Notes
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[1]
Professeur de littérature anglophone à la faculté de Lettres de l’université d’Angers. Auteur de plusieurs publications sur la nouvelle et le théâtre qu’il aborde par le prisme du mythe et du sacré, il est aussi co-éditeur en chef de la revue internationale The Journal of the Short Story in English.
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[2]
Cynthia ozick, Le Châle, traduit de l’américain par Jean-Pierre Carasso, Paris, Seuil, 1991. Le titre du recueil dans sa version originale est The Shawl (1980), New York, Vintage, 1990. Les numéros de pages entre parenthèses qui suivent les citations se réfèrent, selon la langue, à l’une ou l’autre de ces éditions.
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[3]
« Stella, froide, froide, le froid de l’enfer. » (p. 11)
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[4]
André Cherpillod, Dictionnaire étymologique des noms d’hommes et de dieux, Paris, Masson, 1988.
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[5]
« L’étoile de David à six branches est un hexagramme fait de deux triangles intersectés. Motif décoratif répandu, elle figure sur les pierres tombales […], on y voit aujourd’hui un symbole du judaïsme », Alan Unterman, Dictionnaire du judaïsme : histoire, mythes et traditions, traduit de l’anglais par Catherine Cheval, Paris, Thames and Hudson, 1997, art. « Maguen David » (p. 180).
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[6]
Le mot hell, enfer, dérive de l’ancien anglais helan qui signifie couvrir, cacher, lui-même du grec kalyptein, couvrir. Comme l’anglais hell, l’hébreu shéol, qu’on traduit communément par enfer, signifie « une place couverte ». Dans la tradition chrétienne, l’enfer est un lieu de châtiment, ce qui n’est pas le cas de shéol dans la tradition juive.
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[7]
Il est généralement admis que La Divine comédie de Dante et Le Paradis perdu de Milton constituent des modèles d’épopée dans l’histoire de la littérature moderne.
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[8]
Par irrespondance pourrait-on dire, pour adopter le néologisme formulé par Marcin Stawiarski et qui définit une relation de correspondance par opposition entre hypertexte et hypotexte.
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[9]
Au neuvième cercle de l’Enfer, Dante voit les traîtres souffrir en silence dans un lac gelé (Inferno, XXXII-XXIV).
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[10]
Plutôt que de son excès, exprimé par les passions que représente la symbolique du feu dans la représentation traditionnelle.
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[11]
Comme c’est le cas de nombre de formules rituelles. Ce qui aurait donné un énoncé du type : « Cold, cold, cold, the coldness of hell » ou « Stella, Stella, Stella, the coldness of Hell ».
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[12]
Distorsion par rapport aux attentes du lecteur.
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[13]
« Par la suite Stella dit : “J’avais froid.” Et par la suite elle eut toujours froid, toujours. » (p. 15)
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[14]
« De l’autre côté de la clôture en fer, dans le lointain, il y avait des vertes prairies parsemées de pissenlits et de violettes à la couleur profonde ; au-delà, encore plus loin, d’innocents lys tigrés dressaient haut leurs corolles orange. » (p. 17)
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[15]
« Épaisses tresses d’étrons, et la lente cascade marron et puante qui s’écoule des châlits supérieurs, dont la puanteur se mêlait aux volutes de la fumée âcre et grasse qui poissait la peau de Rosa. » (p. 17)
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[16]
« Le mauvais vent, plein de parcelles noires, qui faisait larmoyer les yeux de Stella et de Rosa. » (p. 14-15)
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[17]
« Aussi jaunes que l’étoile cousue sur le manteau de Rosa ».
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[18]
« Maigre fillette de quatorze ans, trop petite, avec elle-même des seins maigres » (p. 11)
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[19]
Voir par exemple, « Verson ces roses pres ce vin », 32-36 dans Odes.
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[20]
« Magda prenait le téton de Rosa […] Il n’y avait pas assez de lait. […] [elle] tétait désormais pour le seul goût du téton tari. […] Sans se plaindre, Magda lâcha les tétons de Rosa, d’abord le gauche puis le droit, tous deux étaient gercés, plus un soupçon de lait. La crevasse du conduit éteinte. Volcan mort, œil aveugle, trou glacial… » (pp. 11, 12-13)
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[21]
« Elles étaient en un lieu sans pitié, toute pitié était anéantie en Rosa, elle regardait les os de Stella sans pitié. » (p. 14)
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[22]
« Stella n’avait pas ses règles. Rosa n’avait pas ses règles. » (p. 14)
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[23]
« Magda était silencieuse, mais ses yeux étaient horriblement vivants… »
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[24]
« L’infime extrémité d’une dent pointait hors de la gencive du bas, et comme elle brillait, pierre tombale d’un elfe dont le marbre blanc aurait lui là. » (p. 12)
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[25]
« Magda vécut assez longtemps pour marcher. » (p. 13)
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[26]
« It was a magic shawl. » (pp. 4-5)
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[27]
« Puis Stella prit le châle et fit mourir Magda. Par la suite Stella dit : “J’avais froid.” » (p. 15)
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[28]
Cf. l’étymologie, en anglais, du mot enfer (hell, couvrir, cacher en lieu bas) et le sens de shéol (lieu bas, sous terre) poétiquement évoqué par affinité phonique avec shawl, le mot anglais pour dire « châle ».
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[29]
« Magda […] aurait déjà dû être morte, mais elle était enfouie dans les profondeurs du châle magique. » (p. 14)
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[30]
« Magda prit le coin du châle pour le téter. Elle suçait, suçait encore […] la bonne saveur du châle, le lait du lin. C’était un châle magique, capable de nourrir un enfançon… » (p. 13)
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[31]
« Rosa, légère, rêvait de donner Magda à quelqu’un dans un des villages. Elle aurait pu quitter les rangs l’espace d’une minute, pour confier Magda à la première femme venue, au bord de la route. Mais si elle sortait des rangs, elle risquait de se faire tirer dessus. Et même si elle fuyait les rangs une demi-seconde et fourrait le paquet du châle entre les mains d’une inconnue, la femme le prendrait-elle ? Elle risquait d’être surprise ou d’avoir peur ; elle risquait de lâcher le châle et Magda en tomberait et se cognerait la tête et mourrait. » (p. 12)
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[32]
« Ses jambes en pattes d’araignée ne pouvaient soutenir son gros ventre. Il était gros parce que plein d’air, rond et épanoui. » (p. 13)
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[33]
« Elle observait tout comme un tigre. Elle montait la garde sur son châle. Nul ne pouvait le toucher […] Le châle était le bébé de Magda. » (p. 15)
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[34]
« Le châle était son animal familier, sa petite sœur. » (p. 15)
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[35]
« Parfois elle riait – on aurait bien dit un rire, mais comment était-ce possible ? Magda n’avait jamais vu rire personne. » (p. 14)
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[36]
Voir à ce propos ce qu’en dit Martine Chard-Hutchinson dans Regards sur la fiction brève de Cynthia Ozick, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 167.
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[37]
« A thin girl of fourteen, too small, with […] breasts of her own. » (p. 3) La phrase est citée en français plus haut.
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[38]
Qui, on le verra plus loin, peut être celui de Rosa.
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[39]
« Parfois Stella portait Magda. Mais elle était jalouse de Magda. Maigre fillette de quatorze ans trop petite, avec elle-même des seins maigres, Stella aurait voulu être enveloppée dans un châle, cachée, endormie, bercée par la marche, bébé rond, nourrisson qu’on porte dans les bras. » (p. 11)
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[40]
« “Aryenne”, dit Stella d’une voix devenue aussi mince qu’un fil ; et Rosa songea que Stella contemplait Magda comme une jeune cannibale. Et quand Stella dit “Aryenne”, ce fut aux oreilles de Rosa comme si Stella avait dit en fait : “Dévorons-là.” » (p. 13)
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[41]
« Le visage, très rond, un visage en miroir de poche : mais ce n’était pas le teint blême de Rosa, sombre comme le choléra, c’était un tout autre genre de visage, les yeux bleus comme l’air, un doux plumetis de cheveux, presque aussi jaunes que l’étoile cousue sur le manteau de Rosa. On aurait cru que c’était un de leurs bébés à eux. » (p. 12)
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[42]
Johann Kaspar Lavater. L’art de connaître les hommes par la physionomie (1778), Paris, L. Prudhomme, 1807.
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[43]
« Tout d’un coup, Magda nageait à travers les airs. Magda toute entière traversait l’altitude. On aurait dit un papillon touchant une vigne d’argent. Et à l’instant où la tête ronde et duveteuse de Magda et ses jambes en crayon et son ventre ballonné et ses bras en zigzag s’aplatirent contre la clôture, les voix de fer s’affolèrent dans leur grondement, pressant Rosa de courir, courir vers l’endroit où Magda était tombée […] mais évidemment Rosa ne leur obéit pas. » (pp. 18-19)
1Publié en 1991 [2], le recueil de Cynthia Ozick Le Châle est un diptyque composé de deux nouvelles : « Le Châle » et « Rosa ». La première se situe dans un camp de concentration en Europe à l’époque de la Shoah : Magda, âgée d’un an, se fait tuer lorsqu’elle court à la recherche de ce châle dans lequel Rosa, sa mère, l’a jusqu’alors cachée, et que Stella, sa cousine adolescente, lui a subtilisé pour se réchauffer elle-même. La seconde nouvelle, quant à elle, a pour cadre l’Amérique – la Floride – vers la fin des années 1970 : Rosa est à présent une femme âgée et se heurte, au quotidien, à la réalité d’un monde auquel elle demeure étrangère. La distance qui sépare les deux continents, l’oubli creusé par trente années d’écart, l’absence que représente la mort de Magda sont autant d’éléments qui illustrent de manière poétique le « creux » qui lie les deux nouvelles. Spatial, temporel et humain, ce creux est aussi textuel. La figure du vide devient l’élément central autour duquel les mots d’Ozick évoquent des images terribles. Le lecteur est invité à suivre les personnages dans une descente aux enfers de l’Histoire, une descente aux enfers qui pourrait bien ne déboucher sur aucun espoir de renaissance ou de résurrection. C’est alors que le châle du titre, trait d’union flottant entre les deux histoires, vient combler ce vide pour opposer son sens – pour opposer du sens – aux abysses d’un monde détraqué. Pour faire sens, le châle engage l’imaginaire qui, selon l’auteur, apparaît comme essentiel à la reconstruction de nos identités à l’issue de la Shoah. C’est du moins l’hypothèse qu’avancent ces pages consacrées essentiellement à l’étude de la figure du vide dans la première nouvelle.
2« Stella, cold, cold the coldness of hell [3]. » (p. 3) La structure poétique de l’énoncé qui ouvre « Le Châle » est soumise à une dynamique du mouvement : le prénom de Stella, qui signifie étoile [4], traverse une langue morte, le latin, puis le froid pour échoir en enfer. Transposé sur un plan symbolique, ce parcours décrit la trajectoire d’un symbole juif [5] vers un lieu emblématique chrétien [6] : des hauteurs célestes au gouffre infernal, l’étoile des uns échoue dans l’enfer des autres.
3« Stella, cold, cold the coldness of hell. » Sa structure grammaticale associée à sa fonction d’incipit investit la phrase de nouvelles charges poétiques qui pourraient, dans un premier temps, paraître contradictoires : par l’absence de verbe, cette phrase semble ne pas vouloir intégrer l’action du récit qu’elle engage. Cependant elle l’engage, malgré tout, in medias res, « au milieu des choses ». Ce type d’incipit, qui nous renvoie aux origines de la littérature occidentale, est propre à l’épopée. Toute proportion gardée, sur un plan poétique, ce début in medias res annonce une action importante à venir, comparable peut-être aux actions exposées par un Dante ou un Milton [7] dans des épopées fondatrices de l’Occident. Toutefois, si cela est le cas, le rapport entre l’action de la nouvelle et celles des épopées s’établit par correspondance inversée [8] : l’incipit ne nous annonce ni un combat de titans, ni une bataille d’anges. L’histoire qu’il commence ne concerne ni des dieux, ni des héros, ni même des hommes. Stella d’un côté, l’enfer de l’autre, la mort et le froid entre les deux annoncent qu’il s’agira d’une histoire de femmes, d’une épopée mettant en scène des victimes, bref, d’une anti-épopée – en miniature.
4« Stella, cold, cold the coldness of hell. » Juxtaposés, les éléments qui composent cette phrase invitent le lecteur à explorer l’absence de liens indiquée par l’asyndéton, figure de style qui signifie « sans lien » et que l’auteur utilise ici pour lier le personnage à l’enfer. Stella traverse le froid, a froid, est froide – est déjà en enfer. Entre Stella et l’enfer, le froid concrétise le vide, en enchaînant le supplicié à son supplice. L’enfer serait-il donc froid ? Il l’est, certes, selon Dante [9]. La glace infernale remplace le feu éternel de la vision conventionnelle et fait appel à notre imaginaire visuel pour augmenter la force de l’oxymore de « l’étoile en enfer ». Lieu froid où l’on souffre du manque de vie [10], l’enfer serait aussi un gouffre qui engloutit les étoiles. Cette image, qui reprend à rebours la création biblique de l’Univers, donne au début de la nouvelle un goût de fin du monde qui défie notre imaginaire. Mais la poétique de la phrase dont elle est issue défie aussi toute une tradition esthétique. Les termes juxtaposés ne suivent pas la convention rhétorique du rythme ternaire qui voudrait que soit le nom de Stella, soit le nom commun, soit encore l’adjectif cold soit répété trois fois [11]. Stella est suivie de cold deux fois répété, si bien que, par atavisme, on serait tenté de juxtaposer le sujet et l’attribut, Stella et le froid, pour « mieux entendre » la formule. Cette juxtaposition, obtenue par distorsion du rythme de la phrase [12], rend plus forte la relation symbolique entre le vide et le froid qui rattache plus fermement Stella au monde de l’enfer. Nom propre voué à être souillé, Stella est un sujet dépouillé de sa fonction, qui n’est peut-être pas même le sujet grammatical de la phrase. Égarée, sans rôle, sans attaches, mais poussée par le froid, Stella est destinée à épouser le vide, cet enfer qui, de l’autre côté de la phrase, agglutine déjà la double liquide de son prénom (Stella/hell). On peut déjà pressentir que l’enfer réussira à vider Stella de sa vie. « Afterward Stella said : “I was cold.” And afterward she was always cold, always. The cold went into her heart [13]. » (p. 6) En effet, si, à la fin du récit Stella est encore vivante, elle sera froide, comme morte, comme en enfer.
5La nouvelle se poursuit avec Rosa, qui cache Magda dans son châle et marche à côté de Stella dans le froid. Sur un plan symbolique, on l’a dit, la marche mène les personnages en enfer. Mais comme la nouvelle est ancrée dans des faits historiques, l’enfer dont il est question pourrait être localisé sur la carte. Cependant, aucun nom de lieu n’est donné. Lorsque les personnages s’arrêtent, ils se trouvent dans un endroit hostile, dangereux et insalubre. Couvert de baraquements, il est séparé « des vertes prairies » par une clôture en acier électrifiée [14]. On y respire des odeurs fétides : « excrement, thick turd-braids, and the slow stinking maroon waterfall that slunk down from the upper bunks the stink mixed with a bitter fatty floating smoke that greased Rosa’s skin [15]. » (p. 8) Les miasmes qui l’enveloppent s’emmêlent au deuil qui flotte dans l’air lorsque le vent souffle : « The bad wind with pieces of black in it that made Stella’s and Rosa’s eyes tear [16]. » (p. 6) Il est gardé par des personnages anonymes et inhumains, comme le lieu. Ils sont désignés par la troisième personne – la « non personne » – du pronom personnel au pluriel they. Ils surveillent ; ils peuvent tirer ; ils tuent. Ce sont des hommes.
6Les trois personnages féminins sont, certes désignés par des prénoms. Toutefois, on ne sait pas d’où elles viennent, ni quelle langue elles parlent, quelle est leur éducation, leur milieu ou leur statut social. Même si l’on s’en doute depuis la première ligne, l’histoire est bien avancée lorsqu’on a confirmation de leur identité juive, révélée de manière détournée et minimaliste au moment où la voix narratrice décrit la fille de Rosa. Magda, qui est blonde, a des cheveux « as yellow as the star sewn into Rosas coat [17] » (p. 4). L’identité des trois femmes se réduit donc au sens étriqué de cette étoile cousue sur le manteau de Rosa : des Juives. Une réalité élevée en symbole ; puis déchue en signe. Un adjectif dont on essaie de vider la substance.
7Le lieu écrase l’identité juive des personnages et estompe leur individualité. Néanmoins ils possèdent tous des traits de caractère distincts. Stella est « a thin girl of fourteen, too small, with breasts of her own [18] ». Froide, décharnée, petite, mais avec des formes qui annoncent en elle la femme, elle se tient entre Rosa et Magda, figure en suspens entre l’enfance et l’âge adulte. Le prénom de Rosa, comme celui de Stella, est d’origine latine et indique que le personnage incarne en effet la femme. Son nom rattache Rosa à la thématique traditionnelle du féminin tel qu’il est célébré, par exemple, dans la poésie de Pierre de Ronsard [19]. Mais ironiquement, dans la nouvelle de Cynthia Ozick, le nom de la rose indique surtout l’écart dramatique entre le sens symbolique de la rose et la vie de Rosa dans le camp. Femme déchue, Rosa est vidée de la féminité originelle de la rose : son corps est fané et creux, ses seins ne peuvent plus nourrir sa fille : « Magda took Rosa’s nipple […] There was not enough milk ; […] Without complaining, Magda relinquished Rosa’s teats, first the left, then the right ; both were cracked, not a sniff of milk. The duct-crevice extinct, a dead volcano, blind eye, chill hole [20]… » (pp. 3-4) Le lieu anonyme draine la vie des personnages. Les marques de l’humain s’y estompent : « They were in a place without pity, all pity was annihilated in Rosa, she looked at Stella’s bones without pity [21]. » (p. 5) Ainsi, il semble à Rosa que Stella veut dévorer Magda : « It sounded to Rosa as if Stella had […] said “Let us devour her.” » Les personnages ressemblent de plus en plus au lieu et se ressemblent les uns aux autres : bourreaux et victimes. Leur humanité disparaît, leur féminité aussi. Le temps recule, rétrécit et se fige dans les corps de Stella et de Rosa qui, pour se plier au vide du lieu, s’arrêtent et ne répondent plus à la vie : « Stella did not menstruate ; Rosa did not menstruate [22]. » (p. 5) Horloges sans mission, Stella et Rosa ne répondent plus au temps. La narration suit une trame de vécu faite d’ellipses, de détours et de digressions qui défient l’ordre et la chronologie naturels au profit d’une temporalité intime réglée sur l’absence et le vide.
8Paradoxalement, Magda, elle, répond au temps. Calme, silencieuse, elle est néanmoins « horriblement » vivante : « Magda was quite but her eyes were horribly alive [23] » (p. 6) Les images par lesquelles la vie s’exprime en elle sont, certes, empreintes de deuil : « One mite of a tooth tip sticking up in the bottom gum, how shining, an elfin tombstone of white marble gleaming there [24]. » (p. 4) Toutefois, le temps ne déloge pas la vie de son corps ; on dirait même qu’il l’assiste. Ce personnage se présente comme une de ces plantes qui parviennent à pousser et à fleurir humblement dans les fissures des terrains goudronnés ou à mi-hauteur des murs de pierre. Elle se développe dans le vide et l’absence, en y redécouvrant, seule, les propriétés de l’humain. Le personnage parvient à faire ses premiers pas dans le camp sans que personne ne s’en rende compte : « Magda lived to walk [25]. » (p. 5)
9C’est, certes, le jeune âge de Magda qui rend différente l’attitude du temps à son égard. Mais c’est aussi le châle. Le châle est un objet « magique [26] ». Il est à la fois unique et multiple. Unique dans sa matérialité d’objet que le contexte rend précieux, voire convoité ; multiple pour ce qu’il représente pour chacun des personnages. Stella le perçoit dans sa matérialité : « Stella took the shawl away and made Magda die. Afterword Stella said : “I was cold” [27]. » (p. 7) Ce n’est pas le cas de Rosa et de Magda. Le châle appartient à Rosa autant qu’il appartient à un ailleurs et à un passé qui lui sont propres. Étant donné les circonstances, il remplit littéralement une fonction symbolique puisque sa présence signifie une absence : il est le seul vestige de ce que Rosa n’est plus. Il constitue la seule trace de ce passé et de cet ailleurs que Rosa partage avec Stella. Par conséquent, sa fonction serait de préserver la mémoire. Le châle met en œuvre une symbolique identitaire. L’enfer où le temps n’existe pas mais fait exister pourrait, grâce au châle, se transformer en shéol [28], c’est-à-dire en un lieu qui subsiste grâce à la mémoire. « Magda […] should have been dead already, but she had been buried away deep inside the magic shawl [29]. » (pp. 5-6) La métaphore montre que, grâce au châle, Magda vit « enterrée », comme dans une tombe. Si la fonction sociale des tombes est de garder vivante la mémoire des morts, en tant que tombe, le châle protège le personnage en faisant ainsi du temps son complice. Magda vit avec le châle, dort au fond du châle, fait corps avec le châle qui se substitue à la figure de la mère. Le châle nourrit Magda du passé, de l’ailleurs et de l’identité qu’on a enlevés à Rosa, qu’on lui a enlevés à elle aussi. « Magda took the corner of the shawl and milked it […] She sucked and sucked […] the shawl’s good flavour, milk of linen. It was a magic shawl, it could nourish an infant [30]. » (pp. 4-5)
10Au contact du châle Rosa parvient à faire abstraction des lieux, s’arrachant ainsi au froid et au vide qu’ils incarnent. Alors que le temps semble être arrêté, chaque fois qu’elle pose le regard sur le visage de Magda, entouré par le châle, son imaginaire se déclenche pour la projeter dans l’avenir. Prenons par exemple l’épisode où elle est encore sur la route, en marche vers le camp, et songe à jeter Magda, entourée du châle, dans les bras de quelqu’un :
Rosa, floating, dreamed of giving Magda away in one of the villages. She could leave the line for a minute and push Magda into the hands of any woman on the side of the road. But if she moved out of line they might shoot. And even if she fled the line for half a second, and pushed the shawl-bundle at a stranger, would the woman take it ? She might be surprised or afraid. She might drop the shawl, and Magda would fall out and strike her head and die [31].
12Ce n’est pas par méfiance que Rosa ne jette pas sa fille à l’une des femmes qui les regardent passer. Si elle avait commis cet acte, elle se serait comportée en personne désespérée, sans foi aucune. Son imagination, qu’elle engage pour se représenter les autres femmes, l’empêche d’agir ainsi. Elle ne commet pas cet acte parce qu’elle n’a pas perdu tout espoir. Et l’on ne peut avoir espoir que dans l’autre. Si, en tant que femme, Rosa est une rose qui a perdu sa forme et sa couleur, le châle lui permet de conserver quelque chose de son parfum : l’imagination qui l’accompagne le long de sa descente aux enfers et qui, au moment de l’exécution de Magda, va sombrer dans la folie.
13Comme par magie, le châle préserve Magda de l’action aliénante du lieu, la calme lorsqu’elle pleure, la nourrit lorsqu’elle a faim, la protège lorsqu’elle s’y enfouit. Grâce au châle, le temps structure sa courte existence lui faisant traverser les étapes de ce cycle qui, chez Rosa et Stella, est coupé. Cela se passe encore sur un plan symbolique et, comme on peut s’y attendre étant donné le contexte, par le truchement d’une déformation grotesque de la nature. Enfant affamée, Magda a le ventre gonflé : « Her […] belly […] was fat with air, full and round [32]. » (p. 5) Certes, ce n’est pas la vie mais l’air qui gonfle le ventre de Magda. Toutefois, l’insistance du texte sur sa rondeur « épanouie » indique qu’il s’agit d’une expérience qui, malgré l’horreur, contient une part de plénitude. Après tout, Magda a bel et bien un bébé : le châle. « She watched like a tiger. She guarded the shawl. No one could touch it […] The shawl was Magda’s own baby [33]. » (p. 6) Dans sa courte existence, le temps a bien assisté Magda pour traverser les étapes du cycle de la vie d’une femme. Mais le châle l’a, lui aussi, aidée à connaître par son imagination ce que la réalité ne pouvait pas lui offrir. Comme la grossesse virtuelle qui sort du vocabulaire imagé du récit, le bébé de Magda se détache de l’imaginaire intuitif de la femme qu’elle ne sera pas. Grâce au châle, Magda peut imaginer. Elle veille au châle en engageant son affect : « The shawl was […] her pet, her little sister [34]. »
14La féminité et la vie qui ont déserté le corps de Rosa se sont apparemment installées dans les fibres du châle pour lui conférer les pouvoirs magiques d’un symbole. Objet symbolique, le châle parvient, en dépit de tout, à réchauffer, nourrir et former tant bien que mal le corps et l’esprit de Magda à une vie de femme. Le contact du châle préserve Magda de la barbarie du lieu en nourrissant non seulement le corps, mais aussi l’imaginaire de celle-ci. Il la pousse même à réinventer l’humain. Au contact du châle, Magda réussit même à rire : « Sometimes she laughed —it seemed a laugh, but how could it be ? Magda had never seen anyone laugh. Still, Magda laughed at her shawl [35]. » (p. 6) Le châle porte Magda à réinventer le rire. En déclenchant son imagination, il la protège de l’effet maléfique du site sur sa personne. Ce rire de Magda qui s’échappe du vide de ce lieu creusé par les hommes résonne ici comme « le propre de la femme ».
15Le châle nous est présenté comme un objet bidimensionnel dont la fonction est à la fois réelle – protéger du froid – et symbolique – rattacher l’enfant à la mère, à sa féminité, à sa judéité, et à l’altérité de l’humanité toute entière [36]. Autour de ces deux pôles se construit un conflit dramatique qui transforme le châle en objet de convoitise. Rosa et Magda ne séparent pas les deux dimensions de l’objet. Elles s’opposent ainsi à Stella qui considère uniquement la fonction utilitaire du châle. Le processus d’arracher Magda à la mort, qui engage Rosa dans une descente aux enfers, échouera ainsi à cause de Stella qui, par manque d’imagination, arrachera le châle à Magda.
16Leur aptitude à faire fonctionner leur imagination divise les personnages en bourreaux et en victimes. Dépourvu d’imagination, Stella souffre dans le présent : elle a froid, elle a faim, elle a besoin d’affection. Son manque d’imagination ne lui permet pas de dépasser les limites du présent et du lieu, et de se dépasser. Pour Rosa, il en est autrement : on a vu [37] que le regard de la narratrice [38] se focalise sur les seins de Stella, décrits avec un soupçon de regret et une pointe de jalousie parce que ces seins pourraient faire de l’adolescente une mère. Ils pourraient peut-être même nourrir Magda. Sa propre jalousie, innocente et inoffensive, permet à Rosa de déceler celle de Stella. Par un subtil jeu de focalisation qui donne accès aux pensées de Rosa en train d’interpréter le for intérieur de Stella, le lecteur voit la première être en mesure de sympathiser avec la deuxième. Rosa comprend les envies de Stella parce que, grâce à son imagination, elle peut se projeter dans la peau d’une autre : « Stella carried Magda. But she was jealous of Magda. […] Stella wanted to be wrapped in the shawl, hidden away, asleep, rocked by the march a baby, a round infant in arms [39]. » (p. 3) Rosa essaie de lire dans l’âme de Stella et compatit avec elle. Cependant, elle pense que Stella n’a pas de compassion pour Magda. Le contexte rend Stella et Rosa antagonistes. Stella et Magda aussi. La jalousie de Stella, son désir d’avoir le châle pour réchauffer son corps indécis constitue une menace pour Magda, une source d’angoisse pour Rosa qui, au contact du châle, se met, encore, à imaginer des schémas terrifiants. « “Aryan,” Stella said […] and Rosa thought how Stella gazed at Magda like a young cannibal. And the time Stella said “Aryan,” it sounded to Rosa as if Stella had really said “Let us devour her.” [40] » (p. 5) L’interprétation que Rosa propose de la remarque de Stella montre non seulement le caractère ambigu de cette dernière, mais aussi l’intensité de l’imaginaire de la première. Pour Stella, l’alternative à sa situation de victime serait la disparition de l’autre. Pour Rosa, c’est la compréhension de soi et l’ouverture à l’autre par l’imaginaire.
17La fonction symbolique du personnage de Magda rompt la régularité, la binarité structurelle de la nouvelle. La description de son physique vient confirmer qu’elle fonctionne comme une exception à la règle. Elle ne ressemble ni à sa mère, ni à Stella : « The face, very round, a pocket mirror of a face : but it was not Rosa’s bleak complexion, dark like cholera. It was another kind of face all together, eyes blue as air, smooth feathers of hair nearly as yellow as the star sewn into Rosa’s coat. You could think it was one of their babies [41]. » (p. 4) Magda est différente. Une figure d’altérité au sein de l’identité incarnée par le châle qui la cache. Magda constitue un défi à l’art de Lavater [42], pour montrer à un moment impitoyable de l’Histoire que la vie ignore les typologies. Par sa différence, Magda fait appel aux valeurs rationnelles de l’être lucide. Mais, Stella n’a pas d’imagination. Elle ne peut pas sortir de la typologie qui la place à une catégorie d’êtres condamnés : la différence de Magda évoque l’« autre », et pour Stella, l’autre, c’est l’ennemi. Celui qu’il faut anéantir. Magda est ainsi perçue par Stella pour ce qu’elle n’est pas. Parce qu’elle ne ressemble pas à sa mère, elle ressemble à l’un de leurs bébés – aux bébés des bourreaux ; à un futur bourreau.
18Magda offre son visage aux autres femmes pour qu’elles se reconnaissent à travers le défi que son altérité lance à leur identité. Ainsi que le dit la narration, ce visage de Magda est un miroir « a pocket mirror of a face ».
19Stella et Rosa communiquent à travers ce visage d’altérité, ou plutôt ne communiquent pas. Rosa et Stella ne voient pas la même chose dans le miroir de Magda. Rosa y voit sa fille, un enfant qu’elle veut porter à la vie. Stella y voit une Aryenne qu’elle porterait bien à la mort.
20Dans le contexte historique qui sert de cadre à cette fiction, les miroirs sont interdits. Magda, dont le visage est un miroir de poche, apparaît comme une menace pour le système. Elle sera donc détruite par ce système, mais avec la complicité de Stella qui, sans le vouloir, l’intègre. Jalouse de Magda, Stella veut le châle ; et elle l’aura. « Then Stella took the shawl away and made Magda die. Afterward Stella said “I was cold.” And afterward she was always cold. The cold went into her heart. » Magda cherchera son châle dans la lumière. La paire de bottes et l’épaule qui l’ont prise pour la jeter sur la clôture électrifiée ne se posent pas de questions de typologie ; ce sont eux qui l’ont établie et ne la remettront pas en cause. Magda, « qu’on dirait un de leurs bébés », sera mise à mort de manière épouvantable devant les yeux de sa mère. Avec le lyrisme poignant d’une élégie, la fin du récit expose une conscience féminine qui perd la raison :
All at once Magda was swimming through the air. The Whole of Magda travelled through loftiness. She looked like a butterfly touching a silver vine. And the moment Magda’s feathered round head and her pencil legs and balloonish belly and zigzag arms splashed against the fence, the steel voices went mad in their growling, urging Rosa to run and run to the spot where Magda had fallen […] but of course Rosa did not obey them [43].
22Les voix qui troublent l’esprit de Rosa constituent un dernier recours à l’imaginaire qui, cette fois, évoque la folie. En dépit des apparences, ce n’est pas la raison qui empêche Rosa de courir à la poursuite du bourreau, à la recherche du petit cadavre de sa fille. C’est la folie ; la folie de l’espoir. Un espoir intarissable et qui dépasse l’entendement. Figure qui redresse les marques de l’archétype féminin, Rosa perd la raison pour garder l’espoir.
23La poésie qui estompe l’horreur de la fin de la première nouvelle nous permet d’entrevoir l’espoir pointer dans la seconde. Dans la deuxième histoire du recueil où, vieille, Rosa récupérera le châle, on peut inférer que son espoir intarissable de femme insufflera une nouvelle vie à son imaginaire. Rosa, qui a rencontré un compagnon qui pourra, peut-être, l’aimer, pourra aussi réaliser le sens dramatique de son prénom. Rosa – a rose / arose : une rose, une femme qui s’est relevée pour nous raconter son histoire.
24Le récit de Rosa parle de l’exclusion et de l’horreur de la barbarie. D’une horreur aveugle qui est partout, menaçante, au fond de chacun de nous. C’est la raison pour laquelle Cynthia Ozick donne à l’adolescente qui a froid le prénom de Stella, l’étoile réduit en signe, que Rosa porte sur son manteau et dont le symbolisme est récupéré et sauvé par le châle.
25Comme la narration illustre le point de vue de Rosa, il est suggéré que celle-ci en est la narratrice, voire « l’auteur » d’un récit autobiographique écrit à la troisième personne. Ainsi, sur un plan « réaliste », le désordre que le texte établit dans les événements de l’histoire reflèterait le trouble d’une mémoire affectée, celle de la mère qui aurait perdu sa fille. Aucun événement ne se situe par rapport à un point de repère défini, mais les uns se situent par rapport aux autres de manière dialectique. Toutefois, cette image troublée de la réalité a aussi une finalité poétique. Fuyante, désordonnée et doublée d’un style elliptique, la représentation du temps précipite le lecteur dans un processus de restructuration. Pour comprendre l’histoire celui-ci doit réorganiser le texte par des va-et-vient. Cependant, si ce travail nous introduit au cœur de la fiction de Cynthia Ozick, il nous plonge aussi dans la réalité de la Shoah qui lui sert de cadre référentiel. La reconstruction du récit littéraire nous engage ainsi à « imaginer » l’Histoire. La nouvelle « Le Châle », chez le lecteur, engage l’imaginaire et joue le rôle joué par le châle (en tant qu’objet réel et en tant que symbole) à l’intérieur du texte. Pour comprendre le sort que cette fiction réserve aux personnages à la fin du récit, nous interrogeons aussi bien le texte fictionnel de Cynthia Ozick que notre héritage historique. Le châle devient ainsi un écran sur lequel on projette ses conjectures imaginaires et où le temps du récit rencontre le temps de l’Histoire.
26Le châle est un symbole et aussi un fragment d’Histoire. En tant que symbole, il convoque la prière et évoque la foi. En tant qu’Histoire, il déplore que des hommes sans humanité aient pu, pour un temps, se substituer à Dieu. Peut-on avoir la foi dans un tel monde ou adresser une prière à de tels hommes sans être soi-même criminel ? Comment se diriger dans un univers creusé dans le vide d’une foi morte ? Cynthia Ozick semble suggérer que le vide laissé par la Shoah fait, malgré tout, appel à l’imaginaire. L’imagination, semble-t-elle dire, nous ouvre à l’autre. Elle nous permet, petit à petit, de le reconstruire, de se reconstruire et, ce faisant, de réédifier dans la fiction ce que nous avons broyé dans la réalité. La fiction qui, à présent, remplace le mythe, nous aidera peut-être à reconstituer une identité plus solide en y intégrant l’humanité que nous avons perdue à travers l’exécution de l’autre.
Notes
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[1]
Professeur de littérature anglophone à la faculté de Lettres de l’université d’Angers. Auteur de plusieurs publications sur la nouvelle et le théâtre qu’il aborde par le prisme du mythe et du sacré, il est aussi co-éditeur en chef de la revue internationale The Journal of the Short Story in English.
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[2]
Cynthia ozick, Le Châle, traduit de l’américain par Jean-Pierre Carasso, Paris, Seuil, 1991. Le titre du recueil dans sa version originale est The Shawl (1980), New York, Vintage, 1990. Les numéros de pages entre parenthèses qui suivent les citations se réfèrent, selon la langue, à l’une ou l’autre de ces éditions.
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[3]
« Stella, froide, froide, le froid de l’enfer. » (p. 11)
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[4]
André Cherpillod, Dictionnaire étymologique des noms d’hommes et de dieux, Paris, Masson, 1988.
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[5]
« L’étoile de David à six branches est un hexagramme fait de deux triangles intersectés. Motif décoratif répandu, elle figure sur les pierres tombales […], on y voit aujourd’hui un symbole du judaïsme », Alan Unterman, Dictionnaire du judaïsme : histoire, mythes et traditions, traduit de l’anglais par Catherine Cheval, Paris, Thames and Hudson, 1997, art. « Maguen David » (p. 180).
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[6]
Le mot hell, enfer, dérive de l’ancien anglais helan qui signifie couvrir, cacher, lui-même du grec kalyptein, couvrir. Comme l’anglais hell, l’hébreu shéol, qu’on traduit communément par enfer, signifie « une place couverte ». Dans la tradition chrétienne, l’enfer est un lieu de châtiment, ce qui n’est pas le cas de shéol dans la tradition juive.
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[7]
Il est généralement admis que La Divine comédie de Dante et Le Paradis perdu de Milton constituent des modèles d’épopée dans l’histoire de la littérature moderne.
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[8]
Par irrespondance pourrait-on dire, pour adopter le néologisme formulé par Marcin Stawiarski et qui définit une relation de correspondance par opposition entre hypertexte et hypotexte.
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[9]
Au neuvième cercle de l’Enfer, Dante voit les traîtres souffrir en silence dans un lac gelé (Inferno, XXXII-XXIV).
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[10]
Plutôt que de son excès, exprimé par les passions que représente la symbolique du feu dans la représentation traditionnelle.
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[11]
Comme c’est le cas de nombre de formules rituelles. Ce qui aurait donné un énoncé du type : « Cold, cold, cold, the coldness of hell » ou « Stella, Stella, Stella, the coldness of Hell ».
-
[12]
Distorsion par rapport aux attentes du lecteur.
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[13]
« Par la suite Stella dit : “J’avais froid.” Et par la suite elle eut toujours froid, toujours. » (p. 15)
-
[14]
« De l’autre côté de la clôture en fer, dans le lointain, il y avait des vertes prairies parsemées de pissenlits et de violettes à la couleur profonde ; au-delà, encore plus loin, d’innocents lys tigrés dressaient haut leurs corolles orange. » (p. 17)
-
[15]
« Épaisses tresses d’étrons, et la lente cascade marron et puante qui s’écoule des châlits supérieurs, dont la puanteur se mêlait aux volutes de la fumée âcre et grasse qui poissait la peau de Rosa. » (p. 17)
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[16]
« Le mauvais vent, plein de parcelles noires, qui faisait larmoyer les yeux de Stella et de Rosa. » (p. 14-15)
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[17]
« Aussi jaunes que l’étoile cousue sur le manteau de Rosa ».
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[18]
« Maigre fillette de quatorze ans, trop petite, avec elle-même des seins maigres » (p. 11)
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[19]
Voir par exemple, « Verson ces roses pres ce vin », 32-36 dans Odes.
-
[20]
« Magda prenait le téton de Rosa […] Il n’y avait pas assez de lait. […] [elle] tétait désormais pour le seul goût du téton tari. […] Sans se plaindre, Magda lâcha les tétons de Rosa, d’abord le gauche puis le droit, tous deux étaient gercés, plus un soupçon de lait. La crevasse du conduit éteinte. Volcan mort, œil aveugle, trou glacial… » (pp. 11, 12-13)
-
[21]
« Elles étaient en un lieu sans pitié, toute pitié était anéantie en Rosa, elle regardait les os de Stella sans pitié. » (p. 14)
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[22]
« Stella n’avait pas ses règles. Rosa n’avait pas ses règles. » (p. 14)
-
[23]
« Magda était silencieuse, mais ses yeux étaient horriblement vivants… »
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[24]
« L’infime extrémité d’une dent pointait hors de la gencive du bas, et comme elle brillait, pierre tombale d’un elfe dont le marbre blanc aurait lui là. » (p. 12)
-
[25]
« Magda vécut assez longtemps pour marcher. » (p. 13)
-
[26]
« It was a magic shawl. » (pp. 4-5)
-
[27]
« Puis Stella prit le châle et fit mourir Magda. Par la suite Stella dit : “J’avais froid.” » (p. 15)
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[28]
Cf. l’étymologie, en anglais, du mot enfer (hell, couvrir, cacher en lieu bas) et le sens de shéol (lieu bas, sous terre) poétiquement évoqué par affinité phonique avec shawl, le mot anglais pour dire « châle ».
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[29]
« Magda […] aurait déjà dû être morte, mais elle était enfouie dans les profondeurs du châle magique. » (p. 14)
-
[30]
« Magda prit le coin du châle pour le téter. Elle suçait, suçait encore […] la bonne saveur du châle, le lait du lin. C’était un châle magique, capable de nourrir un enfançon… » (p. 13)
-
[31]
« Rosa, légère, rêvait de donner Magda à quelqu’un dans un des villages. Elle aurait pu quitter les rangs l’espace d’une minute, pour confier Magda à la première femme venue, au bord de la route. Mais si elle sortait des rangs, elle risquait de se faire tirer dessus. Et même si elle fuyait les rangs une demi-seconde et fourrait le paquet du châle entre les mains d’une inconnue, la femme le prendrait-elle ? Elle risquait d’être surprise ou d’avoir peur ; elle risquait de lâcher le châle et Magda en tomberait et se cognerait la tête et mourrait. » (p. 12)
-
[32]
« Ses jambes en pattes d’araignée ne pouvaient soutenir son gros ventre. Il était gros parce que plein d’air, rond et épanoui. » (p. 13)
-
[33]
« Elle observait tout comme un tigre. Elle montait la garde sur son châle. Nul ne pouvait le toucher […] Le châle était le bébé de Magda. » (p. 15)
-
[34]
« Le châle était son animal familier, sa petite sœur. » (p. 15)
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[35]
« Parfois elle riait – on aurait bien dit un rire, mais comment était-ce possible ? Magda n’avait jamais vu rire personne. » (p. 14)
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[36]
Voir à ce propos ce qu’en dit Martine Chard-Hutchinson dans Regards sur la fiction brève de Cynthia Ozick, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 167.
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[37]
« A thin girl of fourteen, too small, with […] breasts of her own. » (p. 3) La phrase est citée en français plus haut.
-
[38]
Qui, on le verra plus loin, peut être celui de Rosa.
-
[39]
« Parfois Stella portait Magda. Mais elle était jalouse de Magda. Maigre fillette de quatorze ans trop petite, avec elle-même des seins maigres, Stella aurait voulu être enveloppée dans un châle, cachée, endormie, bercée par la marche, bébé rond, nourrisson qu’on porte dans les bras. » (p. 11)
-
[40]
« “Aryenne”, dit Stella d’une voix devenue aussi mince qu’un fil ; et Rosa songea que Stella contemplait Magda comme une jeune cannibale. Et quand Stella dit “Aryenne”, ce fut aux oreilles de Rosa comme si Stella avait dit en fait : “Dévorons-là.” » (p. 13)
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[41]
« Le visage, très rond, un visage en miroir de poche : mais ce n’était pas le teint blême de Rosa, sombre comme le choléra, c’était un tout autre genre de visage, les yeux bleus comme l’air, un doux plumetis de cheveux, presque aussi jaunes que l’étoile cousue sur le manteau de Rosa. On aurait cru que c’était un de leurs bébés à eux. » (p. 12)
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[42]
Johann Kaspar Lavater. L’art de connaître les hommes par la physionomie (1778), Paris, L. Prudhomme, 1807.
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[43]
« Tout d’un coup, Magda nageait à travers les airs. Magda toute entière traversait l’altitude. On aurait dit un papillon touchant une vigne d’argent. Et à l’instant où la tête ronde et duveteuse de Magda et ses jambes en crayon et son ventre ballonné et ses bras en zigzag s’aplatirent contre la clôture, les voix de fer s’affolèrent dans leur grondement, pressant Rosa de courir, courir vers l’endroit où Magda était tombée […] mais évidemment Rosa ne leur obéit pas. » (pp. 18-19)