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Article de revue

Les ghettos de Transnistrie et les ghettos d’Europe orientale occupée par l’Allemagne : étude comparative

Pages 375 à 410

Notes

  • [1]
    Cet article est la version remaniée d’une communication donnée lors du colloque international « Transnistria : Vanished Landscapes of History and Memory », qui s’est tenu les 20 et 21 mai 2007 au Centre de recherche français à Jérusalem, sous la direction de Florence Heymann.
  • [2]
    Dalia Ofer, professeur émérite, enseigne l’histoire de la Shoah à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur la vie dans les ghettos et l’immigration clandestine en Eretz Israël.
  • [3]
    Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2002, p. 43.
  • [4]
    Pour une étude plus détaillée du ghetto et une intéressante approche linguistique et comparative, voir Dan Michman, « Le ghetto juif à l’époque nazie : origines et répercussions » (en hébreu), à paraître. Voir également Martin Dean, The Jewish Councils under German Occupation in Eastern Poland and the Soviet Union, à paraître ; du même auteur, « Ghetto in the occupied Soviet Union : the nazi “system” », in The Holocaust in the Soviet Union : Symposium Presentation, Washington, DCL USHMM, 2005, p. 37-60.
  • [5]
    On trouve une étude intéressante in Gustavo Corni, Hitler’s Ghettos : Voices from a Beleaguered Society 1939-1944, Londres, Arnold, 2002.
  • [6]
    Voir Radu Ioanid, The Holocaust in Romania : the destruction of Jews and Gypsies under the Antonescu Regime, 1940-1944, Chicago, Ivan R. Dee, 2000, p. 204, et sa conclusion sur les changements de la politique des Roumains en 1943. Paru en français sous le titre La Roumanie et la Shoah : destruction et survie des Juifs et des Tsiganes sous le régime Antonescu, 1940-1944, version française revue par Nicolas Weill, avant-propos de Serge Klarsfeld, préface de Paul Shapiro, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2002.
  • [7]
    Jean Ancel, Transnistria, 1941-1942 : History and Documents, 3 vol., Tel Aviv, University of Tel Aviv Press, Centre de recherche sur la diaspora Goldstein-Goren, 2003, vol. I, p. 52 ; pour le document en question, voir vol. II, p. 21.
  • [8]
    Ancel, Transnistria, op. cit., vol. I, p. 519 et chapitre 8, p. 509-532. Voir aussi dans ce numéro l’article de Radu Ioanid, « La Bessarabie et la Bucovine, juillet-novembre 1941. Le sort des Juifs : premiers massacres et déportations en Transnistrie. Les récits de témoins oculaires », p. 175-234.
  • [9]
    Israel Gutman (éd.), Encyclopedia of the Holocaust, 4 vol., Jérusalem, Yad Vashem, New York, Macmillan, 1990, vol. I, p. 579.
  • [10]
    Jean Ancel, Histoire de la Shoah en Roumanie, 2 vol. (en hébreu), Jérusalem, Yad Vashem, 2002, vol. II, p. 789, note 18.
  • [11]
    Matatias Carp, Holocaust in Rumania : facts and documents on the annihilation of Rumania’s Jews, 1940-44, Budapest, Primor, 1994, p. 156 (édition originale : Cartea neagra, fapte si documente : suferintele evreilor din Romania, 1940-1944, Budapest, Primor, 1992 ; paru en français sous le titre Cartea neagra. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944, traduit, annoté et présenté par Alexandra Laignel-Lavastine, Paris, Denoël, 2009).
  • [12]
    Pour une traduction en anglais de ce décret, voir Dennis Deletant, « Aspect of the ghetto experience in Eastern Transnistria : the ghettos and labor camp in the Town of Golta », in Ghettos 1939-1945 : Symposium, Washington, USHMM, 2005, p. 51-54.
  • [13]
    David Silberklang, « La Shoah dans le district de Lublin » (en hébreu), thèse de doctorat, Université hébraïque de Jérusalem, 2003, p. 105.
  • [14]
    David Stokfish (éd.), La Chronique de Demblin-Modzjitz (en hébreu), Tel Aviv, 1969, p. 313-317, 323-348, 439-443. Sur la façon dont les Juifs de Pologne s’identifiaient au sort du pays et à leurs compatriotes polonais, voir Havi Ben Sasson, « Les Polonais vus par les Juifs en Pologne en 1939-1944 » (en hébreu), thèse de doctorat, Université hébraïque de Jérusalem, 2005.
  • [15]
    Ancel, Transnistria, op. cit., vol. I, p. 51 ; sur Odessa, voir ibid., vol. I, p. 182-230.
  • [16]
    Carp, Holocaust in Rumania, op. cit., p. 173.
  • [17]
    Shmaya Avny (éd.), Kimpolung-Bukowina : un mémorial de la communauté juive de Kimpolung et des environs (en hébreu et en yiddish), Tel Aviv, publication du comité des anciens habitants de Kumpolung-Bukowina et des environs, 2003. On peut trouver une description des déportations et de l’arrivée en Transnistrie in USHMM Carmelly, Felicia, Papers 2006/173 ; voir également ibid., Rones Onia 1996/A/406 ; Wachter, Joseph, USHMM RG-02.011*01 ; ACC. 1988.017 ; Ostfeld, Klara, USHMM RG-02.213 ; Acc.1996A.0577. Un grand nombre de mémoires et de journaux intimes que nous citerons dans cet article portent sur cette époque de la déportation et l’arrivée en Transnistrie.
  • [18]
    À Shargorod, Meier Teich, de Suceva ; à Djurin : le rabbin Hagar, de Siret, et Max Rosenrauch, de Suceva ; à Zhmerinka : Gershmann, de Czernowitz, et Yehezkel Yukeles, habitant de la ville qui fut nommé avant l’arrivée des Roumains à Zhmerinka ; à Murafa : un triumvirat composé de Baruch Bacal, Drimer et Schechter ; à Moghilev : Jagendorf, Danilof et Katz, tous du sud de la Bucovine.
  • [19]
    Ancel, History, op.cit., vol. I, p. 653-685.
  • [20]
    Carp, Holocaust in Rumania, op. cit., p. 190-193 ; Yosef Govrin, In the Shadow of Destruction : memoirs of Transnistria and illegal immigration to Eretz Israel (en hébreu, mais le titre en anglais figure sur la couverture), Jérusalem, Yad Vashem et Beit Lohamei Haghetatot, 1999, p. 43-64 ; Ancel, Transnistria, op.cit., vol. I, p. 67.
  • [21]
    Meier Teich, « The Jewish self-administration in ghetto Shargorod (Transnistria) », Yad Vashem Studies, n° 2, 1958, p. 219-254 ; Siegfried Jagendorf, Jagendorf’s Foundry : a memoir of the romanian Holocaust, 1941-1944, édité par Aron Hirt-Manheimer, New York, HarperCollins, 1991, p. 3-4, 21-25 ; Dalia Ofer, « Everyday life in the ghettos and camps in Transnistria », Yad Vashem Studies, n° 25, 1996, p. 229-274.
  • [22]
    Ancel, Transnistria, op. cit., p. 339-366 ; dans la région de Balta, sur environ 42 000 déportés juifs qui arrivèrent au ghetto jusqu’en janvier 1942, 15 232 seulement survécurent à l’épidémie de typhus qui se déclencha au printemps 1942.
  • [23]
    Ofer, « Every Day Life », art. cit. ; Alexander Dallin, Odessa, 1941-1944. A case study of soviet territory under foreign rule, Oxford et Portland, The Center for Romanian Studies, 1998, p. 94-96, 103-107.
  • [24]
    Dean, The Jewish Councils, op. cit. ; voir l’article sur le ghetto de Bar in Martin Dean (éd.), Encyclopedia of the Ghettos (en préparation) : « Au total, près de 9 000 Juifs furent abattus dans la région de Bar au cours de l’année 1942. Plusieurs centaines de Juifs de la campagne furent envoyés dans un camp de travail à Letichev, en août 1942. Les détenus étaient utilisés à la construction de routes dans le grand projet d’aménagement des voies communication (Durchgangsstrasse IV), déterminant pour l’approvisionnement de l’armée allemande. Un petit nombre de Juifs, en partie grâce à l’aide des autochtones, réussirent à éviter d’être abattus et purent survivre à l’occupation en se cachant jusqu’à la libération en mars 1944, certains fuyant dans la zone occupée par les Roumains qui, à cette époque, était devenue un peu plus sûre pour les Juifs. » Je remercie Martin Dean pour ses conseils précieux, sa coopération et pour m’avoir laissé consulter divers passages de son ouvrage.
  • [25]
    Silberklang, « Holocaust in the Lublin district », op. cit., p. 32.
  • [26]
    Avigdor Shachan, Burning Ice. The ghettos of Transnistria, New York, Boulder, 1996, p. 238.
  • [27]
    Ibid., p. 235 ; Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 46-47.
  • [28]
    Teich, « Jewish self-administration », art. cit., p. 225.
  • [29]
    Voir Revue d’histoire de la Shoah, n° 185 : Les Conseils juifs dans l’Europe allemande, juillet-décembre 2006.
  • [30]
    Shachan, Burning Ice, op. cit., p. 237-38.
  • [31]
    Lipman Kunshtat, La Chasse aux Juifs au-delà du Dniestr. Journal de l’enfer transnistrien (en yiddish), Tel Aviv, s.d., p. 274-275.
  • [32]
    Éphraïm Wolf, « Au cours des années de guerre, ma vie dans le ghetto de Zhmerinka et à Djurin » (en hébreu), traduit du russe par Jacob Eshkol, Jérusalem, 2005, YVA 033/6752, p. 17-19, 41-43.
  • [33]
    Shachan, Burning Ice, op. cit., p. 246.
  • [34]
    Lettre de Meier Teich à Jagendorf, 7 juillet 1942, YVA P9/7.
  • [35]
    Saraga Report, YVA M29/104 Romania collection ; Kunshtat, La chasse aux Juifs, op. cit., p. 275-76 ; Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 56-64, 166.
  • [36]
    Sarah Bender, Sous la menace de la mort. Les Juifs de Bialystok pendant la Seconde Guerre mondiale (en hébreu), Tel Aviv, Am Oved, 1997, p. 122-128 ; Michal Unger, Le dernier ghetto en Pologne (en hébreu), Jérusalem, Yad Vashem, 2005, p. 513-522 ; Yitzhak Arad, Ghetto in Flames : the struggle and destruction of the Jews in Vilna in the Holocaust, New York, Holocaust Library, 1987, p. 328-338.
  • [37]
    Baruch Milch, Can Heaven be Void ?, Jérusalem, Yad Vashem, 2003, p. 100-101.
  • [38]
    Ce sentiment de suspicion apparaît dans la plupart des journaux intimes de l’époque, bien que les mémoires ne le révèlent pas avec la même intensité. Dans son journal, Kunshtat manifeste colère et méfiance à l’égard du dirigeant de la communauté et du conseil. Il les accuse de ne pas prendre en considération les besoins de la population et de ne s’occuper que de leur propre bien-être. Leurs relations avec les autorités causent du tort à la communauté : ils ne savent pas évaluer ce qu’ils sont obligés de donner au chef de la police et aux autres fonctionnaires pour préserver la communauté. Voir Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 98-99, 211-212 ; voir également Naftali Rabinowitz, Ma ville natale et moi (en yiddish), Tel Aviv, publication privée, 1965, p. 379-381, 390.
  • [39]
    Shachan, Burning Ice, op. cit., p. 254.
  • [40]
    Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 274-275 ; Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 143. Le fonctionnaire roumain était le commandant Gheorghe Botoroaga.
  • [41]
    Teich, « Jewish self-administration », art. cit., p. 237-238 ; Breines (Kushnir) Sara, témoignage oral, YVA 133.6752 ; elle décrit comment elle fut dispensée du travail forcé à l’extérieur du ghetto de Zhmerinka pour effectuer des travaux de broderie pour les Allemands, comme l’avait demandé le chef du Judenrat.
  • [42]
    Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 197-99, Wolf, « Au cours des années de guerre », art. cit., p. 19, 45-49.
  • [43]
    Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 56-64, 74-77 ; Wolf, « Au cours des années de guerre », art. cit., p. 45-49 ; Emil Adar, « My Memoirs », p. 133-34 (document privé qui nous a été confié par son auteur. Il avait 15 ans lorsqu’il fut déporté avec sa famille de Czernowitz vers la Transnistrie ; après avoir immigré en Israël, il devint violoncelliste dans l’Orchestre philharmonique d’Israël) ; Govrin, In the Shadow of Destruction, op. cit., p. 48-53.
  • [44]
    Ruth Glasberg Gold, Ruth’s Journey : a survivor’s memoir, Gainesville, University Press of Florida, 1996, p. 62-117 ; Govrin, In the Shadow of Destruction, op. cit., p. 46-47.
  • [45]
    Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 44-49 ; Adar, My Memoirs, op. cit., p. 123-128 ; Rabinowitz, Ma ville natale et moi, op. cit., p. 352-357 ; Teich, « Jewish self-administration », art. cit., p. 233.
  • [46]
    Dalia Ofer, « Health and Public Health in East European Ghettos » (article non publié).
  • [47]
    Rapport sur le travail forcé, Moguilev n° 211, in Carp, Cartea negrea : Suferintele evreilor din România, op. cit., vol. III, p. 392. Ce document décrit le paiement que le Conseil était censé obtenir pour un travail effectué dans diverses industries et entreprises dans les ghettos et la valeur réelle payée en vivres ; voir également « Rapport sur la situation du bureau de la maind’œuvre à Shargorod », qui traite également des ghettos de Murafa et Djurin jusqu’à fin février 1943, in ibid., vol. III, p. 393-394.
  • [48]
    Shmuel Ben-Zion, « Les enfants juifs en Transnistrie pendant la Shoah » (en hébreu), thèse de doctorat, université de Haïfa, 1986 ; Shraga Yeshurun, « Le gouvernement autonome des Juifs de Bucovine dans le ghetto de Moguilev » (en hébreu), mémoire de maîtrise, université de Haïfa, 1979. Chacune des monographies sur la Transnistrie mentionnées plus haut traitent du sujet.
  • [49]
    Rapport de Teich à Jagendorf, 7 septembre 1942, YVA, P/7 ; Ancel, Transnistria, op. cit., vol. I, p. 370-386 ; Rabinowitz, Ma ville natale et moi, op. cit., p. 360-366, décrit de façon pittoresque le folklore qui entourait ces transferts, le langage codé et les plaisanteries qui foisonnaient. Dans son journal, Kunshtat rapporte en détail la rumeur sur l’aide, et la tension qu’elle suscitait dans le ghetto de Djurin ; voir Kunshtat, La chasse aux Juifs, op. cit., p. 237-238, 247-248, 257.
  • [50]
    Nissim ve-niflaot : expression consacrée dans la littérature juive. Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 255-256.
  • [51]
    Carp, Carta negrea, op. cit., vol. III, p. 392 (Rapport n° 211). La somme totale qui devait être versée pour les 464 travailleurs s’élevait à 238 500 RKKS, mais les Juifs reçurent l’équivalent de 35 808 RKKS en produits alimentaires. Ce document traite d’un petit nombre de travailleurs.
  • [52]
    Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 13.
  • [53]
    Ibid., p. 98.
  • [54]
    Ibid., p. 99.
  • [55]
    Ibid., p. 14.
  • [56]
    Ze’ev (Walter) Ellenbogen, « Nathan Klipper et l’aide de la Résistance aux déportés de Transnistrie » (en hébreu), Yalkut Moreshet, n° 69, mars 2000, p. 163-190.
  • [57]
    Dallin, Odessa, op. cit., p. 103-107.
Dans le ghetto, toute la vie se déroulait hors des lois de l’univers.
Oskar Rosenfeld, In the Beginning was the Ghetto[3]

Remarques préliminaires

1Le présent article a pour objet d’étudier quelques aspects majeurs de la vie dans le ghetto, à travers une analyse des ghettos de la région de Moguilev, dans le nord de la Transnistrie, et dans le gouvernement général et l’Ukraine, territoires sous occupation allemande. Nous n’entrerons pas dans les détails des effroyables conditions de vie, des souffrances et des humiliations qui y furent le lot des Juifs. Elles doivent cependant demeurer à l’esprit lorsqu’on expose ou qu’on cherche à dégager des généralités sur la vie juive dans les ghettos.

2Dans cette étude, comme dans nos travaux en cours, nous cherchons principalement à comprendre comment vivaient les Juifs malgré les pénibles conditions qui prévalaient dans les ghettos, avant les massacres et après les premières vagues de meurtres en masse dans les territoires soviétiques. Bien qu’il soit impossible de décrire en détail la vie du ghetto au cours des différentes étapes de la guerre, il faut toujours être conscient que la situation ne fut jamais stable et que des changements s’y produisaient de façon inattendue. Des facteurs qui pourraient sembler insignifiants dans le tableau général du sort des Juifs pendant la guerre – comme le remplacement d’une autorité locale ou le besoin de l’armée de se procurer tels produits ou tels spécialistes – pouvaient modifier temporairement la vie dans un ghetto et entraîner une réaction différente de la population à la persécution.

3Tous les ghettos furent des sociétés établies par la force. Ils n’émergèrent pas d’un processus d’évolution sociale, politique, économique ou démographique. Ce furent des moyens, utilisés par des régimes d’oppression, pour couper les Juifs de leur environnement naturel et les isoler. Imposés par la terreur, dans le contexte des violences de la guerre et de l’occupation, ils furent constitués dans toute l’Europe orientale, bien qu’à divers rythmes et sous diverses formes [4].

4L’un des points centraux de cette étude portera sur les modèles de réglementation sociopolitique interne et sur les relations qui s’instaurèrent dans ces sociétés imposées. En quoi ces ghettos rappelaient-ils le vécu des Juifs avant la guerre et comment se rattachaient-ils au modèle communautaire de la vie juive ? Du point de vue de l’individu dans le ghetto, il faut s’interroger sur l’impact de la transformation en paria et, plus généralement, se demander quelles sont les similitudes et les disparités entre les ghettos dans un même pays et ceux de différents pays.

5Dans l’esprit de bien des gens, les grands ghettos de Pologne – ceux de Varsovie ou de Lodz, par exemple – constituent le modèle dominant. Or, bien qu’ils aient accueilli quelque 600 000 personnes, la plupart des Juifs ne vivaient pas dans ces grands ghettos fermés. Une étude comparative des ghettos au sein d’un même pays et entre plusieurs pays montrera d’intéressants aspects sur les différences entre les tortionnaires – dans le cas présent, les Allemands et les Roumains – et, dans une certaine mesure, tous les autres collaborateurs [5]. Une telle étude donnera un meilleur aperçu de la façon dont les Juifs organisèrent leur vie dans des conditions aussi éprouvantes et réagirent dans les situations inattendues. Les moyens sociaux et culturels de cette société (artificielle et définie par un contexte très particulier) furent-ils efficaces dans l’état d’isolement dans lesquels se retrouvèrent les Juifs ? Et quel type d’identité collective, de sentiment d’appartenance et de responsabilité mutuelle développèrent-ils sous le nouveau régime d’oppression ? Certains thèmes, comme la nature du leadership et sa relation aux autorités, sont communs à tous les ghettos, quelle que soit leur taille, et nous les mentionnerons dans notre analyse.

6Une étude comparative présuppose la définition de quelques paramètres :

  • une analyse du concept de ghetto et de ses origines, ainsi que la procédure utilisée pour sa création ;
  • le niveau de violence et d’arbitraire dans la création du ghetto et sa prise de contrôle par les autorités dirigeantes : Allemands, Roumains, etc. ;
  • l’interdépendance entre des facteurs extérieurs, comme les autorités officielles (roumaines ou allemandes), la population non juive, les impératifs économiques et la capacité des Juifs à réagir sans mettre en péril leur existence même.

7D’autres paramètres concernent la société juive, ses dirigeants et les efforts investis par les individus pour ne pas sombrer dans le désespoir. Nous étudierons la structure de différents ghettos et la vie qui s’y déroulait, gardant à l’esprit qu’à bien des égards, chaque ghetto fut unique en son genre. Les ghettos d’une même région étaient ainsi très différents les uns des autres.

8En Transnistrie, ils étaient plus petits que beaucoup de ceux qui avaient été constitués en Pologne. Nous traiterons principalement de la région de Moguilev, densément peuplée, qui, en septembre 1943, comptait cinquante-trois ghettos. Sur ce nombre, vingt-quatre accueillirent moins d’une centaine de déportés, vingt-deux moins de cinq cents, et sept en abritèrent plus d’un millier. Les plus importants étaient ceux de Shargorod, Djurin et Murafa, avec près de trois mille habitants chacun, suivis par ceux de Kopaigorod, Lucinet, Popviti et Balki (près d’un millier chacun). Jusqu’à vingt mille Juifs durent s’entasser dans le ghetto de Moguilev [6].

Quelques remarques générales sur la Transnistrie

9La Transnistrie, une région du sud de l’Ukraine, s’étend sur une superficie de 40 000 kilomètres carrés entre le Dniestr à l’ouest et le Bug à l’est, jusqu’à Odessa sur la mer Noire au sud, et Bar et Zhmerinka au nord. La région fut cédée à la Roumanie par l’Allemagne après l’invasion conjointe qu’elle subit de la part des troupes de ces deux pays durant l’été 1941. Les Allemands entendaient ainsi dédommager la Roumanie pour la perte des régions de Transylvanie (cédée à la Hongrie en 1940) et du sud de Dobruja (cédée à la Bulgarie en 1940).

10Le 30 août 1941, la Roumanie et l’Allemagne signèrent un accord à Tighina : le traité désignait officiellement cette région sous le nom de Transnistrie et stipulait les conditions de la coopération entre les deux pays pour son administration. En mars 1944, suite à l’avance des troupes soviétiques et à la retraite des armées d’occupation, les Roumains annoncèrent la dissolution de la Transnistrie – qui n’avait jamais été officiellement annexée à la Roumanie – et la région fut restituée à l’administration soviétique d’Ukraine.

11Selon le recensement soviétique de 1939, la population de la région comptait près de trois millions d’habitants. Outre la majorité ukrainienne – environ 1 250 000 personnes –, la Transnistrie comprenait trois importantes minorités nationales : 700 000 Russes, environ 311 000 Juifs et 300 000 Roumains. Les Allemands de souche constituaient un groupe plus restreint d’à peu près 125 000 personnes. Odessa était la principale ville de cette partie de l’Ukraine, avec quelque 600 000 habitants dont 200 000 Juifs. Après le déclenchement de la guerre, un grand nombre de réfugiés, parmi lesquels des dizaines de milliers de Juifs, s’enfuirent à Odessa. La ville fut conquise par les Roumains en octobre 1941, après un siège de quatre mois. Il restait alors à peu près 80 000 Juifs dans la ville occupée – les autres ayant été évacués par les Soviétiques –, qui furent massacrés par les Roumains au cours des deux mois suivants. Dans d’autres parties de la Transnistrie, région principalement rurale, les Juifs vivaient surtout dans les villes et les bourgades du nord qui fournissaient des services aux fermes collectives (kolkhozes) et d’État (sovkhozes). Dans certaines villes comme Shargorod, Bershad et Moguilev, la population était majoritairement juive.

12Nommé gouverneur de Transnistrie par Antonescu, Gheorghe Alexianu n’avait de comptes à rendre qu’à ce dernier. La ville d’Odessa occupée devint la capitale de la région. La Transnistrie fut divisée en 13 districts, chacun d’eux étant administré par un préfet. Les districts étaient subdivisés en régions, dirigées par des préteurs investis de pouvoirs de police, et donc très influents. Tous étaient subordonnés à Alexianu, et la présence de l’armée roumaine se faisait fortement sentir dans la région. Nommée par les préteurs, la gendarmerie locale comprenait des Roumains et des Ukrainiens. La monnaie officielle en Transnistrie était le Reichskreditkassenschein (RKKS), en usage uniquement dans cette région.

13Pendant l’occupation de la Transnistrie, l’Einsatzgruppe D massacra un grand nombre de Juifs d’Ukraine qui vivaient dans les régions rurales. Mais comme l’armée allemande avait déferlé dans la région en quelques semaines, une grande partie des meurtres furent perpétrés par l’armée roumaine et les forces auxiliaires des Allemands de souche (le Volksdeutsche Mittelstelle ou VoMi). En mars 1944, lorsque les Roumains quittèrent la Transnistrie, 20 000 à 22 000 Juifs ukrainiens vivaient encore dans la région. En août 1941, l’armée roumaine, en vertu du décret n° 1, décida que les Juifs de la région seraient enfermés dans des ghettos (colonies) et des camps de travail qu’ils ne seraient pas autorisés à quitter. Toute infraction à ce décret était passible de mort [7].

14À partir de septembre 1941, les Juifs de Bessarabie et de Bucovine furent systématiquement déportés en Transnistrie dans le cadre de la politique roumaine visant à « purifier » le pays de ses Juifs ; et au cours de l’année 1942, d’autres Juifs de la région de Dorohoi et du sud de la Bucovine furent à leur tour déportés en Transnistrie. Ces déportations eurent lieu après que l’Einsatzgruppe D comme l’armée et la gendarmerie roumaine eurent perpétrés d’importants massacres, une fois que les Soviétiques eurent quitté les régions retournées sous souveraineté roumaine.

15Selon le recensement roumain de 1930, le nombre de Juifs des régions annexées à l’Union soviétique s’élevait à 277 949 : ils étaient 206 958 en Bessarabie et 69 051 dans le nord de la Bucovine. Jean Ancel, qui a réalisé l’étude la plus détaillée et la plus précise des données statistiques concernant les déportations, conclut qu’en 1941-1942, environ 195 000 Juifs de ces régions de Roumanie furent déportés en Transnistrie [8].

16Les déportés se répartissaient en divers groupes en fonction de l’origine géographique mentionnée plus haut, chaque groupe ayant une histoire politique différente. Sujets de l’empire russe jusqu’aux traités de paix de la Première Guerre mondiale, les Juifs de Bessarabie vivaient depuis 1919 sous autorité roumaine. En juin 1940, les Soviétiques envahirent ces régions et les annexèrent. Après le démembrement de l’empire austro-hongrois, les Juifs de Bucovine vécurent sous souveraineté roumaine. Le nord de la Bucovine, notamment la grande ville de Czernowitz, fut annexé par les Soviétiques en juin 1940 et en subit les conséquences. La situation politique eut des répercussions directes sur l’organisation et la structure institutionnelle des communautés juives des diverses régions. Il faut garder à l’esprit que les Soviétiques démantelèrent toutes les institutions communautaires juives et déportèrent vers l’est ceux qu’ils définissaient comme capitalistes. Contrairement aux Juifs de Bucovine, ceux de Bessarabie connaissaient mieux les cultures russe et ukrainienne, et bon nombre parlaient les deux langues – les Bucoviniens, eux, parlaient l’allemand et le roumain. Comme nous le verrons plus loin, ces aptitudes présentaient à la fois des avantages et des inconvénients en Transnistrie.

Origines des ghettos, leur espace et leur démographie

17Dans l’Encyclopédie de la Shoah, Israël Gutman définit les ghettos comme

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une simple phase transitoire dans le processus qui allait conduire à la « Solution finale de la question juive ». Les ghettos institués par les nazis étaient en fait des camps dans lesquels les Juifs étaient détenus sous la contrainte, le régime nazi leur imposant par la violence leur mode de vie et leur organisation [9].

19Quant à la Transnistrie, dès le début, les ghettos y furent conçus comme le lieu d’extermination des derniers Juifs, ceux qui n’avaient pas été massacrés dans leurs villes d’origine ou sur le chemin de l’exil, ou qui n’étaient pas morts pendant les interminables marches qui leur furent imposées. Dans le nord de la Transnistrie, les Roumains n’exécutèrent pas méthodiquement les Juifs comme ils le firent dans le sud. Aussi peut-on avoir l’impression que le gouvernement roumain ne se fixa pas pour objectif de massacrer les Juifs. Cependant, le comportement et les déclarations des échelons supérieurs du pouvoir responsables des Juifs dans les différentes régions de Transnistrie montrent qu’ils ne prévirent rien pour la survie des Juifs en 1941 et 1942. En outre, la déclaration que fit Ion Antonescu aux préfets le 11 octobre 1941 prouve à l’évidence que l’objectif était de déporter les Juifs vers la région du Bug, puis plus à l’Est, dans des territoires contrôlés par les Allemands. Cette politique ne put être appliquée, et la plupart des Juifs demeurèrent dans le nord de la Transnistrie. En 1943, année de l’extermination des derniers Juifs polonais, ces plans furent modifiés [10].

20La déclaration suivante fut faite en janvier 1942 par le médecin-chef que le gouverneur avait envoyé à Moguilev : « Nous vous avons amenés ici pour mourir. Nous vous demandons cependant d’éviter la propagation de maladies infectieuses. » En 1942, l’inspecteur de la gendarmerie de Transnistrie rapporta à ses supérieurs, tout en venant aux ordres que « seule l’extermination totale de ces scélérats et de ces communistes fanatiques peut libérer l’humanité du danger du communisme ». Et le gouverneur de la province de Moguilev interrogeait de temps en temps ses subordonnés : « Reste-t-il [encore] des Juifs en vie en Transnistrie [11] ? »

21On peut en conclure qu’il entrait bien dans l’intention des Roumains que la vie soit impossible dans les ghettos de toute la Transnistrie. Ils ne constituaient qu’une étape dans l’application d’une politique antijuive radicale : ils étaient des sites de mort et de supplice. Il y eut cependant quelques périodes transitoires au cours desquelles les actions antijuives furent infléchies par suite d’intérêts économiques ou de divergences d’opinions parmi les fonctionnaires nazis ou roumains.

22Christopher Browning a décrit deux approches opposées d’administration des ghettos dans les régions sous occupation allemande, en particulier dans le Gouvernement général. Celle qu’il appela « approche par l’usure » visait à exploiter la main-d’œuvre juive et à tirer profit du régime d’occupation tant que les Juifs étaient capables, par leurs propres ressources, de subvenir à leurs besoins. Les productionnistes estimaient en revanche qu’il fallait fournir aux Juifs le minimum pour demeurer en vie tant qu’ils seraient capables de travailler. Il soulignait cependant que lorsque la décision d’extermination totale des Juifs serait prise, les considérations des productionnistes deviendraient nulles et non avenues. Mais en Transnistrie, l’ordre fatidique de massacrer systématiquement tous les Juifs n’ayant pas été suivi d’effets, et compte tenu des intérêts économiques et de l’avidité des bureaucrates de la région et de l’armée, les Juifs purent poser les bases d’une survie limitée, en dépit des souffrances et d’une mortalité élevée.

23Le 11 novembre 1941, Alexianu, gouverneur de Transnistrie, promulgua le décret n° 23 qui imposait la création de ghettos dans lesquels les déportés seraient rassemblés et coupés du monde. Ce décret intervint alors que la première grande vague de déportations était presque achevée. Il stipulait également que tous les Juifs âgés de 16 à 65 ans seraient astreints au travail. D’autres clauses interdisaient la liberté de mouvement des déportés, ainsi que tout contact avec la population locale et toute communication avec des proches ou des amis en Roumanie [12].

24On l’a vu, il n’existait aucun ordre général de créer des ghettos en Pologne, et les ghettos furent établis à différentes époques selon les régions. Dans les petites localités de la région de Lublin vivaient environ trois cent mille Juifs. Des ghettos y furent constitués à un rythme inégal à partir de janvier 1941 et, dans certains cas, il s’agissait seulement d’une zone de transit avant la déportation vers les camps de la mort [13]. Tous les ghettos de cette région (à l’exception de celui de la ville de Lublin) étaient ouverts et la circulation restait possible entre le secteur juif et les autres parties de la ville. Les périmètres destinés aux ghettos étaient de superficie réduite, souvent situés dans les quartiers pauvres, comme ce fut le cas à Zamosc et à Lublin où les Juifs durent s’entasser dans des appartements, des caves et des bâtiments publics. Dans tous les ghettos, les réfugiés constituaient parfois 20 % des habitants, dont bon nombre dépendaient de l’assistance publique. La plupart des réfugiés étaient des habitants de la région expulsés de leur localité dans la perspective militaire de l’Opération Barbarossa, ou, plus rarement sur décision arbitraire de l’administration civile locale. De nombreux réfugiés venaient de Cracovie, ville dans laquelle le gouverneur du Gouvernement général, Hans Frank, était peu désireux de garder un grand nombre de Juifs.

25Des évadés se rendirent aussi dans la région de Lublin parce que les conditions y étaient meilleures qu’ailleurs, notamment pour obtenir des vivres et pour circuler dans la région. On trouvait aussi quelques milliers de Juifs d’Allemagne et d’Autriche qui y avaient été déportés en 1939 et 1940, puis en plus grand nombre lorsque les déportations d’Allemagne devinrent systématiques, à l’automne 1941. En tant qu’étrangers, ces réfugiés qui ne parlaient pas la langue de la population locale vivaient une époque particulièrement difficile. Bon nombre se sentaient supérieurs aux Juifs polonais, mais leurs conditions de vie s’étaient considérablement dégradées par rapport à ce qu’ils avaient connu dans le passé. En 1941, lorsque le processus de ghettoïsation se développa, les conditions dans les ghettos de la région se détériorèrent, notamment du fait de la pénurie de vivres et des épidémies, et la situation des réfugiés non polonais empira. En particulier, ils ne parvenaient pas à communiquer avec les paysans de la région, principale source d’approvisionnement.

26Dans le ghetto de Demblin, qui n’était pas délimité par une clôture, vivaient trois mille Juifs, et le nombre de réfugiés y était réduit. Les vivres étaient plus faciles à acquérir et l’épidémie de typhus n’eut pas la même gravité qu’ailleurs. Demblin, important carrefour ferroviaire, possédait un terrain d’aviation dont s’empara l’armée de l’air allemande. La demande de main-d’œuvre pour le terrain d’aviation et pour un certain nombre d’autres industries travaillant pour l’armée ouvrit certaines perspectives, et les Juifs des villages voisins se rendirent dans la ville. Tous les habitants du ghetto, établi en novembre 1940, étaient des Juifs polonais. Ceux du village voisin de Riki furent déportés à Demblin et s’entassèrent dans le ghetto. Le 12 mai 1942, deux mille cinq cents Juifs de Demblin furent déportés à Sobibor et, quelques mois plus tard, les Juifs de Slovaquie furent provisoirement installés à Demblin, aux côtés des derniers représentants des deux localités polonaises. Dans cet environnement, même s’il est probable qu’ils comprenaient le polonais, ils étaient des étrangers.

27Dans ce contexte, il faut rappeler que les Juifs de Pologne étaient profondément attachés à leur pays et partageaient avec leurs voisins polonais l’humiliation infligée par l’occupation nazie. Ils partageaient aussi un puissant sentiment de solidarité avec l’État polonais, du moins jusqu’aux déportations en masse [14]. En Transnistrie, la situation était totalement différente. On l’a vu, il existait deux groupes de Juifs : ceux qui étaient nés en Ukraine et les déportés de Roumanie. Les Juifs ukrainiens ressemblaient aux Juifs polonais à deux titres : ils étaient sous occupation ennemie et, solidaires de l’armée soviétique, se sentaient désespérés par sa défaite. Pourtant, contrairement aux Juifs polonais du Gouvernement général ou de Pologne occidentale, ils subirent des massacres dès les premières semaines d’occupation. À cet égard, ils partageaient le sort d’autres Juifs d’Ukraine et des territoires auparavant soviétiques. Lorsque les premiers déportés de Roumanie arrivèrent dans le nord de la Transnistrie à l’automne 1941, les Juifs autochtones ne représentaient plus qu’un vestige de leurs anciennes communautés. Jean Ancel a avancé le nombre de trente-cinq mille Juifs demeurés dans le centre et le nord de la Transnistrie, dont quatre mille à Moguilev. Il y avait cent mille Juifs à Odessa et soixante-dix mille dans le sud de la Transnistrie, mais lors de l’hiver 1941-1942, tous furent massacrés par les Roumains [15].

28Quant à l’espace occupé par le ghetto, il faut garder à l’esprit qu’un ghetto était souvent établi sur les ruines d’un village, d’une ville ou d’un kolkhoze. L’infrastructure – routes, réservoirs et installations électriques – fut intentionnellement détruite par l’armée soviétique en retraite, et l’avancée des forces allemandes et roumaines causa d’autre dégâts. Parmi les habitants du ghetto, les déportés n’étaient même pas des réfugiés ; ils étaient exilés de chez eux par leur propre gouvernement et leur propre peuple. Même les Juifs de Bessarabie et du nord de la Bucovine, sous régime soviétique depuis un peu plus d’un an, ne considéraient pas les Roumains comme des ennemis. Ils furent déportés dans un environnement étranger, inconnu, dont ils ne parlaient pas la langue – et bon nombre ne savaient pas le russe. Ils n’avaient aucun lien avec la population locale et l’environnement leur était étranger aussi bien sur le plan géographique que culturel. Là, contrairement à ce qui se passait dans le Gouvernement général, les déportés étaient nettement plus nombreux que les Juifs de la région.

29Les premiers groupes de déportés de Bessarabie et de Bucovine du nord n’étaient que les ultimes vestiges de leurs communautés ; ils avaient subi des massacres, vivaient dans une misère abjecte et étaient confrontés à la violence dans leurs propres villes d’origine. Bon nombre avaient dû marcher pendant des journées ou des semaines entières vers les camps de transit situés sur le Dniestr. À leur arrivée, la plupart étaient en état de choc et incapables de supporter d’autres épreuves. On ne comptait plus, dans ces camps, ceux qui mouraient de maladie ou de faim, sans parler des cas de suicide. Sur le premier groupe de vingt-cinq mille Juifs exilés en Transnistrie qui traversèrent le fleuve le 25 juillet 1941, vingt et un mille seulement arrivèrent à Moguilev le 2 août ; les autres s’étaient effondrés ou avaient été massacrés en chemin. Ces Juifs de Bessarabie erraient dans les champs, sans eau ni vivres. Ils n’étaient pas autorisés à quitter les champs et étaient constamment pillés par les soldats et par la population ukrainienne. Plusieurs furent assassinés [16]. De nombreux autres furent ramenés de l’autre côté du Dniestr, pour être à nouveau déportés après des semaines d’internement dans les camps provisoires de la rive ouest.

30On imagine les conditions matérielles et psychologiques de ces personnes brusquement déracinées de leurs communautés, qui avaient perdu des membres de leur famille et étaient parquées sans logement dans une ville en ruine, dans un pays dévasté. Cette première et terrible étape de la déportation de Bessarabie et du nord de la Bucovine prit fin le 15 novembre 1941, lorsque près de 119 000 Juifs franchirent le fleuve [17].

31Je ne décrirai pas la déportation et l’arrivée, maintes fois présentées dans divers textes. Mais il faut se demander si ces groupes d’exilés atomisés et paupérisés dans lesquels chacun ou presque pleurait un être cher, pouvaient fonder une communauté dotée d’une identité et d’un sentiment de solidarité.

32Les Juifs de Bessarabie et du nord de la Bucovine représentaient la majorité des déportés. Cependant, lorsqu’on examine les dirigeants des ghettos, on découvre un fort pourcentage de Juifs de Bucovine du sud et de Czernowitz, qui furent déportés à la fin de la première vague de déportations. C’est le cas à Moguilev, Shargorod, Djurin, Zhmerinka, Murafa et autres localités [18]. Ce phénomène s’explique par deux raisons principales : les Juifs de Bessarabie arrivèrent en Transnistrie dans une misère noire, après avoir enduré des massacres, la ghettoïsation et de terribles marches de la mort vers le Dniestr et la Transnistrie. En outre, l’organisation de leurs propres communautés avait subi un coup sévère avant l’invasion germano-roumaine, car les Soviétiques, au cours de leur première année de domination, détruisirent la majeure partie de la structure communautaire et déportèrent en Sibérie de nombreux dirigeants.

33Ces événements n’affectèrent pas autant les 50 000 Juifs de la communauté de Czernowitz, qui fut ghettoïsée le 11 octobre 1941. La déportation d’environ 30 000 Juifs de Czernowitz s’étendit du 13 octobre au 15 novembre. Les quelque 20 000 Juifs qui demeuraient dans la ville étaient ceux qui, en tant que spécialistes dans divers domaines et professions, reçurent des permis. Nombre d’entre eux versèrent aux fonctionnaires des pots-de-vin considérables pour obtenir ces exemptions et éviter la déportation. En juin 1942, 6 000 autres Juifs environ furent déportés en Transnistrie – ce fut l’ultime déportation [19]. Même parmi eux, certains furent moins harcelés en chemin et parvinrent à destination plus rapidement que d’autres et en effectuant moins de marches inutiles. Bon nombre purent emporter avec eux des effets, des objets de valeur et même de l’argent [20].

34La déportation de 24 000 membres des localités du sud qui n’avaient jamais été occupées par les Soviétiques commença le 9 octobre 1941. Comme elle se déroula de façon plus ordonnée et avec un certain préavis, ils purent organiser vers le Dniestr des convois plus restreints. Ils durent abandonner leurs biens et leurs maisons qui devinrent propriété de l’État. Plus nombreux furent cependant ceux qui parvinrent à introduire clandestinement en Transnistrie des objets de valeur, de l’argent et des effets personnels [21]. En conséquence, un fossé économique et social considérable se creusa dans les ghettos entre les différents groupes de déportés, dont bon nombre avaient appartenu aux classes moyennes dans leur ville d’origine et se retrouvaient totalement démunis. Au cours du premier hiver, celui de 1941-1942, qui fut extrêmement rigoureux, la faim, les conditions d’hygiène déplorables et le froid se soldèrent dans plusieurs ghettos, notamment celui de Moguilev, par de redoutables épidémies de typhus et de diphtérie qui firent jusqu’à 30 % de victimes et, dans certaines régions comme Balta jusqu’à 50 % [22]. Ceux qui parvinrent à obtenir quelque nourriture, du savon et de quoi se chauffer avaient de meilleures chances de surmonter ou d’éviter la maladie.

35Pour compléter la présentation de la structure sociale du ghetto, nous développerons quelque peu le sujet des Juifs ukrainiens évoqué plus haut. Ils subirent le pillage des soldats et des gendarmes roumains, ainsi que des Allemands de passage. Ceux qui ne furent pas expulsés de chez eux au cours des premiers mois de l’occupation purent louer une pièce de leur maison aux déportés, ce qui constitua pour eux une importante source de rentrées. En outre, ils avaient l’avantage de faire partie intégrante de l’environnement et devinrent ainsi des intermédiaires entre les déportés et la population locale. Il faut rappeler qu’avant la guerre, le niveau de vie de la population d’Ukraine était nettement inférieur à celui des Juifs déportés. Les plans quinquennaux de l’Union soviétique, accompagnés d’une collectivisation radicale, détruisirent l’économie d’Ukraine et imposèrent bien des privations à la population. Des produits de première nécessité comme les vêtements, les chaussures, les outils et les ustensiles ménagers étaient rares. Ce fut la base d’une économie de troc qui sera évoquée plus loin [23].

36En dépit des difficultés et de la pauvreté qu’ils connaissaient, la plupart des Juifs ukrainiens étaient conscients du caractère meurtrier de la politique adoptée par les Allemands dans leurs anciens villages ou villes avoisinants, comme Bar et Vinnica. Les rescapés des massacres de l’été et de l’automne 1942 s’enfuirent en Transnistrie, porteurs de témoignages terrifiants. Les récits des atrocités infligées aux Juifs par les Allemands venaient aussi des camps situés à l’est du Bug où furent envoyés de nombreux déportés et les Juifs ukrainiens [24].

37Les écarts sociaux étaient caractéristiques de tous les ghettos. Dans celui de Demblin, dans le Gouvernement général, les réfugiés constituaient le maillon faible. Dans son étude de la région de Lublin, Silberklang a mis en relief la peur des transferts, compte tenu de la misère des milliers de malheureux réfugiés qui affluaient vers les localités [25]. Dans les premiers temps, les Judenräte des ghettos polonais comprenaient d’anciens dirigeants communautaires d’avant-guerre, et la structure sociale de la communauté ne connut pas de changement radical. La transition sociale se produisit par étapes, souvent à cause de la terreur allemande et en particulier lorsque la paupérisation de la population juive s’aggrava. Par la suite, les diverses demandes du marché de la main-d’œuvre pour des professions spécifiques et pour des travailleurs modifièrent le statut et la structure sociale d’avant-guerre dans les ghettos. Les membres des professions libérales qui ne faisaient pas partie du Judenrat ou des services d’entraide dépendaient de l’aide communautaire.

38La plupart des déportés de Transnistrie qui appartenaient aux classes moyennes perdirent tout statut social. Ils avaient perdu leurs biens dans leurs villes d’origine et les perspectives de recouvrer leur statut économique en Transnistrie étaient extrêmement faibles. Les pauvres constituaient aussi une majorité dans les ghettos polonais en général, alors que dans la région de Lublin, ils ne vivaient pas dans la confusion qu’avaient connue les déportés en Transnistrie au cours de la première année. Il était quasi exclu de parvenir à une certaine stabilité et à une existence rangée du fait des déportations incessantes d’un ghetto vers d’autres ghettos ou camps sur le Bug et du fait de l’afflux d’autres réfugiés. Il faut remarquer, dans l’histoire des déportés, l’organisation interne qu’ils parvinrent à instaurer en dépit de l’atomisation des communautés et de la destruction totale de l’ordre social antérieur.

Entraide et dirigeants

39L’histoire des dirigeants juifs de Transnistrie est celle de l’émergence de dirigeants et des efforts qu’ils investirent pour construire une société à partir d’individus dispersés, de vestiges de familles, de communautés diminuées. Ces efforts, antérieurs à l’adoption du décret n° 23 mentionné plus haut, reflètent l’énergie d’individus qui n’avaient pas renoncé à tout projet d’avenir face à la catastrophe, au désespoir et à l’état de choc de ceux qui étaient disposés à accepter n’importe quels dirigeants [26].

40Certains chefs de communauté en Transnistrie, principalement ceux du sud de la Bucovine, avaient été des dirigeants communautaires dans leur ville d’origine. Meier Teich, qui dirigeait la communauté de Suceva, et Siegfried Jagendorf, de Radauti, réussirent à organiser une déportation en bon ordre de leur ville d’origine. Les convois moins surchargés en direction du Dniestr, la traversée contrôlée du fleuve et l’arrivée organisée à Moguilev et plus tard à Shargorod revêtirent à cet égard une importance particulière. Leurs récits ont été conservés dans les mémoires qu’ils rédigèrent, ainsi que dans certains travaux de recherche. Les deux hommes s’imposaient par leur autorité et leur charisme. Autre exemple : Feiwel Laufer de Gura Humorului, qui accompagna sa communauté en Transnistrie alors qu’il avait la possibilité de rester dans sa localité d’origine. Il rejoignit le Conseil de Moguilev, œuvra en faveur de sa communauté et vint en aide aux indigents [27].

41Les dirigeants expérimentés avaient bien conscience de la difficulté de leur tâche. Dans nombre de cas, les décisions qu’ils prirent donnèrent lieu au ressentiment et à des plaintes pour discrimination et abus de pouvoir. Ils connaissaient aussi les conséquences de leur collaboration et de leurs négociations avec les persécuteurs auxquels ils devaient souvent céder. Les souffrances et les injustices étaient évidentes lorsque les Conseils devaient se soumettre à un ordre de déportation ou à d’autres mesures mettant en péril la vie des membres du ghetto, par exemple le travail forcé. Confrontés à de graves dilemmes moraux, ils ne pouvaient cependant que réfléchir en termes d’alternatives et de conséquences. Si les déportations ne s’effectuaient pas vers les camps de la mort comme en Pologne, on savait que les perspectives de survie dans les rudes conditions des camps de Transnistrie étaient faibles. Un extrait des mémoires de Meier Teich, s’adressant à un membre de son équipe, illustre cette lucidité devant ces problèmes insolubles :

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Je lui expliquai que s’il acceptait la lourde charge d’un dirigeant juif, il serait souvent tenu pour responsable des actions des autres, même de celles de l’ennemi, et que c’était néanmoins notre devoir de persévérer et de sauver tout ce qui pouvait l’être [28].

43Nous reviendrons sur les problèmes que connurent tous les dirigeants des Conseils, dans tous les ghettos d’Europe orientale [29].

44Feivish Orenstein, de Vizhnitz, devint le dirigeant du ghetto de Kopaigorod lorsque les déportés s’opposèrent au dirigeant nommé du ghetto, ce qui témoignait de la capacité des déportés d’agir en tant que groupe et de se choisir un chef. Même si l’initiative fut prise par une personne qui reçut le soutien d’autres membres du ghetto, elle contribua à atténuer l’état de choc des déportés survivants au printemps et à l’été 1942. Avigdor Shachan considère que c’est là un exemple de mesure adoptée par une communauté auparavant incapable de prendre des décisions [30]. Cet exemple témoigne aussi d’un certain activisme de la part des déportés pour influer sur les autorités auxquelles ils entendaient transmettre le message suivant : si les dirigeants avaient reçu leur approbation, ils ne pouvaient pas ignorer l’opinion des habitants du ghetto.

45Il y eut aussi des ghettos dans lesquels les chefs de Conseil nommés conservèrent leurs fonctions malgré le ressentiment de la communauté. Dans de tels cas, leurs relations avec les autorités furent leur unique source de pouvoir ; nombre d’entre eux furent jugés sévèrement par les rescapés de retour en Roumanie et certains furent même inculpés et déclarés coupables de collaboration. C’est ce qui se passa dans le ghetto de Djurin, où les relations entre la population et les dirigeants du ghetto furent particulièrement mauvaises. Cependant, les liens avec les autorités roumaines, qui profitaient des pots-de-vin, empêchèrent la destitution du Conseil en dépit des efforts investis en ce sens [31].

46Le ghetto de Zhmerinka offre un autre modèle de leadership intéressant. Une direction bicéphale se dégagea : celle du chef local de la communauté d’Ukraine, Yukeleis, et celle de Gershmann, un déporté de Czernowitz qui connaissait le préfet roumain. Autre personnage central dans le Conseil : Tepner, lui aussi de Czernowitz, qui connaissait également certains membres de l’administration roumaine [32]. Ce cas de coopération entre le dirigeant d’une communauté et une personnalité centrale issue du monde des déportés permit au Conseil de travailler avec le préfet roumain – qui se révéla être de la région de Czernowitz – et d’instaurer un fructueux dialogue. Par ailleurs, l’emplacement de Zhmerinka – à la frontière de l’Ukraine sous occupation allemande – faisait du ghetto un centre d’évasion. Les évadés étaient souvent des amis ou des proches de la population autochtone de Zhmerinka, mais les autorités roumaines dressèrent des obstacles sur cette route d’évasion. La coopération entre les deux groupes dans le ghetto et le leadership partagé contribuèrent à couvrir nombre de ces franchissements de frontière. Le cas de Zhmerinka met en relief l’importance des relations personnelles nouées avec les autorités, ainsi que la capacité des déportés et de la population juive locale à identifier leurs intérêts communs.

Les Conseils et les autorités

47Les Juifs disposaient d’une marge de manœuvre extrêmement limitée avec les autorités ; cependant, lorsqu’ils furent à même d’élargir cette marge de manœuvre, ce fut pour les Conseils l’occasion d’améliorer le sort des Juifs. Les membres du Conseil devaient opérer de façon à permettre aux fonctionnaires roumains d’atteindre leurs objectifs tout en s’efforçant d’entraver les mesures contre les Juifs. Par suite de la politique antijuive du gouvernement roumain en 1941-1942, c’était quasi impossible. Il y eut cependant quelques résultats qui sont en partie à l’origine de la survie de près de la moitié des Juifs des ghettos du nord de la Transnistrie. Les dirigeants de cette région s’efforcèrent de jouer de la diversité des autorités : autorités civiles, gendarmerie et gouvernement central à Odessa. Une autre possibilité, sur laquelle nous reviendrons plus loin, consistait à intercéder auprès des autorités par l’intermédiaire de la communauté juive de Bucarest.

48Siegfried Jagendorf, de Moguilev, offre un bon exemple. Sa capacité à impressionner les fonctionnaires roumains par sa personnalité, sa présence et sa force de persuasion était un préalable indispensable. Malheureusement, il lui fallait ensuite en permanence convaincre les autorités locales que ce qu’il faisait était dans leur intérêt et que, par la suite, ils y gagneraient à titre personnel. De toute évidence, cette stratégie était extrêmement périlleuse et, comme Shachan le révéla, nombre de membres du Conseil s’y engluèrent [33].

49Dans ce contexte, il faut examiner aussi bien les conflits que la coopération entre les membres du Conseil. Si l’hypothèse de la forte personnalité, quelque peu tyrannique, des chefs de Conseils est exacte, de toute évidence, la situation n’était en général guère harmonieuse, surtout lorsque le contact avec les autorités faisait l’objet d’une compétition. Ces thèmes apparaissent dans les mémoires de Jagendorf et dans les documents du ghetto. Ils sont extrêmement présents dans le journal de Kunshtat sur Djurin, lorsqu’il raconte comment le dirigeant du ghetto provoqua la déportation d’un opposant en soudoyant les autorités, suscitant une grande colère dans la population du ghetto. De tels thèmes apparaissent aussi en filigrane dans le rapport de Teich sur Shargorod. Il traite de ses rapports avec Jagendorf, nommé par les Roumains pour contrôler tous les ghettos de la région de Moguilev. Teich estimait que Jagendorf abusait de son autorité [34]. Le rapport de Fred Saraga, chef d’une délégation du Comité autonome d’assistance (comité de la communauté juive de Bucarest), qui fut autorisé à se rendre en Transnistrie en janvier 1943 pour émettre des recommandations, témoigne de la même situation. Cependant, un sentiment de rancœur et de trahison se manifesta lorsque des membres du Conseil fournirent aux autorités des renseignements sur les uns et les autres. Cela se produisit à Moguilev où Danilov, opposé au rôle de Jagendorf en tant que chef du ghetto, convainquit les autorités de le remplacer [35].

50Les chefs de Conseils dans d’autres ghettos d’Europe orientale étaient eux aussi confrontés à une telle situation ; les cas de Bialystok, Lodz et Vilnius sont bien connus. Chacun de ces chefs de Conseil pensait être capable d’instaurer avec les Allemands une relation qui lui donnerait plus de temps pour laisser en vie les habitants du ghetto, et peut-être ainsi sauver les derniers survivants de la communauté. On sait cependant que, dans les territoires sous occupation allemande, une fois les ordres donnés de déporter les Juifs, toute manœuvre était impossible [36]. Dans les ghettos plus petits, les contacts avec les autorités étaient parfois moins formels ; mais compte tenu du rôle central de la SS et du SD depuis l’automne 1941, les chances de modifier une décision ou de manœuvrer entre les différentes autorités étaient très limitées [37].

51Faire en sorte que la population morcelée du ghetto se sente solidaire et s’identifie à la cause juive constituait l’un des défis que devaient relever les dirigeants en Transnistrie. On l’a vu, les fossés sociaux et économiques étaient importants et, dans ces terribles conditions économiques, devenaient critiques. La tendance des chefs de communauté à accorder la priorité aux leurs ou à leurs connaissances était parfaitement naturelle. Cependant, lorsque l’aide matérielle déterminait la vie ou la mort, et lorsque le fait de figurer sur une liste pour un transfert ou le travail forcé pouvait être fatal, ces liens naturels posaient un problème moral. Personne ne pouvait fournir de critères permettant de prendre de telles décisions à l’impact aussi dévastateur. L’agitation dans le ghetto provenait en grande partie de la suspicion d’un groupe à l’égard d’un autre et du sentiment d’abandon chez ceux qui pensaient n’avoir personne pour les représenter [38]. La lettre adressée par Wilhelm Filderman en 1943 au Conseil de Moguilev précise :

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Je voudrais parvenir à une situation où les soupes populaires sont créées pour nourrir tous les déportés. La division en fonction des localités d’origine doit prendre fin immédiatement. Ces soupes populaires sont destinées à tous ceux qui en ont besoin, qu’ils soient nés à Radauti, à Dorohoi ou dans les quartiers de Kishinev [39].

53Kunshtat rapporte un événement intervenu dans le ghetto de Djurin qui peut être défini comme une mutinerie miniature contre le Conseil. Rosenrouch, chef du Conseil, avait fait déporter du ghetto une personne qui se permettait de l’affronter. Bien que ce déporté ne fût pas populaire le moins du monde, l’initiative de faire déporter un Juif par les autorités roumaines fut âprement critiquée. En conséquence, l’homme déporté, un certain Hirschorn, profita de ses contacts – aussi bien avec les Roumains qu’avec un membre du Conseil de Moguilev – pour organiser une visite d’inspection dans le ghetto de Djurin. Le délégué chargé d’enquêter sur la situation à Djurin était un membre du Conseil de Moguilev très en faveur auprès du chef roumain de la région à l’époque. Les habitants du ghetto profitèrent de l’occasion pour témoigner des méfaits du Conseil et demander le remplacement de son chef et de quelques autres membres [40].

54Cet événement fut plutôt unique en son genre ; il montrait le nouveau degré de solidarité de la population et sa capacité à s’organiser. Il témoignait également des modifications qui résultèrent de circonstances politiques plus favorables, Antonescu battant en retraite et atténuant sa politique antijuive, comme on le verra plus loin.

Les tâches sélectives des Conseils juifs

55Il faut maintenant étudier plus en détail les tâches incombant aux Conseils des ghettos en Transnistrie. Nous ne mentionnerons cependant que certaines responsabilités délicates, semblables à celles d’autres ghettos d’Europe orientale.

56L’une des tâches les plus difficiles était de désigner ceux qui figureraient sur les listes pour le travail forcé. La procédure n’était pas la même dans tous les ghettos. Souvent, la gendarmerie roumaine s’emparait de gens dans la rue pour les astreindre au travail, en application du décret n° 23. Les Conseils préféraient recourir à une méthode plus systématique pour désigner les travailleurs et tentaient d’établir des critères tenant compte de l’âge, du sexe, de l’état physique, etc. Si quelqu’un demandait à être exempté, il était examiné par un médecin qui devait confirmer la requête. Une certaine animosité se manifestait à l’égard des médecins considérés comme reproduisant le comportement discriminatoire des Conseils et, comme on l’affirmait souvent, prenaient leurs décisions en fonction de relations, de paiements et autres considérations inappropriées. Nombreux étaient ceux qui ne se présentaient pas au travail, lequel était toujours pénible et humiliant. Les rafles de travailleurs chez eux et dans leurs cachettes étaient souvent réalisées par la police du ghetto et la gendarmerie roumaine, et accompagnées de violences. À plusieurs reprises, ceux qui purent soudoyer la police furent libérés ; comme il existait un quota de travailleurs à fournir, la police était disposée à inscrire comme « volontaire » des pauvres plutôt que ceux qui leur avaient versé des pots-de-vin [41]. C’était le même phénomène dans les ghettos de Pologne et d’Ukraine, bien que moins fréquent dans les ghettos plus petits – en particulier en Ukraine et en Galicie orientale.

57On l’a vu, les pauvres des ghettos de Transnistrie étaient souvent des déportés de Bessarabie ou des Juifs ukrainiens de la région. À cet égard, les déportés pauvres ressemblaient aux réfugiés des ghettos polonais qui étaient les premiers à être envoyés au travail forcé. Ce phénomène confirme l’importance d’un réseau de relations avec les centres d’autorité. Dans les ghettos de Transnistrie, la ville d’origine et le statut économique jouaient un rôle important, tout comme les relations personnelles avec les dirigeants, aussi bien roumains que juifs. Souvent une combinaison de ces facteurs déterminait le sort des habitants du ghetto et leurs perspectives de survie.

58Dans les ghettos de Transnistrie, les exigences des autorités de leur livrer des réfugiés d’autres ghettos et camps, ou des territoires ukrainiens sous administration allemande constituaient un problème majeur ; il se posa encore plus souvent à Moguilev et dans les ghettos situés près de la frontière nord avec l’Ukraine occupée par l’Allemagne, comme Zhmerinka (déjà mentionné) et Djurin [42]. Les documents de ces ghettos attestent de l’approche ambivalente des Conseils à l’égard des réfugiés, ainsi que du sort cruel que leur réservaient aussi bien la police juive que les membres du Conseil. À Moguilev, par exemple, Jagendorf annonça que quiconque avait connaissance d’un réfugié dans le ghetto devait impérativement le déclarer au Conseil sous peine de sanction, à savoir la déportation [43].

59Comme dans les ghettos d’Europe orientale, les Conseils juifs de Transnistrie durent créer des services sociaux et prendre en charge les démunis. Malheureusement, l’un des premiers services nécessaires fut l’organisation de l’inhumation des morts. Rassembler les corps était une corvée pénible dans la plupart des ghettos et, pendant les mois d’hiver, lorsque le sol était gelé, il était impossible de creuser des tombes [44].

60Après l’organisation des enterrements, les services médicaux constituaient une autre priorité. Bien qu’on ne manquât pas de médecins dans de nombreux ghettos, même les médecins les plus expérimentés ne pouvaient accomplir leur travail, faute de médicaments et de matériel médical. Il fallait avant tout contenir les épidémies de typhus qui, au cours du premier hiver 1941-1942, emportèrent un tiers de la population. Il était extrêmement difficile de l’enrayer compte tenu du surpeuplement des logements et de la rareté de la nourriture qui affaiblissait les habitants du ghetto. La plupart des victimes du typhus venaient de Bessarabie. Les désinfectants comme le pétrole et le savon n’étaient pas fournis par les Roumains qui exigeaient cependant que la maladie soit jugulée et qui menaçaient de déporter tous les Juifs. Ils craignaient que l’épidémie ne se propage parmi les civils et l’armée [45].

61Bien qu’à des degrés divers, le problème des épidémies était commun à la plupart des ghettos, quelle que fût leur taille. Les Allemands mirent le feu à l’hôpital de Kovno, où les malades étaient gardés en quarantaine, et assassinèrent des Juifs malades dans plusieurs autres ghettos. En conséquence, les hôpitaux ne rendirent plus compte des maladies contagieuses [46].

62L’approvisionnement constituait un autre problème majeur. La pénurie de nourriture et la faim étaient des réalités constantes dans les ghettos. Les autorités roumaines remettaient aux Conseils une partie des paiements que les Juifs devaient recevoir pour le travail forcé (1 RKKS par jour pour un travailleur ordinaire, et 2 pour un spécialiste) sous forme de vivres, et le Conseil était responsable de la distribution de nourriture à la population [47]. La pénurie imposait le rationnement, toujours dans l’espoir de parvenir à une distribution plus équitable. Les prix de la nourriture rationnée étaient contrôlés par les Conseils. Mais déjà insuffisante pour subsister, elle manquait souvent dans les soupes populaires. Les jours de marché, les paysans venaient vendre leurs produits, ce qui constituait une autre source d’approvisionnement. C’était le préfet roumain qui devait approuver les jours fixés. Déterminés par l’offre et la demande, les prix des vivres apportés par les paysans en ces jours de marché étaient extrêmement élevés. En sorte que les plus pauvres et nombre de réfugiés évadés des ghettos ne pouvaient s’offrir ce qui était proposé à la vente. Il fallut donc créer des soupes populaires, comme on les appelait en Pologne. Quoique d’une extrême importance, celles-ci pouvaient aussi devenir source d’abus. Fournisseurs, cuisiniers et autres employés profitaient parfois de leur poste. Certes, de nombreux employés étaient honnêtes et dévoués, comme en témoignent bien des récits, mais il est aussi fait état de corruption. Kunshtat rapporte des fraudes dans la distribution des rations à Djurin, et d’autres témoignages mentionnent les efforts investis par les Conseils pour sanctionner les transactions illégales de nourriture, en dépit de leur importance pour la population. Le Conseil de Djurin tenta de contrôler la distribution de nourriture en créant des coopératives. Mais celles-ci furent souvent mal gérées, d’après des témoignages de Djurin. En revanche, le rapport de Saraga évoqué plus haut fait l’éloge des services prodigués par le Conseil. Cependant, comme les autorités roumaines avaient accès à ce rapport, il fallait probablement se montrer extrêmement prudent dans l’évocation des pots-de-vin versés aux fonctionnaires et pour d’autres sujets délicats. De tels événements peuvent être considérés comme une conséquence naturelle des contraintes imposées. Dans toute l’Europe orientale, la persécution politique, la spoliation des Juifs et l’extrême pauvreté créaient des problèmes similaires aux chefs des communautés.

63Un phénomène propre à la Transnistrie par son ampleur était le grand nombre d’enfants orphelins n’ayant aucune famille pour s’occuper d’eux. Les textes sur les ghettos polonais traitent des orphelins comme d’un phénomène caractéristique des grands ghettos tels que celui de Varsovie et, seulement dans une moindre mesure, des ghettos moins importants. Lorsque les massacres commencèrent, les enfants en furent victimes comme les autres et très peu purent s’échapper. Nous ne développerons pas ce thème qui a fait l’objet de nombreuses études – entre autres, la monographie de Shmuel Ben Zion consacrée aux orphelins. Signalons seulement que dans certaines communautés comme Bershad, Moguilev et Shargorod, les efforts pour aider les enfants furent héroïques, tandis que dans d’autres, la négligence prévalait ; à Djurin, par exemple, il n’y avait même pas d’orphelinat. Les efforts investis pour rapatrier les orphelins en Roumanie débutèrent en 1942, même si leur retour n’eut lieu que plus tard, peu avant que les Roumains ne battent en retraite [48].

64Cela montre un autre phénomène propre à la Transnistrie : les contacts avec les dirigeants juifs de Bucarest et l’aide qu’ils apportèrent. Ce sujet a lui aussi été étudié dans une certaine mesure et, dans cet article, nous nous contenterons de mentionner quelques facteurs.

65La communauté de Bucarest apporta une aide déterminante, aussi bien sur le plan psychologique que sur le plan matériel. Au cours de la première année, l’aide parvenait seulement aux individus par des transferts de fonds illégaux. À partir de l’automne 1942 et pendant l’année 1943, elle se développa pour inclure l’aide aux populations des ghettos en général. Celle-ci n’aurait pas été possible sans le concours de soldats, négociants roumains et autres personnes qui, circulant entre la Transnistrie et la Roumanie, étaient disposés à agir illégalement. Quelle qu’ait été leur motivation et le montant des fonds qui se perdit en chemin chez ces intermédiaires, Roumains ou Juifs, ce fut une aide importante qui permit à tout un pan de la population des ghettos de subsister. Ces fonds étaient taxés par les Conseils, ce qui leur fournissait un budget consacré à l’aide sociale. Dans une certaine mesure, on peut considérer qu’il s’agissait d’un système social progressiste. Le rapport établi par Teich sur le ghetto de Shargorod montre que la contribution des individus aux services sociaux du ghetto représentait environ les deux tiers des dépenses, un tiers seulement étant couvert par les contributions de la communauté de Roumanie, que ce soit par des personnes taxées ou par des dons de la communauté de Bucarest. Les documents décrivent aussi comment ces ressources renforcèrent le pouvoir des Conseils et leur permirent d’imposer leurs conceptions et leur volonté aux communautés. On comprend aisément pourquoi une situation de disette extrême accroît la dépendance des plus faibles et encourage les abus de pouvoir [49].

66La distribution de l’aide communautaire révélait la complexité des relations sociales dans les ghettos. Les membres des Conseils faisaient souvent partie des mieux lotis, sur le plan économique. Mais, on l’a vu, ils étaient aussi dépendants de ces groupes pour créer et soutenir les services sociaux de la communauté. Certes, ils abusèrent parfois de leur autorité, en privilégiant leurs proches, ou en retardant la distribution de vêtements envoyés, donnant ainsi aux habitants du ghetto le sentiment d’une injustice. C’est ce qui apparaît de façon frappante dans les documents d’époque et les témoignages ultérieurs. Une distribution équitable de l’aide dans les ghettos et les camps était toujours une source de tension sociale commune à tous les Conseils et organisations d’entraide en Europe orientale. Une autre étude évaluant quantitativement l’aide de la Roumanie à la Transnistrie et sa distribution aux divers ghettos et camps clarifiera aussi les questions de distribution entre les ghettos et au sein des populations des ghettos.

L’économie du ghetto

67« De quoi vivaient les Juifs en Transnistrie », s’interrogeait Kunshtat dans un passage de son journal. Et il donnait une description ironique et humoristique qu’on peut diviser en trois parties. Il commençait par ce qu’un économiste appellerait la « demande » : « Nous savons désormais que tout ce que nous considérions dans notre ancien pays comme étant absolument nécessaire [et] sans lequel on ne pouvait pas vivre, a disparu. [Ici], où un morceau de pain et un bol de soupe aux pommes de terre sont des mets de roi et où une étable ou une porcherie sont des habitations ordinaires et où l’on marche pieds nus, les orteils couverts de chiffons, on sait vraiment ce qui est indispensable. »

68Les économistes qualifieraient la description contenue dans le paragraphe suivant de « production ». Kunshtat décrit la productivité des tailleurs et des cordonniers qui font et refont les vêtements et les chaussures déchirées, auxquels leurs propriétaires accordaient de la valeur. Le commerce illégal est décrit comme un marché. Les petits commerçants cachent leurs marchandises aussi bien au Conseil juif, qui a monopolisé le commerce dans le ghetto, qu’à la gendarmerie roumaine, qui le contrôle hors du ghetto où les Juifs ne sont pas autorisés à se rendre. Les jeunes, hommes et femmes, recherchent le travail saisonnier dans les fermes parce qu’ils attendent avec impatience les pommes de terre qui constituent leur salaire.

69Enfin, dans la dernière partie, Kunshtat traite de ce qu’on pourrait intituler « les transferts financiers et l’aide ». Pour bon nombre de personnes, la frontière ténue qui transforma leur vie, les faisant passer de la misère à une pauvreté supportable, fut l’aide reçue de Roumanie, soit par l’intermédiaire de proches et d’amis, soit par la communauté. Environ un tiers d’entre eux dépendaient de l’aide sociale de la communauté. Kunstadt conclut : « Les Juifs vivaient de miracles et de prodiges [50]. »

70Ce n’est pas là une analyse satisfaisante de l’économie du ghetto. Lorsqu’on lit les documents sur les ghettos en Transnistrie, on ne peut ignorer les caractéristiques uniques en leur genre de la façon dont vivaient les habitants du ghetto, et ce, aussi bien du point de vue de la collectivité que de l’individu. Un document sur un certain nombre de personnes astreintes au travail et le nombre de jours que dura ce travail dans les ghettos de la région de Moguilev, du 18 décembre 1941 au 30 juin 1943, montre que les Juifs reçurent moins de 15 % du montant auquel ils avaient droit, au tarif officiel de 1 à 2 RKKS par jour. Ces Juifs furent employés dans diverses industries, à la construction de routes, dans des hôpitaux et des services sanitaires non juifs, etc. On l’a signalé, une partie du paiement fut donné sous forme de vivres fournis au Conseil. À Shargorod, par exemple, le docteur Teich rapporta que les médecins de l’hôpital recevaient une miche de pain par jour. Les gens devaient ainsi trouver d’autres moyens pour survivre [51].

71Lorsque les déportés perdirent leurs biens, le capital humain devint un avantage relatif en Transnistrie. Bon nombre venaient de grands centres urbains en Roumanie et exerçaient des professions libérales ou étaient des artisans qualifiés et des hommes d’affaires. Ils posèrent les bases d’une économie de ghetto associant savoir-faire, créativité et imagination. Le potentiel humain, la crise et le besoin réussirent à créer un système capable de profiter de la moindre brèche laissée par la politique et la bureaucratie roumaines. Sa faiblesse provenait du manque de capitaux et des matières premières nécessaires pour rendre ces efforts plus efficaces et réduire le fossé entre les talents en présence et l’absence de capitaux.

72À bien des égards, cette description correspond à la situation économique qui prévalait dans les ghettos des grands centres urbains comme Varsovie, Lodz, Cracovie, Lvov, etc. On y trouvait un fort pourcentage de professions libérales et de métiers spécialisés. C’était le cas, dans une moindre mesure, dans les ghettos plus petits des régions rurales.

73Autre avantage des ghettos de Transnistrie : leur relative ouverture. Aucun d’eux n’était clôturé, donc coupé des alentours comme à Lodz ou à Varsovie, ni même étroitement contrôlé comme les secteurs juifs dans de petites localités, entre autres Brailov et Bar en Ukraine. La capacité à maintenir le contact avec la population locale et à obtenir l’assistance des Juifs de la région pour jouer le rôle de médiateurs, créa une sorte de mobilité qui encouragea certains à lancer des projets plus ambitieux.

74Les échanges entre les vestiges de la population juive autochtone et les déportés aboutirent à une coopération : c’est ainsi que les domiciles privés furent utilisés comme logements ou pour abriter de petites entreprises, et que toutes sortes de chutes et de déchets servirent de matières premières à des industries très rudimentaires.

75Il faut aussi évoquer un autre facteur. Comme il n’existait pas d’instruction de tuer systématiquement les Juifs, la période durant laquelle ceux-ci vécurent sous la férule de l’administration roumaine donna de multiples occasions de gains aux autorités civiles et militaires roumaines, aussi bien en tant qu’entités qu’en tant qu’individus. Sans cette donnée, le transfert illégal de fonds que nous avons mentionné plus haut eut été impossible. (C’était aussi une caractéristique de la Pologne jusqu’au début des massacres.)

76C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le projet de Jagendorf de reconstruire le barrage et de renouveler la production d’électricité à Moguilev, de réparer le pont endommagé sur le fleuve et de faire fonctionner la centrale Turnatoria. Il est révélateur de lire dans ses mémoires que le décret n° 23 fut positif à ses yeux, dans la mesure où il pouvait réclamer le salaire infime de ses travailleurs, ce qui leur permettait d’obtenir quelque nourriture [52]. En septembre 1942, Jagendorf envoya un mémorandum à Balkas, gouverneur adjoint pour la main-d’œuvre en Transnistrie, qui visita Moguilev et la Turnatoria. Il suggéra de créer

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un bureau central de coordination de la main-d’œuvre juive dans l’ensemble de la Transnistrie. […] Ce bureau sera placé sous l’autorité du directeur de la main-d’œuvre de Transnistrie, qui déterminera les affectations de travail en coordination, aussi bien avec les autorités locales qu’avec les comités juifs […]. Ce bureau élaborera un plan général des travailleurs de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, etc., qui pourront être envoyés là où ils seront nécessaires, indépendamment de leur domicile actuel. […] Des spécialistes devraient être envoyés dans les industries existantes, en vue de remodeler et reconstruire les usines détruites, etc [53].

78Deux éléments ressortent nettement de cette proposition : l’accent mis sur le savoir-faire et le professionnalisme juif, et le fait que des travailleurs à faible coût pouvaient être fournis à une administration centralisée de la main-d’œuvre. En encourageant et en soutenant de telles entreprises, Jagendorf demandait que les Conseils juifs puissent traiter d’égal à égal avec les autorités, et il proposait le monopole d’un centre juif pour toute la main-d’œuvre juive. Il ne protestait pas contre l’exploitation des Juifs, utilisés comme une main-d’œuvre servile et entièrement dépendante des besoins économiques des dirigeants de Transnistrie ; il demandait seulement que « ces esclaves » reçoivent une nourriture satisfaisante : « Le problème de la nourriture est étroitement lié à celui de la productivité […]. Le gouvernement doit donc prendre les mesures nécessaires pour respecter ses obligations, en sorte que les travailleurs ne se rendent pas à leur travail le vendre vide [54]. »

79Ces déclarations illustrent la stratégie de survie qui conduisit Jagendorf et bien d’autres membres de Conseils à présenter les Juifs comme rentables pour les autorités. Les citations et remarques de Luliu Mumuianu, secrétaire roumain du bureau du Premier ministre, insérées dans le rapport de Fred Saraga mentionné plus haut, montrent à l’évidence qu’en janvier 1943, sur le plan économique, les Roumains entendaient exploiter les Juifs. Ils pensaient qu’à l’avenir, les Juifs quitteraient la Roumanie. La plupart des dirigeants juifs reconnaissaient que, grâce à une logique économique, ils pourraient améliorer la vie des Juifs et augmenter leurs chances de survie. Jagendorf inscrivit dans ses mémoires :

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Il paraît que nous travaillions pour l’ennemi ; nous devons poser la question : qui était notre ennemi, les Allemands et les Roumains qui nous exterminaient aujourd’hui, ou les Russes qui nous réduiraient demain en esclavage ? L’ennemi, c’était la mort elle-même, et notre seule préoccupation, c’était de survivre [55].

81Le ton est ici à la justification, signe même du malaise que ressentait Jagendorf d’avoir dû adopter un certain type de comportement à la convenance des persécuteurs. Ce mode de réflexion n’était cependant pas propre à la Transnistrie. La conception du travail comme un secours, ou selon l’expression péjorative la « tyrannie du travail », inspira Rumkowsky, Gens, Baraz et bien des Juifs des ghettos et des camps de travail. Cependant, en Transnistrie, les SS ne dominaient pas la scène et, à l’automne 1942, la modification de la politique juive d’Antonescu créa une nouvelle situation. En outre, la culture politique de l’État roumain et ses traditions n’excluaient pas une action allant à l’encontre de certains aspects d’une politique déclarée.

82Deux autres facteurs doivent être mentionnés : les effets personnels des déportés faisaient l’objet d’une forte demande de la part de la population locale, par exemple les ustensiles ménagers et certains objets personnels. Ils étaient échangés contre de la nourriture, du pétrole, un logement, etc., ainsi que contre des fonds, restreints mais constants, qui parvenaient aux déportés de la part d’amis, de proches ou de la communauté de Bucarest [56]. Dans l’économie épuisée d’Ukraine depuis la collectivisation des années 1930, tous ces éléments contribuèrent à raviver un secteur de l’économie grâce auquel les Juifs des ghettos purent survivre, du moins temporairement.

83Si l’on ajoute ces facteurs aux témoignages de Kunshtat et d’autres répondant à la question « de quoi vivaient les Juifs ? », on comprend mieux le caractère spécifique de la Transnistrie.

Conclusion

84Les ghettos du nord de la Transnistrie, contrairement à ceux des territoires soviétiques occupés par l’Allemagne, ne constituaient pas une étape précédant le massacre systématique des Juifs. On l’a vu, la politique de la Roumanie à l’égard des Juifs connut un net revirement à partir de 1943, et ce fut déterminant pour le sort des Juifs en Transnistrie. Les pertes humaines importantes subies par l’armée roumaine sur les champs de bataille en 1942 marquèrent un tournant dans les aspirations roumaines. La victoire n’était plus en vue. Après la bataille de Stalingrad et le rétablissement de l’armée soviétique, il devint évident que la Roumanie allait redéfinir son approche à l’égard de son allié allemand. La prise de conscience des nouvelles circonstances affecta sa politique à l’égard des Juifs. La déportation des Juifs de la Regat – cette partie de la Roumanie qui constituait la base de l’État indépendant avant la Première Guerre mondiale – vers les camps de la mort en Pologne fut d’abord reportée puis annulée, et la politique à l’égard des déportés en Transnistrie changea. Les hommes politiques roumains qui avaient commencé à discuter avec des représentants des Alliés (mars 1943) jugeaient opportun de modifier la politique antijuive.

85La politique meurtrière de l’Allemagne en Europe orientale ne fit que s’intensifier en 1943, alors que la victoire s’éloignait. Ce fut le paroxysme de l’extermination des Juifs des ghettos : les Juifs de Bialystok et les derniers Juifs du ghetto de Lodz furent déportés en 1944, tandis que l’armée russe se profilait à l’horizon. En revanche, en Transnistrie, les politiques les plus rigoureuses furent modifiées. Les Roumains avaient intérêt à exploiter économiquement la région avant de la céder aux Soviétiques ; ils estimèrent donc rentable d’exploiter la main-d’œuvre juive et de profiter de leur créativité économique. Ainsi les efforts d’entraide investis par les Juifs à titre individuel, leurs proches et amis, et ceux de la communauté juive de Bucarest portèrent-ils leurs fruits.

86La Transnistrie fut cependant une tombe pour des dizaines de milliers de Juifs. Les Juifs ukrainiens furent massacrés par l’Einsatzgruppe D, par le VoMi, ainsi que par l’armée et la gendarmerie roumaines. Les Juifs d’Odessa et un grand nombre de déportés de Bessarabie et de Bucovine furent exterminés dans le sud de la Transnistrie après une épidémie de typhus. La région, y compris le nord, fut aussi une tombe pour les milliers de Juifs déportés de Bessarabie et de Bucovine, assassinés ou morts de faim, d’épuisement, de maladies et de mauvais traitements.

87Les Roumains qui n’élaborèrent pas un plan systématique d’assassinat comme la « Solution finale » ne considéraient pas la Transnistrie comme une zone de colonisation juive ou un lieu où la vie juive allait durer. La création de ghettos – ou de colonies, comme il est souvent mentionné dans les documents roumains – constituait un plan provisoire destiné à une région qui n’allait pas être annexée à l’État roumain, ni détruite, mais exploitée. Alexander Dallin conclut que les Roumains pensaient que les Soviétiques allaient revenir, ce qui les empêcha de démembrer le kolkhoze en tant que système de production ou d’appliquer un programme agressif de roumanisation [57].

88Cette attitude exerça un impact direct sur la capacité des Juifs à élargir le domaine étroit dans lequel ils devaient manœuvrer pour améliorer leurs conditions de vie. Ils purent travailler dans les champs des paysans, acheter de la nourriture les jours de marché et, tout en travaillant à l’extérieur des ghettos, recevoir des fonds envoyés de Bucarest, apporter une aide aux pauvres et bénéficier d’une période de calme relatif.

89En outre, au cours des premières phases de leur exil en Transnistrie, les autorités roumaines furent plus enclines à négocier, à accepter des pots-de-vin, à fermer les yeux et à ignorer les règlements que ne le furent les autorités civiles allemandes ou les SS. Par ailleurs, ces relations comportèrent aussi arbitraire, violences et brutalités de la part des préfets, préteurs, bureaucrates subalternes et gendarmerie, autant d’actes qui, dans le système mouvant de Transnistrie, demeurèrent impunis.

90Les conditions des deux groupes de Juifs – les autochtones et les déportés – ainsi que leurs horizons différents sont aussi une caractéristique propre à la Transnistrie. Alors que les Juifs déportés et les réfugiés constituaient une partie de la population dans bien des ghettos, en Transnistrie, ils étaient majoritaires. Leurs dirigeants avaient accès aux autorités roumaines, entretenaient des relations avec Bucarest et étaient chargés de s’occuper de la communauté, que ce soit par l’intermédiaire des autorités ou de la population elle-même. Les relations entre les deux groupes de victimes furent complexes : outre l’assistance limitée que les Juifs autochtones purent apporter aux déportés à leur arrivée, il y eut aussi bien des tensions, notamment à propos de l’aide sociale, du travail forcé et des fonds envoyés de Bucarest.

91D’une façon générale, l’ordre social dans les ghettos refléta la capacité de la population d’avoir accès au Conseil du ghetto et d’acquérir des vivres. Plus on était proche du Conseil et des autres personnalités du ghetto, plus on avait de chances d’obtenir de meilleures conditions de vie, d’échapper au travail forcé, etc. Dans les marges sociales du ghetto, se trouvaient les pauvres qui n’avaient pas de relations avec le centre. À cet égard, la situation en Transnistrie ressemblait à celle des autres ghettos dans l’Europe occupée.

92Les problèmes auxquels furent confrontés les dirigeants des Conseils étaient fondamentalement semblables à ceux que rencontrèrent les autres dirigeants des Judenräte : sélection de la main-d’œuvre pour le travail forcé, déportation dans les camps de travail (ce qui, en Transnistrie signifiait en général, la mort), distribution de nourriture, soins aux indigents et aux orphelins, etc. Des plaintes pour corruption et abus de pouvoir s’élevèrent dans tous les ghettos. Autre point commun entre eux : la nécessité, dans un environnement économique et social chaotique, de choisir pour dirigeant une personnalité forte et charismatique. La complexité des relations internes était cependant encore accrue en Transnistrie par la diversité de la population, qui comprenait des déportés d’origines diverses et une population juive autochtone minoritaire dans les ghettos.

93Les ghettos de Transnistrie ne furent jamais officiellement dissous. Lorsque les Roumains commencèrent à opérer leur retraite devant l’avancée des troupes soviétiques, les Juifs se mirent à rentrer chez eux. Ils marchèrent pendant des semaines et si les unités militaires soviétiques ne les arrêtaient pas, ils franchissaient le fleuve et continuaient leur périple. Certains purent se réinstaller dans leur ville d’origine ; pour d’autres, ce ne fut qu’une étape avant une autre émigration.


Date de mise en ligne : 28/02/2017.

https://doi.org/10.3917/rhsho.194.0375

Notes

  • [1]
    Cet article est la version remaniée d’une communication donnée lors du colloque international « Transnistria : Vanished Landscapes of History and Memory », qui s’est tenu les 20 et 21 mai 2007 au Centre de recherche français à Jérusalem, sous la direction de Florence Heymann.
  • [2]
    Dalia Ofer, professeur émérite, enseigne l’histoire de la Shoah à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur la vie dans les ghettos et l’immigration clandestine en Eretz Israël.
  • [3]
    Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2002, p. 43.
  • [4]
    Pour une étude plus détaillée du ghetto et une intéressante approche linguistique et comparative, voir Dan Michman, « Le ghetto juif à l’époque nazie : origines et répercussions » (en hébreu), à paraître. Voir également Martin Dean, The Jewish Councils under German Occupation in Eastern Poland and the Soviet Union, à paraître ; du même auteur, « Ghetto in the occupied Soviet Union : the nazi “system” », in The Holocaust in the Soviet Union : Symposium Presentation, Washington, DCL USHMM, 2005, p. 37-60.
  • [5]
    On trouve une étude intéressante in Gustavo Corni, Hitler’s Ghettos : Voices from a Beleaguered Society 1939-1944, Londres, Arnold, 2002.
  • [6]
    Voir Radu Ioanid, The Holocaust in Romania : the destruction of Jews and Gypsies under the Antonescu Regime, 1940-1944, Chicago, Ivan R. Dee, 2000, p. 204, et sa conclusion sur les changements de la politique des Roumains en 1943. Paru en français sous le titre La Roumanie et la Shoah : destruction et survie des Juifs et des Tsiganes sous le régime Antonescu, 1940-1944, version française revue par Nicolas Weill, avant-propos de Serge Klarsfeld, préface de Paul Shapiro, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2002.
  • [7]
    Jean Ancel, Transnistria, 1941-1942 : History and Documents, 3 vol., Tel Aviv, University of Tel Aviv Press, Centre de recherche sur la diaspora Goldstein-Goren, 2003, vol. I, p. 52 ; pour le document en question, voir vol. II, p. 21.
  • [8]
    Ancel, Transnistria, op. cit., vol. I, p. 519 et chapitre 8, p. 509-532. Voir aussi dans ce numéro l’article de Radu Ioanid, « La Bessarabie et la Bucovine, juillet-novembre 1941. Le sort des Juifs : premiers massacres et déportations en Transnistrie. Les récits de témoins oculaires », p. 175-234.
  • [9]
    Israel Gutman (éd.), Encyclopedia of the Holocaust, 4 vol., Jérusalem, Yad Vashem, New York, Macmillan, 1990, vol. I, p. 579.
  • [10]
    Jean Ancel, Histoire de la Shoah en Roumanie, 2 vol. (en hébreu), Jérusalem, Yad Vashem, 2002, vol. II, p. 789, note 18.
  • [11]
    Matatias Carp, Holocaust in Rumania : facts and documents on the annihilation of Rumania’s Jews, 1940-44, Budapest, Primor, 1994, p. 156 (édition originale : Cartea neagra, fapte si documente : suferintele evreilor din Romania, 1940-1944, Budapest, Primor, 1992 ; paru en français sous le titre Cartea neagra. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944, traduit, annoté et présenté par Alexandra Laignel-Lavastine, Paris, Denoël, 2009).
  • [12]
    Pour une traduction en anglais de ce décret, voir Dennis Deletant, « Aspect of the ghetto experience in Eastern Transnistria : the ghettos and labor camp in the Town of Golta », in Ghettos 1939-1945 : Symposium, Washington, USHMM, 2005, p. 51-54.
  • [13]
    David Silberklang, « La Shoah dans le district de Lublin » (en hébreu), thèse de doctorat, Université hébraïque de Jérusalem, 2003, p. 105.
  • [14]
    David Stokfish (éd.), La Chronique de Demblin-Modzjitz (en hébreu), Tel Aviv, 1969, p. 313-317, 323-348, 439-443. Sur la façon dont les Juifs de Pologne s’identifiaient au sort du pays et à leurs compatriotes polonais, voir Havi Ben Sasson, « Les Polonais vus par les Juifs en Pologne en 1939-1944 » (en hébreu), thèse de doctorat, Université hébraïque de Jérusalem, 2005.
  • [15]
    Ancel, Transnistria, op. cit., vol. I, p. 51 ; sur Odessa, voir ibid., vol. I, p. 182-230.
  • [16]
    Carp, Holocaust in Rumania, op. cit., p. 173.
  • [17]
    Shmaya Avny (éd.), Kimpolung-Bukowina : un mémorial de la communauté juive de Kimpolung et des environs (en hébreu et en yiddish), Tel Aviv, publication du comité des anciens habitants de Kumpolung-Bukowina et des environs, 2003. On peut trouver une description des déportations et de l’arrivée en Transnistrie in USHMM Carmelly, Felicia, Papers 2006/173 ; voir également ibid., Rones Onia 1996/A/406 ; Wachter, Joseph, USHMM RG-02.011*01 ; ACC. 1988.017 ; Ostfeld, Klara, USHMM RG-02.213 ; Acc.1996A.0577. Un grand nombre de mémoires et de journaux intimes que nous citerons dans cet article portent sur cette époque de la déportation et l’arrivée en Transnistrie.
  • [18]
    À Shargorod, Meier Teich, de Suceva ; à Djurin : le rabbin Hagar, de Siret, et Max Rosenrauch, de Suceva ; à Zhmerinka : Gershmann, de Czernowitz, et Yehezkel Yukeles, habitant de la ville qui fut nommé avant l’arrivée des Roumains à Zhmerinka ; à Murafa : un triumvirat composé de Baruch Bacal, Drimer et Schechter ; à Moghilev : Jagendorf, Danilof et Katz, tous du sud de la Bucovine.
  • [19]
    Ancel, History, op.cit., vol. I, p. 653-685.
  • [20]
    Carp, Holocaust in Rumania, op. cit., p. 190-193 ; Yosef Govrin, In the Shadow of Destruction : memoirs of Transnistria and illegal immigration to Eretz Israel (en hébreu, mais le titre en anglais figure sur la couverture), Jérusalem, Yad Vashem et Beit Lohamei Haghetatot, 1999, p. 43-64 ; Ancel, Transnistria, op.cit., vol. I, p. 67.
  • [21]
    Meier Teich, « The Jewish self-administration in ghetto Shargorod (Transnistria) », Yad Vashem Studies, n° 2, 1958, p. 219-254 ; Siegfried Jagendorf, Jagendorf’s Foundry : a memoir of the romanian Holocaust, 1941-1944, édité par Aron Hirt-Manheimer, New York, HarperCollins, 1991, p. 3-4, 21-25 ; Dalia Ofer, « Everyday life in the ghettos and camps in Transnistria », Yad Vashem Studies, n° 25, 1996, p. 229-274.
  • [22]
    Ancel, Transnistria, op. cit., p. 339-366 ; dans la région de Balta, sur environ 42 000 déportés juifs qui arrivèrent au ghetto jusqu’en janvier 1942, 15 232 seulement survécurent à l’épidémie de typhus qui se déclencha au printemps 1942.
  • [23]
    Ofer, « Every Day Life », art. cit. ; Alexander Dallin, Odessa, 1941-1944. A case study of soviet territory under foreign rule, Oxford et Portland, The Center for Romanian Studies, 1998, p. 94-96, 103-107.
  • [24]
    Dean, The Jewish Councils, op. cit. ; voir l’article sur le ghetto de Bar in Martin Dean (éd.), Encyclopedia of the Ghettos (en préparation) : « Au total, près de 9 000 Juifs furent abattus dans la région de Bar au cours de l’année 1942. Plusieurs centaines de Juifs de la campagne furent envoyés dans un camp de travail à Letichev, en août 1942. Les détenus étaient utilisés à la construction de routes dans le grand projet d’aménagement des voies communication (Durchgangsstrasse IV), déterminant pour l’approvisionnement de l’armée allemande. Un petit nombre de Juifs, en partie grâce à l’aide des autochtones, réussirent à éviter d’être abattus et purent survivre à l’occupation en se cachant jusqu’à la libération en mars 1944, certains fuyant dans la zone occupée par les Roumains qui, à cette époque, était devenue un peu plus sûre pour les Juifs. » Je remercie Martin Dean pour ses conseils précieux, sa coopération et pour m’avoir laissé consulter divers passages de son ouvrage.
  • [25]
    Silberklang, « Holocaust in the Lublin district », op. cit., p. 32.
  • [26]
    Avigdor Shachan, Burning Ice. The ghettos of Transnistria, New York, Boulder, 1996, p. 238.
  • [27]
    Ibid., p. 235 ; Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 46-47.
  • [28]
    Teich, « Jewish self-administration », art. cit., p. 225.
  • [29]
    Voir Revue d’histoire de la Shoah, n° 185 : Les Conseils juifs dans l’Europe allemande, juillet-décembre 2006.
  • [30]
    Shachan, Burning Ice, op. cit., p. 237-38.
  • [31]
    Lipman Kunshtat, La Chasse aux Juifs au-delà du Dniestr. Journal de l’enfer transnistrien (en yiddish), Tel Aviv, s.d., p. 274-275.
  • [32]
    Éphraïm Wolf, « Au cours des années de guerre, ma vie dans le ghetto de Zhmerinka et à Djurin » (en hébreu), traduit du russe par Jacob Eshkol, Jérusalem, 2005, YVA 033/6752, p. 17-19, 41-43.
  • [33]
    Shachan, Burning Ice, op. cit., p. 246.
  • [34]
    Lettre de Meier Teich à Jagendorf, 7 juillet 1942, YVA P9/7.
  • [35]
    Saraga Report, YVA M29/104 Romania collection ; Kunshtat, La chasse aux Juifs, op. cit., p. 275-76 ; Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 56-64, 166.
  • [36]
    Sarah Bender, Sous la menace de la mort. Les Juifs de Bialystok pendant la Seconde Guerre mondiale (en hébreu), Tel Aviv, Am Oved, 1997, p. 122-128 ; Michal Unger, Le dernier ghetto en Pologne (en hébreu), Jérusalem, Yad Vashem, 2005, p. 513-522 ; Yitzhak Arad, Ghetto in Flames : the struggle and destruction of the Jews in Vilna in the Holocaust, New York, Holocaust Library, 1987, p. 328-338.
  • [37]
    Baruch Milch, Can Heaven be Void ?, Jérusalem, Yad Vashem, 2003, p. 100-101.
  • [38]
    Ce sentiment de suspicion apparaît dans la plupart des journaux intimes de l’époque, bien que les mémoires ne le révèlent pas avec la même intensité. Dans son journal, Kunshtat manifeste colère et méfiance à l’égard du dirigeant de la communauté et du conseil. Il les accuse de ne pas prendre en considération les besoins de la population et de ne s’occuper que de leur propre bien-être. Leurs relations avec les autorités causent du tort à la communauté : ils ne savent pas évaluer ce qu’ils sont obligés de donner au chef de la police et aux autres fonctionnaires pour préserver la communauté. Voir Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 98-99, 211-212 ; voir également Naftali Rabinowitz, Ma ville natale et moi (en yiddish), Tel Aviv, publication privée, 1965, p. 379-381, 390.
  • [39]
    Shachan, Burning Ice, op. cit., p. 254.
  • [40]
    Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 274-275 ; Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 143. Le fonctionnaire roumain était le commandant Gheorghe Botoroaga.
  • [41]
    Teich, « Jewish self-administration », art. cit., p. 237-238 ; Breines (Kushnir) Sara, témoignage oral, YVA 133.6752 ; elle décrit comment elle fut dispensée du travail forcé à l’extérieur du ghetto de Zhmerinka pour effectuer des travaux de broderie pour les Allemands, comme l’avait demandé le chef du Judenrat.
  • [42]
    Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 197-99, Wolf, « Au cours des années de guerre », art. cit., p. 19, 45-49.
  • [43]
    Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 56-64, 74-77 ; Wolf, « Au cours des années de guerre », art. cit., p. 45-49 ; Emil Adar, « My Memoirs », p. 133-34 (document privé qui nous a été confié par son auteur. Il avait 15 ans lorsqu’il fut déporté avec sa famille de Czernowitz vers la Transnistrie ; après avoir immigré en Israël, il devint violoncelliste dans l’Orchestre philharmonique d’Israël) ; Govrin, In the Shadow of Destruction, op. cit., p. 48-53.
  • [44]
    Ruth Glasberg Gold, Ruth’s Journey : a survivor’s memoir, Gainesville, University Press of Florida, 1996, p. 62-117 ; Govrin, In the Shadow of Destruction, op. cit., p. 46-47.
  • [45]
    Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 44-49 ; Adar, My Memoirs, op. cit., p. 123-128 ; Rabinowitz, Ma ville natale et moi, op. cit., p. 352-357 ; Teich, « Jewish self-administration », art. cit., p. 233.
  • [46]
    Dalia Ofer, « Health and Public Health in East European Ghettos » (article non publié).
  • [47]
    Rapport sur le travail forcé, Moguilev n° 211, in Carp, Cartea negrea : Suferintele evreilor din România, op. cit., vol. III, p. 392. Ce document décrit le paiement que le Conseil était censé obtenir pour un travail effectué dans diverses industries et entreprises dans les ghettos et la valeur réelle payée en vivres ; voir également « Rapport sur la situation du bureau de la maind’œuvre à Shargorod », qui traite également des ghettos de Murafa et Djurin jusqu’à fin février 1943, in ibid., vol. III, p. 393-394.
  • [48]
    Shmuel Ben-Zion, « Les enfants juifs en Transnistrie pendant la Shoah » (en hébreu), thèse de doctorat, université de Haïfa, 1986 ; Shraga Yeshurun, « Le gouvernement autonome des Juifs de Bucovine dans le ghetto de Moguilev » (en hébreu), mémoire de maîtrise, université de Haïfa, 1979. Chacune des monographies sur la Transnistrie mentionnées plus haut traitent du sujet.
  • [49]
    Rapport de Teich à Jagendorf, 7 septembre 1942, YVA, P/7 ; Ancel, Transnistria, op. cit., vol. I, p. 370-386 ; Rabinowitz, Ma ville natale et moi, op. cit., p. 360-366, décrit de façon pittoresque le folklore qui entourait ces transferts, le langage codé et les plaisanteries qui foisonnaient. Dans son journal, Kunshtat rapporte en détail la rumeur sur l’aide, et la tension qu’elle suscitait dans le ghetto de Djurin ; voir Kunshtat, La chasse aux Juifs, op. cit., p. 237-238, 247-248, 257.
  • [50]
    Nissim ve-niflaot : expression consacrée dans la littérature juive. Kunshtat, La Chasse aux Juifs, op. cit., p. 255-256.
  • [51]
    Carp, Carta negrea, op. cit., vol. III, p. 392 (Rapport n° 211). La somme totale qui devait être versée pour les 464 travailleurs s’élevait à 238 500 RKKS, mais les Juifs reçurent l’équivalent de 35 808 RKKS en produits alimentaires. Ce document traite d’un petit nombre de travailleurs.
  • [52]
    Jagendorf, Jagendorf’s Foundry, op. cit., p. 13.
  • [53]
    Ibid., p. 98.
  • [54]
    Ibid., p. 99.
  • [55]
    Ibid., p. 14.
  • [56]
    Ze’ev (Walter) Ellenbogen, « Nathan Klipper et l’aide de la Résistance aux déportés de Transnistrie » (en hébreu), Yalkut Moreshet, n° 69, mars 2000, p. 163-190.
  • [57]
    Dallin, Odessa, op. cit., p. 103-107.
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