Notes
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[1]
Professeur de langue et de littérature française, Bolzano (Italie).
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[2]
Voir Marco Silvani, « L’insegnamento della storia contemporanea nelle scuole italiane : problemi e riflessioni », in Alessandro Cavalli, Insegnare la storia contemporanea in Europa, Bologne, Il Mulino, 2005, p. 187.
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[3]
L’auteur fait allusion à la captivité du soldat israélien Guilad Shalit, aux mains du Hamas à Gaza depuis le 25 juin 2006. (N.d.l.R.)
1Au cours des soixante ans de République, l’Italie a élaboré, par rapport à son passé contemporain (d’abord le régime libéral, puis le régime fasciste), une mémoire collective partielle et assez apaisante. C’est une mémoire confortable qui met en relief le mythe du « bon Italien » en faisant l’impasse sur les dérives et les tentatives des régimes qui ont précédé la République de forger un Italien dominateur, rude et guerrier, capable de s’imposer sur la scène internationale, et donc en mesure de renverser l’image traditionnelle qui le voulait résigné et en dehors du cours de la grande histoire. Deux films, Mediterraneo de Gabriele Salvatores et Une journée particulière d’Ettore Scola, malgré les différences notables entre les deux, montrent l’image grotesque du fascisme, une sorte de dictature de pacotille. C’est une image réelle mais partielle, car elle contribue à éloigner, à mettre en dessous et à cacher les crimes fascistes, la politique raciale et antisémite du régime, les guerres d’agression et sa volonté impérialiste, son alliance au régime nazi, la violation des principes de la Société des Nations et la contribution de l’État italien à l’effondrement de cette dernière. La République italienne antifasciste ancrée sur la résistance au fascisme nazi entre 1943 et 1945 a contribué à ce refoulement collectif des crimes fascistes italiens dans le but de créer une nouvelle Italie et de l’inscrire parmi les nations démocratiques. À droite également, parmi les « héritiers des valeurs fascistes », on a essayé toujours de minimiser le caractère criminel et totalitaire du fascisme pour obtenir une légitimité politique a posteriori, à tel point que pour le président du Conseil, Silvio Berlusconi, la mise en résidence forcée des opposants au fascisme de la part de Mussolini dans les îles Éoliennes était presque « un cadeau du dictateur » : il les envoyait dans des stations balnéaires. C’est donc dans cet état d’esprit que le public italien a redécouvert, à la fin des années 1990, les lois antisémites de 1938 et la collaboration du régime fasciste italien, notamment entre 1943 et 1945, sous la République sociale italienne (la Repubblica di Salò), à la déportation des Juifs italiens. En ce qui concerne les crimes coloniaux et de guerre, dans l’ex-Yougoslavie notamment, l’amnésie et l’ignorance dominent encore.
La mémoire de la Shoah en Italie
2En juillet 2000, le Parlement italien a décidé de commémorer le génocide juif en instituant la Journée de la Mémoire (27 janvier). Cette décision a donné lieu à un grand débat au cours duquel on a vu s’établir une compétition entre différentes mémoires, toutes liées à la période fasciste et nazie. On s’est notamment plaint que la Journée de la Mémoire se borne à évoquer le génocide juif, en négligeant la persécution des résistants, des dissidents et la déportation de tous les autres prisonniers non-juifs. La Journée de la Mémoire ayant déclenché un conflit de mémoires, on en a, après de nombreuses discussions, modifié le texte original en l’élargissant aux autres victimes du fascisme nazi et aux autres déportés. Bref, pour apaiser les esprits, on a opté pour le compromis.
3En tout cas, ce débat animé a montré, une fois encore, à quel point l’héritage fasciste est pervers, complexe et semé de pièges. Par ailleurs, il a prouvé que la connaissance de l’histoire du xxe siècle est d’une part assez faible, pleine de trous et de malentendus au sein de la population italienne, et, de l’autre – conséquence inévitable –, encore soumise à l’influence des partis politiques.
4Cette Journée de la Mémoire est donc devenue une « leçon d’histoire » où le témoin et l’expert doivent rendre compte d’une incommensurable tragédie. Ainsi, au cours des dernières années, les écoles, les bibliothèques, les Mairies et associations culturelles sont-elles parties à la recherche des « derniers témoins », pour qu’ils témoignent avant qu’il ne soit trop tard.
5Il faut reconnaître que cette Journée a eu le mérite de s’adresser à toute la société italienne et lui a ainsi donné la possibilité de connaître, d’être informée, de prendre conscience de la Shoah. En particulier, cela a été une véritable révélation pour la génération née avant la guerre et, de ce point de vue, il est étonnant que cette génération n’ait jamais « su » l’ampleur du désastre. On se demande comment pendant toutes ces années elle a pu ignorer tant de faits. On se rend compte, bien sûr, qu’une grande responsabilité relève de l’État italien qui, en misant sur la victoire de la Résistance sur le fascisme, a d’emblée effacé tous les crimes et les responsabilités dont la République née en 1946 était obligée d’hériter. C’est ainsi que cette génération a réappris (redécouvert) qu’en 1938, des lois antisémites avaient été adoptées. C’est ainsi que, soudain, les anciens écoliers des années 1930 se sont souvenus qu’un ou deux de leurs professeurs avaient disparu et qu’il avait été interdit à un ou deux camarades de fréquenter l’école. Cette génération a, en réalité, redécouvert le génocide et ce n’est que maintenant qu’elle prend conscience que les Juifs avaient disparu d’Europe.
L’enseignement de la Shoah et de l’histoire contemporaine en Italie
6Soixante ans après la Libération, peu de sujets ont connu, comme la Shoah, un tel développement et une production historiographique en constante croissance. Cependant, surtout au niveau scolaire, des simplifications et des généralisations demeurent, stratifiées dans la mémoire collective et difficiles à éradiquer. Avant tout, il faut souligner et rappeler la différence entre déportation politique et déportation raciale dans un pays qui, comme l’Italie, a subi une forte déportation politique : environ 40 000 citoyens italiens déportés dans les camps de concentration allemands entre 1943 et 1945, dont un grand nombre ne rentrèrent pas chez eux. Les déportés juifs furent beaucoup moins nombreux que les déportés politiques, et pourtant 90 % d’entre eux ont péri dans les camps. Ces distinctions nécessaires, déjà, montrent la complexité, les difficultés mais aussi le besoin de fournir des explications claires et précises, sans omission, destinées à des lycéens qui pourraient recevoir, à travers les multiples sources d’informations aujourd’hui disponibles et selon les instrumentalisations politiques, des idées confuses qui se prêteraient à d’autres interprétations en courant le risque d’annuler les objectifs didactiques qu’on s’était fixés. Malheureusement, la confusion, voire l’ignorance existent encore, et l’on s’en rend compte lors de la Journée de la Mémoire, en particulier en lisant les pages des journaux ou en regardant les émission de télévision. L’histoire de la Shoah et des thèmes qui lui sont liés sont entrés très tard dans l’école italienne, pas avant les années 1990. C’est surtout grâce à l’ANED (l’Association nationale des anciens déportés), à l’ANPI (l’Association nationale des résistants italiens) et aux Instituts historiques de la Résistance que l’histoire de la Shoah et des déportations a pénétré dans les écoles, et dans la société italienne en général. Il faut souligner que ce travail concerne davantage les régions du centre et du nord de l’Italie, qui ont subi l’occupation allemande – et ont donc déclenché la Résistance, entre 1943 et 1945 – que les régions méridionales, libérées par les Alliés à l’été 1943. Cela ne signifie pas que cette mémoire soit absente du sud du pays, mais elle y est moins présente et moins ressentie.
7Dès lors, ce sont notamment les institutions locales – mairies, bibliothèques, instituts historiques et associations culturelles – qui ont organisé (et organisent encore) des séminaires, des cours de formation, des voyages et des visites guidées dans les camps, des débats et des manifestations sur la Shoah et l’univers concentrationnaire. Ce sont elles aussi qui ont amené l’école et la société italienne à prendre conscience de ces événements. Il a fallu véritablement combler un vide institutionnel qui durait depuis la naissance de la République italienne.
8À l’origine de ce retard, on trouve la négligence, qui perdure, du ministère de l’Éducation nationale à donner sa place à la didactique de l’histoire, notamment à l’école supérieure. Cette négligence ou ce défaut d’attention est visible notamment pour ce qui concerne l’histoire contemporaine. Elle ne concerne pas seulement un manque d’innovation sur le plan didactique, mais le refus de nombreux enseignants à traiter l’histoire contemporaine, malgré les dispositions et les lois ministérielles qui en rendent l’enseignement obligatoire. Aujourd’hui encore, on constate que la majorité des professeurs n’arrivent même pas à aborder la Première Guerre mondiale. Des sujets comme le fascisme, le nazisme et les déportations renvoyant à des « questions politiques » qui leur posent problème, beaucoup préfèrent garder le silence [2]. En outre, l’enseignement de l’histoire est malheureusement très souvent confié à des professeurs de lettres modernes et classiques ou de philosophie, qui privilégient d’autres domaines et d’autres phases historiques. Force est de constater que l’histoire contemporaine est, à ce jour, mal enseignée à cause d’une mauvaise préparation des professeurs.
9C’est dans ce cadre qui s’inscrit l’enseignement de l’histoire de la Shoah. Ignorée ou presque jusqu’aux années 1990, c’est grâce à la Journée de la Mémoire établie par le gouvernement italien en juillet 2000 que la société toute entière s’est mobilisée pour que les étudiants apprennent et prennent conscience du génocide des Juifs.
10Il faut dire que, malgré les progrès – la situation évolue chaque année et varie selon les établissements scolaires – et les efforts du ministère et de quelques professeurs, l’enseignement de la Shoah se borne en général à la commémoration de la mémoire de la catastrophe, le 27 janvier de chaque année. « Le cours d’histoire » se résume en une journée, voire une matinée, où le témoin et l’historien doivent rendre compte d’un ensemble de questions qui renvoient à la connaissance de l’histoire contemporaine. La Journée de la Mémoire vient alors combler un véritable vide de connaissances historiques et le témoin sert à garantir l’authenticité de l’événement qu’on commémore.
11Dans cet état de choses assez confus, pour encourager l’enseignement de la Shoah, les institutions – le ministère de l’Éducation nationale et la Présidence de la République – avec la collaboration de l’ANED et de la Fondation Carpi Fossoli ont mis en œuvre deux initiatives nationales :
- un concours pour les écoles (école primaire, collège et lycée), baptisé « I Giovani ricordano la Shoah » (« Les jeunes se souviennent de la Shoah »). Il s’agit de réaliser une recherche historique écrite ou un document vidéo autour d’un sujet, souvent une citation, concernant la Shoah, proposé par le ministère de l’Éducation nationale ;
- « Un treno per Auschwitz » : chaque année, un groupe de 900 étudiants italiens de différents établissements scolaires italiens – élèves des collèges et des lycées – participent à un voyage en Pologne pour visiter le camp d’Auschwitz lors de la Journée de la Mémoire, le 27 janvier. Ils sont accompagnés par d’anciens déportés, par des hommes politiques, des historiens, des acteurs, des écrivains, et par des éducateurs de la Fondation Carpi Fossoli, qui organise le voyage en louant un train spécial. Un convoi quitte Rome, à la gare Tiburtina d’où partaient les convois des déportés, et s’unit à un convoi qui part de la gare de Milano centrale d’où partirent également des convois pour les camps. Il faut « revivre » le voyage des déportés. Le voyage est subventionné par les régions et le gouvernement.
12Il est difficile d’évaluer l’impact de ces initiatives chez les jeunes qui y participent. Tout dépend du niveau de préparation des enseignants et de l’approche choisie pendant l’activité didactique : vu les conditions de l’enseignement de l’histoire contemporaine en Italie telles qu’on vient de les décrire, s’agit-il d’un cours de mémoire ou d’un cours d’histoire ?
13Ajoutons qu’à cause de l’engagement de quelques personnalités politiques – notamment de Walter Veltroni, leader du nouveau Parti démocratique (fondé en octobre 2007), qui a participé à plusieurs voyages dan le cadre de « Un treno per Auschwitz » –, on préfère toujours suivre une approche émotionnelle, placée sous le slogan « Il ne faut pas oublier », au détriment de la connaissance historique précise de la complexité des événements. Cela montre une fois de plus l’ignorance et la confusion qui règnent autour du sujet, mais aussi le besoin de répondre, en termes politiques, à l’hypermédiatisation qu’ont connue, ces dernières années, l’histoire et mémoire de la Shoah. C’est ce que l’on appelle une politique d’instrumentalisation de la Mémoire. Dans un pays comme l’Italie, qui a subi 20 ans de régime fasciste, la mémoire de la Shoah est un enjeu politique et l’on s’en sert surtout en campagne électorale. Or l’Italie vivant dans un état permanent de campagne électorale, le discours politique trace une ligne de démarcation qu’aucune force politique n’oserait franchir ouvertement. C’est ainsi qu’entre 2001 et 2006, sous le gouvernement de droite de Silvio Berlusconi, personne, au sein de la majorité, n’a osé toucher à quoi que ce soit. On s’attaque plus volontiers à la fête de la Libération (25 avril), qu’à la Journée de la Mémoire du 27 janvier. Alors que Berlusconi, en cinq ans, n’a jamais voulu participer à la fête de la Libération, c’est son ancienne ministre de l’Éducation nationale, Letizia Moratti, qui a lancé en 2004 le concours mentionné plus haut, « I Giovani ricordano la Shoah ».
14Il s’agit, bien sûr, d’un discours de façade qui se brise en mille morceaux lorsqu’on aborde le conflit israélo-palestinien. Sur ce sujet, toute la rhétorique sur la Shoah vole en éclats et sans aucune mauvaise conscience, les paladins de l’antifascisme et de la mémoire de la déportation laissant libre cours à leurs invectives contre l’État d’Israël, l’État sioniste, « fasciste et oppresseur ». Face aux vagues anti-israéliennes, l’actuel président de la République italienne, Giorgio Napolitano, est intervenu plusieurs fois en recommandant d’étudier convenablement l’histoire de la Shoah. Mais la connaissance de la Shoah est-elle vraiment l’antidote aux tendances antisémites, antisionistes et anti-israéliennes qui se font jour en Italie ?
15Cette situation se reflète bien sûr dans les écoles, miroir de la société.
Enseigner la Shoah ? Récit d’une expérience (italienne)
16Enseigner la Shoah ?
17Pourquoi ? Quels objectifs ?
18Enseigner la planification et l’exécution d’un génocide.
19Cette question que je me pose n’est pas une provocation, mais plutôt une tentative de dresser un bilan et des analyses critiques sur les raisons, les objectifs de cet enseignement, notamment sur les difficultés didactiques et morales qu’il recèle, sur les résistances intellectuelles et culturelles qu’il suscite, sur les risques de dérapages qu’il entraîne dans un monde où chacun croit pouvoir légitimement donner son opinion et défendre des interprétations dont certaines vont jusqu’à s’opposer à la vérité des faits établis.
20Dans ce sens, la Shoah est un sujet extrêmement complexe, qui n’en finit pas de faire parler de lui et d’enflammer les débats. Certes, de nombreux sujets sont difficiles à traiter à l’école. Mais à propos de la Shoah, il s’agit d’enseigner la planification et l’exécution d’un génocide. Un événement encore assez proche, qu’on ne peut pas refouler et jeter dans un passé lointain, appartenant à une humanité autre qui n’avait pas encore les mêmes valeurs que nous.
21C’est pour cela que la question se pose, dans la mesure où cet événement historique, bien qu’inscrit dans les programmes scolaires de nombreux pays, pour les questions qu’il suscite et surtout pour les réactions qu’il soulève, est un sujet qui sort du domaine didactique stricto sensu, si bien que la description et l’explication des faits glissent souvent sur un plan d’éducation morale qui, malgré les bonnes intentions, échappe au contrôle de la pensée et de la maîtrise et autorité didactique et risque de remettre tout en question. Dans cette optique morale, on voudrait – du moins peut-on supposer et souhaiter que c’est l’objectif – éduquer l’humanité et notamment nos jeunes enfants et adolescents au bien, à l’acceptation de l’autre, tout en sachant que la question est beaucoup plus lourde.
22En effet, l’évocation de cet événement tragique – puisqu’il concerne un peuple spécifique, le peuple juif, sur lequel se cristallisent encore nombre de préjugés ataviques – suscite, tant chez les éducateurs censés l’enseigner et le transmettre que chez les étudiants qui devraient apprendre, des sentiments contradictoires allant de l’apitoiement à la gêne, jusqu’à la répulsion et à un rejet complet. Il s’agit d’un sujet délicat dont l’enseignement suppose d’être maître de soi – et même tout à fait sûr de ses propres connaissances et de l’objectif que l’on s’est fixé. En effet, mis à part les conférences et débats publics, c’est sur le public scolaire que se concentre l’attention éducative. Une attention éducative qui est cependant la conséquence d’un long processus politique, dont l’aboutissement a été la reconnaissance du génocide juif et la création de la Journée de la Mémoire. Cette délibération politique a déclenché des débats, poussé à creuser dans le passé de la nation italienne, en faisant ressortir ce qu’on avait sagement refoulé, et contribué à donner naissance à une politique de la mémoire et à une mémoire au service de la politique. Cette politique de la mémoire a évidemment investi le monde de l’école qui, à de rares exceptions près, n’était pas préparé et a dû faire appel aux associations mémorielles (sur la Résistance et la déportation) nées après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Celles-ci se sont mobilisées, prenant en charge l’organisation des conférences avec des survivants anciens déportés, les visites dans les camps et l’organisation de cours de formation. L’initiative la plus spectaculaire, déjà mentionnée, est celle du « Train pour Auschwitz ».
23Fondée sur une politique de la mémoire, centrée autour du 27 janvier, date anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, la Shoah est présentée comme un impératif moral, un vaccin censé prévenir les dérives racistes ou xénophobes dont la société et culture italienne et européenne ne se seraient pas encore affranchies et libérées. Dans ce sens, au sein de cette politique de la mémoire, la Shoah sert notamment à enfler et nourrir, 65 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, une vieille rhétorique antifasciste pour des forces politiques en crise d’identité, incapables de se rénover et auxquelles les commémorations donnent l’occasion de retrouver une visibilité et de relancer des mythes idéologiques obsolètes. Il ne s’agit pas de commémorer et de comprendre l’événement, mais de l’utiliser en fonction de luttes politiques intérieures. En Italie, le 27 janvier a progressivement fait la paire avec le 25 avril, commémoration de la libération du fascisme. Tel n’est pas, tel n’était pas le but de la loi approuvée par le Parlement italien. Cependant, vu les terreaux et les enjeux idéologiques qui traversent encore le pays, pouvait-il en être autrement ?
24L’événement échappe ainsi à la pensée, à la réflexion et à la rigueur historique pour s’enliser dans des propos vagues et banals afin d’éviter d’affirmer avec simplicité ce qui s’est réellement produit, c’est-à-dire la tentative, presque réussie, de l’extermination totale d’un peuple, le meurtre politique d’un certain peuple, pas n’importe quel peuple choisi au hasard, victime du délire et de la folie d’une poignée de psychopathes. La volonté de l’inscrire dans l’ordre de l’universel, pour déclencher l’émotion et la pitié constitue aussi une sorte d’escamotage politique afin d’éviter d’affronter la douloureuse et conflictuelle relation avec le peuple juif.
25Voilà pourquoi il faut affronter cette question cruciale : la Shoah est-elle une histoire juive ou universelle ? Puisqu’elle concerne le peuple juif, dans quelle mesure s’inscrit-elle dans l’ordre de l’universel qui concerne toute l’humanité ? L’histoire de la destruction des Juifs d’Europe est une histoire empoisonnée dont l’héritage est difficile à assumer. Malgré la reconnaissance officielle, les résistances politiques et morales sont encore très fortes, ce qui montre qu’au-delà d’un discours simplement moral, forgé sur une éthique du respect, de la liberté, de la démocratie et d’une pacifique coexistence, la question politique de la place et des droit politiques du peuple juif au sein de l’humanité est soigneusement occultée. Ou bien, à l’opposé, elle est subtilement utilisée sous forme de chantage pour le délégitimer en tant que sujet politique indépendant et tenter de le mettre sous tutelle. À travers la notion de crime contre l’humanité, qui est en soi correcte, on perd toutefois de vue l’essence du crime politique qui a été consommé : un crime qui a visé un groupe humain spécifique, voué à la disparition, à son éradication de l’histoire de l’humanité et de la surface terrestre.
26Partant de la notion de génocide et de crime contre l’humanité, cette approche universaliste de la Shoah a évolué au cours de ces dix dernières années. Selon les lieux et les acteurs impliqués dans l’organisation des manifestations de commémoration du 27 janvier, elle a également voulu englober d’autres groupes humains ou communautés persécutés par les nazis jusqu’à évoquer et définir, à chaque édition de la Journée de la Mémoire, la notion des « Holocaustes oubliés ». Il y a là un souci d’élargir le sujet pour être « objectif », afin de rien cacher et donner à chacun la reconnaissance des torts et persécutions subis. C’est ce qu’on appelle la concurrence victimaire. Mais il s’agit aussi d’une manière de s’écarter et de s’éloigner du seul malheur juif : c’est l’expression d’une fatigue rituelle, d’un acte moral obligé et de la répulsion éprouvée envers ce Juif, incarnation de la souffrance absolue.
Le moment du témoignage
27La transmission et la divulgation de la Shoah, au-delà des faits et des explications de la part des historiens ou des simples professeurs, porte sur la présence et le témoignage des rescapés. Elle s’accompagne aussi de la visite, avec ou sans ancien rescapé, des camps de concentration. C’est là un signe révélateur d’un malaise intellectuel, qui craint de douter et ressent le besoin de conserver et surtout d’enseigner à travers les preuves. La présence et le témoignage du rescapé fournissent la vérité historique, déclenchent l’émotion humaine et déchargent en partie les enseignants de leurs responsabilités pédagogiques, à tel point qu’un collègue se demandait, d’un air un peu affolé, ce qu’allait devenir l’histoire de la Shoah après la disparition naturelle et inévitable de tous les rescapés.
28Ce besoin révèle la peur que suscite l’enseignement de la Shoah, à cause de la difficulté et de l’impact politique de l’événement, car il s’agit d’enseigner et d’expliquer la planification, le processus et l’exécution d’un génocide. Un génocide, pour être considéré comme tel, a besoin d’une reconnaissance internationale – que la Turquie rejette à propos du génocide arménien – ; de surcroît, malgré les preuves, il a paradoxalement besoin d’être prouvé en permanence. C’est la preuve qu’il s’agit d’un crime inavouable ou, encore pire, dont on voudrait en rejeter la responsabilité sur ceux qui l’ont subi.
29Encore faut-il expliquer ou essayer d’expliquer pourquoi. Ce qui n’est pas aisé, car il faut maîtriser beaucoup de sujets qui relèvent du domaine politique. C’est dans ce cadre que le témoin entre en scène et il joue un rôle très important. Selon sa personnalité et sa capacité à se présenter devant un public très jeune, l’impact de son témoignage peut être positif ou médiocre. En outre, puisqu’il incarne le vécu et l’expérience directe, on n’ose pas remettre ses paroles en question. L’ancien rescapé, en tant que témoin, est une figure incontournable et caractéristique de la diffusion (et de l’histoire de la transmission) de la mémoire de la Shoah.
30C’est grâce à la rencontre d’un homme extraordinaire, M. Jacques Stroumsa, ancien déporté à Auschwitz et à Mauthausen, qu’a commencé ma réflexion sur l’histoire de la Shoah.
31En novembre 1999, dans le cadre d’un projet éducatif réalisé avec un petit groupe de lycéens, j’ai commencé cette aventure intellectuelle et humaine qui m’a amené à me pencher, voire à plonger dans les méandres quasi infinis de la destruction des Juifs d’Europe et du destin juif en général. Je n’aurais jamais imaginé en effet que, derrière la façade des chiffres, des notions et des faits historiques, je commençais à marcher sur une route semée de pièges et que j’ouvrais les portes d’un monde et une humanité affligés et accablés sous le poids de la solitude et du désespoir.
32Au printemps 2000, j’ignorais tout ou presque du sort subi par les Juifs entre 1939 et 1945. Bien que connaissant Primo Levi et qu’ayant avalé Se questo è un uomo, je n’avais qu’une vague notion des six millions de Juifs assassinés au cours de la guerre.
33Nous étions partis visiter les vestiges des anciens pays communistes et voir de près ces nouveaux partenaires de l’Union européenne. C’est dans ce cadre que nous avions décidé de nous rendre également à Auschwitz, car le but du voyage était un approfondissement de l’histoire contemporaine européenne, notamment de l’Europe centrale et de l’Est qui avait dû subir le national-socialisme et le communisme. Nous ignorions les surprises que ce voyage nous réservait. Nous ne savions pas non plus que la rencontre exceptionnelle que le destin nous avait préparée allait marquer notre lycée pour les années à venir concernant la connaissance et prise de conscience de la destruction des Juifs d’Europe.
34En compagnie de mes élèves, j’ai connu Jacques Stroumsa par un heureux hasard, à la veille de notre départ, le 8 mai 2000, date historique sur bon nombre de points, car ce n’était pas seulement l’anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, mais aussi, pour M. Stroumsa, celle du pénible anniversaire de son arrivée à Auschwitz, le 8 mai 1943, et celle de sa libération, exactement deux ans plus tard, à Mauthausen-Gusen II. Nous nous trouvions au siège de la RAA, une organisation non gouvernementale allemande qui avait ouvert des bureaux dans les territoires de l’ancienne RDA, à Strausberg, près de Berlin. Avec la chute du communisme, un cycle historique venait de se terminer. Était-il temps, enfin, pour les nouvelles générations, après les conditionnements de la guerre froide, les refoulements collectifs d’une génération coupable, d’affronter dans toute sa portée, sans hypocrisie et ni simplisme, la question et les questions que la Shoah soulève ?
35Nous venions, mes étudiants et moi, de passer une semaine à visiter les camps de la mort : Auschwitz, l’épicentre de la catastrophe, et Sachsenhausen, le Lagerskommandantur à Oranienburg, tout près de Berlin. Il faisait beau et chaud, ces jours-là, dans cette partie de l’Europe de l’Est. Le soleil nous avait accompagnés tout au long de notre voyage, de Prague à Cracovie jusqu’à Berlin. Dans nos fauteuils confortables, on avait parcouru le même chemin que, 60 ans plus tôt, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants avaient été « forcés de parcourir » dans des conditions épouvantables pour aller mourir dans une chambre à gaz et être brûlés dans un four crématoire.
36Jacques Stroumsa et son épouse venaient d’arriver en Allemagne pour une série de conférences dans les écoles de l’ancienne RDA. Depuis quatre ans déjà, le responsable pédagogique de l’organisation, Jörg Stopa, ancien citoyen de la RDA, invitait M. Stroumsa à Strausberg et lui organisait une série de conférences. J’appris avec étonnement, de la bouche de nos amis allemands, que le régime communiste antifasciste, tant qu’il avait duré, avait occulté le génocide juif. Malgré leur antifascisme de parade, les communistes avaient gardé un dangereux silence, presque suspect, sur la Shoah, cette catastrophe de notre humanité. En effet, à Auschwitz, on avait remarqué que la plaque commémorative n’évoquait que vaguement le génocide juif.
37Voilà pourquoi il incombait à nos amis allemands de l’ancienne RDA la rude tâche d’enseigner la Shoah dans un pays qui, non seulement avait perpétré l’extermination, mais qui l’avait occultée pendant près de 40 ans. Ce n’était donc pas un hasard non plus qu’au cœur de ces régions qui avaient récemment fusionné avec la RFA, les réactions antisémites et les tentatives négationnistes (ou révisionnistes) tendent à se développer dangereusement.
38Et en effet, lors de ses conférences, Jacques et Laura Stroumsa avaient dû faire face à des manifestations d’hostilité de la part de quelques étudiants, qui ne se privaient pas de montrer leur mépris. Des circonstances et des situations qui, paradoxalement, faisaient trembler les éducateurs mais qui n’effrayaient guère Jacques Stroumsa. C’était là, déjà, un signe des difficultés qu’on pouvait rencontrer et des conflits auxquels il fallait se préparer. Car ce qui se passait là-bas n’était malheureusement pas l’apanage des seuls Allemands, et en particulier des Allemands de l’ancienne RDA, mais de l’Europe entière où, on le voyait partout, des revendications revanchardes, sous le couvert d’une recherche d’identité aux connotations raciales, nous obligeaient à garder un état d’alerte permanent, la Shoah étant une tragédie européenne qui nous concerne tous.
39Peu à peu, je me rendais compte qu’en Europe de l’Ouest également, en Italie dans notre cas, on avait sagement « occulté » la Shoah. Tout en essayant de présenter une image aimable et « humaine » du fascisme et des fascistes italiens, on avait caché la responsabilité et la participation de l’Italie à la déportation et au génocide.
40Jacques Stroumsa et son épouse Laura étaient arrivés à Strausberg vers 18 heures. Enchantés de s’adresser à un groupe de jeunes étudiants italiens, ils se sont installés dans le jardin de notre maison d’accueil de la RAA, et Jacques a tout de suite commencé son récit.
41Il nous a d’abord dit qu’ils étaient grecs, Laura d’Athènes et lui-même de Salonique, cette ville qu’on surnommait la Jérusalem des Balkans. Leurs familles étaient d’origine espagnole ; ils étaient des Juifs séfarades, ces Juifs d’Espagne qui avaient été persécutés et chassés lors de la Reconquista à la fin du xve siècle. Chassée d’Espagne, la famille de Jacques Stroumsa s’était réfugiée à Salonique, alors sous domination turque, contribuant à l’essor de la communauté juive jusqu’au début du xxe siècle. Voilà pourquoi ils avaient gardé, tout au long des siècles et jusqu’à nos jours, leur langue « maternelle » le ladino-espagnol. Mais puisque Jacques était né en Grèce, son autre langue maternelle était le grec ; et puisqu’il avait étudié dans une école française, sa troisième langue était le français. Il se trouvait donc qu’en général, la plupart des Juifs, en raison de leurs origines et de leur histoire, connaissaient dès l’enfance plusieurs langues (deux, trois ou quatre selon les cas).
42C’était là un détail dont M. Stroumsa se servait, non par vantardise mais pour montrer la conséquence d’une condition historique vouée – pour utiliser un mot à la mode – à l’interculturalité, mais aussi pour prévenir d’emblée les possibles préjugés négatifs. Afin de les discréditer et de créer dans l’imaginaire collectif la représentation d’un Juif élitaire, on a en effet souvent reproché aux Juifs, parmi les innombrables stéréotypes, et même après le génocide, cette étonnante connaissance linguistique. Ce qui est ici en jeu et doit faire réfléchir, c’est la volonté de mépriser l’étonnante vitalité de la communauté juive, son adaptabilité à tout contexte linguistique et social face à l’obsession uniformisante de l’idée raciale.
43C’est ainsi que, peu à peu, Jacques nous a raconté sa déportation et le massacre de la communauté juive de Salonique qui y vivait et s’y était développée au cours des siècles. Il nous a dit qu’à Yad Vashem, le mémorial de Jérusalem dédié à la Shoah, existait une section spéciale, « la Vallée des Communautés Perdues », et que la communauté de Salonique est l’une de ces communautés disparues du continent européen.
44En évoquant les communautés perdues, Jacques Stroumsa voulait nous montrer les dimensions géographiques du drame, ainsi que l’abandon, la solitude et l’impossibilité de réagir face à l’Allemagne nazie et à ses plans de déportation de masse. Dans notre ignorance, nous avions du mal à croire que la Shoah avait atteint les côtes des îles grecques comme Rhodes, au plus profond de la Méditerranée. « Personne au monde ne connaît à l’avance sa destinée. Moi qui suis né au début du xxe siècle, pas plus que les autres, je ne pouvais imaginer que, dans mon siècle et dans mon pays natal, la Grèce immortelle, ma destinée m’aurait emmené à connaître les camps de concentration, dans ce siècle qui justement a été appelé le siècle des camps. Et personne au monde n’aurait pu prédire ma destinée et me dire : “Tu vas connaître le plus terrible des lager existants en Europe, construit près de l’ancienne et belle capitale de la Pologne, Cracovie.” » Assis tout près de lui les étudiants écoutaient, discutaient et lui posaient des questions pour en savoir davantage. « J’ai eu beaucoup de chance. À Auschwitz, on pouvait mourir à tout moment. La mort nous côtoyait tout le temps. Si je suis encore vivant, parmi vous, c’est parce que j’ai eu une chance inouïe. La plupart de mes compagnons n’ont pas eu, malheureusement, la même chance que moi. Toutefois, cette chance implique un devoir, celui de témoigner et de raconter ce qui m’est arrivé, ce qui nous est arrivé. Ma vie n’a de sens qu’à la mesure de mon témoignage constant, en souvenir de mes camarades disparus et assassinés, afin que leur mort ne soit pas tout à fait inutile, qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. »
45Nous parlions et discutions avec lui depuis deux heures, mais Jacques Stroumsa, pourtant assez âgé, ne semblait pas fatigué ; on avait l’impression qu’il aurait continué à parler encore pendant longtemps. On voyait qu’il avait envie de rester et de continuer. Il exigeait aussi des sollicitations et des encouragements afin de retrouver tous les détails et explications utiles à son exposé.
46Au fur et à mesure qu’il avançait dans son discours, son corps se faisait plus solide. De temps en temps, il se levait pour accentuer ses propos, son énergie augmentait, ses mots prenaient une vigueur inattendue. C’est alors que son esprit lucide redécouvrait par merveille des détails enfouis dans la poussière du temps de sa longue histoire humaine, qui à leur tour et à leur insu entraînaient sa mémoire sur d’autres pistes, d’autres chemins lointains pour enrichir son récit. « On pourrait parler toute la nuit d’Auschwitz, si vous étiez d’accord ; et continuer les jours suivants, sans pour autant jamais épuiser le discours. Quand on parle d’Auschwitz, on n’arrive jamais à mettre le mot fin. » Il avait prononcé ces derniers mots en faisant un grand sourire. Cela ne l’impressionnait pas, on ne voyait pas trace d’angoisse. Il était souriant et amusant, un homme qui aimait la vie, un grand vivant qui avait su toucher les cœurs et les esprit de son jeune public. Il était venu pour parler, pour raconter. Il avait fait ce long voyage pour témoigner, et témoigner voulait dire être disponible, en abordant le sujet dans toute sa complexité, sa longueur et sa lourdeur. Aurait-il vraiment continué à parler pendant des heures, toute la nuit ?
47Cet entretien informel, spontané, fut une expérience étonnante qui allait se développer dans les années suivantes. À partir de ce 8 mai 2000 et pendant quatre ans, Jacques Stroumsa et son épouse Laura ont été invités en Italie pour une série de conférences dans les lycées : l’accueil qu’ils ont toujours reçu était éblouissant, grâce à la vigueur et à l’énergie que Jacques savait transmettre, mais aussi à cause des interférences linguistiques de la langue espagnole, dont le public italien était gourmand. L’impact de cet homme exceptionnel sur les jeunes était puissant. Dans son cas, sa seule présence et son témoignage, dépourvu de rhétorique et d’emphase, ont su briser nombre de préjugés ; ils ont aussi su porter, et surtout maintenir, la question de la destruction des Juifs d’Europe au premier plan. Jacques Stroumsa a également eu la force de nous accompagner en 2002 à Auschwitz et de retracer pour nous, pendant toute une journée, ses étapes forcées à l’intérieur du camp. Il a eu le courage d’affronter les difficultés du voyage, les déplacements souvent inconfortables et de se mettre à la disposition des jeunes, qui ont su l’entourer d’une attention et d’une affection très sincères. Les rencontres annuelles avec Jacques Stroumsa ont été une importante étape de formation pour les professeurs et les étudiants qui fréquentaient le lycée à cette époque.
48Maintenant, c’est au tour des professeurs et de la communauté scolaire de prendre en charge cette histoire et cette mémoire, et c’est à eux d’avoir le courage d’affronter notre ignoble et frauduleuse relation avec le peuple juif. C’est une tâche rude, car la Shoah est une « sale histoire ».
L’histoire de la Shoah est une histoire, une mémoire difficile mais surtout gênante
49Malgré la Shoah, l’antisémitisme n’a pas disparu. Malgré la Shoah, le sentiment antijuif – ce qu’on appelle la nouvelle judéophobie – est resté. Malgré la Shoah, la haine antijuive ne cesse d’augmenter. Malgré le génocide, l’existence des Juifs/Israéliens en tant que peuple est encore menacée. Après en avoir éliminé une bonne partie, pendant quelque temps, l’humanité se sentait soulagée. Mais le temps de l’innocence n’aura duré que l’espace d’un éclair. Alors que le peuple juif devrait être protégé, au sens fraternel du terme, la mémoire de la Shoah ne le protège malheureusement de rien, car la menace d’une nouvelle destruction est toujours aux aguets, l’obligeant à vivre sur la défensive. Et cette mémoire, au contraire, peut servir d’outil subtil pour accentuer la violence et la haine à son égard. C’est une constatation et une leçon à tirer dans l’histoire des génocides. La même menace pèse aussi sur les rescapés tutsi. Un génocide est probablement plus grave encore qu’un crime contre l’humanité : c’est la volonté farouche d’éradiquer et de faire disparaître à jamais un peuple de l’histoire de l’humanité. Une volonté, un acharnement qui parfois semblent ne pas vouloir s’éteindre.
50Aujourd’hui encore, on ose lancer dans l’indifférence quasi générale des appels au meurtre et à la destruction des Juifs. Aujourd’hui encore, les Juifs sont l’objet d’un traitement spécial à tous les niveaux : boycotts, insultes, kidnappings, ignobles caricatures, meurtres et monstrueux chantages, dans lesquels la vie d’un Juif équivaut à celles de mille autres êtres humains [3]. Le Juif/Israélien est encore un Untermensch. Les accusations et les violences qui s’ensuivent sont tellement épouvantables et quotidiennes qu’elles sont admissibles. Puisque ça concerne les Juifs, on est dans le domaine du possible et du normal. Au lieu d’en avoir honte, on les tolère, dans une sorte d’accoutumance sordide où tout ce qui touche aux Juifs nous semble normal et nous fait paraître dans l’ordre des choses ce qui ne l’est pas. Tout cela dans l’abandon et la lâcheté de la part de l’humanité, notamment celle qui voudrait se chagriner pour la Shoah. Malgré la Shoah, au lieu de s’indigner, on reste lâche et aveugle. On fait semblant de s’indigner quand on nie, mais là aussi les provocations négationnistes sont courantes.
51En revanche, les bourreaux d’hier sont tranquilles, chez eux, et jouissent d’une bonne santé physique et morale. Passées quelques réprimandes sur leur crime, leur honte et leur culpabilité collective, ils ont vite repris leur place dans le monde et avec le monde, sans se soucier de rien. Aucune trace de haine à cause du crime commis. Ils ont quitté assez rapidement le banc des accusés. Pour eux, il n’y a aucun « péché originel ». Personne n’ose contester leur droit à exister. Personne n’ose boycotter leurs produits ou leurs athlètes. Personne n’ose les lyncher publiquement ou n’envisage de les kidnapper afin de proposer de monstrueux chantages. Malgré les slogans de façade, la haine frappe encore et toujours les victimes d’hier.
52Il s’agit de simples et horribles constatations qui nous obligent à réfléchir et à réagir. Certaines vérités se trouvent sous nos yeux et il ne faut les ignorer sous aucun prétexte. Au contraire, nous devons encourager l’amorce d’une nouvelle approche de la Shoah, moins hésitante et ambiguë, qui aura comme objectif principal l’éradication du sentiment antijuif (et antisioniste/anti-israélien).
53Malgré la mobilisation et aussi – il faut le souligner – la sincérité de tous ceux qui se sont et qui sont engagés dans l’enseignement de la Shoah, celle-ci est un sujet délicat où, derrière les opérations de façade, se cachent une gêne et un malaise latents. On le ressent dans des phrases prononcées à la hâte et en toute bonne foi, telles que : « Mais, il n’y a pas eu que des Juifs à être déportés, persécutés et tués. » Comme si on voulait se justifier ou justifier quelqu’un ou quelque chose qu’on n’ose pas dire. Il faut avoir également le courage de regarder en face les renversements ou détournements qui s’opèrent, consciemment ou non, autour de la Shoah et des symboles (ou de ce qui peut être présumé tel) qu’elle évoque. Ces dérives maladives évitent de s’interroger sur le traumatisme subi par la communauté juive.
54Une mémoire difficile, une mémoire humiliante pour la communauté juive, à qui la Seconde Guerre mondiale rappelle un monde et une humanité invivables : qui les a aidés ? Qui a voulu les sauver ?
55Mémoire du mépris, du déshonneur, de l’humiliation et d’une difficile réconciliation avec l’humanité et la vie. Mémoire honteuse et donc gênante pour la communauté européenne non juive, qui ne veut pas avoir honte, qui n’a pas honte de son antisémitisme. Une mémoire à contre-courant de la rhétorique nationaliste et patriotique, habituée à exalter les gestes et la grandeur d’une nation, de sa civilisation et de sa force. Au contraire, cette mémoire fait émerger les valeurs négatives d’une nation, les dérapages des individus au sein d’une collectivité, engagés par leurs propres choix, par la force des choses, des événements et des idéologies à prendre position contre, à vivre pour s’opposer à quelque chose ou à quelqu’un.
56Mémoire honteuse et gênante pour les croyants catholiques, puisqu’elle remet en question des passages fondamentaux de la foi chrétienne « Aime ton prochain comme toi-même », qu’elle jette une ombre, pour ceux qui ont le courage d’ouvrir les yeux, sur le Vatican et son silence au cours du génocide et après le génocide, même par le pape Pie XII. Il n’est pas étonnant que le voyage en Israël de Jean-Paul II, en 2000, ait dérangé de nombreux catholiques italiens, presque irrités par les mots de regret prononcés par le pape, l’Église, à leurs yeux, n’ayant rien à se reprocher, ni aujourd’hui ni jamais.
57Mémoire gênante car elle relance, constamment, le débat sur la « question juive » et Israël, sur notre rapport avec le « Juif », mettant en lumière le malaise permanent de l’Europe vis-à-vis des Juifs. L’image du Juif, éternelle victime de l’histoire, déchaîne des réactions irrationnelles, un mélange d’envie et de ressentiment comme si le « statut de victime » donnait droit à une sorte de privilège, et à un statut d’innocence face à une autre humanité plus criminelle. Cela est dû à notre distance, notre difficulté ou notre incapacité à comprendre ce que signifie subir l’humiliation, et surtout à l’impossibilité de comprendre les conséquences et les traces qu’elle laisse dans notre âme et dans notre rapport avec la vie et le monde. L’humiliation profonde – telle que l’ont subie les survivants et descendants de la Shoah – entraîne le désespoir, le manque de confiance en soi-même et envers les autres, mais surtout retire tout désir de vengeance et empêche toute forme de vengeance.
58La destruction des Juifs d’Europe est l’histoire d’une cuisante défaite et d’une humiliation ; l’histoire d’un crime commis avec cynisme et lâcheté contre des communautés impuissantes, qui n’avaient aucun moyen de se défendre car, à leur insu, on leur avait déclaré une guerre d’extermination. Un crime, en outre, qui allait rester presque impuni et à l’abri de toute forme de vengeance. À la Libération, les nations libérées pouvaient se réjouir de la victoire sur les nazis, tandis que les quelques survivants juifs n’avaient rien à fêter : ils avaient tout perdu et ils ne savaient pas où aller.
59Ce sont là des détails importants car, hélas, l’étreinte lâche et mortelle est toujours aux aguets, régurgitant haine et rancune, toujours prête à nier toute légitimité politique et existence libre à l’État du peuple juif. Aujourd’hui encore, la vie d’un Juif est menacée et vaut moins que les autres. Tout cela malgré la Shoah.
Notes
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[1]
Professeur de langue et de littérature française, Bolzano (Italie).
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[2]
Voir Marco Silvani, « L’insegnamento della storia contemporanea nelle scuole italiane : problemi e riflessioni », in Alessandro Cavalli, Insegnare la storia contemporanea in Europa, Bologne, Il Mulino, 2005, p. 187.
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[3]
L’auteur fait allusion à la captivité du soldat israélien Guilad Shalit, aux mains du Hamas à Gaza depuis le 25 juin 2006. (N.d.l.R.)