Couverture de RHSHO_188

Article de revue

Raul Hilberg, une rencontre

Pages 23 à 32

Notes

  • [1]
    Éditeur, directeur du secteur Essais aux éditions Gallimard (dont la collection « Folio Histoire »).
  • [2]
    La Politique de la mémoire, Paris, Gallimard, 1996, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra.
  • [3]
    Le tome premier (« Folio Histoire » n° 141) comporte les chapitres I à VII, le tome deuxième (« Folio Histoire » n° 142) comporte le chapitre VIII, le tome troisième (« Folio Histoire » n° 143) comporte les chapitres IX à XII, les annexes et l’index général des trois tomes.
  • [4]
    L’Allemagne nazie et le génocide juif, actes du colloque organisé par l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, Gallimard/Seuil, 1985.
  • [5]
    Holocauste. Les sources de l’histoire, Paris, Gallimard, 2001, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra.
  • [6]
    Yosef H. Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Paris, La Découverte, 1984, traduit de l’anglais par Éric Vigne.
  • [7]
    Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933-1945, Paris, Gallimard, 1994, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra ; nouvelle édition dans la collection « Folio histoire », n° 133, en 2004.

1Il y a, pour l’éditeur d’un homme de la stature de Raul Hilberg, un risque d’indélicate prétention à témoigner.

2Car d’emblée, la partie était inégale entre un professionnel immédiatement frappé, à l’esprit et au cœur, par un écrit qui était plus qu’un livre, et un homme qui était plus qu’un auteur : Raul Hilberg était une exigence.

3S’il est bien une illustration de l’expression en langue anglaise work in progress, travail sans cesse remis sur l’établi, c’est l’histoire des éditions successives de La Destruction des Juifs d’Europe, l’œuvre majeure de Raul Hilberg. Ce dernier a dit, dans Politique de la mémoire[2], son autobiographie intellectuelle, la part que l’édition française de La Destruction a eue dans le développement permanent de son livre. La première édition en langue française paraît chez Fayard en 1988, établie à partir de la deuxième édition en trois volumes publiée à New York en 1985 sous le titre The Destruction of the European Jews. Elle en reprend l’intégralité du texte, mais également des compléments et ajouts inédits de l’auteur pour la version française. La traduction de l’anglais était due à Marie-France de Paloméra et André Charpentier. La nouvelle édition mise à jour, complétée et définitive, publiée par les éditions Gallimard en 2006 dans la collection de grande diffusion « Folio Histoire », est établie, avec l’aide de l’auteur, à partir de la troisième édition en trois volumes publiée par Yale University Press, à New Haven et Londres, en 2003. Semblablement, elle reproduit en trois volumes l’intégralité du texte, mais intègre des compléments et ajouts inédits et traduits par Pierre-Emmanuel Dauzat [3].

4Le contexte éditorial dans lequel je découvris ce travail, sans équivalent et qui m’a accompagné dans ma carrière d’éditeur, est le sceau qui marqua mon attachement d’ordre militant et jusqu’à ce jour.

5En 1984, François Samuelson, avec qui nous jetions les premières fondations du Bureau du livre français de New York, agence destinée à vendre aux confrères américains les droits d’ouvrages français, me parle, à l’occasion d’un passage à Paris, d’un ouvrage de Raul Hilberg. Je ne connais de lui que le nom, pour l’avoir vu figurer au programme du colloque sur l’Allemagne nazie et le génocide juif organisé par François Furet en 1982 à l’École des hautes études en sciences sociales [4]. Du livre lui-même, j’ignore tout, et notamment qu’après avoir été distingué comme la meilleure thèse de doctorat de Sciences sociales par l’université Columbia en 1955, il n’a paru qu’en 1959 à Chicago, chez Quadrangle Books, un tout petit éditeur qui se lance et imprime à l’économie. Toutes les grandes maisons d’édition sollicitées par Hilberg lui ont opposé un refus poli, qui reflétait l’inintérêt pour ce sujet. Samuelson se propose de m’en faire tenir des épreuves par l’éditeur américain car l’ouvrage était encore à paraître.

6La lecture est un choc. Non pas du fait de l’ampleur du crime qu’une culture familiale forgée dans la Résistance m’avait, très tôt, permis de mesurer, mais par la nature même du livre. L’onde de ce choc ne m’a jamais quitté, et les lecteurs français en ont eu toujours l’écho dans les présentations que j’ai rédigées pour chaque édition. On sait que l’histoire est une discipline ainsi faite qu’elle avance grâce à des études monographiques sur des acteurs, des lieux, des institutions, des événements. Il est plus rare qu’elle fasse un bond en avant grâce à la rédaction en un récit unique de l’ensemble de ces acquis, traçant une perspective d’une seule coulée, donnant, pour des générations, le grand cadre de leurs recherches, l’impulsion même de leur vocation d’historiens. Quelques heures de lecture me convainquent que l’ouvrage de Raul Hilberg est de ceux qui, ouvrant l’horizon par un questionnement nouveau en ne s’embarrassant pas des réponses immédiates, vous donnent cependant le sentiment que quelque chose a été définitivement fondé, qu’un point a été franchi qui rend caduques des approches, vieillis des ouvrages, passéiste une écriture. Je n’ignorais pas la violence des faits, l’existence des camps, l’idéologie meurtrière, les massacres au bord des fosses communes avant que n’advienne l’industrialisation de la mort par des techniques spécifiquement inventées pour la destruction d’êtres préalablement retranchés de l’espèce humaine. Je savais que l’homme peut être ange et bête et que la question métaphysique de savoir comment on peut, à quelques minutes d’intervalle, répandre des granulés de zyklon B, puis rentrer chez soi jouer des Lieders avait à jamais été tranchée : l’homme le peut, sans même être un idéologue fanatisé. J’avais beau déjà savoir cela et plus, voilà que devant moi s’animait le tableau.

7Le génocide est un processus, dont Hilberg distingue les étapes et met à nu les structures tant idéologiques que bureaucratiques : la définition des victimes par décret ; l’expropriation ; la concentration ; les opérations mobiles de tuerie ; les déportations ; les centres de mise à mort. C’est dans ce cadre, que je découvris au fil des années, que s’est inscrite toute l’historiographie internationale du génocide, en particulier sous l’impulsion de ses disciples, au premier rang desquels se tient Christopher Browning. Elle corrigeait localement la reconstruction de Hilberg, lequel, en retour, intégra tous ces apports dans les éditions successives. Cette vision du génocide lui vint dès 1952. Cette année-là, il devint membre du « War Documentation Project », qui rassemble en Virginie tous les documents allemands saisis par l’armée américaine. Officiellement chargé d’évaluer, avec d’autres chercheurs, le moral de la population soviétique à partir des documents nazis sur la guerre contre l’URSS et afin d’aider à définir une politique de Guerre froide, Hilberg découvre dans ces documents toutes les étapes (administratives, policières, bureaucratiques, industrielles, ferroviaires, etc.) du génocide.

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8Pour l’instant, me frappent les convictions qui chevillent cette œuvre. Raul Hilberg n’a pas voulu traiter seulement de la dimension éthique de la catastrophe : « indicible », « innommable », « passage à la limite de l’humanité », a-t-on répété, le génocide est d’abord un fait historique. En cela il est justiciable des procédures qu’applique l’historien à ses objets d’étude : confrontation des archives écrites et matérielles aux témoignages des survivants ; prise en compte des évolutions dans les témoignages selon le contexte d’énonciation puis de réception – largement différés dans le temps, puisque le génocide devient central en Occident non à l’ouverture des camps et au retour des survivants en 1944-1945, mais à partir du procès d’Eichmann à Jérusalem, en 1961 ; refus de donner systématiquement une supériorité ontologique au survivant, mais mise en parallèle, ici encore, de ce qu’il a dit et de ce qu’un certain état de la mémoire d’une société a voulu entendre à un moment donné ; mesure, enfin, des effets en retour de cette réception toujours biaisée par l’attente mémorielle sur le témoin et son discours. La chose dès le commencement parut scandaleuse à beaucoup, bien qu’elle fût au principe même de cette entreprise sans égal, du fait justement de cette conviction que les procédures classiques de l’historien doivent s’appliquer et que d’autres sont à inventer à proportion même de la dimension extraordinaire de l’événement (type des sources matérielles, oralité des ordres décisifs, politique de destruction des témoignages, etc.) [5]. Comment exploiter des archives si l’on ignore les procédures de circulation de l’écrit au sein de la bureaucratie nazie ? Comment décrypter un texte selon que la réalité d’un fait est arasée par la banalité du langage administratif ordinaire ou occultée par les euphémismes d’un codage volontaire ? Comment utiliser un témoignage sans une réflexion préalable sur la différence de nature entre victimes, survivants et témoins ? Hilberg propose une méthode d’exploitation des sources selon leur type (pièces verbales, pièces documentaires, pièces diffusées ou confidentielles, non diffusées, témoignages) ; leur composition (signatures, séries, formats, annotations, archivage, témoignages) ; leur style (formules d’usage, formules spéciales, mots spéciaux, symboles, vocabulaire codé, enjolivures, etc.) ; leur contenu (détails, lacunes, ouï-dire, omissions, fausses déclarations, inexactitudes, etc.) ; leur exploitation (importance, caractère non échangeable, recoupement ; possibilités d’exploitation : de la divulgation exceptionnelle à la rétention exceptionnelle).

9Hilberg a été, à sa manière, un témoin direct à tout le moins de la bureaucratisation du processus d’exclusion par décret, puis d’expropriation.

10Né à Vienne le 2 juin 1926, il fuit l’Autriche et gagne les États-Unis à l’été 1939 – dans les années 1990, il retourna à Vienne avec son éditeur allemand, mon collègue Walter Pehle, éditeur chez Fischer de la plus grande collection d’ouvrages consacrés au Troisième Reich, lequel sonna à la porte de l’ancien appartement pour se faire ouvrir par une vieille dame, qui était la voisine de palier jusqu’à la fuite et prétendit qu’elle habitait ici depuis le début. Raul Hilberg se bat en 1944 en Europe sous l’uniforme américain, dans une division qui, en avril 1945, est cantonnée à Munich, dans les bâtiments du parti nazi. Il découvre, dans des caisses abandonnées, la bibliothèque personnelle de Hitler. Il acquiert en Allemagne une conviction matricielle des travaux à venir : « Le massacre des Juifs ne constituait pas une atrocité au sens classique. Il était infiniment plus, et ce “plus” résidait dans le zèle d’une bureaucratie très élaborée et étendue. » La deuxième conviction fondatrice de l’originalité foncière de sa recherche marqua toujours l’écart de son travail d’avec les autres : « La destruction des Juifs était une réalité allemande. Elle avait été mise en œuvre dans des bureaux allemands, dans la culture allemande. C’est l’exécuteur qui avait la vue d’ensemble. Lui seul formait l’élément déterminant, depuis la genèse de l’événement jusqu’à son point d’acmé. » – « Une doctrine dont je ne me dépars jamais », aimait-il à répéter. Les deux convictions dictaient une écriture particulière : blanche, au sens où elle refuse toutes les couleurs de l’emportement, du pathos, de la grandiloquence. Les faits parlent d’eux-mêmes. Restituer au plus près leur enchaînement, jusque et d’abord dans l’attachement des milliers de fonctionnaires à bien faire leur travail (recenser, former des convois, les faire arriver à l’heure ou bien encore calculer le nombre de déportés par wagon de marchandises), c’était, plus que tout autre forme d’écriture, laisser le lecteur face à la violence inouïe du crime. La nudité de la grammaire, la modestie du style, tout contribuait à transmettre une part infime de ce qui se déchaîna.

11C’est alors que je suis éditeur aux éditions Maspero que je lis la deuxième édition anglaise de La Destruction. Avec François Gèze, leur nouveau directeur, nous entendons les faire évoluer en éditions La Découverte. Évoluer signifie garder le meilleur d’un fonds d’histoire et d’anthropologie tout en renouvelant, dans une certaine fidélité critique, le catalogue politique. La question d’Israël et de la Palestine donne lieu à elle seule à un nombre impressionnant de titres. Mais au programme des ouvrages de mise en perspective anthropologique, c’est-à-dire culturelle et religieuse, il manque, me semble-t-il, des enjeux, des livres qui puissent contribuer à dénouer les liens, apparemment inextricables, qu’une confusion, d’extrême gauche notamment, a fini par établir entre judaïsme, identité juive, communautés, génocide et État d’Israël, tenant l’ensemble pour responsable de l’occupation des Territoires, voire de toute la Palestine.

12L’évidence s’impose à moi qu’il faut que ce soit aux éditions La Découverte que l’édition française paraisse. Mais, commençant leur redressement, la maison – c’est un euphémisme – n’est alors guère en fonds. À la barbe des confrères, je viens d’emporter pour une bouchée de pain les droits français de l’ouvrage de Yosef Yerushalmi, Zakhor, Histoire juive et mémoire juive[6]. Faute de pouvoir payer un traducteur, j’en ai assuré moi-même la traduction et l’édition au cours de ce que, par dérision, nous appelions entre nous « mon service de nuit ». L’ampleur de la tâche de traduction de l’ouvrage de Hilberg me fait reculer devant l’idée de devoir m’y lancer seul, en dehors des heures de travail. Je renonce. Au choc s’ajoute donc une frustration tenace.

13En 1984, Claude Durand me propose de le rejoindre pour structurer un domaine de sciences humaines aux éditions Fayard. Il a plus d’un ouvrage sur Vichy et les Juifs en cours de publication et ne me cache pas que, dans l’immédiat, la traduction de l’ouvrage de Raul Hilberg n’est pas une priorité. Il me demande d’éditer les textes du film Shoah de Claude Lanzmann. Un samedi matin, pour ce faire, je retrouve Claude Durand dans une salle de projection, près de la Maison de la Radio, où Claude Lanzmann nous montre une version non encore montée de son film (elle durait onze heures, je crois). À un moment, les lumières se rallument après l’impressionnante prestation de Raul Hilberg à propos des horaires du cheminement de convois. Je me revois sortir prendre l’air avec Claude Durand et m’entends lui dire, littéralement : « Ce bonhomme, c’est Hilberg dont je vous ai parlé. » Économe de ses mots comme à son habitude, Claude Durand me lâche : « Lundi, vous faites une offre. » L’édition française parut en 1988.

14La suite, les lecteurs la connaissent moins (il se révéla que l’éditeur américain nous vendit des droits qu’il n’avait pas, car Raul Hilberg s’était réservé les droits pour les éditions étrangères) ou plus : Raul lui-même a répété que son ouvrage ne saurait être définitif au sens où le travail était inachevable par nature. Ainsi, lorsque s’ouvrent à l’Est de l’Europe, après 1989, les archives de régimes de démocratie populaire, Hilberg, armé de ses intuitions acérées, fouille les dépôts organisés selon la vision soit des exécuteurs (lorsque les archives avaient été saisies par l’Armée rouge et conservées en l’état), soit des communistes pourfendeurs des crimes du fascisme sans y distinguer les crimes contre l’humanité, de peur assurément de conforter le nouvel ennemi du stalinisme qu’était devenu le « nationalisme cosmopolite sioniste ». Il m’a dit à plusieurs reprises combien il avait été remué par les témoignages qu’il découvrit concernant le déchaînement des violences perpétrées par les auxiliaires baltes et ukrainiens de l’occupant nazi [7].

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15Révélation et frustration nouées dès le commencement expliquent mon attachement à cet ouvrage afin de lui donner une existence en français. Voilà pourquoi, éditeur de Hilberg, il me parut très souvent que nombre d’ouvrages que l’on me proposait ne pesaient guère. Il me sembla aussi que la cohérence intellectuelle ne souffrait pas que je devinsse l’éditeur de Daniel Goldhagen, du temps qu’il était encore sous contrat aux Harvard University Press et avant que celles-ci ne renoncent à publier son ouvrage sur les bourreaux volontaires de Hitler parce qu’il ne répondait pas à leurs critères académiques. Il me parut enfin que la profanation du cimetière de Carpentras et les poussées de négationnisme justifiaient que, quelques mois après que j’ai rejoint les éditions Gallimard, je décide de donner à lire à un public élargi La Destruction en deux volumes dans la collection de poche « Folio histoire ». L’ouvrage était reproduit par un procédé photographique et la petitesse des caractères conduisit plus d’un lecteur à adresser à Gallimard des protestations virulentes, auxquelles je n’ai jamais manqué répondre.

16Vint le jour – en 1986, je crois – où, la traduction suffisamment engagée, je m’envolais vers New York, puis Burlington pour rencontrer Raul Hilberg au café du campus de l’Université du Vermont. Il attendait un homme respectable, il fut amusé de voir débarquer un trentenaire qui avait une idée très exacte du lancement qu’il entendait organiser quasi militairement pour un livre qui lui tenait plus qu’à cœur.

17Ce jour-là, une œuvre s’incarnait enfin : j’avais devant moi, pour la première fois, un homme qui, en quelques heures, m’apparut pour ce qu’il était. Rigueur, rectitude, humour froid à la britannique, possédé par son sujet. Non pas qu’il ne vécût que pour retracer la mort des Juifs d’Europe ; mais son sujet lui dictait des valeurs et un comportement. Donner une sépulture aux victimes du crime, c’était dire comment la mort leur était advenue, ce n’était pas leur offrir les bouquets d’une rhétorique poisseuse ou larmoyante. L’exactitude des faits devait être telle qu’en elle-même, non pas telle qu’au fil des ans une véritable industrie éditoriale voulait la remodeler pour les besoins de son commerce ni l’industrie cinématographique ou télévisuelle pour l’édification de figures héroïques qui ne s’étaient jamais vécues comme telles. En 1985, lorsque paraît à New York, chez Holmes & Meyer, la deuxième édition amplement augmentée et enfin remarquée par la presse américaine, l’ouvrage suscite à nouveau des réserves de la part de la communauté juive américaine qui lui reproche de ne pas accorder « le primat aux victimes » et de ne pas faire « apparaître les victimes sous un jour héroïque ». Il en va de même lorsque Hilberg, nommé au United States Holocaust Memorial Council, fait des propositions d’aménagement (un wagon allemand de déportation, une boîte de gaz zyklon, etc.) pour le musée de l’Holocauste à Washington.

18De là, le sentiment chez certains d’une dureté de l’homme, qui n’entendait céder ni sur ses convictions fondatrices, ni sur ses doutes, moins encore sur une vision plus héroïque que nombre dans les communautés auraient aimé entendre. Les débats au sein de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, à propos de l’aide demandée pour la dernière édition, entre les historiens favorables et les instances de la Fondation, en sont l’exemple. Hilberg n’en prit pas un ombrage particulier. Ceux qui l’entendirent, le 27 septembre 2006, au Mémorial, répondre aux questions que posait l’assistance se souviennent qu’il n’aimait pas caresser l’auditoire dans le sens de l’air du temps, ni lui jouer une musique dont il n’avait pas lui-même trouvé la partition dans les archives. Ainsi fut-il, dans un épisode douloureux, un des tous premiers à douter de la véracité du récit de survivant forgé par Wilkomirsky, faussaire suisse qui remporta des prix décernés par diverses communautés de par le monde. De même, il s’opposa à des statistiques qu’il jugeait fantaisistes, bien que des cabinets d’avocats aux États-Unis les aient utilisées dans leurs démarches visant à obtenir des réparations. Ses rapports avec certaines communautés étaient délicats, notamment depuis le revirement d’Hannah Arendt. Celle-ci, après avoir fait refuser son manuscrit par les Yale University Press en 1957, sous le prétexte qu’il n’apportait rien qu’on ne sût déjà grâce à Léon Poliakov, se réfugia dans sa polémique publique avec Gershom Scholem, au lendemain de son reportage sur le procès Eichmann à Jérusalem, derrière des thèses qu’elle prêtait à Hilberg : les directions des conseils juifs auraient été des collaborateurs et les victimes se seraient passivement laissées tuer. En réalité, pour qui avait lu le livre, la réception de son travail demeura longtemps marquée par ce qui avait motivé le refus de publication par les presses du Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem à la fin des années 1950 : « 1. Votre ouvrage se fonde presque entièrement sur l’autorité des sources allemandes ; 2. Des réserves sur votre évaluation de la résistance juive (active et passive) pendant l’occupation nazie. ». L’édition en hébreu est sur le point de sortir en Israël, Raul Hilberg ne l’aura pas vue.

19Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette attitude de ne rien céder qui ne fût vérifié et fondé historiquement, il l’opposait à chacun. Le lendemain du débat avec la communauté au Mémorial, il y eut une soirée d’une intensité peu commune dans la grande salle – comble – du centre Pompidou, à l’initiative des « Revues parlées » de Roger Rotmann. Les internautes qui ont pu télécharger la vidéo-conférence de ce 28 septembre peuvent ressentir un peu de ce qui étreignait le public. Celui-ci était venu dire sa gratitude à un immense historien. Mais il en attendait des certitudes, voire l’assurance qu’il n’y aurait plus jamais cela. Il écouta un chercheur qui recensa les « erreurs d’interprétation et omissions » dans l’étude du génocide, reprenant les faits, les dossiers, les exemples, expliquant que la question du « pourquoi » était d’autant plus vaine que le « comment » était en soi un chantier sans fin. La conclusion de la conférence fut qu’il avait à ce jour plus de questions et moins de réponses qu’en 1946, lorsqu’il déposa un projet de thèse sur le génocide des Juifs par les nazis auprès d’un professeur de droit public et administration, Franz Neumann, lui-même réfugié allemand et qui lui prédit, perspicace, qu’avec un tel sujet, il n’aurait aucun avenir universitaire. La conclusion des questions posées par la salle fut qu’après Auschwitz et le Rwanda, toute son œuvre se résumait en trois mots : « Everything is possible », tout est possible. Le silence se fit d’abord. L’ovation qui suivit tint de l’hommage rendu à l’homme comme de la nécessité physique pour chacun de rompre la tension émotionnelle.

20Quelques mois après, à la veille de l’été, et comme j’en avais régulièrement l’habitude, je l’appelai pour lui donner cette fois des nouvelles du succès des trois volumes de la nouvelle édition chez Gallimard. C’était notre rituel : il décrochait, je me présentais à chaque fois, avec l’assurance que ce non pratiquant allait esquisser un sourire, comme son Shabbes Goy éditorial, et nous voilà partis pour parler, parfois une heure durant, de nos lectures, du cours du monde, mais aussi de musique classique, voire de nos familles. Nous parlions en anglais ; malgré notre familiarité, en français, je n’aurais jamais pu me résoudre à le tutoyer. Il évoqua pour la première fois sa grande fatigue. Puis ce fut, en réponse à un courrier où je lui demandais des nouvelles de sa santé, un fax glaçant, effrayant dans sa brièveté. Sur le même ton qu’il décrivait ordinairement le contenu d’une archive, il m’annonçait d’une phrase que les médecins arrêtaient la chimiothérapie et ne lui donnaient guère de semaines à vivre. Il m’assurait de son amitié et de sa reconnaissance. Je compris alors pourquoi, lors de son dernier passage à Paris, il avait tenu, malgré mon opposition, à ce que le reportage photographique qui lui fut consacré comportât quelques clichés de nous deux. Ce que je lui répondis m’appartient.

21Demeurent ses livres, son exigence, sa rigueur, sa droiture. Me reste la chose si rare pour un éditeur : plus qu’un auteur possédé par le sujet pour lequel il fut du petit nombre à nous donner des directions pour l’intelligence de ce qui toujours gardera, par sa monstruosité, une part d’incompréhensible, Raul Hilberg était d’abord un homme à la hauteur de son œuvre. En français, cela s’appelle une rencontre exceptionnelle. En yiddish, n’était-il pas ce qu’on appelle un Mensch ?


Date de mise en ligne : 28/02/2017

https://doi.org/10.3917/rhsho.188.0023

Notes

  • [1]
    Éditeur, directeur du secteur Essais aux éditions Gallimard (dont la collection « Folio Histoire »).
  • [2]
    La Politique de la mémoire, Paris, Gallimard, 1996, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra.
  • [3]
    Le tome premier (« Folio Histoire » n° 141) comporte les chapitres I à VII, le tome deuxième (« Folio Histoire » n° 142) comporte le chapitre VIII, le tome troisième (« Folio Histoire » n° 143) comporte les chapitres IX à XII, les annexes et l’index général des trois tomes.
  • [4]
    L’Allemagne nazie et le génocide juif, actes du colloque organisé par l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, Gallimard/Seuil, 1985.
  • [5]
    Holocauste. Les sources de l’histoire, Paris, Gallimard, 2001, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra.
  • [6]
    Yosef H. Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Paris, La Découverte, 1984, traduit de l’anglais par Éric Vigne.
  • [7]
    Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933-1945, Paris, Gallimard, 1994, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra ; nouvelle édition dans la collection « Folio histoire », n° 133, en 2004.

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