Couverture de RHSHO_189

Article de revue

Les techniques de la reconcentración de Weyler aux origines du système concentrationnaire colonial et de la répression massive contre les civils ?

Pages 131 à 176

Notes

  • [1]
    Historien, université de Paris X-Nanterre.
  • [2]
    Enciclopedia Ilustrada Europea Americana Espasa Calpe, 70 volumes, plus 10 appendices, plus un volume annuel à partir de 1934 (sauf pendant les années de la Guerre d’Espagne, regroupés en un seul volume). La monumentale Encyclopédie a joui d’une réédition dans le courant des années 1990. Nous nous référons à l’édition princeps. Valeriano Weyler, Mi mando en Cuba, historia militar y política de la última guerra separatista durante dicho mando, Madrid, F. González Rojas Editor, 1911, 5 tomes.
  • [3]
    Le premier emploi civil en est fait par Emilio Bacardí Moreau, Crónicas de Santiago de Cuba, tome 4, Santiago, Tipografía Arroyo, 1924, p. 234.
  • [4]
    Nous forgeons et utiliserons ce néologisme, car on ne peut ni ne veut prêter à confusion avec le terme « concentration » et ses dérives propres à désigner des réalités apparues en Europe à partir des années 1930.
  • [5]
    Julio Romano, Weyler, el hombre de hierro, Barcelone, Espasa-Calpe, 1934. Littéralement : « Weyler, l’homme de fer » !
  • [6]
    Le Congrès se tient à Santiago de Cuba du 8 au 11 octobre 1945. L’ouvrage s’intitule Weyler en Cuba, et la citation y figure p. 95.
  • [7]
    En 1884, pour moins de 200 000 hommes, on comptait 27 000 officiers. On comptait 617 généraux en 1879, 461 en 1881 et 282 en 1889.
  • [8]
    Diario de Sesiones del Congreso, n° 98, 7 novembre 1880, p. 1 732.
  • [9]
    Idem, n° 96, 3 juillet 1891, p. 2 797.
  • [10]
    José Varela Ortega, « Otra vez el 98 !… Cien años después : significado y consecuencias », Cien años de la historia de Cuba (1898-1998), Madrid, Verbatum, 2000, p. 106.
  • [11]
    Manuel Corral, ¡El Desastre ! : Memorias de un voluntario en la campaña de Cuba, Barcelone, Alejandro Martinez, 1899, donne les chiffres de 63 067 soldats espagnols morts, dont seulement 4 128 au combat.
  • [12]
    Manuel Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba. Historia común, Madrid, Crítica, 2002, parle de 18 expéditions de rapatriés à la fin de 1898 avec plus de 4 000 morts.
  • [13]
    La guerra separatista de Cuba, sus causas, medios de terminarla y de evitar otras por el doctor Juan Bautista Casas [González] [Con licencia de la autoridad eclesiástica], Madrid, Establecimiento tipográfico de San Francisco de Sales, 1896, 490 p., pp. 25-26. Cet ouvrage est en fait une compilation d’articles publiés dans El Siglo Futuro de Madrid et dont, dès la mi-octobre 1895, El Comercio de La Havane, célébrait la publication. Ils étaient signés Fernández de Octomuros et intitulés « La guerra separatista ». L’auteur, prêtre dans le diocèse de La Havane, avait choisi de les signer d’un des noms de sa mère.
  • [14]
    Idem, pp. 28-29.
  • [15]
    Idem, p. 30.
  • [16]
    Idem, p. 414.
  • [17]
    Idem, p. 3.
  • [18]
    Idem, p. 291. Sur le « droit » à conquérir et civiliser les « sauvages », voir idem, p. 432.
  • [19]
    Idem, p. 166, voir aussi 414.
  • [20]
    Ces bodegas ressemblaient aux épiceries-buvettes-charbon de notre enfance. Aujourd’hui encore, le folklore cubain à gardé des traces de ces rencontres où la position que prenaient les consommateurs, la manière de tenir leur cigare ou d’accrocher, à l’entrée, leur machette constituaient autant de signes et de signaux de renseignements, sans que rien ne fût dit à haute voix…
  • [21]
    Casas, op. cit., p. 159.
  • [22]
    Idem, p. 161.
  • [23]
    Une lieue espagnole en Amérique équivalait à 4,225 kilomètres.
  • [24]
    Remarquons combien Casas se tenait au courant de l’évolution du théâtre des opérations : dans une note, il observe que ses propos de décembre 1895 ne sont plus, au vu de l’évolution de la situation militaire, totalement valables au moment de la publication de son recueil d’articles, un an plus tard, et qu’il conviendrait de les modifier en s’appuyant sur une série de points géographiques qu’il détaille. Dans la note 1 de la page 164, il reconsidère son invention en fonction de la trocha que Weyler a mise en place de Mariel à Majana. Page 166, il montre une parfaite connaissance non seulement du terrain, mais des hommes qui y résident et qui pourraient se montrer de parfaits auxiliaires de la répression coloniale dans la Ciénaga de Zapata, zone marécageuse où allait avoir lieu en 1961 le fameux fiasco de la Baie des Cochons.
  • [25]
    Idem, p. 291.
  • [26]
    Diario de la Marina (organe des commerçants espagnols), La Havane, 5 avril 1896.
  • [27]
    Emilio Roig de Leuchsenring, Weyler en Cuba, La Havane, Páginas, 1947, p. 94.
  • [28]
    Nous nous inscrivons ici en faux face aux remarques de Francisco Pérez Guzmán (Herida profunda, La Havane, Ediciones Unión et Unión de Escritores y Artistas de Cuba, coll. Clio, 1998, p. 23) qui tente d’excuser Casas en se contentant de reprendre l’ouvrage de Roig de Leuchsenring (1895 y 1898. Dos guerras cubanas, La Havane, Cultural, 1945), sans se référer aux écrits de Casas, et de confondre ainsi la date de publication de l’ouvrage et celle des articles, qui sont bien évidemment antérieurs.
  • [29]
    Gabriel Maura Gamazo, Historia crítica del reinado de Don Alfonso XIII durante su menoridad bajo la regencia de su madre Doña María Cristina de Austría, Barcelone, 1919, tome I, pp. 256-257.
  • [30]
    El País, La Havane, 11 février 1896. Weyler, Mi mando, op. cit., pp. 30-31.
  • [31]
    Weyler, Mi mando, op. cit., tome 1, p. 277.
  • [32]
    Trocha, du latin traducta : sentier ou chemin étroit caché qui sert de raccourci ; chemin ouvert dans la broussaille.
  • [33]
    ANC, Fondo de Academia de la Historia (La Havane), leg. 287, n° 378. Circulaire rédigée à Najasa (Camagüey), 1er juillet 1895, signée par Máximo Gómez, citée par Pérez Guzmán.
  • [34]
    Weyler, op. cit., tome 5, p. 397.
  • [35]
    Luis Morote, Sagasta, Melilla y Cuba, Paris, Sociedad de Ediciones Literarias y Artísticas, 1908, p. 325.
  • [36]
    Pérez Guzmán, op. cit., p. 39, qui cite les journaux La Gaceta de La Habana et Diario del Ejército, El País, Diario de la Marina (le premier jouant le rôle de journal officiel et les autres étant liés au parti espagnol des commerçants et des maisons de commerce interAtlantique). Pérez Guzmán les publie en annexe, pp. 215-218. Curieusement, le livre de Weyler (op. cit.), qui contient la majorité des documents concernant la guerre de 1895-1897, ne reproduit pas ce document.
  • [37]
    Faits au quartier général de Bayate, le 1er janvier 1897, in Weyler, Mi mando en Cuba, op. cit., pp. 78-80. Un décret similaire au second fut aussi émis à Cruces, les 5 et 30 janvier 1897 ; il concernait la province de Santa Clara.
  • [38]
    Diario del Ejército, La Havane, p. 1, col. 3.
  • [39]
    Ibid., col. 1.
  • [40]
    El País, 28 mars 1898, p. 2, col. 3.
  • [41]
    Entrevue concédée par Weyler au journaliste de Barcelone, Rico, au moment de son retour de Cuba, publiée par El País (La Havane), 26 novembre 1897.
  • [42]
    Entretien avec Rosalina Montiel López, fille de Felipa de la Cruz, décédée le 8 septembre 1955 à 71 ans, cité in Pérez Guzmán, op. cit., p. 66. En temps normal, l’Église emploie le terme de « pauvre de solemnité » pour désigner une catégorie de miséreux.
  • [43]
    F. Díez, « Héroes y mártires ignorados », article de l’époque, cité par Roig de Leuchsenring qui l’avait conservé.
  • [44]
    Weyler, Mi mando, op. cit., tome 1, p. 235.
  • [45]
    Gaceta de La Habana, 14 novembre 1898, p. 1, col. 1, cité in Pérez Guzmán, op. cit., p. 119.
  • [46]
    Le cas cubain fut d’autant plus débattu au sein de l’Internationale que Paul Lafargue, marié à Laura Marx, était né à Santiago de Cuba. Gendre de Karl Marx, il traduisit une partie des œuvres de son beau-père en espagnol.
  • [47]
    Résolution Cameron devant le Sénat, seconde quinzaine de mai 1897.
  • [48]
    Philip S. Foner, La guerra hispano-cubana-norteamericana y el surgimiento del imperialismo yanqui, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales, 1976. t. 2, p. 248 (la première édition aux États-Unis est parue sous le titre The Spanish-Cuban-American war and the birth of American imperialism, 1895-1902, New York, Monthly Review Press, 1972.
  • [49]
    « The reconcentration Camps », discours du sénateur Redfield devant le Sénat américain, le 17 mars 1898.
  • [50]
    Isidoro Corzo, El bloqueo de la Habana : cuadros del natural, La Havane, Ediciones la Tertulia, 1963 (1905), 31 pages.
  • [51]
    Díez, cité in Roig de Leuchsenring, op. cit., remarquait à l’époque la solidarité de certains soldats espagnols avec la population civile « car il y en avait beaucoup qui, obligés par la force à prendre les armes contre des hommes qui réclamaient un droit, n’étaient pas d’accord avec la cruauté et le despotisme de leurs chefs ».
  • [52]
    Le recensement de 1887 dénombrait 1 572 845 habitants.
  • [53]
    Mike Davis, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales, 1870-1900 : aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2003, 480 pages (traduit de l’anglais : Late Victorian holocausts : El Niño famines and the making of the third world, Londres et New York, Verso, 2001).
  • [54]
    Raúl Izquierdo Canosa, op. cit., p. 12.
  • [55]
    Leon Wolff, Little Brown Brother : How the United States purchased and pacified the Philippine Islands at the Century’s Turn, Garden City (New York), Doubleday, 1961, 383 pages, pp. 356-357.
  • [56]
    The State, 29 avril 1902, cité in Philip Foner, Historia de Cuba y sus relaciones con los Estados Unidos, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales, 1973, vol. 1, p. 382. Le Constitution’s d’Atlanta du 27 décembre 1901 révéla que l’armée américaine, considérant qu’il s’agissait « d’un document incendiaire », avait décidé de suspendre la distribution de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis.
  • [57]
    The State, 5 mai 1902, cité in Foner, op. cit.
  • [58]
    Christopher Schmidt-Nowara, « Imperialismo y crisis colonial », in Juan Pan-Montojo (dir.) Más se perdió en Cuba. España, 1898 y la crisis de fin de siglo,, Madrid, Alianza, 1998, pp. 31-90, et p. 80 pour ce passage.
  • [59]
    Ernesto CHE Guevara, « Guerra y población campesina », Lunes de Revolución, La Havane, 26 juillet 1959.
  • [60]
    Mike Davis, Génocides tropicaux, op. cit.

1Si, de nos jours, on se réfère à Weyler dans l’immense Encyclopédie européenne et américaine[2], on est surpris d’observer que le mot reconcentración ou même concentración n’y figurent pas dans l’acception dont nous traiterons ici, et que cette action répressive à l’encontre de populations civiles n’est pas mentionnée dans l’article consacré au général Valeriano Weyler. Qu’y avait-il de si honteux, de si répréhensible pour que, 20 ans plus tard, le terme disparût, fût oublié, voire passé sous silence, interdit, alors même qu’en publiant ses « mémoires » (en cinq tomes !), le général avait eu le temps de se justifier ?

2Dès la fin du xixe siècle, le terme reconcentración est entré dans le vocabulaire courant des Cubains pour désigner l’action dont ils avaient été victimes [3]. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité (ou plutôt de l’inhumanité) des civils allaient être, à grande échelle, parqués derrière des barbelés par des hommes en armes, après y avoir été transférés de force. Au nom de quoi et comment, pourquoi et selon quels critères ?

3***

4L’étude du phénomène de la reconcentration[4] ne débute qu’en 1948 sous la plume de l’historien cubain Emilio Roig de Leuchsenring, celui-là même qui, dans les années 1930, à la suite d’un brillant exposé devant l’Académie cubaine d’Histoire, obligea à ce que dorénavant on parlât de guerre hispano-cubano-américaine, rappelant de la sorte le rôle prépondérant joué par les combattants indépendantistes.

5Les révélations sur l’horreur de la Shoah et les méthodes d’extermination concentrationnaire du IIIe Reich conduisirent Roig de Leuchsenring à établir un rapport entre l’esprit répressif de l’armée espagnole à Cuba et la barbarie nazie. Il se souvenait de l’ouvrage de Julio Romano [5], publié en 1934, qui l’avait profondément choqué, puisqu’il était publié dans la République espagnole qui jouissait de toute la considération des intellectuels démocrates. Romano était le premier à « retrouver » la figure du général Weyler, mais loin d’être critique, son ouvrage n’est qu’une « exaltation apothéotique » selon les mots de Roig qui, à la suite de la volée de bois vert que lui réserva Benigno Souza dans la presse havanaise, allait publier une série de huit articles démontrant les erreurs et la fausseté des faits exposés, en plus de démonter le raisonnement du thuriféraire espagnol.

6En 1945, à la lumière des crimes nazis et du maintien du régime franquiste, Roig de Leuchsenring tente, dans le cadre du 4e Congrès d’Histoire cubaine, une nouvelle approche du phénomène de la reconcentration, « comparable seulement, dans les temps modernes, aux crimes sauvages du nazisme allemand et du phalangisme espagnol ». Il en sort un ouvrage [6].

7Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1960, le développement des études démographiques aidant, et le centième anniversaire de la mise en place de la reconcentration approchant, en 1996-1997, que les études sur la politique coloniale de répression massive des populations civiles mise en place par Weyler sont à nouveau abordées.

Cuba, une île espagnole

8Le premier janvier 1899, des tirs d’artillerie saluaient pour la dernière fois les couleurs de l’Espagne. L’Espagne n’était plus une nation américaine. À la suite du traité de Paris, la presse procéda à un inventaire : l’Espagne avait perdu 15 700 péninsulaires, 2 430 770 Espagnols antillais, 9 300 000 Espagnols philippins, 128 148 km2 de territoires américains, 358 000 km2 aux Philippines et à Jolo, 16 navires de guerre et 60 navires marchands, 420 millions de pesetas en matériel de guerre et 4 milliards 560 millions de dépenses de campagne, de rapatriement des troupes, des employés civils et des fonctionnaires de l’État.

9Cette guerre qui, suite à l’intervention des États-Unis d’Amérique du Nord, avait conduit l’Espagne à la perte de Cuba, de Porto Rico, des Philippines et de Guam avait commencé en 1895. En fait, à Cuba, il s’agissait de la troisième guerre d’indépendance. En 30 ans, l’île avait connu 15 ans de guerre avant d’en finir avec 406 ans de présence espagnole depuis sa découverte par Christophe Colomb lors de son premier voyage « aux Indes », en octobre 1492.

10Les hommes politiques espagnols n’avaient pas hésité à entrer en guerre sachant pertinemment que l’opinion publique, travaillée par le patriotisme, n’accepterait jamais que Cuba fût livrée, ni même vendue. Il en allait, dit l’un d’entre eux, de la survie du régime monarchique. La crainte d’un coup d’État organisé par des militaires qui ne supporteraient pas le « déshonneur » de la perte coloniale paralysait les élites politiques péninsulaires. Le conservateur Antonio Cánovas del Castillo affirma même que l’affaire de Cuba était, de fait, une affaire interne. Les militaires, habitués aux campagnes de Saint-Domingue (1861-1865) et de la première guerre d’Indépendance cubaine (1868-1878), savaient pourtant, en ce jour de février 1895, que la guerre serait longue et difficile. Ils avaient eu l’occasion d’apprécier la force d’un ennemi certes peu nombreux mais déterminé et qui utilisait parfaitement sa connaissance du terrain.

11Donc, si les militaires refusaient, au nom de leur honneur de soldats, l’option de la vente de l’île aux États-Unis, qui entraient dans leur phase d’expansionnisme, ils n’y allaient cependant pas de gaîté de cœur. Les hommes politiques craignaient que l’humiliation et le déshonneur de l’Espagne ne conduise à une perte de prestige définitive de la monarchie et de son armée, et à une disparition de ce régime en faveur de la République ; ou bien au contraire à un coup d’État de la part des « ultras ». Ils savaient aussi que, dans une armée mal payée, où l’importance numérique des officiers empêchait toute mobilité et toute promotion, la guerre facilitait des soldes élevées et favorisait l’ascension [7].

12Cuba était une colonie atypique. Déversoir du trop-plein démographique qui ne fut jamais absorbé par une industrialisation péninsulaire déficiente, la Perle des Antilles était une île riche, plus riche que l’Espagne péninsulaire. En 1850, la rente per capita à Cuba équivalait à 80 % de celle des États-Unis, alors que celle de l’Espagne péninsulaire n’atteignait pas 60 %. Cuba avait connu les chemins de fer bien avant la Péninsule. Le tronçon La Havane-Güines fut inauguré vingt ans avant qu’il n’y eût des chemins de fer en Espagne. En 1846, alors que le tronçon Barcelone-Mataró était inauguré, il existait déjà plus de 900 kilomètres de voies ferrées sur l’île. Dans les théâtres de La Havane, il n’était pas rare de voir des spectacles qui ne seraient présentés à Madrid ou à Barcelone que des années plus tard. Les relations des techniciens du sucre avec l’Angleterre leur avaient permis de développer non seulement une capacité d’innovation technique inimaginable dans la péninsule ibérique, mais aussi des conceptions économiques très en avance sur ce que l’Europe produisait alors.

13Très tôt, à peine la conquête de l’Amérique continentale commencée, l’Espagne avait pris conscience de l’importance stratégique de l’île, plus encore quand les Anglais s’emparèrent de la Jamaïque en 1655. Cuba fermait le passage des Antilles vers l’Amérique continentale.

14Une fois l’Amérique continentale indépendante, au début du xixe siècle, Cuba resta espagnole. Paradoxalement, la faiblesse de l’empire espagnol convenait au statu quo entre les puissances dominantes dans la région des Caraïbes, les États-Unis et la Grande Bretagne. Il était préférable que Cuba restât espagnole, plutôt que d’appartenir à l’autre nation impérialiste.

15À Cuba même, la richissime oligarchie sucrière se contentait du colonialisme espagnol : l’Espagne jouait le rôle d’un gendarme efficace face à une population noire qui, selon les calculs démographiques du voyageur scientifique prussien Alexander von Humboldt, atteignait 50 % du total de la population entre 1800-1801 et 1804. La révolution de Haïti et les massacres qui s’ensuivirent avaient suffisamment effrayé les esprits. Par ailleurs, en ce début du xixe siècle, l’ouverture commerciale sur l’Europe et la contrebande florissante avec les États-Unis et la Grande Bretagne avaient permis d’effacer les derniers aspects négatifs de l’emprise coloniale. Quant aux États-Unis, seule la crainte d’augmenter le poids politique des États du Sud, esclavagistes, les amenaient à refuser d’intégrer l’île à l’Union, en dépit d’une demande marquée.

16Les hommes politiques espagnols de la Restauration monarchique de la fin du xixe siècle étaient au courant de la situation et du mode de pensée des élites créoles de Cuba. Non seulement l’immense majorité de ces familles était apparentée à de riches familles cubaines, mais les intérêts financiers du Nord de l’Espagne, qui plaçaient leurs capitaux à Cuba, avaient généralement financé les partis de la Restauration monarchique.

L’option militaire plutôt que les réformes

17À l’annonce de la révolte des indépendantistes cubains, le 24 février 1895, Madrid, pas plus que La Havane, ne s’était ému de ce que l’on considérait n’être qu’une poussée de fièvre sans conséquences, d’autant que, l’année précédente, plusieurs complots, caches d’armes et autres activités subversives avaient été découverts. Les autorités militaires espagnoles traitèrent donc l’affaire comme elles l’analysaient : un sursaut de banditisme propre à une « racaille indisciplinée », une rébellion de plus des « nègres » qui venaient tout juste de connaître l’abolition de l’esclavage en 1880.

18Le général Arsenio Martínez Campos fut envoyé par Madrid pour mater cette rébellion. Sa feuille de service était des plus prestigieuses : campagnes d’Afrique du Nord (1859-1860), Cuba (1869-1870, puis 1872), guerres carlistes. Et surtout, élément décisif, il était à Cuba même le grand vainqueur de la campagne qui avait mis fin à la guerre des Dix Ans. De 1868 à 1878, Cuba avait connu dix années d’une guerre d’indépendance cruelle, due au soulèvement des petits et moyens propriétaires créoles de l’Est cubain après le fiasco, en 1866, de la politique de réformes qui devaient suppléer au désastre économique provoqué par la crise du sucre de 1857-1866. L’invention de Louis-Auguste Say – la cristallisation de la saccharose de la betterave sucrière et le procédé industriel de son extraction – permettaient désormais de produire du sucre sur les lieux mêmes de sa plus grande consommation, l’Europe du Nord, à un coût cinq fois inférieur.

19Le refus des planteurs de canne de l’Ouest de l’île (notamment ceux de La Havane qui, proches du port d’exportation, étaient moins affectés), les divergences dans le camp indépendantiste (notamment sur la question de l’esclavage), le racisme de certains indépendantistes à l’égard des Noirs, mais aussi des mulâtres, les intérêts divergents entre les grands et les petits propriétaires furent des divisions multiples dont, rapidement, le pouvoir colonial, qui ne cessait de remporter des victoires militaires, sut tirer profit. Une série de réformes fut annoncée. Le 10 février 1878, le pacte de Zanjón fut signé. Seul un petit groupe de radicaux tenta de maintenir la lutte, sans espoir.

20Les partis dominants qui avaient instauré la Restauration monarchique (1875-1931) en Espagne, et plus encore Cánovas, qui en était le grand artificier, allaient développer une culture de la répression. Après 1878, l’option de la répression militaire fut privilégiée au profit des réformes politiques qui intègreraient la bourgeoisie locale au processus national. L’intégrité de la patrie ne pouvait être mise en doute, les armes se chargeraient de démontrer le contraire à quiconque oserait contester l’axiome. Ainsi, Cánovas affirma en 1880 :

21

La question de Cuba est avant tout une affaire de moyens et d’armes, ne nous trompons pas ; toute autre attitude serait un acte de candeur, indigne de votre prévision d’hommes politiques ; c’est une question d’armes et de moyens pour tenir des baïonnettes, car il s’agit ni plus ni moins que d’une question nationale. Avez-vous les moyens de soutenir une armée suffisante ? Eh bien, dormez tranquilles quant à l’avenir de Cuba [8].

22Ce militarisme à outrance, ce culte de la force, on l’entendait encore aux Cortes, le Parlement espagnol, en juillet 1891 :

23

S’il advenait que dans l’île de Cuba, un jour malheureux, débute une lutte entre les péninsulaires et les insulaires, la victoire sera toujours pour ceux qui pèsent le plus, pour ceux qui pourront faire couler le plus grand nombre de rivières de sang, et pour ceux qui tôt ou tard éteindront toute résistance, par la plus grande force physique, et même pas par la plus grande force morale [9].

24Il y avait peu de place pour l’autodétermination et le respect des droits de l’Homme.

25Le réalisme de Cánovas le conduisait cependant à envisager la rébellion, la guerre. Le vocabulaire officiel se contentait de dépeindre les insurgés, les « séparatistes » comme des bandits vivant de la ruine et de l’incendie. L’autonomie, pas plus que les concessions, n’était à l’ordre du jour. Le système d’interpénétration des intérêts politiques et économiques était trop complexe pour être transformé. Madrid considérait que le courant migratoire finirait par aplanir les différences et, de la sorte, intégrerait totalement l’île à la Couronne, en en faisant simplement une province de plus.

26***

27Dix ans de guerre avaient non seulement profondément transformé les campagnes, mais avaient aussi bouleversé le paysage social et politique cubain. Désormais, le fait indépendantiste n’était plus l’apanage de la riche classe sucrière, mais des petites gens ; et les destructions provoquées par dix ans de conflit avaient renforcé la concentration de la richesse sucrière.

28Arrivé optimiste à La Havane, le 16 avril 1895, en tant que gouverneur général en chef de l’armée et capitaine de l’île, Martínez Campos, après quelques conversations de salons, eut tôt fait de comprendre que la situation n’avait rien de semblable à celle qu’il avait connue dix-sept ans auparavant. L’insurrection était désormais, comme il la qualifia lui-même, « étendue et intense ». Martínez Campos se rendit compte que ni les membres du parti autonomiste, ni les vétérans de la première guerre d’Indépendance qui, ayant connu le cortège de malheurs et de souffrances qu’imposent les guerres, refusaient un retour aux solutions armées, ne pourraient désormais contenir l’insurrection républicaine cubaine.

29La situation était d’autant plus grave qu’elle présentait d’authentiques caractéristiques révolutionnaires. Elle s’enracinait dans de larges secteurs de la population où elle recevait un appui majoritaire. Fort de son expérience antérieure, Martínez Campos perçut immédiatement les énormes difficultés qui attendaient l’armée espagnole. Contrairement à ce qu’elle devint par la suite, celle-ci n’était pas, à cette date, une armée archaïque, sous-équipée et vouée aux seules tâches toujours peu glorieuses de répression intérieure, ou vouée à fomenter les sempiternels coups d’État et autres pronunciamientos qui émaillent de façon aussi caractéristique que grotesque l’histoire du xixe siècle espagnol. Certes, elle possédait une pléthore d’officiers supérieurs, mais elle était aussi équipée des dernières avancées techniques. Ces meilleurs officiers étaient formés à Sandhurst, en Angleterre, son infanterie était pourvue du Mauser allemand et sa Marine de guerre tenait un rang honorable dans le tableau européen. Au cours de l’intervention des États-Unis à Cuba en 1898, elle sut tenir tête à l’armée yankee qui en était restée aux techniques et tactiques acquises pendant la guerre de Sécession.

30Mais ces connaissances et cette supériorité techniques étaient toutes relatives face à un ennemi désarmé, sans artillerie, excellent cavalier qui éludait le combat si le terrain ne lui était pas favorable et dont l’arme de prédilection était la machette, le sabre d’abattis, descendant lointain du sabre des conquistadors, outil agricole employé par tous les Cubains depuis leur plus jeune âge. Maniée avec dextérité, elle devint une arme redoutable dont l’usage était si nécessaire dans les travaux agricoles que son interdiction était impensable. Les armes à feu avaient été interdites dans les campagnes suite à la guerre des Dix Ans de 1868-1878.

31Les troupes du général Antonio Maceo incendiaient les centres de production sucrière, les cannaies, coupaient les communications télégraphiques, mais elles évitaient tant qu’elles le pouvaient les affrontements avec les troupes coloniales. Celles-ci s’épuisaient alors en d’interminables marches et contremarches qui affaiblissaient autant le physique que le moral de la troupe coloniale qui finissait le plus souvent dans de sordides hôpitaux de campagne, dévorée par les infections tropicales [10].

32Seul un dixième des soldats coloniaux mourut sur le champ de bataille ou des suites de ses blessures, les neuf autres dixièmes moururent d’infections tropicales [11]. Les conditions médicales étaient désastreuses, la mortalité élevée dans les hôpitaux et plus encore sur les navires sanitaires qui rapatriaient la troupe [12]. Les vétérans de l’armée coloniale qui avaient réussi à survivre à la fièvre jaune et au paludisme déambulèrent pendant des années sur les chemins et dans les villages d’Espagne, quand ils ne furent pas terrassés par la tuberculose dans les villes. Ils offraient l’image pathétique d’hommes dans la force de l’âge déjà terrassés, impropres à tout travail, sans avenir. Ils projetaient dans les consciences l’image d’une Espagne prématurément vieillie, maigre, faible, décrépite, émaciée, sans forces, sans futur. Interrogé par un journaliste américain qui lui demandait qui étaient ses meilleurs généraux, Máximo Gómez répondit : « Mes trois meilleurs généraux sont Juin, Juillet et Août… », allusion aux mois d’été où les pluies redoublent d’intensité et où les agents infectieux se développent.

33La guerre de Cuba fut, comme l’affirme l’historien cubain José Varela Ortega, « peut-être la première – certainement pas la seule – sale guerre coloniale ». Tous les témoins de l’époque en convinrent, la guerre de Cuba fut perdue, non sur les champs de batailles, mais dans les hôpitaux, ce « fut une hécatombe sanitaire ».

Juan Bautista Casa, un prêtre idéologue de la reconcentración ?

34Avant de s’attacher à la politique répressive de Weyler et à ses méthodes, il convient, plus que d’étudier en détail les divers propagandistes de la pensée politique coloniale de l’époque, de s’attacher à la personnalité d’un prêtre à qui l’on pourrait attribuer la paternité intellectuelle de la répression, ou tout du moins sa justification. Juan Bautista Casas fut prêtre gouverneur de l’évêché de La Havane. Dès le 26 août 1895 parurent dans El Siglo Futuro de Madrid une série d’articles signés Fernández de Octomuros, intitulés « La guerra separatista » (La guerre séparatiste). Au travers de ces articles, on découvre un prêtre qui, avant l’heure de la répression, préconisait et justifiait la mise en place de moyens extrêmes pour en finir avec la rébellion cubaine. La répression était justifiée par une série d’explications pseudoscientifiques, très en vogue dans l’Europe de l’époque, tendant à prouver que les Cubains ne pouvaient vivre indépendamment de la Couronne espagnole. Le climat et l’alimentation paraissaient déterminer la dépendance naturelle de Cuba vis-à-vis de l’Espagne :

35

Les conditions climatologiques sont un autre facteur spécial qu’il est indispensable d’avoir à l’esprit pour savoir si Cuba peut s’ériger en nation. Son climat extrêmement doux, mou, énervant, et ses produits alimentaires, trop abondants en de nombreuses substances saccharines, et d’autres, pauvres en éléments assimilables et réparateurs des forces dépensées, font que cette île ne doit jamais être séparée de la mère qui lui a donné vie et la vivifie sans cesse. Les natures les plus robustes s’y affaiblissent et s’y consument d’une façon extraordinaire. Les autochtones de Cuba, par nature, et les étrangers, parce qu’ils épuisent leurs énergies en plus ou moins de temps, mais toujours rapidement, […] tous aspirent à avoir de l’air frais et oxygéné, tous désirent dilater leurs poumons dans une autre atmosphère plus libre, plus ample et plus vitale : pour se renforcer, pour acquérir un sang neuf, pour réparer la machine, on fait tous les sacrifices possibles. L’imagination s’efforce de créer, à sa manière, on ne trouve sur la superficie de la terre d’autre lieu plus délicieux, ni plus riche, ni plus salutaire (la fièvre jaune est exotique, bien qu’aujourd’hui endémique), que le ruban de la terre cubaine.

36Et il ajoutait :

37

Ceux qui ont vécu à Cuba ont pu observer la pauvreté du sang et l’affaiblissement dont on y souffre généralement. Aussi est-il nécessaire que ces générations se rénovent avec fréquence et reçoivent une sève nouvelle qui leur conserve et leur communique la vigueur et la robustesse dont l’homme à besoin pour accomplir les devoirs que lui impose la divine Providence.

38Cette mention de la divine Providence et de ses hauts desseins faisait bientôt place à une vision apocalyptique. L’homme blanc devait donc logiquement régénérer ce peuple métis :

39

D’où la nécessité d’une émigration incessante qui ne s’effectuerait plus régulièrement si Cuba se séparait de la mère patrie ; et si les émigrés n’y allaient pas, accourraient alors les yankees blancs et noirs, et comme ceux-là s’établissent en dominant et en exterminant, c’est ce que l’histoire démontre, les habitants de Cuba disparaîtraient rapidement, et si l’un d’eux arrivait à survivre, il serait considéré comme de classe ou de caste inférieure [13].

40Casas faisait porter la responsabilité de la révolte débutée le 24 février 1895 aux libéraux, en prenant cependant soin de remarquer que ceux-ci la rejetaient sur les Noirs révoltés [14]. Mais, à ses yeux, les Noirs n’avaient, de toute façon, aucune excuse :

41

Selon nous, les Noirs n’ont aucun motif pour se révolter contre l’Espagne. La race noire souffre des conséquences d’un châtiment et d’une malédiction que le Pentateuque nous explique quand il parle de Noé et de ses fils ; leur infériorité se perpétue à travers les siècles. La rédemption de Jésus-Christ concerne tous les hommes, selon ce que nous enseigne le dogme catholique ; mais les nations et les individus de cette race ont abusé de cette liberté, en refusant de participer aux bénéfices que le Sauveur a obtenus pour nous en versant son sang divin pour tous les hommes.
Le continent noir refusa la liberté chrétienne, et il est victime de l’esclavage du démon et des passions des mauvais hommes. Pour l’Église, il n’a jamais existé de différence entre Grecs et Latins, entre Romains et Numides ; exécrant la loi des castes, elle condamna l’esclavage et elle orienta ses lois et ses docteurs à l’abolir, et les missionnaires le combattirent toujours ; mais elle lutte avec des préoccupations et, sur son chemin, elle se heurte à l’obstacle de l’insatiable avarice. Finalement, à Cuba aussi l’esprit chrétien triompha, et en 1885, de fait, fut totalement aboli l’esclavage toujours interdit par le droit.

42Après ces circonvolutions rhétoriques et autres affirmations scolastiques, il en venait même à déclarer que, dans l’empire espagnol, les esclaves avaient toujours été mieux traités que dans les autres pays, mieux même qu’aux États-Unis : « En territoire espagnol, l’esclave ne l’était que de nom [15] », il était instruit et considéré comme appartenant à la famille…

43On l’aura compris, la justification de la répression coloniale espagnole se faisait en méprisant l’habitant. Les Indiens, habitants premiers de l’île, n’y échappaient pas. Leur génocide était justifié par ce même prêtre [16] :

44

Les indigènes étaient des êtres dégradés, sans conscience de leur propre dignité, esclaves des vices les plus répugnants qui les énervaient et les rendaient inutiles pour toute œuvre et entreprise dignes des hommes. Ils manquaient de toutes les qualités qui font de l’homme un homme véritable, fils et adorateur du Dieu véritable : ils vivaient dans de telles conditions que soit ils auraient disparu graduellement, soit ils auraient dégénéré en se transformant en une autre espèce inférieure, si celle-là eût été possible [17].

45Leur disparition avait été leur rédemption : « L’Espagne n’a pas exterminé les Indiens, elle les rachetés de leur féroce esclavage, elle les a régénérés de leurs vices horribles et leur a donné la liberté [18]. »

46L’œuvre de rédemption, de christianisation (forcée) que la monarchie espagnole avait menée à Cuba justifiait la présence espagnole dans l’île et, par conséquent, les méthodes employées :

47

L’Espagne rédima les Cubains, rompit les chaînes avec lesquelles le démon les rendaient esclaves, elle les tira du bourbier des vices incroyables dans lesquels ils végétaient, les civilisa, les christianisa, les transforma en hommes et en fit une seule et même chose avec elle, parce qu’elle s’identifia à eux, et par conséquent ils sont à elle, ils sont la même Espagne et ils appartiennent à l’Espagne, et l’Espagne, c’est la terre cubaine [19].

48Les circonvolutions de sa prosodie servaient à démontrer la propriété espagnole de Cuba et à justifier tous les moyens dans la guerre contre les indépendantistes.

Les moyens de la « rédemption »

49Dans la partie de son ouvrage intitulée « Moyens pour terminer la présente guerre séparatiste », le prêtre Casas se montrait fin connaisseur de la géographie insulaire, de l’art militaire et des techniques les plus modernes, de l’électricité aux ballons aérostatiques.

50Casas y affirmait que le moyen le plus efficace, si ce n’est le premier, pour terminer la guerre devait être la construction de villages. En effet, et en cela il n’avait pas tort, la structure urbaine de Cuba était très relâchée, héritée du mode de colonisation espagnol : un vaste territoire et très peu de population pour en effectuer le peuplement. Au-delà des deux grandes villes, La Havane et Santiago de Cuba, et des chefs-lieux des cinq provinces, il n’existait que des hameaux étendus et disséminés, le plus souvent formés de bohíos, des huttes construites avec les matières végétales du palmier cubain, la palma real ou palma realensis, si commune dans les campagnes au point qu’elle en était devenue la synecdoque. Les palmes servaient à confectionner les toits, et les yaguas, cosses végétales qui renferment la palme naissante, une fois dépliées, étaient plaquées et cousues sur une trame de quelques bâtons, afin de former les murs.

51Ces bohíos, distants les uns des autres, étaient éparpillés dans les campagnes, les collines et parfois à l’intérieur des grandes propriétés sucrières, ce qui faisait dire à Casas que « cela ressemble à un ciel étoilé d’une nuit claire de janvier ». Cent, deux cents mètres, parfois un kilomètre, telle était la distance entre deux bohíos.

52Or, justement, l’abondance des matériaux de construction, leur gratuité, leur légèreté et la facilité de construction permettaient depuis la nuit des temps aux habitants de l’île de se déplacer aisément. Le Cubain n’était donc pas attaché à sa terre, il était instable, nomade, il se déplaçait au gré des nécessités de production, là où le terrain paraissait plus fertile et sans propriétaire, d’autant que, comme toutes les terres tropicales, leur fertilité s’épuisait rapidement, obligeant à la mobilité. La population cubaine était donc fluctuante. Casas citait l’exemple de circonscriptions très peuplées qui, 14 ans auparavant – c’est-à-dire peu après la première guerre de libération – étaient pratiquement vides.

53Il n’y avait ni prêtre, ni instituteur. Casas remarquait la difficulté pour les autorités et les institutions à contrôler la population, d’autant que la promiscuité dans les bohíos rendait illusoire la moralité de leurs habitants, plus encore si on se souvenait que, la nuit, la chaleur empêchait de se couvrir : « Les anges du ciel pleureront plus d’une fois en voyant que l’innocence de nos premiers pères fut perdue. »

54Plus intéressant encore, Casas, qui montrait avoir une bonne connaissance de la campagne cubaine, signalait que les paysans, généralement trop occupés à cultiver des produits agricoles tels que le tabac, la canne à sucre ou l’ananas, refusaient ou n’avaient pas le temps de cultiver leurs propres légumes et tubercules. Aussi dépendaient-ils du bodeguero, l’épicier – au sens large – qui leur vendait à crédit les produits de première nécessité, en attendant la récolte qui lui permettrait d’être remboursé. La bodega, l’épicerie de campagne, devenait le lieu de rencontre [20].

55Arguant qu’il fallait enseigner aux paysans l’économie et la modération vis-à-vis de l’alcool, Casas voulait obliger les paysans qui louaient des parcelles de terre (les sitieros) à s’installer en groupes, à se réunir, dans des lieux préalablement désignés par « des ingénieurs et des médecins », dont les premiers trouveraient des terrains productifs et facilement accessibles par terre et par mer, tandis que les seconds chercheraient les endroits les plus salubres, présentant les meilleures conditions d’hygiène, bien aérés, proches de sources d’eau claire, près des voies de communication, rivières, fleuves, bord de mer, de façon à les « unir entre eux par le biais de chemins, de routes, de chemins de fer, de télégraphes ou de câbles sous-marins et au moyen de la navigation [;] c’est là que l’on devrait situer les nouveaux noyaux de population [21] ».

56Les grands propriétaires fonciers devaient participer en offrant des terrains et en construisant des logements. Casas avait donc développé l’idée de la reconcentración que Valeriano Weyler mettrait en pratique. Il lui restait à lancer l’idée de la trocha, l’autre invention tactique du général espagnol. Il affirmait en effet qu’« une fois l’île surveillée et défendue sur ses côtes, une fois réunis en certains lieux tous les éléments loyaux à la patrie, avec leurs femmes et leurs enfants », lorsqu’ils se trouveraient dans l’impossibilité d’en sortir pour se disperser dans les campagnes, alors il deviendrait plus facile de recenser et de connaître qui était loyal à l’Espagne et qui était inoffensif. Selon les caractéristiques du physique, de l’âge ou du sexe, « forcément on réussira à connaître ceux qui sont en faveur de l’Espagne et ceux qui sont contre, de sorte que la grande île des Antilles sera divisée en deux groupes bien délimités, l’un espagnol, l’autre antiespagnol [22] ». Il s’agissait donc de trier, de sélectionner les individus civils en fonction de leurs opinions supposées.

57Casas rappelait que l’île constituait un long ruban dont la largeur maximale était de 217 kilomètres, et la plus petite de 39 kilomètres. Il suffisait, par conséquent, de disposer les 100 000 soldats de l’armée régulière plus les 40 000 volontaires locaux – Casas avait soin de soustraire les inévitables malades, blessés et morts – d’une façon particulière. Considérant que les 40 000 volontaires suffisaient à tenir les villes, les forteresses et les navires de guerre, il restait 100 000 hommes sur le pied de guerre. Selon ses propres termes, Casas avait « conçu » et osait proposer « le projet ou plan de campagne suivant » : placer 100 000 hommes sur une ligne allant de La Havane à Matanzas, de façon à ce que, dans le dos de l’arrière-garde, il ne reste pas un seul insurgé en armes, ni un seul suspect, puisqu’on obligerait les rebelles à fuir vers l’est, et ceux sur lesquels pèseraient des preuves ou des indices fondamentaux de désobéissance à l’Espagne seraient faits prisonniers et conduits en prison ou dans les forteresses, ou encore placés sur des navires. Alors, une ligne de 100 000 hommes placés le long d’une ligne nord-sud permettrait de couvrir chaque lieue [23] qui compose la largeur de l’île par un groupe d’environ 3 000 hommes. Dit en des termes plus modernes, il s’agissait de faire ratisser Cuba, d’ouest en est, par un groupe d’hommes qui oscillerait entre 3 000 et 6 000 par lieue, selon la largeur de l’île, à raison d’une progression moyenne de trois lieues par jour [24]. Casas considérait que l’opération serait achevée en 47 jours.

58Ce que proposait le prêtre Casas, ce n’était ni plus ni moins qu’une chasse à l’homme systématiquement organisée à grande échelle. Dans sa démarche intellectuelle tendant à justifier l’élimination de l’indépendantiste, comme un sous-homme, une plaie à éradiquer, il en vint à le comparer à un animal néfaste pullulant dans des marais dont la description semble être celle des enfers. L’armée allait donc parcourir les marais « centimètre après centimètre, effrayant et tuant les mambís et aussi le nombre infini de caïmans, de crocodiles et de serpents boas que l’on rencontre sur terre ou à la surface de l’eau, en leur jetant des morceaux de viande saturée de strychnine et de n’importe quel désinfectant et microbicide Pasteur afin que l’atmosphère ne soit pas empoisonnée par les restes mortels de ces répugnants ophidiens [25] ».

59Cette sous-animalisation de l’adversaire était propre à l’époque. On pouvait lire dans un journal havanais : « Quel honneur pour les sénateurs américains qui défendent au nom de l’humanité et de la civilisation ces bêtes de la jungle, plus inhumaines et sauvages que les panthères et les tigres [26] ! »

60Certes, on pourrait nous reprocher d’accabler Casas, « ce monstre tonsuré et en soutane, déguisé en pasteur des âmes [27] », de trop de responsabilités [28]. Néanmoins, s’il ne fut effectivement pas l’inventeur des techniques répressives que l’armée espagnole mit en pratique à Cuba en 1896-1897, il convient de remarquer qu’il fut capable, deux mois avant l’arrivée de Weyler, de coucher sur le papier ces idées parce qu’elles étaient dans l’air du temps. Il est évident que cette connaissance, de la part d’un homme d’Église, est inattendue. Elle suppose donc que cette notion était déjà largement débattue et partagée par beaucoup de contemporains, et qu’elle découlait naturellement de l’expérience de la guerre antérieure, la guerre des Dix Ans (1868-1878). Elle montre aussi une constante du colonialisme : le mépris le plus profond à l’égard de l’autre, du colonisé, et la justification intellectuelle de sa suppression.

61Sans prétendre faire porter à Casas l’entière responsabilité intellectuelle de l’élaboration de la reconcentración, remarquons cependant combien elle correspond à ce que Weyler est sur le point de mettre en place.

62Les propos de Casas ne choquèrent personne en son temps. Au contraire, l’Église catholique accorda son imprimatur à l’ouvrage qui fut publié par les presses de la Société éditrice de Saint-François-de-Sales.

La guerre de 1895-1898

63Arsenio Martínez Campos, gouverneur et capitaine général de Cuba, arriva à La Havane le 16 avril 1895, soit deux mois après le début de l’insurrection. Il devait remplacer le général Emilio Calleja e Isasí.

64Martínez Campos avait clairement expliqué quelles seraient les limites de son action : « Je vous préviens, je ne change pas de politique : je fusille les chefs arrêtés et j’envoie au bagne les prisonniers. Eux [les indépendantistes] nous les rendent et soignent nos blessés. J’ai donné des ordres pour que soient fusillés sur le champ les bandits et les incendiaires ; je ne peux ni ne veux aller au-delà de cela [29]. »

65Martínez Campos parla de son refus de tacher sa conscience avec des fusillés, de forcer à la reconcentration des paysans dans des hameaux dépourvus de toutes conditions hygiéniques et alimentaires minimales. Mais conscient que c’était là le seul moyen de gagner la guerre, il présenta sa démission et, interrogé sur un possible remplaçant, il parla en termes élogieux du général Valeriano Weyler y Nicolau, un militaire dur, implacable, prêt, selon ses propres paroles, « à combattre la guerre par la guerre ».

66Surpris par la mobilité des troupes indépendantistes, 2 500 soldats à cheval, qui se traduisit à partir du début de 1896 par l’invasion des provinces occidentales (1 500 cavaliers venus de l’autre bout de l’Île se concentrèrent dans l’extrémité occidentale), par une guerre qui n’affectait plus seulement l’extrémité orientale de l’île, mais qui atteignait les provinces de La Havane et de Matanzas, l’état-major était mécontent. Surpris par leur propre incompétence, leur inadéquation aux conditions de combat que leur proposaient, ou plutôt leur imposaient, les indépendantistes cubains, les techniciens militaires demandèrent l’emploi de méthodes « spéciales ». Or Martínez Campos, peut-être dans l’intention de protéger son prestige de militaire auréolé par tant de victoires, ou simplement par acquit de conscience, refusa de les employer. Il se justifia en faisant appel à sa conscience chrétienne.

67Dès lors, le remplacement de Martínez Campos fut envisagé. Dans son discours d’adieu, il fut clair : « L’ennemi est aux portes de La Havane. »

L’arrivée de Weyler

68Le 10 février 1896, un an après le début du conflit, le général Weyler y Nicolau, marquis de Tenerife, fut nommé capitaine général et gouverneur de Cuba. À son arrivée à La Havane, il déclara :

69

Je suis chargé de l’honorable mission de finir la guerre.
En ce qui me concerne, je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit à Madrid, au comte de la Mortera, et aux députés du Parti réformiste [cubain], c’est que je ne viens ici ni pour faire de la politique, ni pour que prédominent les idées qu’en tant qu’homme politique je pourrais avoir […]
Je viens, Messieurs, décidé à conclure cette guerre, et pour cela je ne vois, ni ne veux voir ici rien que des Espagnols, qui sont ceux qui sont à mes côtés, et des insurgés, qui sont ceux qui sont en face [30].

70Politiquement, Weyler s’appuyait sur l’Union constitutionaliste, parti des commerçants et des latifundistes espagnols, plus que sur les autonomistes, parti des classes moyennes et de la haute bourgeoisie cubaine. Dès son arrivée, il affirma son intention de « pacifier » l’île en deux ans et soutint que la garde civile suffirait alors à s’occuper des « bandits » [31].

71Lorsqu’il débarqua à Cuba, l’offensive indépendantiste était à son apogée. L’invasion, débutée dans la partie orientale de l’île, se prolongea progressivement vers l’ouest. Les autorités militaires espagnoles étaient en alerte, d’autant que la récolte de la canne à sucre et du tabac venait de commencer ; l’arrivée du flambeau révolutionnaire et des charges de cavalerie dans les champs de tabac fut annoncée par le sabotage des voies ferrées. L’armée coloniale était sur le qui-vive. La situation internationale se dégradait, l’annonce que la guerre allait durer n’était pas faite pour plaire aux marchés, les critiques à l’égard de l’Espagne se firent sentir à l’étranger, notamment aux États-Unis.

72***

73Les victimes de la reconcentration de Weyler furent-elles les victimes de l’imprévoyance de l’administration coloniale espagnole et du gouvernement de Madrid ou bien d’une volonté de s’en prendre violemment aux populations civiles ?

74Était-il possible, en pleine guerre, de garantir la fourniture d’aliments et de logements décents, de médicaments et d’assistance médicale, et d’assurer des campagnes sanitaires destinées à empêcher la propagation des épidémies ? L’Espagne avait-elle les moyens financiers nécessaires à l’accomplissement de ces tâches ? Pouvait-on donner du travail afin que le chef de famille subvienne aux besoins des siens ? L’expérience de 1868-1878 aurait dû aider. N’y eut-il pas, au contraire, une volonté délibérée d’affaiblir la population, voire de la décimer par la faim, non pas tant dans un but d’exemple que de diminution démographique, afin de contrôler l’île ? Il faut donc se pencher sur les techniques de guerre mises en place par Weyler à partir de son arrivée à Cuba.

75La guerre, telle que la concevait Weyler, tournait autour de deux tactiques qui formaient sa stratégie pour en finir avec l’insurrection indépendantiste : la reconcentration et les trochas. La reconcentration devait permettre de vider les campagnes afin de retirer aux indépendantistes toute aide humaine (aliments, informations, etc.) ; les trochas[32] consistaient à cloisonner l’île afin d’exterminer systématiquement les combattants indépendantistes qui se trouveraient dans ces zones closes après leur avoir ôté toute possibilité de contact avec les autres groupes. La première trocha fut installée en 1871, pendant la guerre de 1868-1878, entre Júcaro et Morón – soit sur une longueur de 67 kilomètres, la même qui, 27 ans plus tard, allait concentrer une grande partie des combats les plus stratégiques. Weyler, pour sa part, fit construire la seconde trocha, celle de Mariel à Majana (30 km).

76Face à l’importance numérique espagnole, les Cubains décidèrent d’avoir la nature pour alliée. Rares furent les batailles où l’on vit s’engager plus de 200 ou 300 hommes, d’un côté ou de l’autre. Les Cubains, selon les principes de la guerre de guérilla refusaient de s’engager face à des troupes numériquement supérieures. En revanche, dès le début, les accrochages furent quotidiens. Ils épuisaient les soldats espagnols, tant physiquement que moralement et psychologiquement. Les forces rebelles, insaisissables, étaient en perpétuel mouvement.

77Les trochas furent reprises et améliorées par Weyler qui, de la sorte, découpa l’île en trois portions. Mais elles représentèrent rapidement un obstacle aux opérations militaires espagnoles puisqu’elles obligeaient à maintenir un nombre important de soldats sur place : la seconde trocha immobilisa 12 000 hommes et 26 pièces d’artillerie. Traversant des zones marécageuses, sensées empêcher la pénétration des indépendantistes, elles furent des foyers d’infection endémiques ; en outre, leur maintien épuisait des troupes peu préparées aux travaux de génie. De la même façon la reconcentration allait accélérer le manque de nourriture pour la troupe.

78Les trochas et la reconcentration avaient en commun la même volonté de séparer la population des combattants par le moyen du cloisonnement et du regroupement des individus. Il s’agissait de diviser et de sectionner le territoire comme ses habitants. Les premières étaient directement dirigées contre les combattants, les secondes contre les civils.

79Les premiers jours de la guerre furent marqués par l’exode des populations civiles qui, se rappelant sans doute l’horreur des années 1868-1878, fuirent les campagnes pour se réfugier dans les villes et les villages. Très vite, il apparut que la population rurale allait devenir l’une des composantes stratégiques les plus importantes du conflit, par sa condition de producteur de denrées alimentaires, de fournisseur d’informations militaires, de vivier de combattants et de fonds financiers. Les mambís, les combattants indépendantistes, avaient choisi de détruire la base du système économique colonial en brûlant les cannaies et les moulins à sucre qui participeraient à la production, en détruisant les champs de tabac et en interdisant le commerce des fruits, des légumes et du bétail, notamment vers les ports d’exportation et les villes et villages occupés par les forces royalistes [33]. Ces mesures, dirigées dans un premier temps à l’encontre des grands propriétaires, affectèrent toute la population et contribuèrent nécessairement à l’exode des populations rurales.

80Les travailleurs journaliers et les ouvriers des moulins à sucre se retrouvaient donc au chômage. La nécessité d’échapper à la guerre produisait une situation d’exode économique. Weyler et, plus tard, des historiens anti-indépendantistes ou défenseurs de l’Espagne accusèrent le mouvement révolutionnaire d’avoir fomenté la reconcentration, qui apparaîtrait alors comme un bienfait humanitaire. Néanmoins, les décrets sont l’œuvre de Weyler. Il justifia la reconcentration comme une action destinée à sauver les populations : « Comme les insurgés incendiaient les villages qu’ils occupaient, les familles qui y résidaient devaient se réfugier ailleurs. Ceux qui étaient partisans de l’Espagne allaient dans les villages occupés par nos troupes [34]. »

81Mais Weyler était conscient que la reconcentration impliquait un coût humain. En 1897, quand le maire de Güines lui rendit visite afin de lui exposer les terribles conditions dans lesquelles se trouvaient les reconcentrés de sa municipalité et lui demander des rations supplémentaires pour leur éviter de mourir de faim, le général lui répondit : « Vous me dites que les reconcentrés meurent de faim ? Mais c’est précisément pour cela que j’ai ordonné la reconcentration. »

82Sous le gouvernement de Martínez Campos, Santiago de Cuba fut la première ville à être victime de cet exode soudain. Cette ville étant privée de ressources économiques, le capitaine général dut créer une « junte de secours » afin de s’occuper des sans-abri. L’invasion de l’Oriente, la région de plus haute productivité à Cuba, débuta dès le 22 octobre 1895. Les familles les plus riches émigrèrent alors vers le Mexique, les États-Unis, l’Espagne ou La Havane. Dès lors, les campagnes furent le théâtre d’actes violents, parfois de pur banditisme, parfois difficilement attribuables. Mais la répression fut sans conteste d’une violence qui aujourd’hui encore fait frémir. Et une fois les impôts payés, « quand les colonnes [espagnoles] pass[aient] près des chaumières, elles les brûl[aient], obligeant les femmes à fuir vers les bois, alors que les hommes et les enfants [étaient] brûlés vifs dans leurs maisons ou pendus aux arbres » : tel fut le témoignage du journaliste Luis Morote, libéral qui était pourtant loin de sympathiser avec l’insurrection cubaine [35]. À cette terreur matérielle s’ajoutait la terreur psychologique de la propagande : qui égorgerait plus que l’ennemi ?

La reconcentration institutionnalisée

83La date du 21 octobre 1896 a été généralement acceptée comme celle de la publication de la première ordonnance (bando) de reconcentration. Or, pour Pérez Guzmán, il s’agit d’une erreur puisque la documentation des archives cubaines rend évidente la publication d’une ordonnance antérieure à cette date, et qui fut amplement reprise et divulguée par la presse de l’époque [36]. Dès le 16 février 1896, Weyler ordonna que soient punis, en fonction du code militaire, ceux qui diffusaient des nouvelles fausses ou favorables à la rébellion, ceux qui détruisaient les voies ferrées, les lignes télégraphiques, les ponts, les routes ; les incendiaires (art. 3), ceux qui vendaient, gardaient ou transportaient des armes ou des munitions pour les rebelles ; les télégraphistes qui n’observaient pas leur obligation de réserve (art. 5), ceux qui, par la parole ou l’écrit, portaient atteinte au prestige de l’armée ou de l’Espagne et louaient l’ennemi ; ceux qui fournissaient à celui-ci des chevaux ou du bétail (art. 8) ; les espions, les guides qui ne prouvaient pas qu’ils avaient été forcés et qui ne fournissaient pas à l’armée des nouvelles propres à prouver leur loyauté ; ceux qui trafiquaient les prix ou la qualité des vivres destinés à l’armée (art. 11) ; ceux qui utilisaient des explosifs dans des attentats ; ceux qui, à l’aide de pigeons, de fusées ou de signaux, fournissaient des informations à l’ennemi. Tous ces délits, selon la loi, étaient passibles de la peine de mort ou de la prison à perpétuité, et seraient jugés par des procès sommaires (art. 14). Mais une autre ordonnance, à la même date, stipulait que tous les habitants des campagnes de Sancti Spíritu et des provinces de Puerto Príncipe (aujourd’hui Camagüey) et Santiago de Cuba devaient se concentrer là où il y aurait un détachement de l’armée. Ces personnes devaient aussi se munir dans les huit jours de papiers prouvant leur identité (art. 1) ; seuls les autorités municipales et les officiers de l’armée étaient autorisés à produire des laissez-passer obligatoires pour se rendre dans les campagnes ; toute personne transgressant cette ordonnance serait envoyée à La Havane afin d’être mise à la disposition de Weyler en personne… Tous les établissements commerciaux situés dans les campagnes devaient être libérés par leurs propriétaires et mis à la disposition des chefs de colonne qui prendraient les mesures qui s’imposaient pour le succès des opérations militaires.

84La troisième ordonnance, d’une teneur juridique beaucoup plus marquée, signalait qu’afin que l’instruction des procès rapides ne soit pas retardée plus longtemps, Weyler assumerait les attributions judiciaires que sa fonction de capitaine général de l’île lui concédait (art. 1). Les prisonniers de guerre seraient soumis à des procédures sommaires dont seraient exclues toutes les démarches non nécessaires (art. 3). Les prisonniers dont la sentence envisageait une privation de liberté seraient conduits à La Havane (art. 6). Aucune peine de mort ne serait exécutée sans qu’il en soit d’abord référé à Weyler, qui donnerait son accord, sauf en cas d’absence de communication, d’insultes à un supérieur ou de sédition, où la peine serait immédiatement exécutée (art. 10). La justice serait donc désormais très expéditive.

85Le 21 octobre 1896, Weyler émit une deuxième ordonnance concernant la reconcentration des populations civiles. Elle ne s’appliquait qu’à la province de Pinar del Río, la partie la plus à l’ouest de Cuba, où Antonio Maceo s’était justement engagé après une course effrénée de cavalerie sur plus de 1 000 km depuis la partie est de l’île. Elle disposait que, dans un délai de huit jours, tous les habitants des campagnes ou vivant en-dehors des lignes fortifiées entourant les villages, devaient se concentrer dans les villages occupés par l’armée. Il était interdit d’extraire des aliments des villages et de les transporter par voie de mer ou de terre sans l’autorisation des autorités militaires du point de départ. Le bétail devait être conduit dans les villages ou dans les alentours immédiats. Celui qui n’obéissait pas à ces dispositions serait considéré comme rebelle et jugé en tant que tel.

86Une nouvelle ordonnance du 24 novembre 1896 obligeait à déposer, avant le 20 décembre, tout le maïs entreposé dans les fermes isolées des provinces de Pinar del Río, La Havane et Matanzas et ordonnait qu’il soit transporté par les propriétaires dans le village le plus proche pourvu d’un détachement ou d’une gare de chemin de fer, afin d’y être recueilli.

87Le 1er décembre 1896, on vit paraître une ordonnance qui, face à la faim qui sévissait parmi les reconcentrés, délimitait l’attribution de terrains autour des bourgs de reconcentration.

88Le 1er janvier 1897, ce furent deux nouvelles ordonnances [37]. La première portait sur l’interdiction de la vente d’objets de quincaillerie et de harnachements, vêtements, vivres et médicaments dans les villages non fortifiés (art. 1). La seconde ordonnance délimitait, dans les villages fortifiés de la province de La Havane, une zone de cultures autour des fermes isolées afin que les familles qui y vivaient et celles qui y avaient été installées y sèment des tubercules et des bananes plantain, à l’exception des familles possédant des boutiques ouvertes et de celles dont le père ou l’époux avait rejoint l’insurrection (art. 1).

89L’intérêt de ces décrets est qu’ils permettent de comprendre les mécanismes de la reconcentration et de voir qu’il s’agit d’un phénomène mûrement étudié et planifié.

90***

91Dès le 17 février 1896, le Diario del Ejército, organe des forces armées coloniales, défendait la reconcentration, mesure nécessaire pour en finir avec l’espionnage [38]. Il s’agissait donc de vider les campagnes afin que le travail d’espionnage ne puisse plus être accompli et de priver les insurgés de tout ravitaillement alimentaire. Dès lors, la reconcentration justifiait l’emploi de la force contre les populations civiles puisque « celui qui ne vient pas s’abriter sous les plis du drapeau espagnol et là où son devoir l’appel[ait], [était] un ennemi déclaré de la nation, c’[était] un traître sujet aux rigueurs salutaires des lois de la guerre [39] ». Désormais le terrain était déblayé et les camps clairement définis.

92Dès le 26 mars, un journaliste de Sancti Spíritu signalait le cortège de malheurs qui suivrait nécessairement la mise en pratique de l’ordonnance de reconcentration, attendu que la population était nombreuse, les maisons en villes rares et les moyens de production faibles [40]. Curieusement, l’ordonnance de reconcentration du 16 février 1896 visait l’Oriente et Puerto Príncipe, la partie la plus productive et la plus peuplée de l’île, celle qui, pendant la guerre de 1868-1878, s’était montrée la plus favorable aux indépendantistes.

Changement de tactique

93La mort d’Antonio Maceo, le 7 décembre 1896, obligea Weyler à changer ses plans de guerre. L’intrusion des mambís dans les régions les plus éloignées de leur foyer de départ, et si près de La Havane, montrait que l’armée coloniale ne contrôlait pas le terrain, et que de nouvelles incursions étaient probables.

94Weyler lui-même expliqua la défiance envers l’armée coloniale et la collaboration des paysans avec les insurgés indépendantistes : « J’exigeais que les paysans se concentrent dans les bourgs, parce que, non seulement ils ne payaient pas d’impôts, mais parce que quand nos troupes passaient, ils sortaient leurs fusils et tiraient sur nous. Ensuite, ils cachaient leurs armes et se proclamaient innocents. En revanche, quand les insurgés passaient, ils leur préparaient à manger et les logeaient pour la nuit [41]. »

95Vers juin 1897, le processus de reconcentration avait atteint une telle ampleur dans la partie occidentale de l’île que les premiers effets de la propagande étrangère se firent sentir. Cánovas del Castillo demanda à Weyler de montrer moins de rigueur. L’image d’une Espagne barbare faisant fi de toute charité chrétienne avait envahi la presse américaine.

Effets et conséquences de la reconcentratión

96La reconcentration de la population civile désarmée eut pour effet une militarisation de la vie cubaine. Les bourgades changèrent d’aspect : forts, tranchées, fossés, barricades et barbelés transformèrent la physionomie des villes et des hameaux. Généralement, autour des habitations, apparurent des tranchées et des lignes de barbelés destinées à empêcher les insurgés indépendantistes d’y pénétrer, et des sentinelles contrôlaient les entrées et sorties de ceux qui devaient à tout moment montrer des autorisations de déplacement.

97Les conditions hygiéniques devinrent vite insupportables. De plus, quantité d’immondices d’origine alimentaire étaient jetés de-ci de-là par la troupe. La puanteur était telle que les plaintes des habitants furent légion. Au fur et à mesure, les sommes dont disposaient les municipalités étaient moindres, et l’assainissement et le nettoyage de la voie publique furent laissés à l’abandon. Les pluies et la chaleur tropicale augmentèrent bien des inconvénients, et les désagréments n’en furent que plus insupportables. La troupe affamée, lasse de la tambouille de tous les jours, se mit à voler les animaux domestiques, les clôtures fournirent le bois de chauffage.

98Les riches propriétaires qui n’avaient pas émigré aux États-Unis, au Mexique ou en Espagne, se concentrèrent à La Havane où, utilisant leur capital, ils se lancèrent dans des activités commerciales d’autant plus lucratives que la guerre, la rareté des marchandises, l’augmentation des importations provoquaient une hausse substantielle des prix, notamment des denrées de première nécessité. D’autres se contentèrent de vivre de leurs rentes. La petite bourgeoisie préféra se concentrer dans des villes de province, les hommes tentèrent de développer des petits commerces, les femmes cherchèrent du travail comme repasseuses, cuisinières ou blanchisseuses auprès de la troupe. On vit des familles de la grande bourgeoisie mener soudain grand train, le personnel de maison n’était plus aussi cher… Le règne de la débrouillardise et des affaires obscures se développa. La hausse des prix du logement dévora les économies des ménages. Généralement, la guerre provoqua la prolétarisation des classes moyennes. Obligée de survivre, la moyenne bourgeoisie agraire se vit rapidement ravalée au rang de simples journaliers.

99Dans un premier temps, les reconcentrés furent accueillis de façon glaciale par les habitants des bourgs. Une ambiance de défiance, d’hostilité et de peur régnait à la suite de l’effort de propagande mis en place par Weyler.

100Plus que de la défiance, les habitants montraient de l’indifférence à l’égard des reconcentrés. Pourtant, l’état de misère dans lequel ils sombrèrent tous effaça rapidement les dernières traces d’orgueil. On vit néanmoins des bourgeois se cloîtrer chez eux afin de ne rien laisser transparaître de l’état de décrépitude sociale dans lequel ils étaient tombés : « Ils s’enfermaient chez eux pour que personne ne voie leur état de misère. Ils n’acceptaient pas la charité publique et ils se laissaient mourir avec une effroyable résignation. Ils s’isolaient totalement de la société. Le peuple les appelait les “pauvres de honte” [42]. » Le paysannat reconcentré, victime des exactions et des vols de la soldatesque dès son arrivée, était immédiatement appauvri. Les habitants des bourgs considéraient les reconcentrés comme des vecteurs de maladies infectieuses. Des camps furent donc construits le long des voies ferrées, où la mortalité fut encore plus élevée : carence totale des infrastructures les plus élémentaires d’hygiène, manque de nourriture et rareté des travaux rémunérés.

101Une fois encore la population civile était prise entre deux ordres. Les familles de paysans pauvres, d’ouvriers agricoles et d’artisans, privées de leurs moyens de subsistance, payèrent le plus lourd tribut à la reconcentration. Les témoignages abondent sur le départ de la maison familiale vers les bourgs. La troupe arrivait, il fallait charger rapidement ce que l’on pouvait dans une charrette, sous l’œil vigilant voire menaçant des irréguliers de la guérilla qui détruisaient les plantations et les semis à coups de machette.

102La préoccupation majeure des familles était de trouver les moyens de financer leur survie, alors que personne ne pouvait prédire le temps qu’ils resteraient dans cette nouvelle situation. Le seul travail offert était celui de terrassier : creuser des tranchées, ouvrir des fossés, bientôt des fosses communes, construire des routes et des chemins, élever des fortifications, pour un salaire misérable de 20 centimes par jour, alors que les prix ne cessaient d’augmenter, plus encore quand on taxa les marchandises entrant dans les bourgs.

103Weyler et ses collaborateurs augmentèrent la pression psychologique sur les populations civiles en divisant la population reconcentrée au moyen de l’attribution des rations alimentaires. Ils désignaient à la vindicte populaire des boucs émissaires sur qui faire porter la responsabilité des malheurs de tous.

Une technique de survie

104Le travail le plus commun des reconcentrés devint le forrajear, terme propre aux soldats de la cavalerie, qui désigne l’action consistant à aller couper du fourrage afin de nourrir leurs montures et celles de leurs officiers. Le terme en vint à désigner une action de survie propre aux reconcentrés.

105Les reconcentrés qui s’en allaient ramasser des fruits et des légumes étaient ensuite victimes des spéculateurs et des accapareurs qui exerçaient le monopole de la vente dans le bourg.

106La plupart des reconcentrés vivaient des restes de la tambouille des militaires, et ceux qui reçurent aux alentours des bourgs quelques arpents de terre à cultiver étaient aussi victimes des spéculateurs. Ces zones de cultures devinrent la solution par excellence pour maintenir en vie les reconcentrés sans que les autorités municipales, et moins encore coloniales, ne s’en préoccupent. Cependant, là encore, seules les personnes dont la fidélité à la monarchie espagnole était reconnue sans faille pouvaient disposer de quelques arpents.

107Fin août 1897, Weyler s’en prit aux maires qui, en ne faisant pas respecter les ordonnances et décrets, compromettaient la réussite de son plan. Pour lui, il était évident qu’il fallait occuper la population dans des tâches alimentaires qui lui retirent toute force et volonté de rejoindre les rangs indépendantistes. La recherche de moyens de survie devait être la préoccupation et le passe-temps principal des habitants, car il était évident que les maigres salaires des travaux municipaux ne permettaient pas de faire vivre une famille, alors que l’inflation était galopante, sans évoquer le prix prohibitif des médicaments.

Après la faim, les maladies

108L’abandon des malades par les autorités coloniales fut absolu. Les premières victimes furent, là encore, les familles les plus pauvres et celles dont un parent prenait part à l’insurrection, qui ne recevaient aucune aide. Les pluies commençant à la mi-mai, les maladies infectieuses et contagieuses se propagèrent : la population était soumise à des carences alimentaires depuis cinq mois et son potentiel immunologique était très affaibli. Face aux maladies infectieuses et endémiques, en particulier la variole, les militaires étaient les seuls à se vacciner et à faire des rappels de vaccins. La population n’en profitait que s’il restait des vaccins en surnombre. À Jaruco, entre janvier et février 1897, sur 771 décès, 700 étaient dus à la variole. L’entérite et la gastroentérite, au même titre que la tuberculose et le paludisme, furent responsables du plus grand nombre de victimes parmi les reconcentrés et la population. Au fur et à mesure que le temps passait, la part de la faim et des carences alimentaires augmenta dans les causes de décès.

109La hausse spectaculaire de la mortalité obligea à ouvrir des fosses communes, pratique peu appréciée dans les pays catholiques, d’autant que des personnes des deux sexes y étaient placées [43] ; cela posait soudainement aux prêtres des problèmes de conscience. Les séquelles psychologiques furent nombreuses et durèrent souvent toute une vie chez celles et ceux qui ne savaient où étaient enterrés les leurs. Dans d’autres cas, la mortalité était trop élevée pour que l’on puisse procéder à l’enfouissement des cadavres qui restèrent à l’air libre, chaud et humide des tropiques, contaminant l’atmosphère. À cela s’ajoutait l’action des chiens sauvages et des vautours. De nombreux villageois se plaignirent des sommes astronomiques qu’au nom de la charité collective les prêtres demandaient pour enterrer dignement.

110La population enfantine paya le tribut le plus lourd de la reconcentration. Non seulement par la mortalité, mais surtout par les séquelles psychologiques qu’entraîna le déracinement social, culturel et familial. Dans beaucoup de familles, le père – ou plus généralement les hommes adultes – émigrèrent dans l’espoir d’apporter un soutien financier aux leurs, ou rejoignirent les combattants indépendantistes ; la désintégration du noyau familial en fut accentuée. Les enfants se retrouvèrent donc au sein d’une population naturellement affaiblie – personnes âgées, femmes, enfants –, plus exposée aux effets des maladies. Le résultat fut l’augmentation spectaculaire du nombre des orphelins. Les capacités d’accueil et d’aide des institutions spécialisées, orphelinats et organismes caritatifs, furent rapidement dépassées. La seule réponse des autorités militaires coloniales, dans le cadre de la reconcentration de Weyler, fut la distribution des orphelins auprès des familles qui acceptaient de les accueillir. Il est évident que beaucoup de bourgeois saisirent l’occasion offerte pour tirer profit du travail des enfants. Les cas de « placement » dans des maisons de tolérance furent dénoncés ; on vit même des soldats coloniaux « vendre » les fillettes ramassées. Mais la prostitution devint rapidement l’une des formes « choisies » de survivance, sans frontière d’âge. La Havane concentra quantité de prostituées venues de toute l’île, elle devint la ville du scandale et des maladies vénériennes. En août 1898, la situation atteignit de telles proportions que le gouvernement colonial appliqua le Code pénal et procéda au ramassage des prostituées vagabondes et, plus généralement, de toutes les jeunes mendiantes.

111Ce ne sont là que quelques aspects les plus visibles du grand bouleversement social que produisit la reconcentration.

La fin du système de reconcentration

112Le 4 mars 1897, le nouveau président des États-Unis, le démocrate McKinley, interventionniste notoire, s’installa à la Maison blanche. Quelques mois plus tard, Weyler, qui avait promis d’en finir avec l’insurrection en l’espace de deux ans, subissait un cuisant échec au cours de la bataille de Victoria de las Tunas et se trouvait dans une situation des plus embarrassantes. La stratégie militaire devait être revue. Malgré l’état de misère et de désarmement, les insurgés portaient des coups décisifs à l’armée coloniale. La presse péninsulaire s’était emparée du thème de la reconcentration critiquant son inefficacité, d’autant que la presse étrangère commençait, non sans arrière-pensée, à s’occuper aussi de l’affaire. En effet, le président McKinley considérait que, face à l’affaiblissement des deux camps, l’heure était venue pour la grande république du Nord d’intervenir et certainement d’annexer l’île.

113Les États-Unis s’emparèrent donc du thème de la reconcentration pour justifier leur intervention dans les affaires intérieures de l’Espagne. Sous couvert d’intérêt humanitaire à l’égard des Cubains, la barbarie espagnole était dénoncée. Afin de relâcher la tension entre Washington et Madrid, l’Espagne ordonna le remplacement de Weyler par Ramón Blanco y Erenas qui arriva à La Havane le 31 octobre 1897. Le 20 octobre 1897, il rendit son commandement et en novembre 1897, il quitta La Havane après presque deux ans à Cuba.

114Weyler affirma qu’ayant servi 19 mois et 20 jours, il lui manquait le temps nécessaire pour mener à bien ce qu’il s’était proposé de faire en deux ans [44]. Jusqu’à la fin de sa vie, il se présenta comme une victime des enjeux politiques de Madrid et des campagnes de Washington.

115La reconcentration ayant ruiné Cuba, Madrid se proposait de remettre en marche la machine économique afin que le futur gouvernement autonome de l’île finance lui-même le coût exorbitant des opérations militaires et qu’on trouve du travail aux milliers de reconcentrés. Dans les instructions données à Ramón Blanco, l’accent était mis sur la préparation de la prochaine campagne sucrière et la récolte de tabac, d’autant que la production ayant atteint le niveau le plus bas depuis 1895, les prix connaissaient une hausse vertigineuse. Il s’agissait aussi de regagner la confiance des oligarchies. Dès lors, la reconcentration n’avait plus de raison d’être. L’arrivée de Blanco en octobre coïncidait avec la mise en place des cultures pour les prochaines récoltes qui s’étaleraient de décembre à avril. Une bonne récolte suffirait à alimenter la population et surtout l’armée en campagne. Trois jours après son arrivée, Blanco ordonnait une série de dispositions afin d’organiser les travaux agricoles. Les militaires y participeraient.

116Peu à peu, les ordonnances de Weyler furent annulées et démantelées. Les « juntes de protection des reconcentrés » étant désormais transformées en « juntes de secours », les familles des insurgés n’en étaient plus exclues. Cependant, les sommes allouées semblent prouver que les autorités coloniales ignoraient l’ampleur du phénomène et de la misère entraînée par la politique répressive de Weyler. Le 24 novembre 1897, de nouveaux gouverneurs de province furent nommés, avec ordre de relever toutes les données possibles sur la reconcentration et ses effets, et de produire toute une série de statistiques. Le 13 novembre, la reconcentration était officiellement abolie. Néanmoins, l’ordonnance émise à cette date déclarait qu’il était impossible de suspendre la reconcentration et de remédier de façon immédiate aux maux qui en étaient dérivés, à moins que l’on ne prétendît expulser des bourgs une foule composée en majorité de femmes et d’enfants, « pour les laisser abandonnés au milieu des champs, par conséquent exposés à supporter des maux plus grands encore que ceux que pouvait provoquer leur présence permanente dans les bourgs ». Les critiques à l’égard d’une telle politique furent aussi nombreuses que celles émises à l’encontre de la reconcentration. Le gouvernement colonial déclara alors qu’il était nécessaire de procéder « avec la prévision, le bon sens et le tact que la réalité impose et que l’autorité ne peut méconnaître [45] ».

117Derrière ces belles paroles se cachait une autre réalité : la guerre continuait, il fallait la financer.

L’autonomie

118Le 1er janvier 1898, dans un dernier effort pour conserver Cuba, Madrid décréta son autonomie. Le nouveau gouvernement local tenta de remédier, dans la mesure de ses moyens, à une situation qui accumulait le poids de presque 23 mois de reconcentration.

119Au début de janvier 1898, Clara Barton, fondatrice de la Croix-Rouge, voyagea à Cuba à la demande du président McKinley. À partir du 18 août 1898, des rations alimentaires vinrent des États-Unis. Par prise de conscience ou par nationalisme, cela déclencha un ample réflexe de solidarité de la part des habitants de Cuba qui en avaient les moyens. Mais la contrebande et la corruption furent tout aussi rapides à se développer. L’aide arrivait rarement jusqu’aux plus nécessiteux. Les médicaments étaient revendus dans les pharmacies, comme les biens en général. Les douanes, qui avaient reçu l’ordre de laisser passer toutes ces caisses, découvrirent vite qu’elles contenaient des articles de contrebande, des vêtements de luxe aux pièces mécaniques de rechange.

120Clara Barton projeta de construire des villages de reconcentrés au-dessus desquels flotterait le drapeau des États-Unis. Le 30 mars 1898, Blanco signa l’ordonnance mettant officiellement fin à la reconcentration. Elle avait duré du 16 février 1896 au 30 mars 1898, soit 2 ans et 45 jours.

121Veuves ou orphelines, de nombreuses personnes n’avaient nulle part où aller. Les riches, sachant leurs propriétés détruites, n’avaient aucune raison de retourner dans les campagnes. Le 18 avril 1898, le corps expéditionnaire américain débarquait, la guerre était réactivée.

Les réactions face à la reconcentration, les incidences politiques internationales

122En Espagne, au nom de l’internationalisme des travailleurs, le dirigeant socialiste Pablo Iglesias, fondateur du PSOE, dénonçait les horreurs de la politique d’extermination [46]. Les républicains espagnols, qui avaient été les seuls à entamer des négociations avec les Cubains en 1873, n’avaient de cesse de dénoncer les crimes de la monarchie.

123La dénonciation de la reconcentration par les autorités américaines faisait partie de leur stratégie pour justifier une intervention à Cuba. Mais en fait, elle ne concernait que les 600 ou 800 citoyens américains affectés par la guerre [47] ; en décembre 1897, ils étaient 1 748. McKinley désigna alors William J. Calhoun pour réaliser une enquête judiciaire sur le problème cubain qui eut un grand impact sur l’opinion de son pays. Il décrivit les conséquences de la reconcentration de façon dramatique [48]. Le 6 décembre 1897, dans un discours au Congrès presque exclusivement consacré à la politique militaire de Weyler, McKinley, après en avoir décrit les effets, concluait que la reconcentration n’était pas une mesure de la guerre civilisée, mais une guerre d’extermination. Le président américain affirmait : « L’intervention basée sur des motifs humanitaires a été conseillée fréquemment, elle a toujours été prise en compte par moi-même ».

124Le thème de la reconcentration devint un des sujets favoris des sénateurs favorables à l’intervention militaire états-unienne. Un élément laisse entrevoir que ce soudain intérêt des sénateurs et des congressistes cachait d’autres buts. Début avril 1898, alors que McKinley demandait au Parlement de voter des crédits de secours aux reconcentrés, les congressistes refusèrent de les voter [49], arguant qu’ils ne pouvaient le faire tant que le drapeau espagnol flotterait sur l’île. Fallait-il attendre que ce fût le drapeau des États-Unis pour venir en aide à tant de pauvres gens ? Plus que l’explosion du Maine en rade de La Havane dans la soirée du 18 février 1898, la reconcentration fut la justification de l’intervention américaine.

L’embargo américain

125Un des paradoxes de la reconcentration est que ceux qui s’étaient réfugiés dans les grandes villes, les ports comme La Havane, où le trafic maritime augmentait les chances de survie, furent ceux qui souffrir le plus de l’embargo américain décrété à la suite de la déclaration de la guerre. Le blocus, matérialisé par la présence navale américaine dès le 22 avril, déclencha une inflation galopante. Désormais, toute la population était affectée. Les rares industries durent s’arrêter. Curieusement, au même moment, l’opinion havanaise se passionnait pour… l’affaire Dreyfus.

126À La Havane, « les rues offraient d’horribles spectacles. Autour des cafés et autres établissements où l’on offrait à manger grouillait constamment un essaim de reconcentrés en attente des déchets [50] ». Les soupes populaires distribuèrent, entre le 6 juillet et le 25 septembre, 1 480 336 rations, mais les reconcentrés installés dans les fossés de la vieille ville coloniale en étaient exclus au motif qu’ils étaient hors des limites de la ville…

127Tous remarquèrent la disparition des chiens et des chats. Le retrait des troupes coloniales espagnoles entraîna la fin des restes de la tambouille et de la charité des soldats qui, eux aussi, étaient tenaillés par la faim – certes dans une moindre mesure [51]. Elle entraîna aussi une hausse spectaculaire du banditisme.

128Un mois après l’armistice, on ne distinguait plus les combattants, les mendiants et les reconcentrés. Seule la Croix Rouge continuait inlassablement son œuvre dans des bourgs où s’accumulaient des monceaux impressionnants de déchets et d’ordures qui maintenaient en échec toute tentative de salubrité publique.

129La déclaration de guerre des États-Unis à l’Espagne, le 22 avril 1898, et le blocus naval qui s’ensuivit, provoqua une hausse des décès : désormais, les conditions de vie étaient similaires pour les reconcentrés et la majeure partie du reste de la population. La famine s’étendit à des secteurs sociaux jusqu’alors épargnés, d’autant que le blocus provoqua un manque de marchandises, aggravé par l’accaparement et la spéculation qui entraîna une forte hausse des prix, ainsi qu’une augmentation d’autant plus forte des décès que les populations étaient déjà affaiblies par trois ans de guerre.

Premières conclusions

130D’un point de vue militaire, la reconcentration ne fut pas une réussite. Les insurgés réussirent à prolonger leur lutte. La faim finit par menacer autant les soldats coloniaux – et leurs chevaux – que les indépendantistes. Ne pouvant vivre du terrain, les indépendantistes augmentèrent les contacts avec l’extérieur pour compenser, et vécurent de la récupération des armes, munitions et uniformes de l’ennemi. Ils améliorèrent leurs propres systèmes de renseignement. Le besoin de surveillance des populations paralysa des forces importantes qui ne purent être employées dans la poursuite de l’ennemi. Le manque de production de céréales obligea à abattre des chevaux et réduisit les capacités opérationnelles de la cavalerie.

131Les mesures prises par Weyler furent inefficaces : elles ne purent freiner la volonté des indépendantistes, et l’« Armée Libératrice » continua le combat dans les lieux les plus reculés de la brousse, territoires libérés où les républicains cubains organisèrent des cultures ou des dépôts de vivres.

132La reconcentration, par sa violence gratuite, aliéna une partie de l’opinion favorable au maintien de la souveraineté espagnole. La presse en fut l’expression privilégiée. L’opinion mondiale et notamment la presse américaine firent de Weyler la cible principale de leurs critiques au cours d’une campagne intense. La reconcentration fut récupérée par l’administration des États-Unis pour justifier une intervention, voire une annexion de l’île, programmée depuis l’époque de Jefferson et qui, sous couvert d’action à caractère humanitaire, grevait l’avenir politique de Cuba.

133Dans le cas cubain, si l’on sait que la reconcentration provoqua, directement ou indirectement, la mort d’un cinquième du million et demi d’habitants de l’île [52], il reste à évaluer son impact sur le développement économique, sur le mode de concentration de la terre, sur les priorités accordées à certains secteurs économiques qui la conduisirent à la dépendance par le renforcement de la monoproduction sucrière.

134La reconcentration s’inscrit dans le cadre de la politique démographique coloniale : affaiblir numériquement le colonisé, quitte à le faire disparaître par la faim et les maladies, et le remplacer par l’émigration du surplus démographique péninsulaire. D’un côté comme de l’autre, le problème social est désamorcé. La faim apparaît alors comme l’arme suprême de la (re)conquête coloniale [53].

135Les campagnes cubaines se dépeuplèrent. La destruction de l’outil de production et la concentration des terres acquises de façon obscure provoquèrent un mauvais développement. La reconcentration raviva le racisme des classes supérieures. La porte était ouverte au racisme migratoire, à la sélection des candidats, qui alla de pair, sous couvert d’ordre public, avec l’élimination massive de combattants indépendantistes qui ne trouvaient aucune place dans la nouvelle société qu’ils avaient aidé à créer. Les survivants de certaines familles mirent plus de vingt ans à se rencontrer à nouveau.

Conséquences démographiques pour un nouvel État

136Entre 1894 et 1899, il y eut moins de naissances et il mourut plus de nourrissons que les années antérieures. Le déficit démographique s’élevait à 100 000 enfants : 100 000 enfants de moins que ceux que Cuba aurait dû compter, par comparaison avec d’autres pays.

137La cruauté de la reconcentration effectuée par le pouvoir colonialiste contre la population cubaine, la faim et les privations accentuées par le blocus naval provoquaient donc ce déficit de population inférieure à cinq ans, et un surplus de 57 613 hommes par rapport aux femmes. La cruauté de la guerre se reflétait dans la naissance à l’étranger de 172 535 Cubains.

138La reconcentration fut, pour la société cubaine de l’époque, le plus extraordinaire bouleversement démographique depuis la conquête de l’île par les Européens au xvie siècle. Dans l’histoire de l’Amérique latine, la guerre d’indépendance cubaine est le premier conflit moderne en terme de nombre de victimes civiles. Les historiens divergent quant à l’importance générale du phénomène de la reconcentration, dans les conséquences qu’elle eut en pertes démographiques.

139Cela conduit Raúl Izquierdo Canosa à affirmer : « Un siècle est passé et on n’a toujours pas pu établir avec clarté et exactitude le nombre de personnes décédées à la suite des mesures weylériennes, situation aggravée à l’extrême en 1898 par l’implantation du blocus naval des États-Unis sur l’île et de leur intromission dans la guerre [54]. »

140S’il existe une telle différence entre les chiffres, qui oscillent entre 228 000 et un demi million, c’est que les analyses démographiques doivent se faire sur la base de données qui ne furent pas collectées de façon identique et homogène. Les registres paroissiaux ou civils furent établis différemment selon les lieux. Ils ne sont ni uniformes ni similaires dans le mode d’enregistrement : dans certaines paroisses, malgré l’abolition de l’esclavage, on distingue entre les individus « blancs » et les autres, selon un système de castes et de couleur de leur peau ou de celle des parents.

141Mises à part les archives paroissiales et civiles, les archives militaires ou diplomatiques ne conservent quasiment aucune trace de ce phénomène, d’autant que, pour les militaires, il apparaissait comme un fait de plus à l’intérieur de leurs techniques de guerre, une normalité à l’intérieur d’une stratégie répressive.

142On ne pourra donc jamais connaître le nombre exact des morts exclusivement dérivées de la reconcentration.

143***

Conclusions

144La publication des travaux dont nous nous sommes inspiré prouve, notamment en mettant côte à côte les données démographiques, l’incidence de la politique reconcentrationnaire de Weyler sur les populations habitant Cuba et l’augmentation considérable des décès. Les incidences psychiques et psychologiques ne peuvent être appréhendées que par l’histoire orale. Francisco Pérez Guzmán parle même du « grand traumatisme psychologique d’une population qui tenta d’effacer ce passé qu’elle considérait comme infernal ». L’évaluation des conséquences négatives de la reconcentration pour l’économie et la société cubaine (désertification des campagnes, disparition d’un potentiel de population, notamment jeune) dans son étape de reconstruction dans les premières années de la République est « très difficile, pour ne pas dire impossible », selon Pérez Guzmán. Il est cependant généralement considéré que la reconcentration provoqua une concentration de la propriété agraire entre les mains des propriétaires les plus riches, ceux qui possédaient suffisamment de capital pour remettre en état des outils de production ruinés. Ce manque de capital national cubain favorisa l’intromission spectaculaire du capital américain, qui s’empara de grandes étendues de terre et les consacra exclusivement à la production sucrière, en accord avec les besoins économiques des États-Unis, renforçant de la sorte l’emprise de la monoproduction sucrière et empêchant la diversification agricole. La reconcentration favorisa la dépendance économique de Cuba à l’égard de la puissance du Nord.

145L’histoire, comme chacun sait, est ironique. Aux Philippines, la reconcentration des populations civiles fut organisée dès 1896 par le général Carlos Polavieja pour mater l’insurrection indépendantiste dans des proportions encore plus systématiques par les vainqueurs de l’empire espagnol, les Nord-Américains. En 1900 et en 1902, afin d’en « finir » avec les rebelles et de contrôler l’archipel philippin, les autorités militaires américaines durent le conquérir sur les nationalistes indépendantistes qui, après s’être soulevés contre le colonialisme espagnol, n’avaient pas déposé les armes face à l’occupation américaine. La guerre qui éclata à la suite du transfert des pouvoirs dura jusqu’en 1902 et fut particulièrement brutale. Les États-Unis mobilisèrent plus de 100 000 hommes (6 000 blessés et morts), les forces indépendantistes philippines d’Aguinaldo comptèrent entre 16 000 et 20 000 morts. La population rurale fut la principale victime de ce qui eut tôt fait de se transformer en guerre civile : 200 000 victimes.

146Au cours des mois d’avril et de mai 1902, on révéla qu’afin d’en finir le plus rapidement possible avec la guerre des Philippines, l’armée des États-Unis avait employé des méthodes identiques à celles de Weyler. Le général « Jake » Smith se chargea de pacifier Samar afin de rendre plus efficace la lutte contre les insurgés philippins. Sa première mesure consista à ordonner le retrait de la population civile de l’intérieur du pays. Lorsqu’elle arriva sur la côte, elle fut internée dans des camps où elle mourut de la même façon que les Cubains.

147« Je ne veux pas de prisonniers. Je veux que vous brûliez et tuiez. Plus vous brûlerez et tuerez, plus je serai satisfait », déclara Smith à ses troupes.

148Tous les Philippins qui ne se rendaient pas et étaient en âge de porter une arme, c’est-à-dire qui avaient au moins dix ans, étaient fusillés. Finalement, Smith donna l’ordre qui le fit passer à la postérité : que Samar soit transformé en une « multitude de lamentations ». Son subordonné, le colonel des Marines Waller, accomplit l’ordre au pied de la lettre et, six mois plus tard, il pouvait s’enorgueillir de ce que Samar était « aussi tranquille qu’un cimetière [55] ». The State, qui avait tant dénoncé les brutalités espagnoles, s’indigna : « Aux Philippines, nous avons des camps de concentration espagnols, des massacres de prisonniers sans quartier, comme du temps des Espagnols, des destructions de villes et de maisons qui accueillent les “rebelles” comme l’Espagne les réalisa […] Les États-Unis occupent la place de l’Espagne ou, en fait, bien pire [56]. » Stephen Bonsal, si méprisant à l’égard des indépendantistes lors de son séjour à Cuba, déclara que la politique de Weyler et celle mise en place par les États-Unis aux Philippines étaient identiques, et que la seconde était peut-être même pire encore. Il affirma que l’Administration américaine était aussi coupable que les deux militaires : « Quand les faits seront mieux connus, il sera clair que le général Smith et le commandant Waller ont été envoyés dans l’île pour mener à bien une campagne qui avait été totalement décidée à Washington [57]. »

149« Le fait que les Nord-Américains eurent recours à la reconcentration, une mesure qu’eux-mêmes dénonçaient bruyamment, constitua l’ironie la plus amère de leur effort pour “libérer” les peuples colonisés de leurs caciques espagnols [58]. »

150Les Russes l’employèrent au cours de leurs campagnes contre le Japon en 1905. À Cuba même, la reconcentration fut mise en œuvre par le dictateur Batista pour lutter contre la guérilla castriste dans les années 1957-1958 [59]. On connaît, plus près de nous, l’emploi qui fut fait au Vietnam de la reconcentration au cours des années 1960 par Westmorland, dans un système connu sous le nom de « hameaux stratégiques ».

151Il resterait à savoir, notamment concernant les années immédiatement postérieures à la guerre de Cuba, si les officiers américains des forces d’occupation militaire s’emparèrent des méthodes de Weyler dont ils purent constater in situ les effets, ou si l’emploi qu’ils en firent, eux, autant que les Anglais, les Russes et les Japonais, était dû à une application de techniques militaires « modernes ».

152Weyler est, en tant qu’inventeur du camp de concentration, un militaire typiquement espagnol. Son projet concentrationnaire, et sa mise en pratique, répondent à la méfiance qu’éprouvent les militaires espagnols à l’égard de la population civile. L’armée espagnole était formée et organisée pour réprimer la population civile, pas pour défendre la patrie d’une quelconque agression extérieure, pas plus en 1808, lors de l’invasion napoléonienne, qu’en 1914. Les officiers aux ordres de Weyler en 1896-1897 étaient les mêmes qui, en 1914, acceptèrent pour des raisons économiques la neutralité espagnole dans la Grande Guerre. En 1936, les militaires félons qui se soulevèrent contre la République espagnole avec l’aide des nazis allemands, des fascistes italiens et d’autres, appliquèrent à l’encontre des populations civiles, leurs compatriotes espagnols, les mêmes techniques de répression, de déportation, de contrôle et de massacre de la population civile. Sous Franco, le dernier camp de concentration ferma ses portes dans les années 1960. Il est évident que le maintien de milliers de Républicains espagnols derrière les barreaux et les barbelés, dans des conditions d’hygiène effroyables et dans un état de carence alimentaire significatif, alors même que, sauf dans de très rares cas, ces populations n’étaient pas utilisées dans des tâches de production industrielle (au contraire de l’Allemagne nazie) et alors que le manque de bras dans les campagnes provoquait une très grave pénurie alimentaire au sein de la population espagnole, souligne la volonté des autorités franquistes d’affaiblir la population et d’empêcher, plus encore à partir de 1943, que des habitants des campagnes ne forment ou ne rejoignent les guérillas antifranquistes qui fleurirent dans la Péninsule dans les années 1940-1950. On trouve, entre 1896 et au-delà de 1936, à trente ans d’intervalle, des ressemblances significatives dans le traitement des populations civiles par les officiers de l’armée espagnole. La plupart des généraux espagnols (Sanjurjo, Queipo de Llano) qui se soulevèrent en juillet 1936 contre le gouvernement légitime, démocratiquement élu, de la République, avaient fait leurs premières armes à Cuba et aux Philippines. La négation, ou simplement « l’oubli », par l’historiographie contemporaine espagnole, des crimes de Weyler va de pair avec la négation des crimes du franquisme.

153Savoir si Weyler est ou non l’inventeur des camps de concentration tels que le xxe siècle les a connus semble difficile à déterminer à ce stade d’une recherche qui n’a réellement commencé que dans les années 1990. Il demeure toutefois certain qu’il fut le premier militaire à avoir systématiquement considéré les populations civiles comme partie intégrante de la guerre, et à avoir planifié la guerre en fonction de cette suspicion généralisée à l’égard des civils. Weyler ne peut en aucune façon être exonéré de la responsabilité morale des atrocités commises pendant son mandat.

154D’une part, il est évident que la guerre coloniale qui évolue entre ces deux pôles plus complémentaires qu’opposés, guerre civile et guerre de classes, voire de « races », contient ses propres particularités déterminantes. D’autre part, la guerre coloniale à Cuba conduisit à l’anéantissement de populations civiles, notamment par la soumission par la faim, une tactique largement employée au cours de toutes les guerres de conquête coloniale [60]. L’importance des travaux de l’historiographie cubaine de cette dernière décennie est d’avoir mis en lumière une lecture des techniques de guerre imposées par la monarchie espagnole qui font de la reconcentration non pas un objet secondaire à l’intérieur de la guerre, mais son objet principal autour duquel toutes les autres tactiques de guerre se construisent. Autrement dit, la reconcentration de Weyler n’est pas un fait annexe, mais bien le cœur de sa stratégie : la politique de la faim fait partie intégrante de la stratégie de reconquête de l’espace colonial.

155Dans sa lutte pour tenter de maintenir la domination coloniale, le colonisateur n’a fait qu’utiliser les méthodes employées précédemment par les conquérants.

Bibliographie

Bibliographie succincte

  • Sources primaires

    • Emilio Bacardí Moreau, Crónicas de Santiago de Cuba, tome 4, Santiago, Tipografía Arroyo, 1924, 234 pages.
    • Doctor Juan Bautista Casas [González], La guerra separatista de Cuba, sus causas, medios de terminarla y de evitar otras, Madrid, Establecimiento tipográfico de San Francisco de Sales, 1896, 490 pages. [Con licencia de la autoridad eclesiástica].
    • Bernardino Martín Mínguez, Política y militarismo, Defensa del General Weyler, cuestión palpitante y transcendental, Madrid, Imp. de los hijos de M. G. Hernández, 1897, 76 pages.
    • Valeriano Weyler y Nicolau, Mi mando en Cuba, historia militar y política de la última guerra separatista durante dicho mando, vol. 1 a 5, Madrid, Litográfica y Casa Editorial de Felipe González Rojas, 1910-1911.
  • Historiographie moderne

    • Emilio de Leuchsenring, Weyler en Cuba, La Havane, Ed. Páginas, 1947, 216 pages.
    • Benigno Souza, “Weyler” de Julio Romano, La Havane, Editorial Alfa, 1938, 20 pages.
  • Historiographie contemporaine

    • Juan Pan-Montojo (sous la dir.), José Alvarez Junco, Manuel Pérez Ledesma, Juan Pro Ruiz, Christopher Schmidt-Nowara, Carlos Serrano, Más se perdió en Cuba, España y la crisis de fin de siglo, Madrid, Alianza, 1998, 528 pages.
    • Emilio de Diego, Weyler, de la leyenda a la historia, Madrid, Col. 21 et Fundación Cánovas del Castillo, 1998, 320 pages. [archives familiales].
    • Raúl Izquierdo Canosa, La reconcentración, 1896-1897, La Havane, Ediciones Verde Olivo, 1997, 95 pages.
    • Aisnara Perera Díaz et Augusto Rosquete Méndez, « La reconcentración en Bejucal : análisis demográfico » : El 98 en las fuentes documentales, La Havane, Archivo Nacional de Cuba, Editorial Política del CC del PCC, 2000, pp. 1-40.
    • Francisco Pérez Guzmán, Herida profunda, La Havane, Ediciones Unión et Unión de Escritores y Artistas de Cuba, coll. Clio, publication financée par le Fondo de Desarrollo para la Educación y la Cultura, 1998, 262 pages.
  • Témoignage et « histoire » romancée

    • Julio Romano, Weyler, el hombre de hierro, Madrid, Espsa-Calpe,1934.
    • Gabriel Cardona et Juan Carlos Losada, Weyler, nuestro hombre en La Habana, Barcelona, Planeta, 1997, 318 pages.
    • General Hilario Martínez Jiménez, Valeriano Weyler : Capitán General, Duque de Rubí, Marqués de Tenerife y Grande de España : de su vida y personalidad, 1838-1930, Santa Cruz de Tenerife, Ediciones del Umbral, 1998, 299 pages.
    • Emilio de Diego, Weyler, de la leyenda a la historia, Madrid, Fundación Cánovas del Castillo, 1998, 320 pages.
    • Luis de Armiñán, Weyler, Madrid, Edit. Gran Capitán ([Gráficas Nebrija]), 1946, 196 pages.
    • Valeriano Weyler y López de Puga, Duque de Rubí, En el archivo de mi abuelo : biografía del Capitán General Weyler, Madrid, Industrias Gráficas, 1946, 285 pages.

Notes

  • [1]
    Historien, université de Paris X-Nanterre.
  • [2]
    Enciclopedia Ilustrada Europea Americana Espasa Calpe, 70 volumes, plus 10 appendices, plus un volume annuel à partir de 1934 (sauf pendant les années de la Guerre d’Espagne, regroupés en un seul volume). La monumentale Encyclopédie a joui d’une réédition dans le courant des années 1990. Nous nous référons à l’édition princeps. Valeriano Weyler, Mi mando en Cuba, historia militar y política de la última guerra separatista durante dicho mando, Madrid, F. González Rojas Editor, 1911, 5 tomes.
  • [3]
    Le premier emploi civil en est fait par Emilio Bacardí Moreau, Crónicas de Santiago de Cuba, tome 4, Santiago, Tipografía Arroyo, 1924, p. 234.
  • [4]
    Nous forgeons et utiliserons ce néologisme, car on ne peut ni ne veut prêter à confusion avec le terme « concentration » et ses dérives propres à désigner des réalités apparues en Europe à partir des années 1930.
  • [5]
    Julio Romano, Weyler, el hombre de hierro, Barcelone, Espasa-Calpe, 1934. Littéralement : « Weyler, l’homme de fer » !
  • [6]
    Le Congrès se tient à Santiago de Cuba du 8 au 11 octobre 1945. L’ouvrage s’intitule Weyler en Cuba, et la citation y figure p. 95.
  • [7]
    En 1884, pour moins de 200 000 hommes, on comptait 27 000 officiers. On comptait 617 généraux en 1879, 461 en 1881 et 282 en 1889.
  • [8]
    Diario de Sesiones del Congreso, n° 98, 7 novembre 1880, p. 1 732.
  • [9]
    Idem, n° 96, 3 juillet 1891, p. 2 797.
  • [10]
    José Varela Ortega, « Otra vez el 98 !… Cien años después : significado y consecuencias », Cien años de la historia de Cuba (1898-1998), Madrid, Verbatum, 2000, p. 106.
  • [11]
    Manuel Corral, ¡El Desastre ! : Memorias de un voluntario en la campaña de Cuba, Barcelone, Alejandro Martinez, 1899, donne les chiffres de 63 067 soldats espagnols morts, dont seulement 4 128 au combat.
  • [12]
    Manuel Moreno Fraginals, Cuba/España, España/Cuba. Historia común, Madrid, Crítica, 2002, parle de 18 expéditions de rapatriés à la fin de 1898 avec plus de 4 000 morts.
  • [13]
    La guerra separatista de Cuba, sus causas, medios de terminarla y de evitar otras por el doctor Juan Bautista Casas [González] [Con licencia de la autoridad eclesiástica], Madrid, Establecimiento tipográfico de San Francisco de Sales, 1896, 490 p., pp. 25-26. Cet ouvrage est en fait une compilation d’articles publiés dans El Siglo Futuro de Madrid et dont, dès la mi-octobre 1895, El Comercio de La Havane, célébrait la publication. Ils étaient signés Fernández de Octomuros et intitulés « La guerra separatista ». L’auteur, prêtre dans le diocèse de La Havane, avait choisi de les signer d’un des noms de sa mère.
  • [14]
    Idem, pp. 28-29.
  • [15]
    Idem, p. 30.
  • [16]
    Idem, p. 414.
  • [17]
    Idem, p. 3.
  • [18]
    Idem, p. 291. Sur le « droit » à conquérir et civiliser les « sauvages », voir idem, p. 432.
  • [19]
    Idem, p. 166, voir aussi 414.
  • [20]
    Ces bodegas ressemblaient aux épiceries-buvettes-charbon de notre enfance. Aujourd’hui encore, le folklore cubain à gardé des traces de ces rencontres où la position que prenaient les consommateurs, la manière de tenir leur cigare ou d’accrocher, à l’entrée, leur machette constituaient autant de signes et de signaux de renseignements, sans que rien ne fût dit à haute voix…
  • [21]
    Casas, op. cit., p. 159.
  • [22]
    Idem, p. 161.
  • [23]
    Une lieue espagnole en Amérique équivalait à 4,225 kilomètres.
  • [24]
    Remarquons combien Casas se tenait au courant de l’évolution du théâtre des opérations : dans une note, il observe que ses propos de décembre 1895 ne sont plus, au vu de l’évolution de la situation militaire, totalement valables au moment de la publication de son recueil d’articles, un an plus tard, et qu’il conviendrait de les modifier en s’appuyant sur une série de points géographiques qu’il détaille. Dans la note 1 de la page 164, il reconsidère son invention en fonction de la trocha que Weyler a mise en place de Mariel à Majana. Page 166, il montre une parfaite connaissance non seulement du terrain, mais des hommes qui y résident et qui pourraient se montrer de parfaits auxiliaires de la répression coloniale dans la Ciénaga de Zapata, zone marécageuse où allait avoir lieu en 1961 le fameux fiasco de la Baie des Cochons.
  • [25]
    Idem, p. 291.
  • [26]
    Diario de la Marina (organe des commerçants espagnols), La Havane, 5 avril 1896.
  • [27]
    Emilio Roig de Leuchsenring, Weyler en Cuba, La Havane, Páginas, 1947, p. 94.
  • [28]
    Nous nous inscrivons ici en faux face aux remarques de Francisco Pérez Guzmán (Herida profunda, La Havane, Ediciones Unión et Unión de Escritores y Artistas de Cuba, coll. Clio, 1998, p. 23) qui tente d’excuser Casas en se contentant de reprendre l’ouvrage de Roig de Leuchsenring (1895 y 1898. Dos guerras cubanas, La Havane, Cultural, 1945), sans se référer aux écrits de Casas, et de confondre ainsi la date de publication de l’ouvrage et celle des articles, qui sont bien évidemment antérieurs.
  • [29]
    Gabriel Maura Gamazo, Historia crítica del reinado de Don Alfonso XIII durante su menoridad bajo la regencia de su madre Doña María Cristina de Austría, Barcelone, 1919, tome I, pp. 256-257.
  • [30]
    El País, La Havane, 11 février 1896. Weyler, Mi mando, op. cit., pp. 30-31.
  • [31]
    Weyler, Mi mando, op. cit., tome 1, p. 277.
  • [32]
    Trocha, du latin traducta : sentier ou chemin étroit caché qui sert de raccourci ; chemin ouvert dans la broussaille.
  • [33]
    ANC, Fondo de Academia de la Historia (La Havane), leg. 287, n° 378. Circulaire rédigée à Najasa (Camagüey), 1er juillet 1895, signée par Máximo Gómez, citée par Pérez Guzmán.
  • [34]
    Weyler, op. cit., tome 5, p. 397.
  • [35]
    Luis Morote, Sagasta, Melilla y Cuba, Paris, Sociedad de Ediciones Literarias y Artísticas, 1908, p. 325.
  • [36]
    Pérez Guzmán, op. cit., p. 39, qui cite les journaux La Gaceta de La Habana et Diario del Ejército, El País, Diario de la Marina (le premier jouant le rôle de journal officiel et les autres étant liés au parti espagnol des commerçants et des maisons de commerce interAtlantique). Pérez Guzmán les publie en annexe, pp. 215-218. Curieusement, le livre de Weyler (op. cit.), qui contient la majorité des documents concernant la guerre de 1895-1897, ne reproduit pas ce document.
  • [37]
    Faits au quartier général de Bayate, le 1er janvier 1897, in Weyler, Mi mando en Cuba, op. cit., pp. 78-80. Un décret similaire au second fut aussi émis à Cruces, les 5 et 30 janvier 1897 ; il concernait la province de Santa Clara.
  • [38]
    Diario del Ejército, La Havane, p. 1, col. 3.
  • [39]
    Ibid., col. 1.
  • [40]
    El País, 28 mars 1898, p. 2, col. 3.
  • [41]
    Entrevue concédée par Weyler au journaliste de Barcelone, Rico, au moment de son retour de Cuba, publiée par El País (La Havane), 26 novembre 1897.
  • [42]
    Entretien avec Rosalina Montiel López, fille de Felipa de la Cruz, décédée le 8 septembre 1955 à 71 ans, cité in Pérez Guzmán, op. cit., p. 66. En temps normal, l’Église emploie le terme de « pauvre de solemnité » pour désigner une catégorie de miséreux.
  • [43]
    F. Díez, « Héroes y mártires ignorados », article de l’époque, cité par Roig de Leuchsenring qui l’avait conservé.
  • [44]
    Weyler, Mi mando, op. cit., tome 1, p. 235.
  • [45]
    Gaceta de La Habana, 14 novembre 1898, p. 1, col. 1, cité in Pérez Guzmán, op. cit., p. 119.
  • [46]
    Le cas cubain fut d’autant plus débattu au sein de l’Internationale que Paul Lafargue, marié à Laura Marx, était né à Santiago de Cuba. Gendre de Karl Marx, il traduisit une partie des œuvres de son beau-père en espagnol.
  • [47]
    Résolution Cameron devant le Sénat, seconde quinzaine de mai 1897.
  • [48]
    Philip S. Foner, La guerra hispano-cubana-norteamericana y el surgimiento del imperialismo yanqui, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales, 1976. t. 2, p. 248 (la première édition aux États-Unis est parue sous le titre The Spanish-Cuban-American war and the birth of American imperialism, 1895-1902, New York, Monthly Review Press, 1972.
  • [49]
    « The reconcentration Camps », discours du sénateur Redfield devant le Sénat américain, le 17 mars 1898.
  • [50]
    Isidoro Corzo, El bloqueo de la Habana : cuadros del natural, La Havane, Ediciones la Tertulia, 1963 (1905), 31 pages.
  • [51]
    Díez, cité in Roig de Leuchsenring, op. cit., remarquait à l’époque la solidarité de certains soldats espagnols avec la population civile « car il y en avait beaucoup qui, obligés par la force à prendre les armes contre des hommes qui réclamaient un droit, n’étaient pas d’accord avec la cruauté et le despotisme de leurs chefs ».
  • [52]
    Le recensement de 1887 dénombrait 1 572 845 habitants.
  • [53]
    Mike Davis, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales, 1870-1900 : aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2003, 480 pages (traduit de l’anglais : Late Victorian holocausts : El Niño famines and the making of the third world, Londres et New York, Verso, 2001).
  • [54]
    Raúl Izquierdo Canosa, op. cit., p. 12.
  • [55]
    Leon Wolff, Little Brown Brother : How the United States purchased and pacified the Philippine Islands at the Century’s Turn, Garden City (New York), Doubleday, 1961, 383 pages, pp. 356-357.
  • [56]
    The State, 29 avril 1902, cité in Philip Foner, Historia de Cuba y sus relaciones con los Estados Unidos, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales, 1973, vol. 1, p. 382. Le Constitution’s d’Atlanta du 27 décembre 1901 révéla que l’armée américaine, considérant qu’il s’agissait « d’un document incendiaire », avait décidé de suspendre la distribution de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis.
  • [57]
    The State, 5 mai 1902, cité in Foner, op. cit.
  • [58]
    Christopher Schmidt-Nowara, « Imperialismo y crisis colonial », in Juan Pan-Montojo (dir.) Más se perdió en Cuba. España, 1898 y la crisis de fin de siglo,, Madrid, Alianza, 1998, pp. 31-90, et p. 80 pour ce passage.
  • [59]
    Ernesto CHE Guevara, « Guerra y población campesina », Lunes de Revolución, La Havane, 26 juillet 1959.
  • [60]
    Mike Davis, Génocides tropicaux, op. cit.
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