Notes
-
[1]
Université nationale du Rwanda. Auteur du Génocide des Tutsi (avril-juillet 1994), Université nationale du Rwanda, à paraître.
Deux ouvrages doivent être ajoutés à la bibliographie de cette contribution : Antoine Mugesera, Imibereho y’abatutsi kuri Repubulika ya mberen’iya kabiri (1959-1990), Kigali, Les Éditions rwandaises, 2004 ; et Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, Milan, Dagorno, 1999. -
[2]
Sylvia Servaes, « Étude ethnographique du Rwanda », in Gudrun Honke, Au plus profond de l’Afrique. Le Rwanda et la colonisation allemande 1885-1919, Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1990, p. 97.
-
[3]
V. A. von Gotzen, Durch Africa von Ost nach West, Berlin, D. Reimer, 1895, pp. 158 et sq. Catherine Coquio a brillamment reconstitué les processus d’élaboration du mythe du Tutsi conquérant et porteur de civilisation ; cf. Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Belin, 2004.
-
[4]
Yves Ternon, Guerres et génocides au xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 294. Voir également, Edith Sanders, « The hamitic hypothesis, its origin and functions in time and perspective », in Journal of African History, vol. X, n° 4, 1969, pp. 521-532.
-
[5]
Claudine Vidal, Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 1991, p. 21.
-
[6]
Pierre Erny, Rwanda. Clés pour comprendre le calvaire d’un peuple, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 35.
-
[7]
Ibid., p. 17.
-
[8]
Ibid., p. 60.
-
[9]
Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004, p. 13.
-
[10]
Stefaan Marysse et al., « Rwanda. Appauvrissement et ajustement structurel », in Cahiers africains, n° 12, décembre 1994 (publié à Bruxelles et Paris par L’Harmattan).
-
[11]
Filip Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs en crise. Rwanda, Burundi : 1988-1994, Paris, Karthala, 1994.
-
[12]
Ibid., pp. 89-103.
-
[13]
Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994 ; Jean-Pierre Chrétien, Le Défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi (1990-1996), Paris, Karthala, 1997.
-
[14]
Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 (2e édition revue et augmentée : 1999) ; Human Rights Watch et Fédération internationale des droits de l’homme, Aucun témoin ne doit survivre. Le Génocide au Rwanda, textes rassemblés par Alison Des Forges, Paris, Karthala, 1999.
-
[15]
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003.
-
[16]
Aurélia Kalisky, « D’un génocide à l’autre. Des références à la Shoah dans les approches scientifiques du génocide des Tutsi », in Revue d’Histoire de la Shoah, n° 181, 2004, p. 431.
-
[17]
Yehuda Bauer, Repenser l’Holocauste, traduit de l’anglais, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2002, p. 37.
-
[18]
Sur les problèmes des témoignages, Voir Régine Waintrater, Sortir du génocide pour réapprendre à vivre, Paris, Payot, 2003.
-
[19]
Yves Ternon, L’État criminel. Les génocides au xxe siècle, Paris, Seuil, 1995, p. 11.
-
[20]
Bauer, op. cit., p. 126.
-
[21]
Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 3081, 1996, p. 118.
1Depuis le dernier trimestre de 1994, le génocide des Tutsi fait l’objet de recherches et de publications. Il existe aujourd’hui des centaines d’articles et de livres de niveaux divers. À travers cette masse de publications, on découvre une constante préoccupation. Celle de comprendre et d’expliquer comment une telle horreur a pu se produire dans un pays dont les habitants partagent depuis des siècles la même langue, les mêmes pratiques culturelles et le même mode de gestion de l’environnement.
2Au-delà de cette manière d’introduire la question du génocide des Tutsi, un autre élément souligne son caractère particulier. Il tient au fait que les victimes étaient des personnes connues de leurs bourreaux. Victimes et bourreaux appartenaient souvent au même village et entretenaient depuis de nombreuses années des relations de parenté ou de bon voisinage.
3Malgré l’existence d’une abondante littérature, l’explication du génocide des Tutsi se heurte à de nombreuses difficultés. Ces dernières sont liées aux approches autour desquelles s’ordonnent la plupart des explications. Il s’agit ici d’esquisser sommairement ces différents types d’approches, apparus immédiatement après 1994 et qui, à des degrés divers, exercent une influence non négligeable sur la manière d’appréhender le génocide des Tutsi.
Types d’approches
Approche culturo-naturaliste
4On ne peut comprendre comment cette approche a été construite si l’on fait l’économie des écrits des explorateurs, des fonctionnaires coloniaux et des missionnaires catholiques et protestants. Ces récits constituent un fonds documentaire important. Ils comportent des éléments qui ont nourri des croyances et sous-tendu le processus de racialisation de la société rwandaise.
5Le premier élément est que le Rwanda a constitué un objet d’étonnement. Les auteurs de ces récits ont en effet été surpris de trouver au cœur de l’Afrique un royaume bien organisé, avec des techniques d’agriculture et d’élevage respectables et, de surcroît, de beaux physiques humains [2].
6Le second élément concerne l’existence de trois races différentes. En suivant la progression des connaissances européennes sur le Rwanda, Sylvia Servaes précise que tous les récits évoquent la composition raciale ou ethnique de la population ainsi que les positions occupées par chaque race dans les domaines politiques et sociaux. Les sections portant sur la description de la population en témoignent. Elles insistent sur la beauté physique, elles mettent en lumière des éléments qui la constituent et elles l’appliquent exclusivement aux Tutsi. La sveltesse de la taille, la finesse du visage, l’élégance des manières et la clarté de la peau sont considérées comme des critères qui distinguent les Tutsi des autres groupes [3].
7C’est dans cette description que s’inscrivent non seulement des rapprochements avec les types européen, abyssinien, hamite ou sémite, mais aussi l’idée d’une immigration tardive des Tutsi. Ce présupposé était celui de John Hanning Speke, premier visiteur européen dans la région des Grands Lacs. « Dès 1863, alors que la “science des races” est, en Europe, une mode, il développe une théorie sur la domination des races supérieures sur les races inférieures en Afrique. Sans la moindre preuve, en se fondant uniquement sur la constatation, dans la région des Grands Lacs, d’individus plus grands, plus élancés, à la peau plus claire, il décide que les Africains qui ressemblent le plus aux Européens viennent du sud de l’Éthiopie, une race conquérante, porteuse d’une civilisation supérieure, et il lie l’arrivée de cette race aux institutions monarchiques observées dans la région [4]. »
8Vers la fin de la période coloniale, les contours de l’image du Rwanda étaient circonscrits. Plusieurs publications avaient été réalisées et les aspects qui manquaient dans les écrits de la période allemande avaient été complétés. De manière générale, les Tutsi étaient considérés comme une race conquérante, étrangère, distincte des races « nègres ».
9L’approche culturo-naturaliste s’enracine dans cette lecture qui sépare les Hutu et les Tutsi en « entités ethniques adverses [5] ». Elle conduit à penser que le génocide de 1994 trouve ses racines dans l’irréductible opposition entre les deux principales « ethnies » du Rwanda. L’exemple le plus concret est constitué par le livre de Pierre Erny, Rwanda. Clés pour comprendre le calvaire d’un peuple.
10Cherchant à expliquer comment le Rwanda en est arrivé aux massacres de 1994, Pierre Erny développe une démarche qui consiste à montrer que ces massacres trouvent leur ancrage dans un « passé fait de peur, de rancœur et de haine » entre les Hutu et les Tutsi [6]. Pour lui, le basculement dans le génocide est étroitement lié à la guerre déclenchée par le Front patriotique rwandais en octobre 1990 et à son invasion en 1994. Insistant sur l’effet de cette guerre dans l’imaginaire du peuple, Pierre Erny revient constamment sur le passé.
11Tout au long de son livre, le passé désigne à la fois la domination de tout un peuple par une faible minorité, l’idéologie de supériorité ethno-raciale et de revanche, la culture de dissimulation et de mensonge de l’aristocratie tutsi [7]. En somme, tout se passe comme si le génocide s’explique par la réaction d’un peuple qui, après avoir fait l’expérience d’une dignité et d’une liberté retrouvées, est contraint à une régression terrible, à une entrée dans les ténèbres et au retour de l’oppression [8].
12On est ici en présence d’une explication qui repose sur deux lacunes méthodologiques. D’abord, elle ne se fonde pas sur des sources historiques et culturelles permettant de conclure à l’existence d’une opposition irréductible et multiséculaire entre les Hutu et les Tutsi. Ensuite, elle semble ignorer que pour avoir efficacité et continuité, la haine doit passer par des représentations, il lui faut des motifs et des rationalisations pour devenir action [9]. Ce sont ces dernières qui permettent de tracer des frontières d’identité entre les membres d’une société.
13Enfin, cette explication ne montre pas le rôle des dirigeants et des élites hutu dans la construction de l’idéologie de la haine. En somme, cette explication ne montre pas les mécanismes par lesquels on est passé de l’opposition ou de la haine présumée entre les ethnies à une politique d’extermination.
Approche économique
14Elle se construit autour des conditions sociales et économiques des années 1987 à 1994. Ces conditions sont notamment la démographie galopante, la chute de la production vivrière, la pénurie des produits de première nécessité. Les partisans de cette lecture attribuent à cette détérioration des conditions socio-économiques deux conséquences importantes. D’abord, le développement de l’anxiété au sein de la population, ensuite l’augmentation des cas de banditisme et de violence [10].
15Comme on peut le constater, cette lecture établit une relation de type causal entre les difficultés économiques et le processus génocidaire. Or, comme le montre la comparaison avec d’autres pays, les situations de forte densité et de frustrations socio-économiques ne débouchent pas nécessairement sur des projets d’extermination d’une partie de la population. La pauvreté et la surpopulation peuvent être des facteurs favorables au recours à la violence, mais elles ne suffisent pas à produire un génocide.
16Bien qu’elle ne manque pas d’intérêt, cette explication ne rend pas compte de la tragédie que représente le massacre de milliers d’enfants, de vieillards, de pauvres et de chômeurs tutsi. En outre, elle ne permet pas de comprendre pourquoi l’élite économique a joué un rôle décisif dans l’organisation et la mise en œuvre du génocide des Tutsi.
17Tout en refusant de voir dans la détérioration des conditions sociales l’origine du génocide, l’ouvrage de Filip Reyntjens [11] s’inscrit dans cette grille de lecture. Après avoir montré que le Rwanda était confronté à une double crise entre 1987 et 1990, celle des conditions économiques et celle résultant de la revendication démocratique, Reyntjens affirme que l’impasse n’était pas totale, c’est-à-dire que le régime de Habyarimana était encore capable de résoudre pacifiquement les problèmes qu’il avait à affronter. Il en résulte, selon lui, que l’invasion du Rwanda par le Front patriotique rwandais (FPR) en octobre 1990 a été le facteur responsable du processus qui a conduit au génocide. Cette invasion a précipité les changements, elle a provoqué la résurgence de la vieille méfiance entre les deux principales ethnies et finalement l’éclatement de toutes les crises dans la violence [12].
18Tout en ayant le mérite d’étudier le contexte économique, social et politique, cette lecture comporte deux omissions fondamentales. D’abord, elle occulte le fait que la politique génocidaire mise en œuvre après le déclenchement de la guerre s’appuyait sur une idéologie et sur des pratiques qui avaient été expérimentées depuis 1963. L’idéologie faisait des Tutsi une ethnie étrangère menaçant sans cesse l’existence des Hutu. Les pratiques consistaient, quant à elles, à exclure les Tutsi et à mettre en place un dispositif de leur massacre.
19Ensuite, cette manière d’expliquer l’origine du processus génocidaire ne montre pas comment le déclenchement de la guerre a obligé le gouvernement à entreprendre l’extermination des individus appartenant au groupe tutsi. Elle suggère au contraire que la politique du régime a finalement été dépassée et que le génocide a été l’aboutissement d’un processus d’emballement d’une dynamique que ledit régime ne pouvait ni prévoir ni vouloir. Nul n’ignore cependant que le régime politique rwandais avait mis en place une structure administrative et partisane qui quadrillait efficacement tout le pays et qu’il exerçait un contrôle effectif sur l’armée, la gendarmerie et les milices qu’il avait créées.
Approche politique ou idéologique
20Les partisans de cette lecture montrent que, durant la période de l’accession du Rwanda à l’indépendance, les tensions qui existaient entre les autorités et la masse ont été transformées en conflit raciste. Ils insistent sur le fait que c’est dans cette réappropriation des schémas raciaux mis en œuvre sous la colonisation que l’ethnisme a trouvé son origine. La caractéristique principale de cet ethnisme est que le Rwanda s’est construit comme une société fermée et qu’il a fondé son pouvoir sur la haine des Tutsi considérés comme l’oppresseur de jadis, l’ennemi intérieur et permanent [13].
21Cette lecture débouche sur la conclusion selon laquelle l’ethnisme inhérent à la révolution de 1959 constitue la cause originaire du génocide et le nœud de son explication. Si elle souligne avec raison le développement de l’ethnisme depuis 1959, cette lecture ne montre pas suffisamment comment on est passé d’un ethnisme pour ainsi dire ordinaire à un ethnisme meurtrier.
22Quelques auteurs ont certes étudié les éléments qui ont facilité la construction d’un espace imaginaire dans lequel se légitimait à l’avance la destruction des Tutsi. Ils ont notamment souligné la propagande autour des accords d’Arusha, signés le 4 août 1993 par le gouvernement et le Front patriotique rwandais, la mobilisation autour de l’assassinat du président Ndadaye du Burundi le 21 octobre 1993, la manipulation de la peur et du ressentiment [14].
23Comme on peut le constater, ces études se sont limitées à l’amont du génocide. Le moment de l’accomplissement du crime n’a pas fait objet d’un examen approfondi. Ce moment révèle des brutalités et des atrocités infligées aux personnes ayant parfois des liens de parenté ou de voisinage avec leurs bourreaux. Ces atrocités illustrent ainsi des logiques à l’œuvre, ainsi que certaines spécificités du génocide des Tutsi. C’est le mérite de Jean Hatzfeld d’avoir entrepris une enquête non seulement sur les victimes, mais aussi sur les exécutants du génocide de 1994 [15]. La lecture du livre d’Aurélia Kalisky, permet de saisir comment a eu lieu une criminalisation massive de la population [16]. Elle invite également à pousser plus loin l’investigation en tentant de comprendre pourquoi tant d’hommes ont entrepris d’humilier et de faire souffrir leurs victimes avant de les détruire.
24Tout cela montre que l’explication du génocide des Tutsi est encore à ses débuts et que ces derniers sont marqués par des querelles d’écoles ou d’interprétation. Il est heureux de constater que certaines études récentes s’efforcent de dépasser ces querelles. Mais, là aussi, on s’aperçoit que l’ambition d’expérimenter telle ou telle théorie peut ne pas favoriser la compréhension globale du génocide.
Perspectives de recherches
25Comment peut-on écrire l’histoire du génocide des Tutsi ? De manière très générale, on peut dire que cette histoire doit s’écrire selon des règles établies, dans le but de comprendre les événements, de reconstituer et d’examiner les faits ainsi que les liens que ces faits entretiennent entre eux.
26De manière plus spécifique, l’histoire du génocide s’écrit à partir des témoignages écrits et oraux. Il s’agit notamment des témoignages des personnes qui ont pu suivre le déroulement du processus génocidaire, des témoignages des victimes et des bourreaux, des indices qui peuvent être découverts dans des expressions verbales et dans la manière dont les mots se trouvent associés.
27C’est pourquoi les témoignages constituent l’une des sources qui nous renseignent le mieux sur le génocide des Tutsi. Ils nous renseignent sur le moment de la détérioration des liens de parenté et de voisinage, sur les atrocités et les brutalités subies et infligées, sur les lieux des massacres, sur le comportement des bourreaux et sur le type d’armes utilisées. Comme l’a bien noté Yehuda Bauer, « les témoignages des survivants sont cruciaux pour nous aider à comprendre les événements. Ils deviennent extrêmement utiles et dignes de foi si on les confronte à un grand nombre d’autres témoignages qui les corroborent [17] ».
28Au Rwanda, le mouvement de collecte des témoignages a commencé assez tôt. Cependant, les préoccupations d’ordre judiciaire ont souvent pris le pas sur la connaissance. Ceci veut dire que la collecte et l’examen des témoignages devraient se poursuivre de manière systématique et que leur conservation devrait être mieux assurée. Les témoignages ne permettent pas seulement de comprendre ce qui est arrivé aux individus, aux familles et aux diverses régions du Rwanda, ils favorisent aussi le renouvellement des questionnements et l’intégration de certains aspects dans l’explication du génocide [18].
29À ce sujet, l’élaboration des monographies locales est à développer. De telles études mettent en lumière certaines spécificités comme le début des massacres, l’identité de leurs principaux animateurs, les motifs ou le sens que les bourreaux donnaient à leurs actes, les formes de cruauté et de résistance ainsi que le bilan des victimes.
30Cela m’amène à dire que l’écriture de l’histoire du génocide des Tutsi devrait se faire dans un esprit de collaboration entre diverses disciplines. Comme le rappelle Yves Ternon, chaque spécialiste des sciences humaines a ses méthodes, ses champs de réflexion et son langage, mais les questions que pose le génocide sont si vastes qu’il ne peut prétendre les appréhender toutes avec ses seuls outils. Une étude interdisciplinaire est nécessaire pour dénouer l’enchevêtrement des causes et des mécanismes du génocide [19].
31Écrire une histoire du génocide est une tâche difficile parce qu’il s’agit de restituer l’événement dans toute sa dimension. Comme le dit Yehuda Bauer au sujet de l’historiographie de la Shoah, la difficulté principale consiste « à écrire simultanément depuis le haut (l’idéologie) et le bas (l’exécution du crime) […] et à présenter non une simple description mais une explication [20] ». Jusqu’à présent, plusieurs auteurs ont privilégié des thèmes spécifiques comme la violence, la pauvreté ou le rôle de la communauté internationale. Je pense que l’écriture de l’histoire du génocide des Tutsi devrait être guidée par le souci d’aboutir à une explication la plus complète possible.
32Elle pourrait s’inspirer de ces expériences qui ont tenté d’analyser et d’expliquer les génocides du siècle dernier dans une perspective générale. La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg, ou plus près de nous, Les Arméniens. Histoire d’un génocide d’Yves Ternon et Histoire de la Shoah de Georges Bensoussan illustrent la pertinence d’une perspective générale.
33Au Rwanda, le développement d’une telle perspective répondrait à une double nécessité. D’abord celle d’assurer la compréhension des racines du génocide, de son déroulement et des raisons de l’engagement massif de la population. Ensuite celle de disposer d’un outil commode pour l’éducation des jeunes et l’information du public. Une explication générale pourrait également servir de base à l’élaboration de quelques chapitres des manuels scolaires et même des émissions de la radio et de la télévision.
34Au-delà de ces objectifs, l’élaboration d’une histoire du génocide des Tutsi constitue une forme d’engagement. En permettant de comprendre l’origine et la nature spécifique du crime commis en 1994, cette histoire permettrait en même temps de découvrir et de promouvoir ce qui fonde la nécessité d’une vigilance collective permanente.
35Quatorze ans après la perpétration du génocide, sa possible reproduction hante certains esprits. L’élimination des rescapés et des témoins, la persistance de l’idéologie du génocide, le développement d’un discours visant à gommer le mot et la réalité du génocide et l’opposition au processus de construction de la mémoire sont autant d’éléments qui alimentent l’inquiétude.
36C’est également au cours de cette période post-génocide que le négationnisme s’est développé autour des éléments permettant de créer un climat pervers favorable à la légitimation de la haine et de la violence. L’écriture de l’histoire du génocide des Tutsi doit mettre en lumière ces éléments ainsi que les enjeux qui les portent ou les nourrissent.
37L’ampleur du désastre de 1994 montre que l’écriture de son histoire constitue un défi énorme. Pour paraphraser Georges Bensoussan [21], cette écriture, doit embrasser d’un même mouvement le questionnement relatif à une politique qui a mis les moyens de l’État rwandais au service de la destruction de tout un groupe, et celui relatif à l’implication des personnes normales ou ordinaires dans un crime aussi exceptionnel.
Notes
-
[1]
Université nationale du Rwanda. Auteur du Génocide des Tutsi (avril-juillet 1994), Université nationale du Rwanda, à paraître.
Deux ouvrages doivent être ajoutés à la bibliographie de cette contribution : Antoine Mugesera, Imibereho y’abatutsi kuri Repubulika ya mberen’iya kabiri (1959-1990), Kigali, Les Éditions rwandaises, 2004 ; et Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, Milan, Dagorno, 1999. -
[2]
Sylvia Servaes, « Étude ethnographique du Rwanda », in Gudrun Honke, Au plus profond de l’Afrique. Le Rwanda et la colonisation allemande 1885-1919, Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1990, p. 97.
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[3]
V. A. von Gotzen, Durch Africa von Ost nach West, Berlin, D. Reimer, 1895, pp. 158 et sq. Catherine Coquio a brillamment reconstitué les processus d’élaboration du mythe du Tutsi conquérant et porteur de civilisation ; cf. Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Belin, 2004.
-
[4]
Yves Ternon, Guerres et génocides au xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 294. Voir également, Edith Sanders, « The hamitic hypothesis, its origin and functions in time and perspective », in Journal of African History, vol. X, n° 4, 1969, pp. 521-532.
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[5]
Claudine Vidal, Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 1991, p. 21.
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[6]
Pierre Erny, Rwanda. Clés pour comprendre le calvaire d’un peuple, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 35.
-
[7]
Ibid., p. 17.
-
[8]
Ibid., p. 60.
-
[9]
Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004, p. 13.
-
[10]
Stefaan Marysse et al., « Rwanda. Appauvrissement et ajustement structurel », in Cahiers africains, n° 12, décembre 1994 (publié à Bruxelles et Paris par L’Harmattan).
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[11]
Filip Reyntjens, L’Afrique des Grands Lacs en crise. Rwanda, Burundi : 1988-1994, Paris, Karthala, 1994.
-
[12]
Ibid., pp. 89-103.
-
[13]
Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994 ; Jean-Pierre Chrétien, Le Défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi (1990-1996), Paris, Karthala, 1997.
-
[14]
Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 (2e édition revue et augmentée : 1999) ; Human Rights Watch et Fédération internationale des droits de l’homme, Aucun témoin ne doit survivre. Le Génocide au Rwanda, textes rassemblés par Alison Des Forges, Paris, Karthala, 1999.
-
[15]
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003.
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[16]
Aurélia Kalisky, « D’un génocide à l’autre. Des références à la Shoah dans les approches scientifiques du génocide des Tutsi », in Revue d’Histoire de la Shoah, n° 181, 2004, p. 431.
-
[17]
Yehuda Bauer, Repenser l’Holocauste, traduit de l’anglais, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2002, p. 37.
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[18]
Sur les problèmes des témoignages, Voir Régine Waintrater, Sortir du génocide pour réapprendre à vivre, Paris, Payot, 2003.
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[19]
Yves Ternon, L’État criminel. Les génocides au xxe siècle, Paris, Seuil, 1995, p. 11.
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[20]
Bauer, op. cit., p. 126.
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[21]
Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 3081, 1996, p. 118.