Notes
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[1]
Gerard Aalders est directeur de recherches à l’Institut néerlandais pour la documentation de la guerre (Netherlands Institute for War Documentation, NIOD), à Amsterdam. Il est l’auteur d’une trilogie sur les politiques de spoliations et de restitution aux Pays-Bas, dont l’un des volumes a été traduit en anglais : Nazi Looting : The Plunder of Dutch Jewry during the Second World War (Oxford et New York, Berg, 2004).
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[2]
Allan Bullock, Hitler and Stalin. Parallel Lives, Londres, Fontana Press, 1993, p. 336, traduit en français sous le titre Hitler et Staline, Vies parallèles, Paris, Albin Michel, 1994 ; Michaell Stolleis, The Law under the Swastika. Studies on Legal History in Nazi Germany, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 7 (traduit de l’allemand). Pour une vue d’ensemble du système de pillage aux Pays-Bas et les restitutions d’après-guerre, voir Gerard Aalders, Roof. De ontvreemding van joods bezits tijdens de Tweede Wereldoorlog, La Haye, SDU uitgevers, 1999, traduit en allemand sous le titre Geraubt ! Die Enteignung jüdischen Besitzes im Zweiten Weltkrieg, Cologne, Dittrich Verlag, 2000, traduit en anglais sous le titre Nazi Looting : The Plunder of Dutch Jewry During the Second World War, Oxford et New York, Berg, 2004. Voir également, du même auteur, Berooid. De beroofde joden en het Nederlandse restitutiebeleid sinds 1945, Amsterdam, Boom, 2001. Sauf indication contraire (ou lorsqu’une référence plus complète s’impose), le présent article s’inspire de Roof et de Berooid.
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[3]
Kunstwerke und geschichtlich bedeutende Gegenstände, die seit 1500 ohne unseren Willen oder auf Grund zweifelhafter Rechtsgeschäfte in ausländischen Besitz gelangt sind. Jonathan Petropoulos, Art as politics in the Third Reich, Chapell & London, University of North Carolina Press, 1996, pp. 124-139 ; pour la citation : Cay Friemuth, Die geraubte Kunst. Der dramatische Wettlauff um die Rettung der Kulturschätze nach dem Zweiten Weltkrieg, Braunschweig, Georg Westermann Verlag, 1989, p. 16.
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[4]
Janet Flanner, Men and Monuments, Intimates portraits of the major masters and events of art in our time, Londres, Books for Libraries Press, 1957, p. 237 ; « Trial Address. Plunder of Art Treasures », Archives nationales, Washington, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, collection Ardelia Hall, carton n° 182 (non daté).
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[5]
Sauf indication contraire : Aalders, Geraubt !, op. cit., pp. 85-147 et 327-352.
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[6]
Alle Partei- und Staatsdienststellen sind verpflichtet, Herrn Dr. Posse bei Erfüllung seiner Aufgabe zu unterstützen.
-
[7]
Lettre de Hitler à Posse, Obersalzberg, 26 juin 1939, Nederlands Instituut voor Oorlogsdocumentatie (Niod), Doc. II, Roof Kunstschatten, Map H, Linz.
-
[8]
Lettre de Posse à Bormann, 15 janvier 1941, Niod, Doc. II, Roof Kunstschatten, Map H (Linz). Ce dossier contient des informations sur les acquisitions et leurs montants ; pour le musée de Linz : « Detailed Interrogation report n° 1, subject : Heinrich Hoffmann », juillet 1945, Archives nationales, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, collection Ardelia Hall, carton n° 33 et Niod, Archief 281, sans titre.
-
[9]
« Looted Art in Occupied Territories Neutral Countries and Latin America », 5 mai 1945. Archives nationales, Washington, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, collection Ardelia Hall, RG 260, carton n° 12.
-
[10]
« The Goering Collection. Consolidated Interrogation reports n° 2 », 15 septembre 1945, Archives nationales, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, service des enquêtes sur le pillage des œuvres d’art, collection Ardelia Hall, carton n° 450.
-
[11]
Jacques Goudstikker, propriétaire de l’entreprise, s’enfuit du pays juste après l’invasion par les Allemands, mais se brisa la nuque pendant la traversée vers l’Angleterre. Sa société (en tant que bien appartenant à un Juif s’étant enfui à l’étranger) aurait dû tomber sous le coup de la loi Feindvermögen. Voir sur le pillage (et la non restitution) de la société Goudstikker : Pieter den Hollander, De zaak Goudstikker, Amsterdam, Meulenhoff, 1998. Déterminantes en ce qui concerne les Feindvermögen (VO 26/1940), les négociations étaient déjà entamées en mai 1940, bien avant la promulgation du Feindvermögen VO, le 21 juin 1940.
-
[12]
Den Hollander, De zaak Goudstikker, op. cit., pp. 52-57.
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[13]
« Die Bestimmung der vom deutschen Reich entzogenen und von der Dienstselle Mühlmann übernommen Kunstgegenstände », Niod, Notities voor het Geschiedwerk, nr. 121 ; ibid., Archief 281, « Einkäufe von Gauleitern Programme F. Linz U. Wien », w.g. Dr. Kai Muhlmann et « Report on Mühlmann », Archives nationales de Washington, Commission américaine pour la protection et le sauvetage des beaux-arts et monuments artistiques dans les régions en guerre, RG 239, carton n° 9, 350/76/35/06.
-
[14]
« Report n° 4, Miedl Case. Account of the German Activities on the Art Market in Holland », Archives nationales de Washington, RG 59, Decimal Files 1945-1949, carton n° 4183, dossier Miedl.
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[15]
Niod, « Notities voor het Geschiedwerk, nr. 116 ». Le « Zusatz III » de cette « notice » mentionne 60 œuvres.
-
[16]
Inv.nr.715, doos 182, Algemeen Rijksarchief (ARA), La Haye, Stichting Nederlands Kunstbezit (SNK) (1930) 1945-1951 (1983).
-
[17]
E. M. Meijers, Het voorstel van L.V.V.S. aan haar schuldeisers, Zwolle, 1950.
-
[18]
Foreign Relations of the United States (FRUS), Diplomatic Papers, General, 1943, vol. 1, Washington, Government Printing Office, 1968, pp. 443-444. La déclaration interalliée contre les spoliations perpétrées dans les territoires occupés par l’ennemi ou placés sous son contrôle fut signée par les gouvernements suivants : République d’Afrique du Sud, États-Unis d’Amérique, Australie, Belgique, Canada, Chine, République tchécoslovaque, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Grèce, Inde, Luxembourg, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Norvège, Pologne, Union des Républiques socialistes soviétiques, Yougoslavie et Comité national français.
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[19]
Le huitième commandement du Décalogue est inclus dans la Bible hébraïque. La tradition chrétienne l’a repris à son compte (N.d.T.).
-
[20]
FRUS, 1944, vol. II, pp. 218-220.
-
[21]
E. 100 fut publié dans le Staatsblad van het Koninkrijk der Nederlanden, uitgegeven te Londen, Series E, 1944.
-
[22]
Ibidem.
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[23]
En français dans le texte (N.d.T.).
-
[24]
Sauf indication contraire, les sources de ce paragraphe sont Berooid, op. cit., pp. 209-267.
-
[25]
Un florin de 1945 devait être multiplié par 11 en 2001. Un euro valait donc, à cette date, 2,20 florins.
-
[26]
Memorandum van de Nederlandse Regering inzake de door Nederland van Duitschland te eischen schadevergoeding. Gedrukt in opdracht van de Nederlandsche Regering (’s-Gravenhage, 1945).
-
[27]
Joh. R. Ter Molen, « F. W. Koenigs 1881-1941 », in Joh. R. Ter Molen, 150 jaar Museum Boymans Van Beuningen. Een reeks beeldbepalende verzamelaars, Rotterdam, Musée Boijmans van Beuningen, 1999 ; Albert J. Elen, Missing Old Master Drawings from the Franz Koenigs collection, claimed par the state of the Netherlands, La Haye, SDU, 1989 et Aalders, Berooid, op. cit., pp. 259-267.
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[28]
Sauf mention contraire, la source de ce paragraphe est Aalders, Berooid, op. cit., pp. 212-267.
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[29]
Origins unknown. Report on the pilot study into the provenance of works of art recovered from Germany and currently under the custodianship of the State of the Netherlands, avril 1998, p. 13.
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[30]
Aalders, Berooid, op. cit., pp. 246-253 et 238-246.
-
[31]
Origins unknown, op. cit., pp. 14-15.
-
[32]
Ibid., op. cit., p. 15.
-
[33]
Ibid., op. cit., p. 15.
-
[34]
En français dans le texte (N.d.T.).
-
[35]
Pour différents exemples, voir Aalders, Berooid, op. cit., p. 239.
-
[36]
Origins unknown, op. cit., p. 5.
-
[37]
Old masterpaintings. An illustrated Summary Catalogue, Zwolle, Waanders Uitgevers, 1992.
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[38]
Sur la situation néerlandaise, voir Gerard Aalders, Eksters. De nazi-roof van 146000 kilo goud buj De Nederlandsche Bank, Amsterdam, Boom, 2002.
-
[39]
Den Hollander, Goudstikker, op. cit., pp. 146-154 et Aalders, Berooid, op. cit, pp. 253-259.
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[40]
En français dans le texte (N.d.T.).
Introduction
1Le système de pillage des Pays-Bas par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale revêtit un caractère remarquablement systématique. Les principales victimes de la rapacité des occupants allemands furent les Juifs. Les expropriations, aux Pays-Bas, se fondèrent en général sur des décrets (Verordnungen) qui avaient force de loi. Seyss-Inquart, Reichskommissar d’origine autrichienne, dirigeait l’administration civile allemande (le gouvernement néerlandais se trouvant en exil à Londres). En qualité de Commissaire du Reich, il émit différents décrets réglementant l’organisation du pillage en invoquant, comme le faisaient souvent les Allemands pour se justifier, la convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (1907 [2]).
2Le pillage des œuvres d’art constitue un chapitre particulier de l’histoire des spoliations à l’époque du nazisme. Adolf Hitler et Hermann Göring, deuxième personnage du Reich, ne s’intéressaient pas seulement aux œuvres d’art, mais également aux collectionneurs, avec une prédilection pour les tableaux et les sculptures. La politique allemande des beaux-arts – si l’on peut qualifier de politique le pillage des œuvres d’art – remonte à 1933, date à laquelle le professeur Otto Kümmel, directeur du musée de Berlin, fut chargé de rédiger un rapport intitulé « Œuvres d’art et objets historiques qui, depuis le xvie siècle, contre notre volonté ou pour des raisons juridiques douteuses, sont tombés entre des mains étrangère [3] ».
3Ce ne fut qu’en 1940 que Kümmel présenta un rapport préliminaire dans lequel il énumérait les pertes subies par les États (Länder) allemands par suite de la guerre de Trente Ans, des guerres napoléoniennes et de la Première Guerre mondiale après le traité de Versailles [4]. Le rapport Kümmel ne fut pas le motif, mais sans aucun doute l’un des prétextes utilisés par Hitler pour piller les trésors artistiques de toute l’Europe et les transférer en Allemagne.
Le pillage des œuvres d’art aux Pays-Bas [5]
4À quelques exceptions près, les musées des Pays-Bas furent, dans l’ensemble, laissés intacts. Au début de la guerre, le pays était considéré comme une nation sœur dotée du même substrat germanique que l’Allemagne. Berlin pensait que les Néerlandais pouvaient aisément être convertis à son Ordre nouveau et, dans cet esprit, peu importait qu’une œuvre d’art soit exposée en Allemagne ou aux Pays-Bas qui, somme toute, allaient faire partie intégrante du Reich. Par ailleurs, ainsi que le précisait le rapport Kümmel, seules quelques œuvres d’art d’origine allemande avaient échoué aux Pays-Bas. Que les musées aient été épargnés ne signifiait pas que les acheteurs allemands fussent absents du marché de l’art des Pays-Bas. Au contraire, ce dernier fut fréquenté par une horde d’acheteurs nazis qui profitaient de la nouvelle situation après la capitulation.
5Les acheteurs les plus marquants de ce groupe étaient des représentants de Hitler et du Reichsmarschall Göring. Le Führer nomma Hans Posse, directeur de la Dresden Gemäldegalerie, à la direction du Sonderauftrag Linz, projet visant à faire de Linz la capitale culturelle de l’Europe : « Tous les départements du parti et de l’État s’engagent à soutenir le docteur Posse dans l’accomplissement de sa mission [6]. » Un immense musée devait être construit dans cette petite ville autrichienne où Hitler avait passé sa jeunesse [7]. Jusqu’à sa mort en 1942, Posse parvint à réunir une gigantesque collection pour Linz. Dans une lettre au Reichsleiter Martin Bormann, il écrivit qu’il avait « exporté » des Pays-Bas vers le Reich des tableaux pour une valeur de 8 millions de florins. Ce fut la célèbre collection Koenigs, unique en son genre avec ses tableaux de maîtres achetés pour 1,4 million de florins (un florin de 1940 doit être multiplié par 13 ; un euro équivaut à 2,2 florins). Après sa mort, Hermann Voss, directeur du musée de Wiesbaden, devint responsable du Sonderauftrag Linz [8]. Walter Andreas Hofer, « agent artistique » personnel de Göring aux Pays-Bas, dépensa au nom de son employeur environ 6 millions de florins. Outre l’élite nazie, de nombreux marchands de tableaux et directeurs de musées allemands intervenaient sur le marché des beaux-arts néerlandais.
6Convertis en monnaie d’aujourd’hui, les sommes mentionnées plus haut peuvent sembler peu impressionnantes (même si on les multiplie par treize pour tenir compte de la dépréciation monétaire), mais ces montants ne reflètent en aucun cas la valeur réelle de ces trésors artistiques. De nombreux tableaux furent vendus sous la contrainte, c’est-à-dire très au-dessous de leur prix réel. On pouvait difficilement décliner l’« offre » d’un Posse ou d’un Hofer, qui représentaient la « fine fleur » du régime nazi. Parfaitement conscients de leur position favorable dans les transactions, ces agents artistiques en abusaient sans scrupule. Dans la majeure partie des cas, les sommes que recevaient les malheureux vendeurs n’étaient qu’un pâle reflet de la valeur réelle des œuvres. Certes, tableaux et autres œuvres d’art pouvaient être emportés sans le moindre paiement, mais, comme nous l’avons souligné, les Allemands avaient le souci de conserver une apparence, ou plus exactement un simulacre, de justice. Pourquoi les nazis se montraient-ils si soucieux de conférer un semblant d’honnêteté à leurs « acquisitions » ? Les Américains qui ont enquêté sur le pillage des œuvres d’art ont apporté une réponse :
La protection juridique du pillage était assurée de diverses façons […]. Les nazis savaient que l’abolition de leurs lois par les alliés victorieux les priverait automatiquement de leur droit au butin. Ainsi, aucune collection ni la moindre œuvre d’art ne fut saisie, réquisitionnée ou volée sans une « légalisation » de ces crimes par quelque certificat de vente ou document dûment signé sous la contrainte par leurs victimes. Par ailleurs, pendant la conquête temporaire de l’Europe par les nazis, la plupart des œuvres d’art pillées firent l’objet d’une série de transactions destinées à dissimuler leur provenance [9].
8Hermann Göring abrita sa collection à Karinhall, sa propriété des environs de Berlin. Le Reichsmarschall avait une nette tendance à l’avarice et, dans un rapport d’après-guerre, fut décrit comme :
un homme d’affaires fondamentalement dur et âpre au gain. Il voulait tout acheter, mais, lorsqu’il achetait, il fallait que ce soit au prix le plus bas. En dépit des énormes sommes qu’il avait à sa disposition, il n’omettait jamais de marchander, quel que fût le montant concerné, et il acquit souvent des objets de second ordre parce que leur prix était peu élevé. […] Cependant, lorsqu’il proposait lui-même quelque chose à la vente, son prix était des plus haut, comme dans le cas de Miedl, qui paya 750 000 RM pour six tableaux dont cinq n’avaient rien coûté à Göring. […] Fidèle aux préceptes du national-socialisme, Göring veillait scrupuleusement à donner à ses transactions les plus suspectes l’apparence d’une pratique commerciale ordinaire. Il exigeait des factures et des reçus signés, et tout était inscrit avec une minutie typiquement allemande [10].
10Du fait de la tacite concurrence qui régnait entre le Führer et le Reichsmarschall, qui s’approvisionnaient aux mêmes sources, ce dernier devait manœuvrer habilement pour éviter tout heurt avec son supérieur. Dans la hiérarchie allemande, Hitler bénéficiait d’un droit de préemption, et Göring en était bien conscient, ce qui ne l’empêcha pas de saisir sa chance à Amsterdam où il réussit à acheter l’entreprise de beaux-arts Goudstikker avant l’entrée en vigueur de la loi sur les biens de l’ennemi (Feindvermögen [11]). Il est vrai qu’Alois Miedl, banquier et homme d’affaires allemand installé aux Pays-Bas depuis longtemps, avait acheté la société Goudstikker avant même que le Reichsmarschall puisse s’en emparer. Miedl fut cependant aisément convaincu qu’il serait peu judicieux d’ignorer les vœux de Göring. L’application de la loi sur les Feindvermögen aurait donné à Hitler la possibilité de choisir en premier, mais avant que cette dernière soit officiellement promulguée, Göring avait entamé les démarches pour faire main basse sur la société. Il l’obtint pour le tiers de sa valeur réelle environ. Après avoir choisi les meilleures pièces pour Karinhall, il revendit la société à Miedl. La somme consacrée à cet achat, très inférieure à la valeur réelle, fut placée, pour la durée de la guerre, sur un compte spécial au nom de la veuve de Goudstikker [12], conformément à la méthode de « l’apparence d’une pratique commerciale ordinaire ».
11Immédiatement après la capitulation, outre les deux agents appartenant tous deux à l’élite nazie, le pays fut submergé par des marchands d’art, directeurs de musées et acheteurs privés allemands. Après un net ralentissement des affaires dû à la crise économique mondiale des années 1930, les marchands d’art néerlandais accueillirent volontiers ces nouveaux clients. Comme Hitler avait imposé des restrictions aux importations, les Allemands n’avaient eu aucune occasion d’acheter à l’étranger, mais tout changea immédiatement après la défaite néerlandaise. Le commerce devint entièrement libre à partir du 1er avril 1941, date à laquelle – contre la volonté des Néerlandais – la frontière monétaire entre les deux pays fut complètement abolie. Après des années de crise, les négociants d’art néerlandais se réjouirent des nouvelles perspectives commerciales. Le marché connut un net essor ; les prix montèrent en flèche et des pans entiers des trésors culturels hollandais disparurent en Allemagne.
12Aux Pays-Bas, le Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), tristement célèbre pour sa responsabilité dans une grande partie du pillage en France, garda un profil assez bas. Les francs-maçons comptèrent parmi les principales victimes de Rosenberg et, par la suite, quelques bibliothèques furent saisies par l’ERR et transférées en Allemagne. Si cette activité fut assez limitée, c’est en grande partie parce que la Dienststelle Mühlmann avait priorité sur l’ERR et que, dans un premier temps, la source principale des acquisitions, la loi sur les Feindvermögen, présenta un grand intérêt pour le Reichskommissar en personne. Né en Autriche et ami intime de Seyss-Inquart, Kajetan Mühlmann, directeur de la Dienststelle, se montra très actif sur le marché artistique, pratiquement dès le premier jour de l’Occupation. Il était, entre autres, responsable des collections confisquées en vertu de la loi sur les Feindvermögen.
13Mühlmann avait la fonction de Sammelverwalter (littéralement, gestionnaire des collections). Il passait également au crible les musées, en quête d’objets d’art prêtés par des Juifs. Après mai 1942, tous les objets d’art appartenant à des Juifs furent confisqués en vertu de l’ordonnance 58/1942. Mais la plupart des œuvres d’art réunies par Mühlmann furent acquises par la méthode employée par Posse, Voss et Hofer : la vente sous la contrainte. 1 114 objets d’art, pour la plupart des tableaux, furent répertoriés dans le Geschäftsbuch der Dienststelle Mühlmann ; ce registre, cependant, était loin d’être complet, et il devait en exister bien d’autres. Seul un petit nombre des objets « achetés » par Mühlmann furent rapatriés après la guerre [13]. Son acquisition la plus spectaculaire fut la fameuse collection Mannheimer envoyée à Linz [14].
14Toutes ces « acquisitions » furent considérées comme illégales par les Alliés et définies par les expressions suivantes : « pillage technique », « pillage par achat » ou « vente sous la contrainte ».
15Le pillage des œuvres d’art appartenant à des Juifs constitue en soi un chapitre de l’histoire des spoliations aux Pays-Bas. Les Juifs furent en effet les seuls à être dépouillés collectivement, non seulement de leurs œuvres d’art, mais de tous leurs biens. En mai 1942, Seyss-Inquart édicta la seconde ordonnance Liro qui contraignait les Juifs à livrer tout ce qui leur restait, y compris leurs œuvres d’art et leurs pierres précieuses. La première ordonnance Liro d’août 1941 avait obligé tous les Juifs néerlandais à ouvrir un compte à la banque Liro et à y déposer ou à y transférer leurs liquidités, comptes en banque et comptes-chèques postaux, actions et chèques. Liro, abréviation de Lippmann, Rosenthal & Co, était ce qu’on appelait la « banque de l’escroquerie » qui avait été créée à Amsterdam en juillet 1941 à des fins de pillage. Pour le monde extérieur, elle ressemblait à une banque ordinaire. Deux entreprises bancaires portaient le nom de Lippmann, Rosenthal & Co, distinctes seulement par leurs adresses : Nieuwe Spiegelstraat et Sarphatistraat. Liro Sarphatistraat, camouflée en établissement bancaire, était la « banque » dans laquelle les Juifs étaient contraints d’ouvrir des comptes pour y déposer leurs fonds et titres. Le nom de cette fausse « banque » avait été intentionnellement choisi, l’ancien établissement Lippmann, Rosenthal & Co. (dans la Nieuwe Spiegelstraat) étant géré par deux banquiers juifs jouissant d’une excellente réputation. Le renom de leur banque fut utilisé pour éviter une éventuelle panique chez les clients juifs compte tenu des contraintes qui leur étaient imposées. Les collections d’art des Juifs néerlandais étaient assez modestes. Entre 3 500 et 3 600 tableaux (qui n’étaient pas tous des chef-d’œuvres) furent déposés dans la Sarphatistraat. Il faut garder à l’esprit qu’à l’époque, le marché de l’art néerlandais avait déjà été écumé de fond en comble par les agents, les musées et les négociants d’art allemands. Les meilleures pièces apportées chez Liro partirent pour Linz, puis directement en Allemagne. La Dienststelle de Mühlmann était, pour le compte de l’élite nazie, l’un des acheteurs chez Liro. Mühlmann acquit environ 75 œuvres d’art dans la « banque de l’escroquerie [15] ». Les œuvres de qualité inférieure purent rester aux Pays-Bas et furent vendues sur le marché néerlandais [16].
Les mesures prises par les Alliés contre le pillage des œuvres d’art
16Depuis 1940, le gouvernement néerlandais en exil avait, à maintes reprises, lancé une mise en garde contre les acheteurs de biens et de titres vraisemblablement pillés. « Radio Oranje », organe du gouvernement en exil, avait réitéré cet avertissement [17]. Plus importante, cependant, fut la déclaration des Alliés du 5 janvier 1943, diffusée par toutes les stations de radio alliées. Également appelée « déclaration de saint Jacques », « déclaration de Londres » ou « déclaration solennelle », elle rappelait que, dans les territoires occupés, les nazis avaient mis sur pied une entreprise de pillage systématique qui avait « pris toutes sortes de formes, depuis le pillage non dissimulé jusqu’à la pénétration et l’emprise financières les plus habilement camouflées ». Le pillage avait porté sur « toutes sortes de biens – œuvres d’art, réserves de matières premières, lingots et billets de banque ou actions et obligations dans des entreprises et établissements financiers ». Berlin cachait ces biens volés dans des pays neutres, et les Alliés déclarèrent avoir conscience que les citoyens de ces pays neutres avaient été incités à « servir de couverture ou de camouflage au profit des voleurs ». Les gouvernements alliés publièrent alors :
un avertissement solennel à toutes les parties concernées, et en particulier aux habitants des pays neutres pour qu’ils entreprennent de faire tout leur possible en vue de déjouer les méthodes de dépossession pratiquées par les gouvernements avec lesquels ils [les Alliés] sont en guerre, méthodes utilisées contre des pays et des peuples agressés et pillés sans la moindre justification. En conséquence, les gouvernements appuient cette Déclaration, et le Comité national français se réserve le droit de déclarer non valide tout transfert ou transaction de biens, de droits et d’intérêts quels qu’ils soient, ou quels qu’ils aient été, réalisés dans les territoires occupés ou sous contrôle, direct ou indirect, des gouvernements avec lesquels ils sont en guerre, ou qui appartiennent ou ont appartenu à des personnes (y compris des personnes morales) résidant dans ces territoires. Cet avertissement concerne tout transfert ou transaction ayant pris la forme de pillage ou de spoliation manifeste, ou de transactions apparemment légales sur le plan formel, même lorsqu’ils se présentent comme ayant été réalisés de plein gré [18].
18Cette déclaration, qui faisait partie de la guerre économique menée par les Alliés, n’avait rien à voir avec les vertus chrétiennes comme le 8e commandement « Tu ne voleras point [19] ». Le pillage permettait à l’Allemagne d’acquérir des biens stratégiques sur le marché mondial, et la guerre économique avait pour objectif, entre autres, d’empêcher ces acquisitions partout et chaque fois que cela était possible.
19En juillet 1944, la déclaration des Alliés fut complétée par la résolution VI de la Conférence financière et monétaire des Nations Unies, réunie à Bretton Woods, aux États-Unis :
alors que les pays ennemis et leurs ressortissants se sont emparés des biens des pays occupés et de leurs habitants par le pillage et la spoliation purs et simples, par des transferts réalisés sous la contrainte, ainsi que par de subtils et complexes stratagèmes, souvent mis en œuvre par l’intermédiaire de leurs gouvernements fantoches en vue de conférer une apparence de légalité à leurs vols et de s’assurer la propriété et le contrôle des entreprises après la guerre [20] […].
21L’impact des mesures prises par les Alliées pendant la guerre est difficile à préciser. Le pillage ne cessa pas, mais il semblerait que les Allemands aussi bien que les acheteurs et receleurs des pays neutres aient agi plus prudemment (et de façon plus secrète) qu’ils ne l’auraient fait sans ces avertissements. Les neutres risquaient de devoir faire face, après la guerre, à l’annulation des transactions qui leur causerait de lourdes pertes financières. Ces mesures furent de la plus grande importance pour la restitution après la guerre, et la déclaration des Alliés fut la base des restitutions et l’est encore lorsqu’il est question de pillage d’œuvres d’art.
Les mesures de restitution prises par le gouvernement néerlandais en exil
22Outre les mises en garde contre l’achat de biens susceptibles d’avoir été pillés, le gouvernement néerlandais à Londres avait préparé des lois pour restituer les biens à leurs propriétaires légitimes. La plus importante était la loi E 100, Besluit herstel rechtsverkeer (« Ordonnance sur le rétablissement des droits ») de septembre 1944, qui visait à annuler les nombreux textes de droit civil adoptés sous couleur de justice et appliqués sous la contrainte directe ou indirecte par les Allemands pendant l’occupation. La loi E 100 fournit aux autorités néerlandaises le fondement juridique du rétablissement des droits (de propriété) après la guerre [21]. De nombreux biens ayant disparu sans laisser de traces et ne pouvant donc logiquement être restitués – leur présence physique étant une condition sine qua non – cette restauration des droits (par exemple les restitutions) ne pouvait être que partielle.
23Le mot « restitution » devait être pris dans son sens le plus strict, sans être confondu avec les indemnités ou compensations pour dommage subi. Le gouvernement néerlandais était d’avis qu’il ne pouvait être tenu pour responsable du pillage auquel s’étaient livrés les nazis. Sa responsabilité se limitait à rechercher le butin et à le rendre à ses propriétaires ou à leurs héritiers ; la compensation était hors de question. Aucune mesure spéciale ne fut prise pour aider les Juifs, c’est-à-dire le groupe qui avait le plus souffert de la guerre. La deuxième loi, E 93 (le Besluit Bezettingsmaalregelen, « Ordonnance sur les mesures d’occupation »), portait sur les restitutions [22]. Cette loi contenait une liste de 423 règlements et décrets allemands considérés comme nuls et non avenus, notamment les mesures antijuives.
24Ces lois (et quelques autres, dont certaines amendées à plusieurs reprises après la guerre) établissaient les fondements juridiques du gouvernement néerlandais pour la restauration après guerre des droits de propriété. Leur domaine se cantonnait bien évidemment au monde juridique du pays. La déclaration des Alliés, complétée ultérieurement par la résolution VI de Bretton Woods, fut indispensable pour réinsérer dans la sphère juridique néerlandaise les biens emportés à l’étranger ; mais lorsque ces biens furent revenus aux Pays-Bas, il incomba aux autorités néerlandaises de procéder aux restitutions et de rendre les objets pillés à leurs propriétaires légitimes.
25Selon la loi E 100, le processus de restitution fut confié au Conseil du rétablissement des droits. Cette organisation coiffait une division judiciaire, une division d’enregistrement des titres, une division de la gestion des biens (y compris le protecteur des biens des Pays-Bas, le NBI), une division des personnes disparues, une division des personnes morales et une division des biens meubles. Le processus de restitution fut une opération longue, lente et complexe dans laquelle toutes ces institutions jouèrent un rôle important. Les difficultés rencontrées étaient énormes, en particulier en ce qui concernait les Juifs. Au lieu de conserver des comptes séparés pour les « Juifs à part entière » à Liro, les Allemands avaient tout déposé sur un unique compte collectif (Sammelkonto) après le 1er janvier 1943. Seulement 5 200 environ sur les 107 000 personnes déportées vers les camps d’extermination revinrent après la guerre, ce qui représente un taux de mortalité de 84 %. Lorsque le Conseil commença ses travaux en mai 1945, on ne connaissait que 2 000 détenteurs de comptes Liro. Il fallut quatre ans pour démêler l’écheveau du Sammelkonto et identifier 70 000 comptes. Une deuxième difficulté résidait dans le fait que la majeure partie des bureaux Lippmann, Rosenthal & Co avaient été détruits ou avaient disparu. Un troisième problème, très grave pour la restitution, résultait du nombre élevé de décès dans les camps de concentration. Des familles entières avaient été exterminées, ce qui avait créé un énorme imbroglio en matière d’héritage : qui était habilité à hériter, de quelle part d’héritage et de qui ? Cette situation créa également une immense complication administrative et juridique. Aucun certificat de décès, nécessaire dans les questions d’héritage, n’avait été délivré dans les camps de la mort d’Europe orientale ; pourtant, on réclamait tout de même ces documents pour le règlement des questions d’héritage. En 1949, une loi spéciale sur les personnes disparues fut adoptée pour résoudre ce problème. Toutes ces questions devaient être résolues avant que le Conseil chargé du rétablissement des droits puisse véritablement entreprendre les restitutions. Cette restitution fut évidemment lente à se mettre en place et cette lenteur fut (en grande partie) imputable à la force majeure [23]. De 85 à 90 % des biens pillés (parmi ceux qui purent être retrouvés) furent restitués à leurs propriétaires légitimes, mais le pourcentage d’œuvres d’art restituées fut nettement inférieur, en partie à cause de l’inefficacité du travail du Stichting Nederlands Kunstbezit (SNK), la Fondation des œuvres d’art des Pays-Bas. Celle-ci ne pouvait être tenue pour responsable des œuvres d’art disparues sans laisser de trace.
La restitution des œuvres d’art [24]
26À la conférence sur les réparations qui se tint à Paris en décembre 1945, le gouvernement des Pays-Bas présenta un mémorandum contenant ses revendications en matière de réparations réclamées à l’Allemagne occupée. Le montant total s’élevait à près de 26 milliards de florins, dont 3,5 milliards pour pillages et confiscations. La perte des tableaux et autres œuvres d’art était estimée à 640 millions de florins [25]. Selon la déclaration des Alliés, tous les biens culturels acquis aux Pays-Bas par les Allemands depuis le 10 mai 1940 – la déclaration avait un effet rétroactif à la date du déclenchement de la guerre – pourraient être considérés comme un « pillage technique » ou « pillage par achat », ce qui en pratique équivalait à « du pillage pur et simple ». Les gouvernements des pays alliés, dont le gouvernement des Pays-Bas, s’étaient – on s’en souvient – :
réservé tous les droits de déclarer non valide tout transfert ou transaction de biens, de droits et d’intérêts quels qu’ils soient, ou ont été, situés dans les territoires occupés ou sous contrôle, direct ou indirect, des gouvernements avec lesquels ils sont en guerre, ou qui appartiennent, ou ont appartenu à des personnes (y compris des personnes morales) résidant dans ces territoires.
28La déclaration des Alliés, qui ne comportait aucune prescription, fut (et est toujours aujourd’hui) la base sur laquelle des œuvres d’art pillées peuvent encore être réclamées. Le 22 janvier 1946, le conseil de contrôle des Alliés à Berlin publia la « définition du terme “restitution” » qui réaffirmait une fois de plus les principes de la déclaration du 5 janvier 1943, ligne directrice de la restitution des œuvres d’art. Contrairement aux « biens ordinaires », les biens culturels identifiables devaient être rendus au pays d’origine.
29La formulation du mémorandum néerlandais élaboré pour la réclamation d’œuvres d’art reflète également l’esprit de la déclaration :
Tous les biens susceptibles par nature d’être restitués, que l’ennemi, ses représentants ou ses ressortissants, à la faveur de l’occupation de la majeure partie des Pays-Bas, ont soustrait au patrimoine national du pays tel qu’il existait avant l’Occupation, que ce soit directement par un transfert ou par une dépossession, ou indirectement par des achats ou transactions contre paiement réalisés, imposés ou extorqués par l’ennemi du fait de l’Occupation [26].
Le rapatriement des œuvres d’art d’Allemagne
31Le processus de restitution se déroula en deux phases. Tout d’abord, le gouvernement dut s’assurer que les biens avaient été rapatriés aux Pays-Bas. Pour ce faire, il se fonda sur la déclaration des Alliés. Mais une fois les œuvres revenues dans le domaine de la juridiction néerlandaise, leur restitution aux propriétaires légitimes devenait une affaire purement néerlandaise, dépendant de la législation intérieure.
32La première phase se déroula de façon plutôt satisfaisante et les œuvres d’art pillées qui purent être retrouvées en Allemagne et en Autriche furent acheminées dans leur pays d’origine. Aux Pays-Bas, toutefois, ce fut souvent plus complexe. Les deux opérations (rapatriement et restitution) étaient entre les mains du SNK. En Allemagne, les œuvres d’art recouvrées furent recueillies par la Section des monuments, des beaux-arts et des archives (MFA&A), service du SHAEF (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force) de Dwight D. Eisenhower. Les livres et archives récupérés furent généralement entreposés aux Archives d’Offenbach, les œuvres d’art dans de prétendus dépôts. Dans la majeure partie des cas, les œuvres pillées aux Pays-Bas furent restituées par l’entremise du dépôt central de Munich. Le 8 octobre 1945, les 26 premiers tableaux revinrent dans le pays par avion ; peu après, ils purent être admirés dans une exposition organisée spécialement par le Rijksmuseum d’Amsterdam.
33Les pays qui avaient été occupés envoyèrent des représentants dans les dépôts pour tenter d’identifier les œuvres d’art et les réclamer au nom de leur gouvernement. Dans ces dépôts, les experts néerlandais utilisèrent les renseignements recueillis sur les trésors artistiques, les bibliothèques et les antiquités vendus pendant l’Occupation (de plein gré ou sous la contrainte) à des Allemands ou à leur représentants, ou encore volés, confisqués ou perdus d’une autre façon dans la période 1940-1945. Bref, quiconque avait eu connaissance d’œuvres d’art disparues par suite de la guerre avait le devoir d’en faire état. Recueillis par le SNK, ces renseignements étaient enregistrés en bonne et due forme, puis utilisés par les experts pour être identifiés dans les dépôts en Allemagne. Les formulaires devaient être remis par le public avant le 15 octobre 1945 ; plus de 20 000 objets furent recensés.
34La plupart des œuvres d’art qui revinrent furent trouvées dans la zone d’occupation américaine en Allemagne, ce qui n’est guère surprenant si l’on considère que les dépôts du musée du Führer à Linz étaient situés dans cette zone. La collection Lanz et une grande partie de la collection Lugt (deux célèbres collections néerlandaises) furent découvertes dans une mine de sel située près d’Alt Aussee dans les montagnes près de Salzbourg. Un peu partout en Allemagne, on fit d’autres découvertes : la collection Mannheimer dans sa quasi-totalité, la célèbre bibliothèque de l’Institut international d’histoire sociale, la collection du musée d’Histoire juive, les bibliothèques de la synagogue juive portugaise et la bibliothèque des francs-maçons d’Amsterdam. Ne fut pas restituée la collection Koenigs qui, à ce jour, demeure à Moscou, bien que l’Union soviétique ait signé la déclaration des Alliés. Les négociations entamées entre la Russie et les Pays-Bas à propos de sa restitution ne sont toujours pas terminées.
35En 1947, les autorités néerlandaises estimaient qu’environ 80 % des œuvres d’art considérées comme pièces de musée avaient été récupérées. Les œuvres de moindre valeur (c’était la majorité) furent restituées à une échelle bien moindre et 75 % d’entre elles environ manquent toujours. On ignore encore où elles se trouvent. Une partie fut probablement détruite pendant la guerre ; une autre partie se trouve vraisemblablement exposée dans un musée ou dans une collection privée, quelque part dans le monde. Environ un an après le début du programme de restitution, quelque 4 700 articles culturels étaient revenus aux Pays-Bas. Environ 5 000 caisses entreposées aux archives d’Offenbach retrouvèrent leurs institutions d’origine. Dans les années 1950, le travail en Allemagne s’acheva, mais pas de façon officielle : les œuvres d’art pillées peuvent encore être réclamées si elles refont surface. Le gouvernement allemand s’est toujours montré très coopératif, sans avoir – naturellement – signé la déclaration des Alliés. Les œuvres d’art qui se trouvent aux mains de l’État allemand ne devraient pas poser de problèmes de restitution, et si les œuvres d’art pillées sont découvertes dans des collections privées, les difficultés seront de nature essentiellement juridique. Selon la loi allemande, la prescription en cas de vol est de dix ans. Cependant, les Juifs allemands victimes de la confiscation par l’État nazi peuvent présenter une revendication fondée sur la loi adoptée par le Conseil de contrôle allié (CCA), le 20 septembre 1945, qui déclare nulles et non avenues les lois discriminatrices de Hitler avec effet rétroactif au moment de l’instauration de son régime en 1933.
Le retour des œuvres d’art
36Compte tenu des circonstances, le rapatriement des œuvres d’art peut être considéré comme assez réussi, en dépit de l’absence des fameux 527 dessins de la collection Koenigs. Tous les efforts investis après la guerre pour localiser les œuvres de maître échouèrent, malgré une rumeur qui persistait depuis fin de 1945 selon laquelle les dessins seraient conservés quelque part en Union soviétique. En 1987, quarante ans après la guerre, la République démocratique allemande restitua 33 dessins manquants de la collection Koenings [27]. Mais ce ne fut qu’à l’automne 1992 que le ministère de la Culture de la Fédération russe admit que la collection se trouvait en Russie. Vers la fin 1993, les autorités néerlandaises furent autorisées à examiner les dessins à Moscou et, au cours de la visite, découvrirent que la collection était incomplète (elle ne comptait que 307 pièces), probablement par suite de vols commis par des officiers et des soldats de l’Armée rouge. On supposa que les œuvres manquantes avaient été vendues sur le marché de l’art à Moscou. Il est vrai que l’Union soviétique était signataire de la déclaration des Alliés, mais elle ne s’était pas souciée du respect de ses dispositions. Moscou avait sa propre interprétation.
37La « restitution » des œuvres d’art aux héritiers des propriétaires fut beaucoup moins réussie que la récupération des œuvres disparues, et on peut affirmer que, parmi les institutions néerlandaises responsables de la restauration des droits de propriété, la Fondation des œuvres des Pays-Bas fut la brebis galeuse [28].
38Le SNK, fondé par le ministère de l’Éducation, des Arts et des Sciences et par le ministère des Finances, est responsable de la surveillance et de la restitution des œuvres d’art rapatriées. L’article 11 des directives stipule que :
La Fondation restituera les œuvres d’art à leurs propriétaires d’origine ou à leurs successeurs à leur demande, mais uniquement dans les cas où la Fondation sera convaincue de la légitimité de la revendication et aura reçu satisfaction quant aux autres conditions stipulées dans ces directives. Les œuvres ne seront restituées que dans les cas où toutes les conditions suivantes auront été satisfaites en même temps :
- l’identité du ou des propriétaire(s) d’origine devra être clairement établie ;
- il ne devra y avoir aucun doute quant au caractère involontaire de la perte de propriété ;
- il ne devra pas y avoir de revendications contradictoires, et il ne devra pas y avoir de raison de supposer que de telles revendications se manifesteront à l’avenir [29].
40Il fut demandé aux citoyens de signaler sur des formulaires du SNK comment telle ou telle œuvre d’art avait disparu. Quatre possibilités se présentaient : « vol », « confiscation », « vente de plein gré » et « vente sous la contrainte ». Cette dernière était difficile à prouver. Le marché de l’art avait connu un essor considérable après le début de l’Occupation et, pour des raisons de profit, plusieurs objets d’art avaient été vendus de plein gré à l’Allemagne. Si la vente s’était réalisée avec l’accord du propriétaire, l’objet revenait à l’État parce qu’il avait été convenu que tous les objets culturels transférés en Allemagne pendant la guerre – quelle qu’en fût la raison – devaient revenir au pays d’origine. En cas de vente de plein gré, aussi bien le propriétaire que l’acheteur avaient convenu d’un certain prix. La déclaration des Alliés stipulait que l’œuvre devait être rendue au pays d’origine. Selon la loi néerlandaise, le vendeur de plein gré, s’était dessaisi de ses droits de propriété, lesquels avaient été transférés à l’État, gardien du patrimoine culturel national. Le problème, cependant, consistait à prouver qu’une vente avait été réalisée de plein gré ou sous la contrainte. Affirmer qu’une vente avait été réalisée sous la contrainte était bien plus profitable (et donc préférable pour les personnes de mauvaise foi) qu’admettre que la vente s’était faite de plein gré. Après la guerre, une suspicion de collaboration avec l’ennemi planait sur les ventes de plein gré. Il est évident que personne ne voulait être accusé de collaboration, accusation passible de prison.
41Une vente sous la contrainte (« frauduleuse ») conférait au vendeur une sorte de passé de résistance – il avait tenté de résister, mais la pression avait été intolérable. Il pouvait même devenir en quelque sorte un héros s’il avait réussi (ou prétendait avoir réussi) à vendre aux Posse et aux Hofer à un prix plus élevé que la faible offre initialement proposée. À cet égard, il faut mentionner ici le maître faussaire Han van Meegeren qui était parvenu à vendre à Hermann Göring un faux Johannes Vermeer, Le Christ et la femme adultère. Après la guerre, la population éprouva de la sympathie pour ce faussaire parce qu’il avait leurré le Reichsmarschall. Le fait qu’il ait également berné de riches Néerlandais (par exemple Van Beuningen, comme on le verra plus loin) ne changeait rien à l’affaire.
42Après la guerre, les citoyens néerlandais purent récupérer leurs œuvres d’art vendues sous la contrainte, en échange de la remise du prix de vente à l’État néerlandais. Comment expliquer ce phénomène ? Lorsque la frontière monétaire entre le Reich et les Pays-Bas eut été abolie en avril 1941, le pays fut inondé de Reichsmarks inconvertibles. La banque centrale à Berlin, la Reichsbank, refusa de les reprendre. En conséquence, à la fin de la guerre, environ six milliards de Reichsmarks (alors sans valeur) étaient entreposés dans les caves de la Banque centrale des Pays-Bas. Il est vrai que les œuvres d’art avaient été payées en florins néerlandais, mais ces florins avaient été changés contre des Reichsmarks (la monnaie néerlandaise était en fait des « Reichsmarks déguisés ») qui avaient perdu presque toute leur valeur à l’issue du conflit, et ce furent les Pays-Bas qui supportèrent cette perte. Afin de la réduire, les anciens propriétaires durent payer à l’État – à titre de compensation – le montant reçu pour la vente de leur œuvre d’art. Ce fut difficile pour ceux qui ne disposaient plus du montant de la vente. Il leur fallut soit abandonner définitivement leur ancien bien, soit emprunter. Rétrospectivement, la seconde option était incontestablement la meilleure. Juste après la guerre, les prix des œuvres d’art étaient peu élevés, mais il était plus que probable qu’ils allaient à nouveau augmenter.
43Racheter des œuvres d’art vendues sous la contrainte, c’était faire d’une pierre deux coups. D’une part, on montrait qu’on était un bon patriote (on n’avait pas vendu de plein gré, mais sous la contrainte !) et cela était certainement bien considéré dans les Pays-Bas d’après-guerre. D’autre part, on pouvait raisonnablement escompter un profit dans un proche avenir. Il est évident que cette situation pouvait sembler attrayante pour les personnes de mauvaise foi qui avaient vendu de plein gré. Pour les autorités, il était difficile de trancher si une vente avait été imposée ou non, et il était plus difficile encore de prouver combien le vendeur avait reçu. Il était aisé d’affirmer qu’aucun reçu n’avait été fourni ou qu’il s’était perdu dans les vicissitudes de la guerre. Bref, la rubrique « vente sous la contrainte » des formulaires du NSK était évidemment la plus intéressante, bien qu’elle fût source de sérieux problèmes, les requérants de mauvaise foi y voyant des perspectives lucratives. À cet égard, La Cène de Van Meegerens offre un exemple spectaculaire.
Van Beuningen et La Cène
44D. I. van Beuningen n’était pas seulement un capitaine d’industrie prospère ; c’était aussi un mécène et, à ce titre, il entretenait d’excellentes relations avec la direction du SNK composée de directeurs de musées et de spécialistes des beaux-arts. En avril 1941, un Vermeer « récemment découvert » fut proposé à Van Beuningen par Van Meegeren. Ce dernier n’avait pas véritablement réalisé un faux : il s’était contenté d’utiliser abusivement du nom du maître. L’idée du tableau était la sienne, bien évidemment dans le style de Vermeer, mais la signature était une imitation de celle du grand maître. Van Beuningen s’enticha de ce soi-disant Vermeer fraîchement déniché, mais même lui, riche homme d’affaires, ne put payer comptant le prix d’1,6 million de florins. Il désirait tellement posséder La Cène qu’il décida de vendre 20 toiles de sa propre collection à des acheteurs allemands qui payèrent le prix fort. De toute évidence, la transaction fut une vente de plein gré pour laquelle il reçut 1,5 million de florins. Après la défaite allemande, le SNK rapatria les tableaux aux Pays-Bas et, un peu plus tard, Van Beuningen, qui en avait eu vent, écrivit une lettre larmoyante au SNK dans laquelle il affirmait s’être sacrifié sur l’autel de son amour sans bornes pour son pays. Personne ne savait que le tableau était un faux et lui, en bon patriote, disait-il, avait voulu qu’il reste dans la patrie. En aucun cas il n’aurait fallu le vendre à l’Allemagne ; c’eût été une honte. Il avait alors fait son devoir en sauvant le tableau pour le conserver dans le patrimoine culturel national. Aussi considérait-il comme injuste, ainsi qu’il écrivit, de devoir maintenant subir cette perte et proposait le rachat de ses anciennes toiles pour le prix du marché alors en vigueur, soit 268 000 florins. Le SNK conclut immédiatement l’affaire avec le mécène. Cependant, le ministère des Finances protesta. Van Beuningen avait reçu 1,5 million de florins et n’en offrait que 268 000 en retour. L’opposition du ministère fut vigoureuse, mais finalement, Van Beuningen obtint ses toiles pour 293 000 florins. Le SNK n’abandonnait pas les amis en difficulté ; pourtant, d’autres personnes moins influentes eurent moins de chance et le cas de Van Beuningen n’est qu’un exemple d’arbitraire, parmi beaucoup d’autres [30].
Expositions et ventes aux enchères
45En 1949 et 1950, les œuvres d’art retrouvées furent exposées dans des musées pendant des journées dites « de visite ». Les expositions furent annoncées dans quelques journaux et les citoyens qui avaient signalé le vol, la confiscation ou la « vente sous la contrainte » de leurs œuvres d’art eurent un droit de visite. Les résultats furent plutôt maigres. Dès 1947, un débat s’était ouvert sur la vente des œuvres d’art récupérées [31]. Le ministère des Finances se déclara en faveur de la vente, tandis que le SNK s’y opposa, considérant que
[…] cela ferait très mauvaise impression sur les Américains si l’État néerlandais entreprenait la vente de ces biens récupérés. Les autorités chargées de la restitution des biens artistiques n’avaient pas investi tant d’énergie et de temps dans cette cause pour voir l’État brader ces œuvres. Ni la France, ni la Belgique n’avaient organisé de telles ventes [32].
47Mais le ministère soutint que la situation financière des Pays-Bas était si catastrophique qu’il serait « irresponsable » de constituer une collection nationale, et décida que les œuvres d’art récupérées seraient vendues aux enchères. Plus de 719 tableaux trouvèrent ainsi un nouveau propriétaire, et 18 autres furent vendus directement [33].
48La décision du ministère des Finances de vendre intervint à une date étonnamment précoce (1947), avant même les « jours de visite » de 1949 et 1950. Mais ce que le ministère rejeta catégoriquement à cause du coût, à savoir une « Collection nationale », semble avoir été l’un des objectifs des gestionnaires du SNK, composé principalement de directeurs de musées, d’historiens de l’art et autres spécialistes de l’art. De toute évidence, il s’agissait d’authentiques amateurs d’art. La question de savoir s’ils étaient capables de gérer une opération aussi complexe que la restitution d’œuvres d’art reste néanmoins entière. La réponse semble être négative, car la gestion du SNK se résume en deux mots : gabegie et chaos. Des informations essentielles manquaient sur les formulaires et il arriva que certains aient été remplis deux fois pour la même œuvre, mais avec des données différentes.
49Le SNK donna parfois l’impression d’être davantage un office commis aux acquisitions pour le compte du ministère des Beaux-Arts, sorte de Mobilier national [34], qu’une administration chargée de la restitution. Ce sentiment ne peut malheureusement pas être prouvé, mais le fait demeure que l’activité d’« acquisition » du SNK fut mentionnée par différents journaux, ainsi que par le Bureau du commissaire aux comptes gouvernemental [35].
50En avril 1948, A. B. de Vries, directeur du SNK, fut accusé de fraude et de faux. Il n’avait agi en rien pour son profit personnel : il souhaitait avant tout agrandir le Mobilier national. Cette lamentable affaire politique – De Vries avait fait de fausses déclarations aux autorités américaines dans les dépôts – fut plus ou moins enterrée. Le directeur déchu fut remplacé par maître J. Jolles, avocat et directeur du Bureau Herstelbetalings- en Recuperatiegoederen (Hergo) (Bureau des versements d’indemnités et de restitution de biens). Celui-ci réorganisa la gestion, mais peu d’œuvres d’art furent restituées à leurs propriétaires. En 1952, le SNK cessa d’exister et la garde des œuvres d’art retrouvées fut confiée au ministère de l’Éducation. Les objets restants, tous enregistrés, sont conservés aux Pays-Bas. Les propriétaires d’origine (ou leurs héritiers) qui avaient été privés de leurs œuvres d’art purent (et peuvent toujours) les réclamer. À la fin du xxe siècle, 3 460 œuvres d’art retrouvées en Allemagne sont toujours sous la garde des Pays-Bas. Elles constituent ce qu’on appelle la collection NK [36]. Un récapitulatif des tableaux de maîtres, principalement du xviie siècle, figurant dans cette collection est publié dans un volumineux ouvrage illustré [37].
La reprise des restitutions
51En 1995, on assista à un net regain d’intérêt pour les problèmes de restitution. Cette question fut exhumée par le Congrès juif mondial (CJM) exactement 50 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, à deux reprises, en 1952 et en 1962, des actions avaient été tentées et les banquiers suisses s’étaient retrouvés dans la ligne de mire, ce qui n’avait abouti à rien. Personne ne sait pourquoi les tentatives de restitution depuis 1995 furent couronnées de succès, et aucune explication satisfaisante n’a jamais été donnée. La réponse réside probablement en partie dans l’intérêt manifesté par l’opinion publique. Quoi qu’il en soit, on peut affirmer qu’en 1995, les médias aux États-Unis se passionnèrent pour le sujet et que les Européens commencèrent eux aussi à s’y intéresser. Il va sans dire que le rôle joué par la presse et par la télévision fut une condition sine qua non de la mobilisation de l’attention publique et du débat qui s’ensuivit, mais il est plus difficile de donner une véritable explication. Il n’est guère scientifique de déclarer que l’époque était « mûre ». Selon le Congrès juif mondial (CJM), quelque sept milliards de dollars appartenant à des Juifs disparurent dans les poches des banquiers suisses. À ces milliards de capitaux en fuite – des fonds que les Juifs auraient réussi à déposer dans des comptes suisses – les banquiers opposaient la somme dérisoire de cinquante millions. Les preuves concrètes manquent pour corroborer l’un ou l’autre de ces chiffres. On doit probablement considérer ces sommes comme faisant partie intégrante du jeu du chat et de la souris entre le CJM et les banques suisses, le premier procédant constamment à des estimations trop élevées et les secondes semblant proposer systématiquement des sous-estimations.
52À l’automne 1996, une autre réclamation portant sur plusieurs milliards de dollars portait sur l’or volé. Le CJM accusait la Suisse d’avoir vendu ou blanchi de l’or pour un montant de 11 milliards de dollars, or appartenant à des Juifs et volé par les Allemands. On ne sait pas très bien sur quoi se fondait cette réclamation dans la mesure où l’or volé qui aboutit en Suisse était presque exclusivement l’or des réserves monétaires, volé par les Allemands aux banques centrales nationales dans les pays européens occupés. Le montant du Totengold provenant des victimes des camps d’extermination était négligeable en comparaison des quantités volées dans les banques nationales. Comme ils l’avaient fait l’année précédente, les médias réagirent avec passion à toutes les nouvelles « révélations » du CJM. Chose surprenante, ils acceptèrent sans réserve les divulgations et il fallut attendre assez longtemps avant qu’ils entreprennent eux-mêmes des recherches. Au début, ils se contentèrent de communiquer les « conclusions » du Congrès juif mondial. En ce qui concerne l’or « juif » pillé, la question aurait pu être vérifiée immédiatement. Arthur Smith Jr. avait publié son livre Hitler’s Gold en 1989 et, dès 1985, Werner Rings avait écrit Raubgold aus Deutschland. Tous les faits et références se trouvent dans ces études [38]. La presse a traité peu d’affaires de façon aussi peu critique que celle de l’or « juif ». Les médias, du moins au début, se passionnèrent. Il résulta de tout ce tapage que le problème des revendications juives figura en bonne place dans le programme des hommes politiques. Et après les « comptes dormants » et « l’or pillé », les œuvres d’art volées revinrent à l’ordre du jour.
La commission Ekkart
53Le gouvernement des Pays-Bas fut lui aussi affecté par ce flot de publicité et, en 1997 et 1998, il créa cinq commissions chargées des enquêtes sur différents aspects de la restitution des avoirs et des biens. La commission Ekkart (du nom de son président) fut chargée des problèmes relatifs aux œuvres d’art. Concrètement, les recherches furent effectuées par le Bureau Herkomst Gezocht (« Bureau des origines inconnues »). Cette instance enquêta et enquête aujourd’hui encore sur la provenance de la collection NK, mais elle s’occupe principalement de retrouver les propriétaires d’origine ou leurs héritiers. En février 2002, un troisième rapport provisoire fut publié. Les conclusions peuvent être consultées sur le site internet du Bureau (www.herkomstgezocht.nl). Il est évident que la commission Ekkart et le Bureau ne peuvent rien faire en ce qui concerne les quelque 10 000 tableaux toujours manquants. Ils n’ont rien à voir non plus avec l’affaire Goudstikker qui a attiré l’attention du monde entier.
L’affaire Goudstikker
54Les détails de cette affaire sont bien trop complexes pour être traités in extenso ici. Ce fut le plus grand scandale de l’histoire du pillage et de la (non) restitution aux Pays-Bas et la procédure juridique suit son cours aujourd’hui encore. Jacques Goudstikker, un Juif devenu célèbre dans le négoce d’œuvres d’art, son épouse Desi Halban Kurz et leur petit garçon Edo s’étaient en Angleterre le 16 mai 1940, mais Goudstikker périt tragiquement pendant la traversée. Sa société fut vendue contre la volonté explicite de sa veuve, qui avait envoyé un télégramme du Canada où elle résidait. Les meilleurs tableaux et objets d’art furent acquis par Hermann Göring, et Alois Miedl acheta les autres.
55Après la guerre, suivant le droit néerlandais et la déclaration des Alliés, il était déterminant de savoir si la vente s’était déroulée de plein gré ou sous la contrainte. Le SNK classa la transaction dans la catégorie des « ventes de plein gré », ce qui impliquait que toutes les œuvres d’art récupérées de l’entreprise Goudstikker revenaient aux Pays-Bas. Madame Goudstikker protesta ; mais, en 1952, elle finit par accepter la décision assortie d’un accord concernant la transaction Miedl, dont étaient exclus les biens acquis par Göring – la meilleure partie de la collection. À l’issue d’un combat de plusieurs années contre une bureaucratie qui, de toute évidence, avait des intérêts opposés à ceux de la veuve Goudstikker – ce qui conforte l’impression qu’il s’agissait d’un service d’acquisition –, il ne lui restait ni courage, ni argent pour remettre en cause la transaction Göring dans une nouvelle action en justice. L’affaire tourna court et les Pays-Bas, considérant alors qu’elle était close, prirent possession de plus de 200 tableaux de maîtres, qui furent exposés dans les musées néerlandais.
56On peut légitimement avoir des doutes sur le bien-fondé de l’opinion du SNK selon laquelle il s’agissait d’une vente de plein gré. Il est intéressant de noter que l’État néerlandais changea d’avis ; en 1998, il déclara, par l’intermédiaire d’Aad Nuis, secrétaire d’État à l’Éducation, à la Culture et aux Sciences, que la transaction Goudstikker avait été réalisée « sous la contrainte ». Mais ce revirement, selon l’État néerlandais, n’affectait pas le fait que Desi Goudstikker s’était abstenue de plein gré de formuler des réclamations en 1952. Tout en admettant désormais que la décision initiale « déterminante » avait été erronée, l’État refusa d’en tirer les conséquences.
57En 1998, les héritiers de la famille Goudstikker réclamèrent les anciens dépôts de Jacques Goudstikker, requête elle aussi rejetée par le secrétaire d’État Nuis. L’affaire fut portée devant les tribunaux en novembre 1999, mais le 16 décembre de cette même année, le tribunal se déclara incompétent et jugea irrecevable la réclamation des héritiers. Les procédures juridiques concernant l’affaire Goudstikker sont toujours en cours [39].
58Le pillage des œuvres d’art aux Pays-Bas fut organisé efficacement et des pans entiers du patrimoine artistique national disparurent en Allemagne. Les Juifs furent dépouillés de tous leurs biens, y compris de leurs œuvres d’art, mais les musées néerlandais furent épargnés, à quelques exceptions près, d’ailleurs mineures. Le gouvernement des Pays-Bas en exil à Londres prépara minutieusement le rétablissement des droits de propriété pour l’après-guerre, dans l’intention de restituer les biens aux propriétaires spoliés, mais certainement pas d’offrir d’indemnités.
59Cette opération de restitution ne se solda pas par un échec si l’on considère les objectifs prévus par la loi, mais son succès ne signifie pas que les personnes spoliées n’eurent aucune matière à se plaindre. Le processus des restitutions fut lent à se mettre en route et il fallut encore plus de temps pour le mettre en œuvre. Dans la plupart des cas, cependant, ce fut imputable à un cas de force majeure [40] Le pourcentage restitué de biens retrouvés se situe entre 85 et 90 %.
60L’exception majeure concerna la restitution des œuvres d’art. Alors que la récupération des œuvres d’art en Allemagne fut réalisée de façon satisfaisante, il n’en fut pas de même de leur restitution aux propriétaires des Pays-Bas. Cela s’explique principalement par le travail du SNK, sa mauvaise gestion et ses défaillances. Il ne réussit pratiquement pas à retrouver les propriétaires légitimes ou leurs héritiers, ce qui, bien évidemment, n’est pas imputable à la seule incurie de l’organisation. Les circonstances dans lesquelles le travail dut être réalisé jouèrent également un rôle. En 1997, le gouvernement des Pays-Bas – par suite de l’effervescence internationale suscitée par ce qu’on a appelé les « comptes dormants » juifs en Suisse, mais qui gagna bientôt par les restitutions de toutes sortes – enquêta sur la provenance de la collection NK et s’attacha en particulier à retrouver les propriétaires d’origine ou leurs héritiers. Il était prévu que les recherches seraient terminées au cours de l’année 2002.
Notes
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[1]
Gerard Aalders est directeur de recherches à l’Institut néerlandais pour la documentation de la guerre (Netherlands Institute for War Documentation, NIOD), à Amsterdam. Il est l’auteur d’une trilogie sur les politiques de spoliations et de restitution aux Pays-Bas, dont l’un des volumes a été traduit en anglais : Nazi Looting : The Plunder of Dutch Jewry during the Second World War (Oxford et New York, Berg, 2004).
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[2]
Allan Bullock, Hitler and Stalin. Parallel Lives, Londres, Fontana Press, 1993, p. 336, traduit en français sous le titre Hitler et Staline, Vies parallèles, Paris, Albin Michel, 1994 ; Michaell Stolleis, The Law under the Swastika. Studies on Legal History in Nazi Germany, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 7 (traduit de l’allemand). Pour une vue d’ensemble du système de pillage aux Pays-Bas et les restitutions d’après-guerre, voir Gerard Aalders, Roof. De ontvreemding van joods bezits tijdens de Tweede Wereldoorlog, La Haye, SDU uitgevers, 1999, traduit en allemand sous le titre Geraubt ! Die Enteignung jüdischen Besitzes im Zweiten Weltkrieg, Cologne, Dittrich Verlag, 2000, traduit en anglais sous le titre Nazi Looting : The Plunder of Dutch Jewry During the Second World War, Oxford et New York, Berg, 2004. Voir également, du même auteur, Berooid. De beroofde joden en het Nederlandse restitutiebeleid sinds 1945, Amsterdam, Boom, 2001. Sauf indication contraire (ou lorsqu’une référence plus complète s’impose), le présent article s’inspire de Roof et de Berooid.
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[3]
Kunstwerke und geschichtlich bedeutende Gegenstände, die seit 1500 ohne unseren Willen oder auf Grund zweifelhafter Rechtsgeschäfte in ausländischen Besitz gelangt sind. Jonathan Petropoulos, Art as politics in the Third Reich, Chapell & London, University of North Carolina Press, 1996, pp. 124-139 ; pour la citation : Cay Friemuth, Die geraubte Kunst. Der dramatische Wettlauff um die Rettung der Kulturschätze nach dem Zweiten Weltkrieg, Braunschweig, Georg Westermann Verlag, 1989, p. 16.
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[4]
Janet Flanner, Men and Monuments, Intimates portraits of the major masters and events of art in our time, Londres, Books for Libraries Press, 1957, p. 237 ; « Trial Address. Plunder of Art Treasures », Archives nationales, Washington, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, collection Ardelia Hall, carton n° 182 (non daté).
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[5]
Sauf indication contraire : Aalders, Geraubt !, op. cit., pp. 85-147 et 327-352.
-
[6]
Alle Partei- und Staatsdienststellen sind verpflichtet, Herrn Dr. Posse bei Erfüllung seiner Aufgabe zu unterstützen.
-
[7]
Lettre de Hitler à Posse, Obersalzberg, 26 juin 1939, Nederlands Instituut voor Oorlogsdocumentatie (Niod), Doc. II, Roof Kunstschatten, Map H, Linz.
-
[8]
Lettre de Posse à Bormann, 15 janvier 1941, Niod, Doc. II, Roof Kunstschatten, Map H (Linz). Ce dossier contient des informations sur les acquisitions et leurs montants ; pour le musée de Linz : « Detailed Interrogation report n° 1, subject : Heinrich Hoffmann », juillet 1945, Archives nationales, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, collection Ardelia Hall, carton n° 33 et Niod, Archief 281, sans titre.
-
[9]
« Looted Art in Occupied Territories Neutral Countries and Latin America », 5 mai 1945. Archives nationales, Washington, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, collection Ardelia Hall, RG 260, carton n° 12.
-
[10]
« The Goering Collection. Consolidated Interrogation reports n° 2 », 15 septembre 1945, Archives nationales, RG 260, rapports du QG américain d’occupation de la Seconde Guerre mondiale, service des enquêtes sur le pillage des œuvres d’art, collection Ardelia Hall, carton n° 450.
-
[11]
Jacques Goudstikker, propriétaire de l’entreprise, s’enfuit du pays juste après l’invasion par les Allemands, mais se brisa la nuque pendant la traversée vers l’Angleterre. Sa société (en tant que bien appartenant à un Juif s’étant enfui à l’étranger) aurait dû tomber sous le coup de la loi Feindvermögen. Voir sur le pillage (et la non restitution) de la société Goudstikker : Pieter den Hollander, De zaak Goudstikker, Amsterdam, Meulenhoff, 1998. Déterminantes en ce qui concerne les Feindvermögen (VO 26/1940), les négociations étaient déjà entamées en mai 1940, bien avant la promulgation du Feindvermögen VO, le 21 juin 1940.
-
[12]
Den Hollander, De zaak Goudstikker, op. cit., pp. 52-57.
-
[13]
« Die Bestimmung der vom deutschen Reich entzogenen und von der Dienstselle Mühlmann übernommen Kunstgegenstände », Niod, Notities voor het Geschiedwerk, nr. 121 ; ibid., Archief 281, « Einkäufe von Gauleitern Programme F. Linz U. Wien », w.g. Dr. Kai Muhlmann et « Report on Mühlmann », Archives nationales de Washington, Commission américaine pour la protection et le sauvetage des beaux-arts et monuments artistiques dans les régions en guerre, RG 239, carton n° 9, 350/76/35/06.
-
[14]
« Report n° 4, Miedl Case. Account of the German Activities on the Art Market in Holland », Archives nationales de Washington, RG 59, Decimal Files 1945-1949, carton n° 4183, dossier Miedl.
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[15]
Niod, « Notities voor het Geschiedwerk, nr. 116 ». Le « Zusatz III » de cette « notice » mentionne 60 œuvres.
-
[16]
Inv.nr.715, doos 182, Algemeen Rijksarchief (ARA), La Haye, Stichting Nederlands Kunstbezit (SNK) (1930) 1945-1951 (1983).
-
[17]
E. M. Meijers, Het voorstel van L.V.V.S. aan haar schuldeisers, Zwolle, 1950.
-
[18]
Foreign Relations of the United States (FRUS), Diplomatic Papers, General, 1943, vol. 1, Washington, Government Printing Office, 1968, pp. 443-444. La déclaration interalliée contre les spoliations perpétrées dans les territoires occupés par l’ennemi ou placés sous son contrôle fut signée par les gouvernements suivants : République d’Afrique du Sud, États-Unis d’Amérique, Australie, Belgique, Canada, Chine, République tchécoslovaque, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Grèce, Inde, Luxembourg, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Norvège, Pologne, Union des Républiques socialistes soviétiques, Yougoslavie et Comité national français.
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[19]
Le huitième commandement du Décalogue est inclus dans la Bible hébraïque. La tradition chrétienne l’a repris à son compte (N.d.T.).
-
[20]
FRUS, 1944, vol. II, pp. 218-220.
-
[21]
E. 100 fut publié dans le Staatsblad van het Koninkrijk der Nederlanden, uitgegeven te Londen, Series E, 1944.
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[22]
Ibidem.
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[23]
En français dans le texte (N.d.T.).
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[24]
Sauf indication contraire, les sources de ce paragraphe sont Berooid, op. cit., pp. 209-267.
-
[25]
Un florin de 1945 devait être multiplié par 11 en 2001. Un euro valait donc, à cette date, 2,20 florins.
-
[26]
Memorandum van de Nederlandse Regering inzake de door Nederland van Duitschland te eischen schadevergoeding. Gedrukt in opdracht van de Nederlandsche Regering (’s-Gravenhage, 1945).
-
[27]
Joh. R. Ter Molen, « F. W. Koenigs 1881-1941 », in Joh. R. Ter Molen, 150 jaar Museum Boymans Van Beuningen. Een reeks beeldbepalende verzamelaars, Rotterdam, Musée Boijmans van Beuningen, 1999 ; Albert J. Elen, Missing Old Master Drawings from the Franz Koenigs collection, claimed par the state of the Netherlands, La Haye, SDU, 1989 et Aalders, Berooid, op. cit., pp. 259-267.
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[28]
Sauf mention contraire, la source de ce paragraphe est Aalders, Berooid, op. cit., pp. 212-267.
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[29]
Origins unknown. Report on the pilot study into the provenance of works of art recovered from Germany and currently under the custodianship of the State of the Netherlands, avril 1998, p. 13.
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[30]
Aalders, Berooid, op. cit., pp. 246-253 et 238-246.
-
[31]
Origins unknown, op. cit., pp. 14-15.
-
[32]
Ibid., op. cit., p. 15.
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[33]
Ibid., op. cit., p. 15.
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[34]
En français dans le texte (N.d.T.).
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[35]
Pour différents exemples, voir Aalders, Berooid, op. cit., p. 239.
-
[36]
Origins unknown, op. cit., p. 5.
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[37]
Old masterpaintings. An illustrated Summary Catalogue, Zwolle, Waanders Uitgevers, 1992.
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[38]
Sur la situation néerlandaise, voir Gerard Aalders, Eksters. De nazi-roof van 146000 kilo goud buj De Nederlandsche Bank, Amsterdam, Boom, 2002.
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[39]
Den Hollander, Goudstikker, op. cit., pp. 146-154 et Aalders, Berooid, op. cit, pp. 253-259.
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[40]
En français dans le texte (N.d.T.).