1Invité aujourd’hui à écrire l’histoire du génocide, je vais tenter ici de décrire brièvement les aspects historiques et les grands controverses de votre histoire, et le faire à grands traits, vu la période à couvrir. Notre histoire s’inscrit dans le cadre de toute l’histoire subsaharienne en général et de la région des Grands Lacs en particulier.
2Je mettrai en lumière quelques aspects controversés de cette histoire, et principalement :
- l’histoire du peuplement de ce pays ;
- le problème des races et des ethnies ;
- mythe hamite versus mythe bantou ;
- l’ethnisation progressive de notre société ;
- la Révolution de 1959 ;
- et enfin le génocide.
3Il y a sûrement d’autres points, comme le clientélisme pastoral et la féodalisation de la société rwandaise d’avant la colonisation. On a grossi les traits pour dire que l’on avait découvert en Afrique centrale une société en tous points semblable à celle de la France du Moyen Âge, mais c’était là un mensonge gratuit.
Le peuplement de la région
4L’histoire du peuplement de la région des Grands Lacs se cherche encore. L’archéologie en est au stade des balbutiements. Mais on sait que notre région a connu une occupation humaine très ancienne.
5Plusieurs hypothèses de peuplement ont été avancées puis progressivement abandonnées. Les premières parlaient de vagues successives migratoires, commençant par les pygmées, se poursuivant par les bochimans et les bantous, et s’achevant enfin avec les hamites. Jusqu’au début du xxe siècle, l’origine du peuplement était toujours extra africaine : elle était censée venir d’Asie. Cette thèse a été abandonnée. Après la Seconde Guerre mondiale, il a été question du foyer d’origine des langues bantu, que Joseph Greenberg et Mundock situaient dans la vallée de la moyenne Benue, au Nigeria. Une variante localisait le foyer des locuteurs bantu dans le bassin du Tchad. Cette hypothèse a été à son tour abandonnée.
6Actuellement, on pense que la région, avant d’être occupée par les locuteurs du proto-bantu, était occupée par des locuteurs des langues soudanaises et couchitiques. Cela signifie que, vers 800 avant notre ère, la région des Grands Lacs était occupée, du moins dans sa partie occidentale, par des communautés soudanaises et couchitiques. De surcroît, à cette époque, on pratiquait déjà l’élevage bovin et, semble-t-il, on cultivait le sorgho. Ces communautés auraient rencontré des groupes bantouphones qui cultivaient l’igname, la courge, les colocases, etc.
7Une conclusion s’impose : il a existé dans cette région différents groupes linguistiques qui, plus tard, furent assimilés ou fusionnèrent avec d’autres. Il n’y a eu ni vide, ni invasion. Les migrations ont eu lieu dans un espace occupé. L’histoire du peuplement du Rwanda doit être placée dans le cadre général du peuplement de la région ; elle met à bas l’historiographie coloniale de peuplement, qui a parlé d’abord des Twa, puis des Bantu, et enfin des Tutsi. On considère aujourd’hui que la combinaisons d’éléments des langues bantou, soudanaise et couchitique traduit l’origine du peuplement du Rwanda.
8Mais l’histoire du peuplement a désormais dépassé le cadre scientifique pour déborder sur l’idéologie. De cette histoire manipulée du peuplement, les anciennes hypothèses, pourtant abandonnées, refont régulièrement surface : elles étaient à l’œuvre pendant le génocide. On parlait de Tutsi non seulement comme des derniers venus, mais également comme des étrangers. Rien n’est acquis, et le peuplement fait partie des faits controversés.
De l’origine commune des clans
9Une chose est sûre : l’archéologie a montré que notre région est habitée par une population sédentaire environ depuis le premier millénaire de notre ère. On pratiquait alors l’agriculture, l’élevage et la métallurgie. C’est à cette époque que la démographie a prit un certain essor. De petites communautés se sont organisées dans toute cette région. Peu à peu, des structures communautaires à caractère clanique sont apparues. Elles ont été à la base de petites chefferies, de petites toparchies et même de petits royaumes. Cette époque, dominée par le clanisme, a duré une dizaine de siècles. Elle a été remplacée par l’émergence de royaumes qui sont historiquement connus. Quelques vestiges de cette époque marquée par le clanisme subsistent aujourd’hui. En effet, au Rwanda, les Hutu, les Twa et les Tutsi partagent non seulement la même histoire, la même langue, le même espace et la même culture, mais ils partagent aussi les mêmes clans. L’origine commune des clans rwandais est restée longtemps énigmatique, sinon mystérieuse. Plusieurs hypothèses ont été avancées depuis la colonisation, et jusque dernièrement. En 1998 en effet, Antoine Nyagahene, un historien rwandais doctorant à Paris, a montré que les Rwandais, avant de s’identifier comme Hutu, Twa ou Tutsi se sont d’abord identifiés en termes de clans que tout le monde partageait. Il en existe encore aujourd’hui une vingtaine, à l’intérieur desquels se retrouvent tous les Rwandais – hutu, twa et tutsi confondus. Nyagahene a démontré que l’actuelle classification ou catégorisation en Hutu, Twa et Tutsi est une réalité récente, postérieure à la formation des clans. Le clan était initialement une identité sociale, partagée par un groupe vivant dans un même espace vital auquel le clan dominant conférait justement son nom. Au départ, les gens s’identifiaient comme membre de tel ou tel clan. Ce n’est que plus tard qu’ils se sont identifiés comme Hutu, Twa ou Tutsi.
10Nous partageons cette analyse. C’est probablement entre le xive et le xvie siècle qu’a commencé à émerger et à se généraliser l’usage des termes Hutu et Tutsi. C’est le développement de l’élevage bovin qui a commencé à créer des différences de niveau de vie entre grands éleveurs de bovins et agriculteurs confinés dans la culture du sorgho, de l’éleusine, des colocases, de l’igname et des courges. Une catégorie d’éleveurs se crée, dont la possession de vaches constitue le signe de richesse. Ces éleveurs sont de moins à moins contraints à la culture des champs. L’élevage bovin leur suffit. Disposant de ce capital mobile qu’est le troupeau et de quelques produits facilement transportables et peu périssables (et faciles à cuire, comme de la farine de sorgho), cette classe commence à mener des guerres de conquête à travers tout le territoire du futur Rwanda. C’est alors que voit le jour la monarchie centralisée, dont les principaux promoteurs sont appelés Tutsi, par opposition aux Hutu, terme signifiant « pauvre » en langue bantou.
11Tirons une première conclusion. Nonobstant les inévitables migrations, le Tutsi rwandais ne s’est pas créé et n’est pas venu de l’extérieur : il est devenu Tutsi au sein même du Rwanda. Le Hutu également. Les catégories actuelles (hutu, twa et tutsi) se sont formées et se sont identifiées comme telles au Rwanda même, et non à l’extérieur du Rwanda. À leur arrivée, si tant est qu’ils soient venus de quelque part, ils ne portaient pas ce noms de Hutu ou de Tutsi ; ils portaient ceux de leur clans, qu’on retrouve du reste hors du Rwanda, dans les pays voisins.
12De surcroît, l’élevage bovin ne fut jamais le monopole du soi-disant Tutsi. Et moins encore du Hamite. Ailleurs, en Afrique, il existe des communautés qui pratiquent l’élevage bovin sans être ni Tutsi, ni apparentées à ce dernier. Les Hottentots sont strictement chasseurs et éleveurs. Ils ne sont ni « hamites », ni tutsi. Ailleurs, des populations dites « bantu » sont de grands éleveurs et de bons agriculteurs. Et non loin du Rwanda, les Lozi en Zambie, les Swazi du Swaziland, les Ndebele de la Zambie, les Zoulous du Natal, les Angoni du Malawi, les Xhona du Cap, etc., élèvent le même type de vaches à longues cornes que les Rwandais. L’élevage bovin est un mode de vie et non le fait d’une ethnie ou d’une soi-disant race. Les Tutsi sont éleveurs par profession et non par nature. Et la profession est ouverte. Au Rwanda, la catégorie sociale qui a fait profession d’élevage s’est identifiée comme tutsi et a été identifiée comme telle. Il n’est pas nécessaire de venir de quelque part pour être éleveurs de bovins.
Du racisme colonial au racisme postcolonial
13Le racisme anti-tutsi est récent. Il s’est nourri du racisme colonial. La période coloniale constitue un temps fort de la conceptualisation et de l’apprentissage des termes et des idées à caractère raciste. C’est à cette époque en effet que les Rwandais ont appris que Hutu, Twa et Tutsi constituaient des « races » différentes. C’est à ce moment que sont apparus les termes de « Hamites » et de « Bantous ». Surgissent alors aussi des clichés, des idéologies et des préjugés collés à chaque groupe social. Ces clichés, une fois assimilés et intériorisés par des nationaux scolarisés à l’école coloniale, deviennent des références, des modèles, des normes, des miroirs, bref des identités distinguant Hutu, Twa et Tutsi. Tous les Rwandais qui ont fréquenté l’école coloniale et missionnaire commencent à faire leurs ces termes et à se percevoir en races différentes, d’origines différentes et de dates d’arrivée différentes au Rwanda.
14Ces clichés étaient initialement favorables au Tutsi et systématiquement défavorables au Hutu et au Twa, toujours présentés comme l’envers du Tutsi. Le Hutu était systématiquement dévalué, le Tutsi surévalué. Bientôt, les termes Hutu, Twa et Tutsi sont inscrits sur les cartes d’identité. On crée des écoles coloniales pour les enfants de notables tutsi, et d’autres pour les enfants hutu. La séparation est recherchée, pratiquée. On chasse du pouvoir tout Hutu. Ils sont exclus de tous les postes politico-administratifs parce qu’ils ne répondent pas à certains critères de naissance ou de « race ». Ils sont donc écartés pour cause de racisme colonial.
15Lorsqu’un vent d’indépendance s’engouffre dans notre pays, un double divorce se produit : d’une part entre l’élite tutsi indépendantiste et l’autorité coloniale ; d’autre part entre cette même élite tutsi et l’élite hutu anti-indépendantiste.
16De nouvelles alliances se nouent, cette fois entre l’élite hutu et l’autorité belge contre l’élite tutsi anciennement favorisée. Le racisme anti-hutu préexistant se mue en racisme anti-tutsi : les alliances changent, mais le racisme demeure comme instrument de lutte politique, dirigé cette fois-ci contre le Tutsi. Le retournement des alliances nous fait passer du racisme colonial anti-hutu au racisme anti-tutsi, qui s’est développé jusqu’au génocide de 1994 en devenant l’idéologie dominante propagée, enseignée et pratiquée.
17L’époque coloniale s’est servie d’idéologies et de pratiques racistes, et l’époque postcoloniale en a hérité. À la différence toutefois du racisme colonial, enseigné aux élites, le racisme postcolonial s’est diffusé dans toute la population comme une idéologie officielle et institutionnalisée. Par généralisation et simplification, on a inventé le problème Hutu-Tutsi. Le racisme, devenu national, a progressivement gagné l’ensemble de la population, qui a été manipulée dans le génocide de 1994. Toute la population, alors, est mise à contribution pour éliminer l’ennemi de race désigné : le Tutsi.
Révolution ou répression ?
18À partir de novembre 1959 et jusqu’à l’indépendance de juillet 1962, le Rwanda a connu un profond changement. La monarchie a été renversée et remplacée par une République, une mutation qui s’est opérée sous le couvert et avec l’appui de la colonisation belge.
19Le renversement de la monarchie s’est fait dans une violence inouïe qui s’est soldée par l’élimination totale de l’élite tutsi du pouvoir et par la montée au pouvoir de l’élite hutu, jusqu’alors exclue. L’idéologie qui sous-tend ce changement s’est caractérisée par sa nature ethnique et raciste jusqu’à la négation du droit des Tutsi à la citoyenneté rwandaise. Seuls les Hutu étaient alors considérés comme des citoyens rwandais à part entière, d’autant plus qu’ils étaient « majoritaires » et supposés arrivés au Rwanda avant les Tutsi, considérés comme des envahisseurs et des colonisateurs.
20Le projet politique des promoteurs de cette « révolution » puise le terme Hutu dans le passé lointain et le manipule pour une mission politique qu’il n’a jamais remplie auparavant. Le projet consiste à rassembler tous les Hutu contre tout ce qui n’est pas hutu. Cette nouvelle identité rejette toute différence et se propose d’occuper intégralement l’espace politique national, à l’exclusion de tout autre groupe politique. Les promoteurs de ce nouveau programme politique basé sur une idéologie raciste mettent en place un ensemble d’idées, de valeurs et de contre-valeurs, de perceptions, de justifications, de représentations et d’interprétations à l’intention de l’ensemble du peuple rwandais. C’est son idéologie officielle. Ce sont cette idéologie et ce programme politique, mis en œuvre par les deux premières républiques, qui ont été finalement porteurs du projet de génocide. Leurs racines sont inscrites dans ce qu’on a appelée la « révolution » de 1959.
21Cette soi-disant révolution a été toujours un objet de controverses. Certains ne la contestent pas parce qu’ils pensent qu’elle a libéré les Hutu, tandis que d’autres, au contraire, sont d’avis qu’elle cherchait a les aliéner en leur octroyant une libération dévoyée parce que fondée sur le racisme. Les promoteurs de la révolution n’ont fait que récupérer le racisme colonial pour en faire un instrument du nouveau pouvoir. Cette révolution, pilotée par le pouvoir colonial et entachée de racisme, a toujours été contestée car elle n’a pas libéré la masse du peuple rwandais de toute peur, de toute humiliation, de tout ethnisme, de la misère et de l’aliénation. En endoctrinant la masse hutu et en déracinant systématiquement les Tutsi, elle a fait croire que le salut de hutu passait par la mort du Tutsi. Et ce système de pensée, qui vise l’extermination de toute une partie de la population, est à la base de l’idéologie génocidaire. Ses promoteurs n’avaient ni le sens de l’État, ni celui de la nation. Au contraire, ils ont désintégré la nation : ils ont toujours confondu la majorité « ethnique » avec la majorité démocratique, en inculquant à la masse hutu le « droit » de tuer en toute impunité.
22À force de nier aux Tutsi tous leurs droits, ils ont fini par leur nier tout simplement le droit de vivre.
Génocide
23Les signes de l’horreur du génocide sont encore visibles dans notre pays. Certains, pourtant, en contestent la réalité. Deux phénomènes coexistent. D’une part, l’idéologie du génocide subsiste, il existe aujourd’hui encore tout un ensemble d’idées, de discours, de comportements, d’attitudes et même de pratiques véhiculant un racisme anti-tutsi en général et anti-rescapés en particulier. L’élimination du Tutsi est toujours encouragée, et parfois pratiquée. D’autre part, il existe un négationnisme omniprésent visant à nier le génocide et à occulter ce racisme.
24L’idéologie du génocide et le négationnisme se complètent. Ceux qui nient le génocide et diffusent à large échelle des idées négationnistes sont souvent les mêmes (organisations, groupements) qui poursuivent la double mission de diffuser des idées à caractère génocidaire et de nier le génocide. Certains « spécialistes » du Rwanda nient le génocide et entretiennent en même temps l’idéologie ethniciste. Des écrits véhiculant mythes, clichés et stéréotypes coloniaux sont encore ressassés et pérennisés. Le Tutsi est toujours considéré comme « minoritaire » et étranger à ce pays. Cela sous-entend qu’il n’a pas le droit de participer à part entière à sa gestion. La transmission du négationnisme, du racisme, de l’ethnicisme et de l’idéologie de génocide est patente aujourd’hui parmi quelques-uns des membres de la jeune génération. Certains enfants n’arrivent pas à assumer, ou assument mal, la responsabilité de leurs parents. D’autres se révoltent contre le fait que leurs parents soient emprisonnés ou soumis à des travaux d’intérêt général.
25Partout la flamme génocidaire est entretenue et sa « fumée » se voit chaque jour un peu partout. Il s’agit de ne pas ranger le génocide parmi les faits controversés et de dire partout le génocide pour lutter contre le négationnisme ambiant.