1Le présent article aborde deux domaines d’étude particulièrement vastes. Il ne fait aucun doute que la destruction des Juifs d’Europe constitue le plus grand crime commis par le régime national-socialiste, non seulement du fait du nombre immense de victimes – selon les connaissances actuelles, entre 5,6 et 5,7 millions de personnes, issues de 17 pays européens (ainsi que d’Afrique du Nord), ont été exterminées –, mais également du fait l’absolue cruauté avec laquelle hommes, femmes et enfants périrent dans un laps de temps très restreint – la majorité d’entre eux en l’espace de 24 mois, entre août 1941 et juillet 1943. Quel fut donc le rôle joué par la plus importante institution de la dictature nazie, dans laquelle servaient 18 millions de soldats à la fin de la guerre (nous ne prenons pas en compte ici les quelque 23 millions de membres que comptait l’association du Front du Travail allemand, rattachée au parti national-socialiste) ? Est-il simplement possible de dégager quelques caractéristiques générales au sujet d’une structure à ce point gigantesque et complexe ?

2Non seulement nous rappellerons les différents crimes dont s’est rendue coupable l’armée, mais nous tenterons également de montrer de quelles façons elle prit part à l’extermination de masse, afin de tenter d’en tirer une conclusion.

3La participation de l’armée à la persécution des Juifs fut, comparativement, assez réduite en Autriche et dans ce qu’il est convenu d’appeler le « vieil empire ». On tenta surtout d’exclure des rangs de l’armée les quelques soldats d’origine juive qui avaient servi sous la république de Weimar. Ce ne fut pas là cependant l’unique mesure prise à l’encontre des Juifs. La propagande politique fut renforcée à l’intérieur des troupes, ce qui, dans le troisième Reich, signifiait invariablement l’incitation à la haine contre les Juifs. Les stéréotypes racistes, propagés par le régime nazi, furent ainsi repris par l’armée lors de séances de formation des troupes ou de conférences [2]. Lorsqu’il s’agissait de préparer de nouvelles offensives à l’Est, le « Juif » qui y résidait était toujours présenté comme l’ennemi par excellence ; ce fut encore le cas lors de l’une des dernières campagnes offensives de l’armée allemande, en mars 1944, contre l’ancienne alliée du régime nazi, la Hongrie [3].

4Bien entendu, à l’intérieur du Reich, les offensives contre les Juifs ne se limitèrent pas à la simple propagande. L’armée joua un rôle actif dans leur persécution en Allemagne et en Autriche. Les différentes administrations agirent ainsi de concert avec le commandement en chef de l’armée, afin de veiller à l’application des mesures antijuives. Le commandant en chef de l’armée, Keitel, s’appliqua ainsi lui-même à réfléchir à la « question juive » [4]. L’armée joua également un rôle actif, lors des premières déportations du Reich – en 1940, depuis la Sarre – puisque ces convois quittaient l’Allemagne pour la France, alors sous administration militaire allemande. Les services secrets de l’armée proposèrent également quelques mesures pour destituer les Juifs de leurs droits, ou encore dénoncèrent à la Gestapo de soi-disant comportements illégaux de la part de citoyens juifs [5]. Jusqu’en 1944, la Wehrmacht ne participa à l’extermination de masse, sur le sol allemand, que dans le cadre des camps de prisonniers de guerre. Bien entendu, à cette date, l’armée était parfaitement au courant de ce qui se déroulait à l’est du Reich.

5Le tableau est cependant tout à fait différent dans les territoires sous occupation allemande. Nous allons nous attacher à dégager quatre points :

1. les assassinats commis par des unités ou des soldats de l’armée, et ce également dans le cadre des combats contre la résistance ;
2. le rôle joué par l’administration militaire dans l’extermination de masse, c’est-à-dire l’armée en tant qu’occupant ;
3. le sort des prisonniers de guerre juifs tombés entre les mains des Allemands et
4. le travail forcé des Juifs à l’intérieur de la Wehrmacht.

6Nous reviendrons, pour finir, à la situation à l’intérieur du Reich allemand durant les derniers mois du régime.

Des fusillades de masse

7Les premiers meurtres de Juifs commis par des soldats allemands remontent aux tout premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, en 1939. Il n’y eut pas que les Einsatzgruppen (unités spéciales) qui fusillèrent des Juifs lors de l’invasion de la Pologne, mais aussi des soldats. Malheureusement, nous ne pouvons nous appuyer ici que sur des recherches anciennes et en partie douteuses [6]. Cependant, il reste vrai que des soldats allemands tuèrent des civils juifs, très probablement dès les premiers jours de septembre, sous prétexte que ces derniers ne pouvaient leur fournir des papiers d’identité ou en guise de représailles pour des attaques dirigées contre l’armée allemande.

8La police secrète, ou « Gestapo de l’armée », se montrait souvent particulièrement violente [7]. Durant toute la campagne de Pologne, ce furent ainsi plusieurs centaines de civils juifs qui furent exécutés par des soldats allemands. Dans de nombreux cas, nous en avons la preuve grâce aux dossiers des tribunaux de guerre, qui révèlent que les procès engagés à l’encontre de ces soldats n’aboutirent, la plupart du temps, qu’à des peines légères qui furent amnistiées par la suite. Dès 1939, un climat extrêmement raciste règne à l’intérieur des troupes, même s’il apparaît par ailleurs de façon très claire qu’une partie des hauts gradés de l’armée se défendait encore à cette époque contre les actes de violence à l’encontre des Juifs.

9Lors de l’opération Barbarossa, un an et demi plus tard, les choses avaient déjà changé. Jusqu’alors, on avait uniquement rapporté des cas isolés de troupes qui, lors de l’invasion de la Pologne – et notamment lors de la traversée de l’est du pays – avaient fusillé des Juifs habitant de petites bourgades [8]. Cependant, avant le lancement de l’opération Barbarossa au printemps 1941, l’armée s’était déjà rendue coupable de meurtres de Juifs dans les endroits où les troupes d’assaut attendaient leur ordre de mobilisation.

10C’est ainsi que fin juin-début juillet 1941, des soldats participèrent aux nombreux pogroms organisés par la milice locale, à Bialystok, à l’ouest de l’Ukraine, ainsi qu’en Lituanie, sous prétexte de représailles contre des « crimes soviétiques ». Très souvent, les soldats jouaient le rôle de badauds ou filmaient la scène à des fins de propagande, alors que les miliciens, en pleine rue, battaient des Juifs à mort. Il arrivait même parfois que ces déchaînements de violence soient couverts, pour un temps, par les hauts gradés de l’armée, qui se dépêchaient cependant d’y mettre un terme afin de ne pas menacer la « discipline » de leurs troupes. Des cas de pogroms commis par des soldats sont également rapportés, même après cette date : par exemple en août 1941, à Ouman, en Ukraine [9].

11Les fusillades de masse auxquelles s’adonnèrent les Einsatzgruppen dès le début de la campagne polonaise firent bien plus de victimes que les pogroms. Lorsqu’une telle boucherie pouvait être considérée comme des représailles pour des attaques commises à l’encontre de l’armée allemande, même si leurs auteurs étaient des tireurs isolés, l’armée mettait alors son personnel à disposition pour sécuriser le lieu de la fusillade, voire pour fusiller directement les Juifs. Ce fut le cas, par exemple, à Luzk et Dubno [10]. La majorité des morts civils sont ainsi à mettre sur le compte de l’armée qui put donner libre à ces crimes dans le cadre formel des « massacres de représailles ».

12À l’automne 1941, la 707^e division de l’infanterie, dont les hommes étaient originaires de Bavière, était stationnée au sud de Minsk où elle était censée protéger la région contre d’éventuelles attaques de la résistance. Le commandant de la division, le baron von Bechtolsheim, était également chef de l’armée de Ruthenie blanche (l’ouest de la Biélorussie). Les ordres que Bechtolsheim envoyait en permanence à ses troupes étaient de véritables appels au meurtre racial. Selon lui, les Juifs de cette région, mais également les Roma qui y vivaient, devaient être exterminés. Le 727^e régiment d’infanterie fusilla ainsi, à la fin de 1941, près de 10 000 Juifs. Le 11^e bataillon de police de réserve, ainsi que le 12^e bataillon de Lituanie, qui dépendaient tous deux de Bechtolsheim, mirent à mort le même nombre de personnes. Cet exemple montre l’influence capitale que pouvaient avoir un commandant de division et ses officiers. Dans les faits, Bechtolsheim dirigeait les Einsatzgruppen à l’extérieur des grandes villes, où il ne causa pas moins de dégâts [11] que dans les cités.

13En Serbie, l’administration militaire allemande fit fusiller par ses troupes pratiquement l’ensemble des hommes juifs, officiellement en guise de représailles contre des attaques de la résistance, et ce sans que la police jamais n’intervienne. Si l’on songe qu’un soldat mort justifiait l’exécution de 100 « otages », le plus souvent choisis parmi les Juifs, on comprend qu’un pas vers le génocide était largement franchi [12].

14Il a longtemps été affirmé que la lutte contre la résistance en Union soviétique n’avait qu’un rôle de couverture pour les meurtres de masse à l’encontre des Juifs. On parlait même de guerre des partisans sans partisans. Des études récentes montrent cependant qu’il ne s’agit là que d’une généralité indéfendable en tant que telle. Le « combat contre les bandes », selon l’expression utilisée alors par les Allemands, était effectivement mené en réaction contre des actes de sabotage, des attaques contre des soldats ou des unités de l’armée allemande, ou bien contre des actions entreprises par une véritable armée partisane. Néanmoins, la réaction de l’armée allemande fut motivée dès le début par des principes idéologiques. Même lorsqu’on ne s’attendait pas à voir surgir un partisan, on était d’avis que toute forme de résistance, parfois même un semblant d’attitude hostile, justifiait une réaction impitoyable. Le droit des peuples était oublié. Bien que les résistants n’aient pas cherché le combat direct, mais se soient plutôt livrés à des actions ponctuelles destinées à miner l’occupant, la réaction allemande se soldait souvent par des massacres. Les fusillades de masse dans des villages où l’on disait que s’étaient réfugiés des résistants, la destruction de territoires entiers et la création de « zones mortes » étaient quotidiennes dans certaines régions de la Biélorussie et de la Russie.

15Les Juifs étaient officiellement considérés comme les alliés des résistants. Lors d’une séance de formation au combat contre la résistance, organisée par l’armée et la police, cette dernière exécuta même trente-quatre Juifs en guise de démonstration. Bientôt, les Juifs furent assassinés dans le cadre d’actions entreprises par l’armée contre les résistants, comme ce fut le cas pour la 62^e division d’infanterie, en 1941, à Mirgorod en Ukraine [13]. Ce type d’actions resta cependant minoritaire : sur cinquante-huit actions entreprises contre la résistance en Biélorussie, cinq au moins furent accompagnées de massacres à l’encontre des Juifs, faisant environ 14 000 victimes. L’armée ne semble cependant pas avoir joué un rôle important dans ces tueries. Il est toutefois à noter que lors des grandes actions entreprises contre la résistance en 1942, plus aucun Juif ne vivait alors sous administration militaire allemande. La plupart des ghettos, qui se trouvaient sous administration civile, avaient été liquidés par les S.S. et la police bien avant que fussent entreprises les grandes actions contre la résistance [14].

16Les cas avérés de soldats allemands tuant des civils juifs lors d’actions limitées contre la résistance ne se réduisent pas à la seule Union soviétique. On en trouve également en Pologne. La plupart du temps, il s’agit de Juifs qui, cachés dans la forêt, se trouvaient pris entre deux fronts et tués [15].

17Une unité d’élite de l’armée allemande considéra probablement que la chasse organisée pour retrouver les détenus juifs qui s’étaient enfuis lors du soulèvement du camp de Sobibor constituait un acte de lutte contre la résistance [16]. Une unité pionnière de l’armée prit part à l’anéantissement de la révolte du ghetto de Varsovie, opération qui fut accompagnée de nombreux massacres [17]. En 1944, en France, des Juifs furent parfois également victimes d’actions entreprises par l’armée allemande contre la Résistance [18]. Le lien direct entre actions anti-partisanes et meurtres de Juifs ne peut donc être établi de façon systématique ; il est davantage à rechercher dans la propagande et l’implication personnelle de certains individus que dans une façon de procéder déterminée.

Les crimes commis sous administration militaire

18Il va sans dire que l’armée constituait au premier chef l’organe de conquête de l’Allemagne nazie pour prendre le contrôle d’autres pays. Cependant, dans de nombreux territoires occupés, l’armée joua également un rôle administratif. D’un point de vue historique, il n’y avait là rien d’inhabituel, les choses se déroulant bien souvent de cette façon en temps de guerre. Des différences notoires, par rapport à la Première Guerre mondiale, firent cependant bien vite leur apparition : l’armée devait, en principe, remettre aussi rapidement que possible l’administration des territoires occupés entre les mains du pouvoir civil, lequel était chargé de réorganiser lesdits territoires selon les principes nazis.

19La campagne orientale ne se déroula pourtant pas comme prévu et de nombreux territoires en Union soviétique occupée restèrent sous la seule administration de l’armée. L’administration militaire avait également subi d’importantes mutations structurelles : les organisations chargées du pillage des économies locales, qui occupaient une place stratégique dans le projet nazi, se trouvèrent en partie démantelées et directement subordonnées à Göring. L’administration militaire employait des civils, de simples fonctionnaires allemands, mais également quelques S.S. Elle fournissait même parfois du personnel à la Gestapo, comme ce fut le cas pour le référent d’Eichmann en France. Enfin, la police secrète de l’armée était en partie constituée de membres de la Gestapo. Il n’est pas aberrant de supposer qu’un grand nombre des civils employés par l’administration militaire étaient membres du parti nazi. Dès l’origine, l’administration militaire exercée par l’armée n’était donc pas apolitique.

20En 1939, l’administration militaire en Pologne occupée n’était pas très active. À peine quelques semaines après la conquête du pays, l’administration passa sous contrôle civil. Pourtant, durant ce laps de temps, l’armée prit les premières mesures antijuives, telles que les signes de reconnaissance imposés aux Juifs, l’inventaire et le pillage de leurs biens [19]. À long terme, seules les structures mises en place de façon durable par l’armée d’occupation furent significatives pour la persécution des Juifs, comme ce fut le cas en Belgique occupée ou dans le nord de la France. Dans ces pays, l’administration militaire, en accord avec le régime de Vichy, émit un certain nombre de lois antijuives qui rendirent très difficile la vie des Juifs. La situation empira encore à l’automne 1941. À la suite d’attaques de mouvements clandestins communistes, il fut décidé de prendre essentiellement des Juifs en otage, afin de les fusiller. Ces derniers seraient choisis de préférence parmi la population récemment immigrée d’Europe de l’Est. L’administration militaire voulait ainsi éviter une réaction hostile de la part de la population française qui, d’une façon générale, n’était pas bien disposée à l’égard des immigrants. Finalement, il fut décidé qu’au lieu des fusillades initialement prévues, les « otages » seraient déportés vers des camps de concentration. Plus tard, alors même que l’activité d’Auschwitz n’était plus un secret, le chef des transports de l’armée allemande en poste à Paris encouragea encore les départs de convois [20].

21Les déportations prirent, bien entendu, une tout autre dimension en Europe de l’Est. Si les territoires soviétiques occupés par les allemands furent tout d’abord placés sous administration militaire, une grande partie d’entre eux revinrent rapidement sous contrôle civil, si bien qu’au bout de quelques semaines, l’armée n’administrait plus directement que la partie orientale du territoire. Là, elle était quasi toute-puissante et avait même le pouvoir d’envoyer les Einsatzgruppen dans les régions où elle souhaitait les voir opérer.

22Le pouvoir central de l’armée ordonna la construction de ghettos, tandis que les autorités allemandes locales étaient chargées de l’application des lois anti-juives : recensement des Juifs, pillage de leurs biens par l’imposition de taxes forcées, rationnement alimentaire drastique, travaux forcés et autres étaient à l’ordre du jour. Notons également l’antisémitisme violent qui faisait rage alors au sein de l’armée, laquelle distribuait à la population locale, à des fins de propagande, force tracts et journaux.

23Propagande et oppression n’étaient cependant qu’un prélude. Les grands camps de prisonniers civils mis en place par l’armée revêtirent bientôt une signification bien plus terrible. À Minsk ainsi que dans d’autres villes, tous les hommes (juifs et non juifs) en âge de servir dans l’armée furent internés dans un gigantesque camp, dans les premiers jours qui suivirent l’occupation. Tandis que la plupart des non-Juifs retrouvèrent progressivement la liberté, l’Einsatzgruppe B fusilla la majorité des Juifs internés.

24Ce fut précisément au cours de ces toutes premières semaines qu’un génocide d’une ampleur insoupçonnée se mit en place. Presque tous les grands massacres d’août 1941 jusqu’à janvier 1942 eurent lieu sous administration militaire. Le haut commandement de l’armée ainsi que les Einsatzgruppen étaient chargés des questions pratiques ; il s’agissait en effet d’épargner la main d’œuvre utile et de préserver les infrastructures existantes.

25Une étroite collaboration dans la préparation des massacres vit bientôt le jour en Europe centrale, se concentrant ensuite particulièrement en Ukraine. Selon toute vraisemblance, le chef du quartier général de l’armée, en charge de l’administration des troupes, livra même des munitions au chef des S.S. en Ukraine, afin que ce dernier puisse mener à bien les massacres prévus. À Babi Yar, c’est une compagnie de propagande qui fabriqua les affiches destinées à attirer les Juifs de Kiev sur les lieux de leur exécution. Après le massacre, ce furent des soldats de l’armée qui dynamitèrent les bords des fosses afin d’effacer toute trace de la tuerie. L’armée mit parfois même ses camions et ses hommes à disposition afin qu’ils surveillent les convois ; ou encore elle envoya ses tireurs d’élite, comme ce fut le cas lors du grand massacre de Simferopol, en Crimée.

26La majorité des massacres antijuifs accomplis par l’armée se déroulèrent jusqu’en janvier 1942, même si la conquête du Caucase à l’automne 1942 apporta, elle aussi, son lot de victimes. Il est surprenant de voir avec quelle énergie les divers quartiers généraux établis par l’armée se mirent en devoir de chasser les derniers survivants, considérés comme tout particulièrement dangereux. La plupart du temps, les malheureux étaient livrés à la police, qui les exécutait. Environ 500 000 Juifs soviétiques furent ainsi assassinés dans les territoires sous occupation militaire allemande, l’armée ayant pris une part active à la majorité de ces meurtres [21].

27L’armée participa aussi à l’assassinat des Juifs dans d’autres pays. Ce fut le cas de la Serbie, évoqué plus haut, et d’une grande partie de la Grèce occupée. La communauté juive de Salonique était très ancienne et sa tradition très riche. Là encore, l’administration militaire se mit en devoir d’oppresser et de piller. Finalement, elle prêta main-forte à la police dans l’organisation des déportations vers Auschwitz. La chute de Mussolini en 1943 remit la Grèce entière sous contrôle allemand. Le sort des Juifs qui avaient vécu jusqu’alors sous domination italienne fut alors semblable à celui du reste de la population juive du pays [22]. Même dans l’organisation des déportations depuis la Belgique, la police de l’armée fut réquisitionnée [23]. L’administration militaire joua donc un rôle fondamental dans l’assassinat des Juifs en Europe de l’Est et du Sud et, dans une moindre mesure, en Europe occidentale.

28Dans les territoires sous administration civile, le commandement n’était plus placé entre les mains de l’armée, mais un quartier général ainsi que des troupes armées – certes réduites et moins entraînées – y étaient néanmoins stationnés. Le tristement célèbre « ghetto de transition » à Theresienstadt ne put être construit avant que l’armée ne cède le terrain à la police [24]. En Pologne, certaines unités de l’armée jouèrent un rôle direct dans la « Solution finale de la question juive », même si elles furent moins nombreuses qu’en union soviétique. Quand la police se plaignait du manque de personnel lors de la liquidation des ghettos, il arrivait bien souvent que l’armée, stationnée à proximité, soit réquisitionnée, par exemple pour l’organisation des départs de convois [25]. Certaines unités fusillèrent des Juifs en Pologne. Nous ne savons que peu de choses sur l’implication de l’armée dans les déportations lors des conquêtes territoriales plus tardives, comme celle de la Hongrie et de la Slovaquie en 1944 [26]. L’armée était encore présente lors des razzias d’octobre 1943 contre les Juifs de Rome [27]. Dans les territoires sous administration civile, certaines unités de l’armée aidèrent ainsi, au cas par cas, à l’organisation des déportations.

Les prisonniers de guerre juifs

29Lorsqu’on examine avec attention le sort des prisonniers de guerre juifs, la culpabilité de l’armée apparaît une fois de plus de façon éclatante. Jusqu’en 1944, ces derniers dépendaient directement du pouvoir militaire. Dès 1939, la Wehrmacht constitua prisonniers un grand nombre de soldats juifs ayant combattu dans l’armée polonaise – environ 65 000 hommes. La différence de traitement qui leur était réservée était d’emblée évidente : ils étaient triés à l’intérieur des camps de prisonniers et maintenus dans des zones isolées ; ils recevaient moins de nourriture et étaient moins bien traités que les autres détenus polonais. Nous supposons qu’environ 25 000 d’entre eux moururent durant leur détention. Pourtant, les prisonniers de guerre juifs ne furent pas les victimes directes de massacres de masse. Avec le temps, ceux qui avaient survécu étaient libérés et renvoyés dans leurs régions natales : certains y étaient immédiatement tués, la plupart d’entre eux, cependant, furent assassinés en 1942 par la police, en même temps que les autres habitants juifs [28].

30Nous ne savons que peu de choses concernant le sort des Juifs qui combattirent contre les troupes de la Wehrmacht, en avril 1941, au sein de l’armée yougoslave. Ils furent tout d’abord vraisemblablement détenus dans des camps en Allemagne, avec les autres prisonniers non juifs, avant d’être sélectionnés et renvoyés en Yougoslavie occupée pour y être assassinés [29].

31La Wehrmacht joua également un rôle fondamental dans l’assassinat des Juifs combattant dans l’Armée rouge, qui étaient considérés comme des ennemis particulièrement dangereux. Dans certains cas, il est avéré que des soldats fusillèrent des soldats ennemis qu’ils venaient de faire prisonniers, lorsque ces derniers étaient identifiés comme Juifs [30]. Les soldats soviétiques qui étaient enfermés dans des camps de prisonniers allemands étaient soumis à une sélection. Un décret de juillet 1944 ordonnait que les Juifs ne devaient pas être détenus avec des prisonniers non-juifs ; dans les faits, cette mesure fut appliquée dès les premiers jours de la campagne. Bien des commandants de camps de prisonniers accordèrent en outre le droit aux Einsatzgruppen de pénétrer dans l’enceinte des camps, alors même que l’autorisation officielle de procéder ainsi ne fut pas donnée avant octobre 1941. Seuls quelques rares commandants de camps de prisonniers se refusèrent à agir ainsi. La plupart du temps, la direction des camps avait d’ores et déjà identifié les Juifs parmi les prisonniers, souvent grâce à des dénonciations. Parfois, des Musulmans étaient sélectionnés « par erreur », étant eux aussi circoncis. Les commandos de la police exécutaient alors les victimes. De nombreux commandants de camp ne remirent pas leurs détenus juifs entre les mains de la police, mais se chargèrent de les faire fusiller par leur propre personnel [31]. Nous ne disposons pratiquement d’aucune information concernant des prisonniers juifs qui auraient été envoyés plus à l’Ouest, jusque dans des camps de prisonniers en Allemagne. Quoi qu’il en soit, ils étaient tout autant recherchés à l’intérieur de l’Allemagne que dans les pays occupés. Ceux qui étaient effectivement découverts étaient alors assassinés par la Gestapo, non pas à proximité du camp de prisonniers, mais à l’intérieur des camps de concentration. Alors que les exécutions des membres de l’Armée rouge cessèrent peu à peu au cours de l’année 1942, l’assassinat des prisonniers de guerre juifs se poursuivit jusqu’en 1943. Nous ne disposons que de rapports isolés concernant ces meurtres, aussi ne pouvons-nous guère nous appuyer que sur des statistiques, afin d’évaluer le nombre de victimes – vraisemblablement au moins 50 000 Juifs, combattants de l’Armée rouge, trouvèrent ainsi la mort. Apparemment, de nombreux prisonniers juifs parvinrent à cacher leur identité. Cependant, nous ne connaissons que peu de survivants dont l’identité juive est avérée et qui seraient parvenus à prendre la fuite à temps [32].

32Tout autre fut le sort des Juifs combattant dans les rangs des Alliés qui furent faits prisonniers par les Allemands et envoyés dans des camps. Même si nous savons qu’il y eut, là aussi, des cas de sélection, le traitement réservé aux Juifs ne différa pas, la plupart du temps, de celui des autres prisonniers, même dans le cas des pilotes de chasse. La crainte de représailles dont pourraient avoir à souffrir les prisonniers de guerre allemands détenus par les Alliés en était sans doute la cause. Il va sans dire, néanmoins, que de nombreux soldats alliés ne survécurent pas à leur détention en Allemagne [33].

Travail forcé et phase finale

33Dans certaines régions, les civils juifs furent eux aussi contraints de travailler pour le compte de la Wehrmacht, tout comme les prisonniers de guerre. L’armée ne participa que dans une moindre mesure au recrutement des Juifs pour les camps de travail allemands. Des civils juifs furent ainsi enrôlés de force pour la collecte d’emballages à Vienne durant l’été 1941 [34]. Si les conditions de travail à l’intérieur du Reich étaient très éprouvantes pour les Juifs, elles pouvaient avoir des conséquences fatales dans les régions occupées. Dans presque toutes les régions de Pologne et d’union soviétique, des Juifs avaient été recrutés par l’armée et se trouvaient livrés au bon vouloir de leurs « employeurs ». Alors même que persécutions et meurtres sur le lieu de travail n’étaient pas rares, travailler pour le compte de la Wehrmacht représenta dès 1942 une certaine protection par rapport au génocide. Certains militaires mirent même tout en œuvre pour protéger la vie de leurs travailleurs juifs [35].

34Le fait que des Juifs furent également contraints de travailler pour le compte de l’Afrikakorps est bien moins connu. Même si la persécution des Juifs en Afrique du Nord n’eut pas des conséquences aussi terribles qu’en Europe, nombre de Juifs contraints au travail par les Allemands succombèrent aux conditions épouvantables qui leur étaient imposées – environ 100 hommes sur les 5 000 travailleurs internés en Tunisie [36].

35Peu de recherches ont été entreprises pour clarifier les rapports entre l’armée et le système concentrationnaire. Des soldats, pour la plupart d’âge mûr, furent ainsi parfois envoyés pour surveiller les camps durant les derniers mois du régime nazi [37]. Jusqu’à l’été 1943, si l’on fait abstraction d’Auschwitz et de Maidanek, peu de Juifs se trouvaient encore dans les camps de concentration. Dès mars 1944 cependant, des soldats de l’armée furent nommés comme surveillants dans les camps de concentration vers lesquels affluaient les convois de Juifs hongrois. À partir de l’été 1944, les troupes allemandes se retirèrent progressivement de l’ensemble des territoires occupés, tandis que des travailleurs forcés juifs continuèrent à être intégrés dans le système concentrationnaire. Désormais, les soldats de l’armée chargés de la surveillance des camps furent assimilés aux S.S. Durant les dernières semaines de la guerre, d’autres membres de l’armée furent appelés à surveiller les Juifs dans les camps : des unités hongroises œuvrant pour le compte de l’Allemagne furent ainsi chargées, en avril 1945, de « boucler » le génocide à Bergen-Belsen. De nombreux détenus furent encore fusillés à cette occasion [38].

36Les assassinats de Juifs commis par des soldats, alors que l’armée allemande battait en retraite en 1944 – et tout particulièrement durant les quatre mois qui précédèrent la fin de la guerre – échappent à toute tentative d’analyse systématique, puisqu’ils eurent lieu dans des circonstances variées. De nombreux cas nous sont cependant connus. Lors du retrait des troupes allemandes du sud de l’Ukraine, au début de 1944, des Juifs qui étaient parvenus à survivre en Transnistrie sous occupation roumaine furent massacrés par des soldats de l’armée allemande [39]. Lors de la bataille de Budapest, en janvier 1945, des unités allemandes utilisèrent des Juifs comme boucliers vivants [40].

37La phase finale de la guerre s’accompagna d’une dissolution des frontières entre les différentes institutions du régime nazi, comme nous l’avons mentionné en prenant l’exemple du système concentrationnaire. Des unités de l’armée étaient alors actives dans tous les domaines à l’intérieur du Reich nazi, tandis que dans de nombreuses régions d’Allemagne et d’Autriche, les derniers survivants juifs étaient internés ou contraints à l’exode. À cette époque, les Juifs ne représentaient plus qu’une minorité parmi les détenus et ils furent encore, dans certaines régions, fusillés par des soldats durant les derniers jours de la guerre. La plupart du temps, la rencontre des victimes et de leurs bourreaux était le fruit du hasard, les meurtres commis dépendant uniquement des motivations individuelles des soldats.

Bilan

38Tentons d’analyser les différentes formes d’implication de l’armée dans le génocide juif décrites jusqu’ici. Nous pouvons d’emblée en tirer certaines conclusions. Comme l’on pouvait s’y attendre, la responsabilité de l’armée dans le meurtre des Juifs fut bien plus importante dans les régions sous administration militaire et dans les camps de prisonniers. Alors même que l’armée avait reçu l’ordre d’appliquer des mesures discriminatoires à l’encontre des Juifs, elle n’était nullement contrainte de participer aux massacres et encore moins de faire exécuter des Juifs par ses soldats. Son champ d’action était aussi large que possible et tout dépendait de sa collaboration plus ou moins étroite avec la S.S. ou la police. La situation était bien moins ouverte à l’intérieur des camps de prisonniers, puisqu’il n’était guère possible de soustraire durablement les prisonniers juifs aux membres de la police. Pourtant, très peu de tentatives de sauvetage des prisonniers juifs furent entreprises par les commandants des camps ; au contraire, ces derniers firent bien souvent exécuter ces détenus indésirables par leur propre personnel.

39Alors que l’armée dans son ensemble était l’instrument de la « violence de masse », les officiers décidaient seuls de l’application de tel ou tel ordre, de l’organisation de mesures de représailles ou encore, de la surveillance disciplinaire de leurs soldats. Le tableau est quelque peu différent de ce que nous avons pu en examiner dans le cas des régions sous administration militaire ou à l’intérieur des camps de prisonniers. Si certains officiers de l’armée étaient des nazis convaincus, d’autres tentaient par tous les moyens de contourner les ordres de génocide.

40Concernant la masse des soldats, quelques remarques s’imposent. À l’intérieur des troupes, leur champ d’action était assez limité. Aucun d’entre eux n’était contraint de participer aux massacres de masse de civils. Nous pouvons ainsi supposer que le nombre de soldats ayant spontanément pris part aux pogroms ou persécutions antijuives est relativement restreint. Leurs supérieurs hiérarchiques étaient, en outre, tenus de signaler et de punir de telles violences.

41Comment expliquer, dès lors, cette double participation – institutionnelle et individuelle – au génocide juif ? Considérons tout d’abord, les circonstances dans lesquelles ces meurtres furent commis. Dans les faits, l’Union soviétique était soumise à la domination absolue de l’occupant du fait de la suppression partielle de la juridiction de guerre. Les officiers disposaient alors d’un pouvoir immense qu’ils pouvaient exercer par les armes.

42La structure interne de l’armée différait également de celle qui définissait la S.S. ou la police, toutes deux liées bien plus étroitement au gouvernement nazi et idéologiquement bien plus homogène. En outre, la S.S. et la police étaient directement chargées d’appliquer des ordres concrets, c’est-à-dire de procéder aux massacres de masse. À mi-chemin, si l’on peut dire, entre la Wehrmacht et l’appareil policier de la S.S., se trouvait la Waffen-SS qui, chargée des combats, disposait néanmoins de plusieurs unités – en particulier de deux brigades – spécifiquement mises en place pour se livrer au massacre des populations civiles.

43La motivation idéologique des individus ou des troupes était, bien évidemment, de première importance lorsqu’il s’agissait de persécuter des Juifs. La grande masse des soldats de l’armée, particulièrement les membres des troupes, était composée d’hommes âgés de 18 à 40 ans. L’antisémitisme parmi eux était un présupposé bien établi, même s’il ne poussait pas nécessairement les uns et les autres au meurtre. Quant au corps des officiers, il était bien plus influencé par l’idéologie nazie que ne l’étaient les soldats ou les généraux. Ces derniers, cependant, n’en étaient pas moins antisémites.

44L’amalgame opéré par les nazis entre antisémitisme et anticommunisme eut des conséquences fatales : il résultait du vieil a priori selon lequel la majorité des communistes étaient recrutés parmi la population juive. Depuis 1919 au plus tard, une grande partie de l’opinion publique allemande en était persuadée. Avec le lancement de l’opération Barbarossa, les choses allèrent encore plus loin : l’ensemble des Juifs soviétiques, tout particulièrement les hommes adultes, furent considérés par les nazis comme l’assise du régime soviétique. Alors que la police estimait ce fait suffisant pour justifier les fusillades de masse, l’armée se voyait pour sa part davantage dans l’obligation de « réagir », pensant pouvoir légitimer des actions de représailles entreprises pour punir les responsables de crimes commis à l’encontre des nazis, fut-ce des attaques contre des troupes allemandes ou simplement la section d’un câble téléphonique. Les nazis espéraient couper l’herbe sous le pied des résistants en assassinant tous les hommes juifs. Les prisonniers de guerre étaient considérés, au sein de l’administration allemande, comme particulièrement endoctrinés. La frontière invisible de ce qu’il était légitime ou non de faire ne fut franchie qu’avec les meurtres de femmes et d’enfants. Des voix isolées, parfois même des protestations massives se firent alors entendre. En ce point, la différence avec la situation à l’intérieur de la S.S. et de la police est très sensible, puisque toute critique émise au sein de ces deux institutions resta très faible et isolée.

45Bon nombre de militaires, cependant, encouragèrent les massacres de masse : si les hommes juifs étaient dangereux, le reste de la population juive était, quant à elle, trop difficile à nourrir – dans ce cas, il s’agissait bien souvent de femmes et d’enfants dont le mari et père avait déjà été assassiné. Les administrateurs militaires proposèrent ainsi, dès août 1941, d’« envoyer au loin » certains groupes de Juifs ; lorsqu’ils comprirent que ni la S.S. ni la police n’organisaient ces déportations, mais que l’une et l’autre préféraient massacrer la population juive, la grande majorité d’entre eux acceptèrent cet état de fait. En 1944, le commandant militaire en charge des îles grecques ordonna la déportation des Juifs grecs vers Auschwitz, s’appuyant sur le même type d’arguments [41]. Tous les moyens étaient bons pour mettre un terme au problème de l’approvisionnement en nourriture ou du manque d’appartements. Il est évident, bien entendu, que de tels agissements n’étaient absolument pas motivés par des raisons économiques. Les soi-disant problèmes économiques étaient le plus souvent fabriqués de toutes pièces et servaient à légitimer officiellement des crimes racistes – plus d’un responsable put également se raccrocher à ce prétexte économique pour faire taire sa conscience.

46Combien de membres de l’armée furent donc effectivement impliqués, directement ou indirectement, dans les massacres de masse commis à l’encontre des Juifs ? Nous ne pouvons nous appuyer ici que sur les effectifs composant les diverses unités et structures responsables, puisqu’il est impossible de quantifier les actions individuelles des uns et des autres. Pourtant la question persiste de savoir dans quelle mesure il est possible de déclarer coupable une unité dans son ensemble, à savoir un régiment, un bataillon ou encore une compagnie. Si l’on considère les institutions militaires allemandes installées alors à travers toute l’Europe, nous pouvons aisément avancer le chiffre de plusieurs dizaines de milliers d’hommes – Allemands, Autrichiens, Allemands résidant à l’étranger, troupes et unités d’Europe de l’Est alliées des nazis et chargées de la surveillance des prisonniers de guerre. L’administration militaire, les troupes de sécurité, la police secrète de l’armée, les unités chargées de sécuriser telle ou telle région (à l’image du tristement célèbre régiment d’infanterie 727), parfois la gendarmerie, prirent toutes une part active dans l’assassinat de masse des Juifs. Les unités combattantes envoyées au front ne furent que peu impliquées. Les meurtriers étaient, pour la plupart, issus des hautes sphères de l’armée ; certains étaient des pilotes de chasse, fortement idéologisés, dans certains cas des marins, par exemple à, en Lituanie [42].

47Sur les 18 millions d’hommes employés par l’armée, les responsables de massacres de masse représentent certainement moins de 1 %. Bien entendu, ce pourcentage est bien plus élevé lorsqu’il s’agit d’estimer le nombre de membres de l’armée qui participèrent aux massacres commis par les nazis à l’encontre d’autres types de population, tels que les prisonniers de guerre soviétiques, les paysans assassinés lors des combats livrés contre les partisans, les Roma ou encore les handicapés mentaux internés dans des institutions psychiatriques. Les recherches actuelles nous permettent d’avancer le chiffre de 200 000 à 250 000 Allemands et Autrichiens impliqués dans le génocide juif ; les soldats de l’armée en représentent une part non négligeable. Alors que les coupables furent convoqués devant les tribunaux après 1945, pratiquement aucun membre de l’armée ne fut jugé devant un tribunal en Allemagne fédérale [43].

48Les membres de l’armée ne furent pas uniquement impliqués dans le génocide juif ; une toute petite minorité d’entre eux sauva la vie de Juifs, parfois dans des circonstances rocambolesques. Il est impossible, aujourd’hui, d’estimer la portée morale de telles actions. L’opposition d’une petite partie de l’armée aux massacres commis à l’encontre des Juifs s’explique aussi par la connaissance du génocide juif, opéré à grande échelle – il ne s’agit ici que des opérations de sauvetage et d’aide entreprises par des hommes issus des plus hautes sphères de l’armée de défense [44]. Plus souvent, des unités de l’armée sollicitées pour prendre part à la persécution de Juifs se refusèrent à prêter main-forte ; ce fut le cas lors de l’arrestation des Juifs danois [45].

49Afin de dresser un tableau d’ensemble clarifiant le rôle et les missions de l’armée, ainsi que sa participation effective aux meurtres de masse, il est nécessaire d’examiner la situation des armées étrangères qui combattirent aux côtés des troupes nazies. Des unités roumaines perpétrèrent d’immenses massacres de Juifs dans le sud-ouest de l’Ukraine, tandis que l’armée hongroise disposait de « bataillons forcés » composés de Juifs hongrois. De nombreux civils, parmi lesquels on comptait des Juifs, trouvèrent encore la mort dans le cadre des combats livrés par l’armée hongroise contre les partisans. Des unités slovaques qui se livrèrent à d’importants massacres dans les marécages de Pripiat furent également soupçonnées d’avoir pris part aux persécutions contre les Juifs. On rapporte même des cas de soldats italiens, stationnés sur le front oriental, qui se seraient rendus coupables de meurtres de Juifs. Seuls les Finlandais, pourtant alliés de l’Allemagne nazie, démontrèrent qu’il était possible de procéder autrement. Ils pénétrèrent même en union soviétique aux côtés de soldats juifs [46].

50De nombreux points restent encore obscurs. La question demeure ouverte : les massacres de Juifs furent-ils une spécificité allemande, marquée par l’obéissance aux ordres donnés ? La structure même des troupes peut-elle fournir un élément de réponse ou faut-il n’y voir qu’un jeu de circonstances ? Puisque la Wehrmacht n’avait pas reçu l’ordre d’assassiner les Juifs, seul l’examen des compétences, de l’organisation du travail et de la coopération nous permet d’obtenir une vue d’ensemble. Il est donc impossible d’isoler la Wehrmacht du reste du système nazi. En raison de son importance dans la politique du Troisième Reich et dans l’organisation du génocide juif, il était impossible que l’armée ne soit pas impliquée dans les persécutions commises à l’encontre des Juifs. Les deux instances dirigeantes de l’armée, le commandement en chef de la Wehrmacht et le commandement en chef des troupes, furent toutes deux responsables d’avoir entraîné l’armée dans le génocide juif. Les administrations militaires d’union soviétique et de Serbie – secondées par les commandants militaires nazis locaux – révélèrent bien vite leur enthousiasme à accomplir ces massacres. Leurs homologues stationnés en France et en Grèce participèrent à l’oppression et à la déportation des Juifs de ces pays. Quant à la structure chargée de gérer les camps de prisonniers de guerre, elle n’est pas seulement responsable de la famine imposée aux soldats de l’armée rouge faits prisonniers par les nazis, mais également du meurtre des Juifs se trouvant parmi eux.

51Nous sommes donc confrontés à une image complexe, dont les facettes multiples doivent encore être examinées avec attention. Il est préférable de se garder d’émettre des jugements généraux ; bien plus, il est nécessaire de tenter de reconstruire de façon concrète la participation de l’armée aux massacres des Juifs afin d’être à même d’analyser les causes et les circonstances qui définirent son implication. Enfin, ce qui vaut pour toutes les structures et institutions du Troisième Reich est aussi valable pour la Wehrmacht : aucune institution ne pouvait échapper à long terme à l’entreprise criminelle du gouvernement nazi, d’autant moins que, comme l’armée, elle jouait un rôle clé. Les dirigeants nazis et a fortiori les chefs militaires dénigrèrent de façon catastrophique la valeur d’une vie humaine, fut-ce celle d’un Juif ou d’un étranger. Une question demeure ouverte : celle de savoir dans quelle mesure ces hommes comprirent les implications morales de leurs actions et s’ils reconnurent qu’il s’agissait purement et simplement de meurtre. De même, nous ne pouvons répondre à cette interrogation : pourquoi la majorité d’entre eux n’a-t-elle pas agi en conséquence ?