assassins. Sans les équipes juives, les centres de l’Aktion Reinhardt auraient-ils fonctionné ? Sans aucun doute. Aussi efficacement ? Peut-être pas. À Treblinka, les « équipes juives de travail » comptent 1 300 hommes (dont 300 sur le site même de l’extermination), mais on ne recense qu’une quarantaine d’Allemands et un peu plus d’Ukrainiens (150). Les responsables allemands auront plus tard tout intérêt à démontrer la participation des Juifs à leur assassinat. À la fois pour souligner leur propre « innocence », mais aussi pour démontrer combien ce peuple fut assez « dégénéré » pour participer à sa propre destruction. Au-delà de la perversité de ce discours, un procédé classique chez l’assassin, il demeure que le meurtre de masse a été facilité par les victimes elles-mêmes. Une nuit, un convoi s’est rebellé contre les tueurs, et ces derniers ont alors été contraints de conduire eux-mêmes l’opération de tuerie. La machine en a été considérablement retardée.

24Dans les ruines du ghetto de Varsovie, plusieurs mois durant, la rage de survivre a guidé des bandes d’errants. En mai 1943, le groupe de Léon Najberg comptait quarante-cinq personnes. Fin septembre 1943, quatre seulement sont encore en vie. Beaucoup nourrissent des rêves de vengeance : en septembre 1943, Najberg voit en songe une foule de Juifs qui, massés dans une synagogue, hurlent à son endroit : « Racontez ce que nous avons vu. Réclamez vengeance ! » Mais quand la vigilance baisse la garde, le désespoir est là. « De temps à autre, raconte Najberg à propos du Seder de Pessah qui précède la bataille (19 avril 1943), l’on entend des sanglots silencieux et des pleurs désespérés. Les cris et les questions “Pourquoi” sont sans fin. » Si l’existence est toujours là, la vie n’est plus au rendez-vous : « Même si notre cœur battait encore, il n’accueillerait plus jamais la joie de vivre » (Léon Najberg). Quel châtiment, se demande-t-il, serait à la hauteur d’un crime qui n’est pas à mesure d’homme ? « Est-ce qu’il existe une peine d’une hauteur telle qu’elle pourrait donner satisfaction aux millions de Juifs d’Europe assassinés, qui vengerait la destruction de notre grand héritage culturel ? Est-ce possible ? » L’exécution ? Ce ne sera pas un châtiment, mais seulement comme l’expliquera plus tard Hannah Arendt à propos d’Eichmann, le refus de partager la terre avec ceux qui refusaient de la partager.

25Au cœur de cette césure, la rébellion individuelle nous réhumanise. La plupart des gestes de révolte resteront sans doute inconnus de nous. Si les rares rescapés furent les témoins de quelques refus, on peut imaginer ces derniers plus nombreux. Et essentiels, parce que traces d’humanité au cœur de ce désert lunaire. Il ne s’agit pas de vengeance, mais seulement de retrouver stature humaine en répondant par la violence à la violence infligée, dans des actes de refus impulsifs, et le plus souvent commis à main nue. D’une révolte brute de la conscience qui, un instant au moins, s’est sentie délivrée de la peur de la mort, éprouvant du coup cette liberté qui la fait redevenir vivante.

26Le 8 mai 1943, dans les ruines du ghetto de Varsovie, des rescapés sont emmenés à l’Umschlagplatz. À l’exception de l’un d’entre eux, Billa, qui répond à la question de l’officier allemand : « Où sont les Juifs ?” » par une gifle puissante. Et ajoute : « Hast du Juden… Morder ! ». À Treblinka, outre la révolte du 2 août 1943, des gestes individuels ont réhumanisé les victimes (voire, avec elles, leurs assassins…) : Oskar Strawczynski rapporte le cas de cet homme qui frappe un tueur allemand avec une bouteille, de celui qui s’empare d’une grenade et la lance contre les assassins et leurs supplétifs ukrainiens. De Treblinka encore, il rapporte le geste de Meir Berliner qui assassine à coups de couteau le SS Max Biehl. À Treblinka encore, Abraham Krzepicki raconte ce garçon de 17 ans, brutalement séparé de sa mère à l’arrivée d’un convoi originaire de Kelz, qui se précipite sur un garde ukrainien et le tue à coups de couteau.

27Ces gestes peuvent paraître dérisoires dans cet océan de sang. Ils ne le sont pas. Tout au contraire. Au cœur de l’Aktion Reinhardt, la rage de Berliner et de Billa, et de tous ceux qui nous resteront inconnus à jamais, fait échec aux assassins. Pour un peuple menacé d’une dépression collective après un tel désastre, voire tenté peut-être par une « vision des vaincus », le poignard de Berliner résonne comme une promesse de lendemain.

Ce numéro a été conçu de bout en bout avec Willy Coutin, professeur d’histoire, dont la connaissance du sujet et de ses sources n’aura jamais fait défaut. Il aura été, à mes côtés, l’architecte de ce volume et de celui à paraître en octobre 2012 (consacré aux analyses historiques de l’Aktion Reinhardt).
Ce numéro sur les témoignages a également bénéficié du concours amical et précieux d’Alban Perrin, du Mémorial de la Shoah.
Qu’ils en soient, tous les deux, ici, chaleureusement remerciés.
G. B.

Notes

  • [1]
    Sous le prétexte de la « place envahissante » du « devoir de mémoire », par refus aussi du « lobby juif » qui instrumentaliserait cette histoire pour mieux servir les « desseins expansionnistes de l’État d’Israël ». Le proverbe chinois, pourtant, est formel : « Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».
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