Couverture de RHSHO_184

Article de revue

La poésie d’Uri Zvi Greenberg et la Shoah

Pages 163 à 176

Notes

  • [1]
    Universitaire et auteur d’ouvrages sur la littérature juive moderne, il est professeur invité des universités de Paris, de Prague et des États-Unis. Son 11e livre, Israel : The Vision of a State and its Literature, vient de paraître (Suger Press, Paris)
  • [2]
    Il exprima pour la première fois cette position maximaliste dans un article rédigé en réaction au Congrès sioniste de 1923, et notamment aux propositions de Weizman prônant un accord avec les Arabes, adoptant le cadre de la Déclaration Balfour. Voir Haolam, 8 août 1923, alors dirigé par M. Kleinmann : « Le sionisme ne sera pas sauvé tant qu’il n’aura pas atteint le niveau d’un mouvement fondamentalement guerrier, tant qu’il n’aura pas choisi le droit d’être dominant, même sans parti ou diplomatie. » Greenberg vivait alors à Berlin et le mouvement révisionniste n’existait pas encore.
  • [3]
    Toutes les traductions en anglais sont de Leon Yukdin, l’auteur de l’article. Elles sont ici rendues en français.
  • [4]
    « Movil hamishol », Snunit, Lvov, vol. V et VI, 1912.
  • [5]
    « Es tsiter a Shtern », Yiddisher arbeyter, Lvov, 1912.
  • [6]
    Ergits auf felder, Lemberg, éditions Oskar Schreck, 1re édition : 1915.
  • [7]
    Voir la critique du livre, probablement la première à être publiée, d’Ansel Kleinman dans Tagblat du 7 décembre 1917, où il écrit : « Il (c’est-à-dire U. Z. Greenberg) ne tient compte d’aucun obstacle – il ignore toutes les règles de grammaire et les principes fondamentaux de la poésie… » Mais il ajoute : « Sa langue est primale, ses rimes dures comme du granit, nouveau phénomène dans notre littérature. Il est seul en son genre, avançant par lui-même, sans antécédent. Personne ne lui a servi de précédent. »
  • [8]
    Ce nom désignait la partie de la Pologne qui, sous le titre officiel de Royaume de Pologne, passa à la Russie par décision du Congrès de Vienne (1814-1815) (NdT).
  • [9]
    Voir Mizrah ou-maarav, Tel Aviv, 1930, vol. IV, p. 136.
  • [10]
    Eymah guedolah ve-yareah, Tel Aviv, Hedim, 1924.
  • [11]
    Pour un examen de la phase expressionniste de la poésie de Greenberg à Varsovie au début des années 1920, voir Léon Yudkin, Public Crisis and Literary Response, Paris,Suger Press, 2001, p. 15-34, et Al shirat azag, Rubin Mass, Jérusalem, 1987, p. 1-24.
  • [12]
    Il arriva en Eretz Israël le 4 décembre 1923. Voir Uri Zvi Greenberg, taarukhah bimlot lo shmonim, Jérusalem, Bibliothèque nationale, 1977, p. 57.
  • [13]
    Fondé par Z. Jabotinsky en 1925 (NDLR).
  • [14]
    Voir Néhémie II, 10 et sq. Néhémie demande au roi de Perse d’entreprendre la reconstruction de la ville de Jérusalem en ruine, et Sanballat, entre autres, tente de saboter cette entreprise. Sanballat est donc devenu un synonyme de ceux qui compromettent et retardent le combat mené par les Juifs pour recouvrer leur souveraineté.
  • [15]
    Selon son propre récit, il détenait alors une carte de journaliste (du journal en yiddish Moment) et quitta le pays en train en l’agitant en direction des fonctionnaires.
  • [16]
    Uri Zvi Greenberg, Rehovot ha-nahar, Jérusalem et Tel Aviv, Schocken, 1951.
  • [17]
    Par opposition aux premiers mots du Kol Nidré récité le soir de Kippour, Biyeshiva chel malah, dans le tribunal d’en haut (NdT).
  • [18]
    Publié pour la première fois dans le journal Haaretz du 7 septembre 1945, Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 271-275.
  • [19]
    Ibid., p. 26-28.
  • [20]
    Voir son recueil Anacreon al qotev ha-itsavon, Tel Aviv, Davar, 1928.
  • [21]
    « Shir ha-ougavar » (« Le chant de l’organiste »), Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 227.
  • [22]
    Ibid., p. 228.
  • [23]
    Référence à l’épisode de la mort de Moïse qui n’eut pas le privilège de pénétrer dans la Terre donnée au peuple, mais qui put la contempler depuis les monts de Moab. Voir Deutéronome XXXIV, 1-5.
  • [24]
    L’empereur romain Titus qui mena le pillage de Jérusalem et la destruction du Deuxième Temple.
  • [25]
    Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 328.
  • [26]
    Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 328.
  • [27]
    Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 385.

Uri Zvi Greenberg : le poète du destin juif

1Rétrospectivement, la conscience qui se reflète dans l’œuvre considérable du poète bilingue (hébreu et yiddish) Uri Zvi Greenberg (1896-1983) semble s’être développée régulièrement jusqu’à son expression personnelle lors de l’anéantissement des Juifs européens après 1939. Très précocement dans cette production littéraire, le poète s’est longuement étendu sur la condition singulière et terrible des Juifs, à la fois dans le temps et dans l’espace, au cours des siècles et à travers le monde. Selon lui, la judéophobie avait toujours existé et, semble-t-il, existerait toujours tant que le peuple juif n’aurait pas adopté les mesures adéquates pour modifier radicalement sa propre condition. En pratique, à l’époque où vivait Greenberg, cela signifiait se débarrasser des contraintes de la diaspora pour emprunter une forme d’indépendance dans laquelle le peuple juif pourrait être maître de son destin. C’est le langage du sionisme, un mouvement que le poète adopta sous sa forme maximaliste, réclamant un État juif souverain sur sa Terre sainte historique alors appelée Palestine [2].

2Mais cela devait se produire par la suite. Greenberg avait été élevé dans une honorable famille hassidique très pratiquante. Il était né à Bilikamen en Galicie orientale, mais très tôt, sa famille s’installa dans un grand centre de culture juive, Lvov (Lemberg, comme l’appelaient les Autrichiens à l’époque des Habsbourgs). Tout en se tournant vers le vaste monde – en témoigne le fait même qu’il écrivit de la poésie non religieuse –, le poète devait toujours rendre hommage à sa tradition. Greenberg fut toujours un passionné, ainsi que le mentionnent également ses collègues, par exemple le grand poète yiddish Melekh Ravitch (1893-1976), son ami d’enfance. Il rejoignit un groupe d’écrivains juifs de Lvov et cette association allait conduire à la constitution de coteries littéraires et à la production de journaux modernistes à Varsovie. Ce fut une nouvelle mode, aussi bien pour la poésie yiddish que, par la suite, pour la poésie hébraïque.

3Ses premiers essais en poésie furent écrits dans les deux langues, et ses deux brefs poèmes furent publiés presque simultanément dans des journaux en yiddish et en hébreu, en 1912. Ils plantaient le décor de l’un des fils conducteurs permanents de son œuvre : un attachement fervent au monde naturel. La présence mystique, le « monde de Dieu [3] », pour reprendre son expression, « pénètre dans le temple de la poésie [4] ». De même, Dieu pénètre dans le monde de la nature enthousiasmante de son premier poème en yiddish [5]. Les premiers poèmes sont empreints de mélancolie et de nostalgie, exprimées sous une forme métrique traditionnelle. Cette tendance allait bientôt s’accompagner d’une note bien plus violente, au fur et à mesure que Greenberg accumulait des expériences terribles, la violence de la guerre, les assassinats sur une grande échelle et, plus précisément le déchaînement de haine des Juifs dans son entourage. En adoptant cet autre mode, il pénétra dans le monde de l’expressionnisme littéraire, brisant la structure métrique traditionnelle et la rime, allongeant les vers, introduisant les descriptions figuratives dans le monde du xxe siècle, avec sa violence mécaniste et ses massacres en masse.

4De bonne heure, Greenberg introduisit dans son œuvre le thème de la nostalgie pour les êtres aimés et perdus, reliant ainsi les motifs de l’amour, de la nostalgie et des paysages à la présence divine. Ces thèmes, dans les années qui suivirent 1914, furent supplantés par le scénario terrifiant qui se déroulait en Europe, notamment dans la région où il vivait et en particulier dans son propre cercle. L’emploi de la première personne, le timbre du moi souffrant, le sujet sont des éléments récurrents. Après avoir été incorporé dans l’armée autrichienne durant la Première Guerre mondiale, Greenberg avait été témoin des scènes les plus horribles, en particulier sur le front serbe, près de la rivière Sava. Cette région a toujours été (et continue à être) le théâtre d’une cruauté humaine colossale, et le poète recrée ses impressions dans sa première série de poèmes (en yiddish), Ergits auf felder (« Quelque part dans les champs [6] »). La complainte, ponctuée par le refrain « Quelque part dans les champs », est énoncée par une femme qui a perdu son bien-aimé sur le champ de bataille mais ne sait pas où exactement.

5Ici, le lyrique et le tragique s’entremêlent et les libertés que prend Greenberg au regard de la grammaire relèvent de la nature de l’énonciation explosive de la poésie expressionniste [7]. La doctrine qui allait être défendue consistait à dire que des événements sans précédents nécessitaient des moyens d’expression sans précédents. La langue devait faire sauter toute entrave pour indiquer un changement dans le monde. À cette époque, Greenberg s’identifiait à la petite Serbie qui luttait pour sa vie contre le puissant empire autrichien. Il allait toute sa vie garder ce sentiment. Mais, plus importante encore pour l’ars poetica est l’insistance à rapporter les événements à chaud. Il détestait la tendance qu’il observait dans la littérature juive contemporaine à garder une position neutre, à écarter poliment le feu de l’actualité, avec toute sa douleur et sa cruauté. Fidèle à ses convictions, il déserta avant la fin de la guerre, quittant l’armée autrichienne dans laquelle il avait été enrôlé de force pour retourner à Lvov qui se retrouvait, après la guerre, en République d’Ukraine. Mais ce changement avait rendu furieuse la population polonaise attachée à la Pologne du Congrès [8]. Les Polonais attaquèrent les Juifs qui avaient voulu rester neutres au cours d’une série de pogroms qui allaient laisser leur empreinte sur le jeune Greenberg. Les membres de sa famille furent abattus, en tant que Juifs, et Uri Zvi lui-même en réchappa par miracle (selon son propre témoignage ultérieur [9]). Cet événement, peut-être plus que tout autre, conforta le poète dans son opinion sur le sort inexorable du Juif en exil et sur la croix en tant que symbole de l’ennemi éternel et implacable. Ceci est également évoqué dans le premier volume de poèmes en hébreu de Greenberg [10].

6Au moment de son aliyah en Eretz Israël, Greenberg en était arrivé à la conclusion que le seul avenir possible pour le peuple juif en tant que nation résidait dans un État juif indépendant, et que cet État devait être situé dans l’antique patrie, c’est-à-dire en Israël. Il décida également que la langue d’expression littéraire devait être l’unique langue nationale qui avait toujours été l’hébreu, plutôt que l’éphémère et partiel yiddish. La diaspora, estimait-il, devait prendre fin, bien qu’il ait lui-même participé à son dernier épanouissement, notamment dans la Varsovie d’après-guerre (où il s’était installé dans les six derniers mois de 1921), dans une Pologne indépendante [11]. Dès lors, il écrivit principalement en hébreu, tout en demeurant attaché au yiddish et en continuant à écrire de temps à autre dans des journaux dans cette langue. Il s’installa définitivement dans le « Pays d’Israël » qui allait devenir par la suite l’État d’Israël indépendant [12]. Pour lui, Israël représentait l’antithèse même de l’Europe qu’il considérait comme un exil et donc comme une impasse. Là-bas, ainsi qu’il le déclara à son arrivée dans le nouveau pays, les Juifs et tout ce qui s’y rattache, leurs familles et leurs biens, sont à la merci des maîtres non-Juifs. Ce n’est que dans un pays juif que le Juif pourra à nouveau être maître chez lui et façonner sa destinée. L’exil devait être abandonné, malgré toutes les difficultés qui ne manqueraient pas de surgir pour s’adapter aux circonstances nouvelles. Tout devait être axé sur ce que devait être « Israël » et c’était un point de non-retour.

7Mais il allait continuer sa mission en tant qu’observateur du destin juif, commentateur passionné de la situation du peuple juif dans son ensemble. Il tenait compte à la fois des éléments au sein d’Israël, une communauté en plein essor entourée d’ennemis et habitée par des sceptiques, et des autres Juifs. Cette situation, selon lui, n’allait cesser de se dégrader. La haine allait s’intensifier, la violence augmenter pour culminer dans la Shoah. Ces phénomènes – l’hostilité arabe, la lâcheté de certains Juifs, le manque d’assurance dans l’exil, la haine ressentie par les musulmans et les chrétiens – allaient s’exprimer dans une explosion de langage d’une ardeur sans précédent, moyen d’expression en cours dans la poésie expressionniste dont la mode avait, dans l’ensemble, disparu ailleurs depuis longtemps. Greenberg ne se conforma jamais aux modes, ni en Europe, ni en Israël.

8En tant que poète hébreu et commentateur/témoin, Greenberg mêla en un les deux fils directeurs, la poésie et le témoignage, faisant de sa poésie un instrument politique, reliant sa propre subjectivité à la situation du Pays. Son écriture est obsédante, reprenant à maintes reprises ses thèmes dominants. L’événement marquant de sa vie, au-delà de la férocité de la Première Guerre mondiale, semble avoir été l’assassinat de sa famille et sa propre mort prochaine. La sélection des Juifs pour l’extermination prépara alors la voie à des événements encore plus terribles durant la Seconde Guerre mondiale. Il ne se remit jamais du traumatisme et tout ce qui suivit fit l’objet de commentaires. L’élément lyrique devint secondaire, bien que remontant de temps à autre, mais le « Je » du poème l’emporta. Greenberg relia constamment les événements et le développement du Yishouv (la population juive d’Eretz Israël) à l’ensemble de l’entité juive et à ce qui se passait dans le reste du monde. Il s’identifia bientôt totalement avec le parti révisionniste [13] et fut considéré comme son porte-parole poétique, le représentant rhétorique de ce qu’il défendait (et effectivement, il fut par la suite le numéro deux de la liste du Herout lors des premières élections législatives de la Knesset, le parlement israélien, en 1949). De fait, la situation des Juifs dans le monde se détériorait, atteignant des proportions catastrophiques avec la suppression du judaïsme en Union soviétique et dans son empire, puis, fatalement, avec la monté du nazisme et sa prise du pouvoir sur l’Europe.

Les rues de la rivière

9Pour Greenberg, textes journalistiques et textes poétiques ne pouvaient être séparés. Sa prose était la poésie de sa vie et sa poésie était un événement important. Politique et poésie jouent ici un même rôle. Ses thèmes sont à la fois universels et personnels, le « je » de la versification devenant le porte-parole de la nation tout entière. La nature passionnée de l’écriture expressionniste semblait correspondre au moule de ce qu’exigeait l’époque. La troisième Aliyah (à partir de la Première Guerre mondiale) lui apparaissait semblable à des époques antérieures du retour au Pays, celle dont avait été témoin le prophète Ézéchiel et celle que relate le livre biblique de Néhémie. Et ce scénario spectaculaire nécessitait un changement de ton et donc un remplacement de la garde littéraire. Il était désormais urgent de chercher à exprimer l’angoisse contemporaine. On voit ainsi le poète devenir prophète, une sorte d’Ézéchiel de notre temps. Ceux qui sapent les directives du moment sont appelés dans ses écrits les « Sanballats [14] ».

10Greenberg commença à réagir aux événements de la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah dès les débuts. Se trouvant à Varsovie au moment où la guerre éclata, il fut à nouveau sauvé de justesse [15]. À nouveau également, il fut la voix de la nation et choisit délibérément de suivre les reportages sur l’anéantissement des Juifs du monde. À la fin de la guerre, il publia dans divers journaux des poèmes qui, quelques années plus tard, furent réunis pour constituer une partie de son volume principal Rehovot ha-nahar (« les rues de la rivière » [16]). Le titre lui-même est inhabituel ; il n’apparaît que dans la Bible hébraïque pour désigner le nom d’une ville d’Edom et est mentionné à deux reprises dans l’énumération des noms des rois iduméens (Genèse XXXVI, 37 et Chroniques I, 48), avant, comme le précise la Bible, que ne règne un roi parmi les « Enfants d’Israël ». À double titre, ce recueil constitue un maillon dans la chaîne d’une tradition ininterrompue. En premier lieu, le ton et la forme sont ceux de la qinah, élégie, chant funèbre. Ce mode, qui joua un rôle important dans l’histoire de la poésie hébraïque, des origines à nos jours, était employé pour pleurer la mort tragique et les attaques incessantes contre les remparts de la vie juive. En second lieu, il est évident que la situation décrite et déplorée est une redite, quoique plus vigoureuse, plus insistante et plus intense que tout ce qui avait précédé. Comme le montrent les premières lignes : « Cela nous est arrivé hier ; mais c’est comme si on retournait des générations en arrière… » L’« événement » (considéré comme un seul et même événement) est comparé à l’ébranlement du mont Ararat (la scène du sauvetage de l’arche de Noé). Le parallèle est celui de la survie d’un nombre terriblement restreint de rescapés. La triste ironie, c’est qu’après cette calamité sans précédent, tout semble rentrer dans l’ordre et le monde reprend son cours antérieur, comme si de rien n’était.

11Le fait que la décision fut prise très consciemment est exprimé dans un poème comme Shir asher zaaqti (« le chant que j’ai crié », p. 74). La réaction immédiate du poète est de demeurer silencieux, conscient de sa propre incapacité face à l’énormité du défi : comment présenter convenablement les événements, après avoir, apparemment inutilement, récité la mélopée funèbre : « Quel bénéfice y a-t-il pour le noyé dans le chant funèbre de l’homme sur la plage ? » Puis : « J’ai pensé : je demeurerai silencieux et lorsque le hurlement/Me vaincra, j’arpenterai ma chambre en grinçant des dents/Et je laisserai ma plume fichée dans l’encrier/Comme l’épée de David, rouillée et oubliée. »

12En fait, à ce stade, il rompt son silence pour la première fois, peu après la fin de la guerre. En juillet 1945, il écrit le poème Liyeshivah shel matah (« Dans le tribunal d’en bas [17] », p. 76). Le poète est ici confronté à la difficulté familière et insurmontable que tant d’autres auteurs ont rencontrée, à savoir l’évidente dissymétrie entre les mots sur la page et les événements qu’ils aspirent à graver. Telle est la déficience inhérente à la littérature traitant de catastrophe. D’un côté, l’écriture ne peut ignorer les faits qui sont en train de se dérouler et la réalité de l’horreur, car ce détachement la priverait de sa raison d’être. Mais par ailleurs, toute combinaison de mots est insignifiante comparée à cette réalité. Greenberg pose la question suivante : « Le mot douleur traduit-il notre supplice ? » Et il propose la réponse : « Une parabole se conclut, et cela ne ressemble pas aux terreurs mortelles dans nos corps :/Parmi ceux qui fuient à travers les forêts, contournant les villages afin qu’aucun Gentil ne puisse retrouver notre trace. » L’expression d’intemporalité, le sentiment d’un vaste continuum historique se mêlent à l’évocation très contemporaine des camps d’extermination. Les héros sont opposés aux méchants. Les méchants juifs sont des gens comme Flavius Josèphe, le partisan du compromis avec Rome, et le Bund, cette bande de socialistes qui ne luttent pas pour recouvrer la superbe souveraineté d’Israël. Les héros sont ceux qui nourrissent une authentique nostalgie et aspirent « … à faire à nouveau flotter la bannière de David dans nos murs », ceux qui combattent dans le droit fil de la tradition de ceux qui ont brandi la cause de l’indépendance contre Rome. L’exil est la malédiction et il y a eu tant d’exils. Rechercher la grâce de l’ennemi est considéré comme une honte : « C’est ça, le monde des Gentils ; notre honneur s’est évanoui. » Ce à quoi nous devons aspirer, ce pour quoi nous devons lutter, c’est « … l’époque de notre ancienne gloire, lorsque nous marchions dans nos propres sanctuaires ».

13Ce cycle de poèmes suit la ligne de la poésie expressionniste adoptée par Greenberg aussi bien en yiddish qu’en hébreu, comme en témoignent le ton et la forme empruntés. Pour un sujet aussi immense, une voix lyrique eut été inopportune. Ce qu’il faut, c’est la combinaison de l’ancien et du moderne. L’ancien ici, c’est la prophétie, la voix du désastre imminent telle que l’expriment par exemple les oracles d’Isaïe. Le moderne ici, c’est la voix du témoin de la catastrophe sur une grande échelle, brisant le moule de la poésie romantique et la tonalité de joie. À nouveau, le poète se dresse en témoin, comme on le voit dans un poème écrit à l’origine en 1939, intitulé Dans les neiges de Pologne, 1939 (p. 15) : « Mon Dieu, pourquoi as-Tu allumé la flamme seulement en moi/et m’a placé au sein du peuple comme une colonne durant ses nuits/Avec mon sang dans mon corps, de l’huile par endroits,/brûlant d’elle-même. » La colonne de feu est bien sûr celle qui guida les Enfants d’Israël afin qu’ils trouvent leur chemin dans le désert, de nuit. L’écrivain ici est l’individu, celui qui est désigné, et donc le prophète devenu dans l’idiome contemporain le courage à découvert. L’association de l’ancien et du moderne résout l’énigme ; comment trouver une expression adéquate lorsqu’on est confronté à une monstruosité historique : historique en ce qu’elle contient des éléments d’époques révolues et de régions du monde, mais monstrueuse dans son ampleur et dépassant tout ce qui s’était produit auparavant. Ultérieurement, dans un discours qu’il prononça lorsque, pour la seconde fois, le prix littéraire Bialik lui fut décerné, Greenberg se s’inscrivit contre la désignation de la catastrophe par le mot hébreu « Shoah ». Ce mot, expliqua-t-il, suggère un cataclysme naturel, alors qu’il nous faut désigner la destruction délibérée de l’homme par l’humanité. Il ne s’agit pas d’une force de la nature inéluctable, mais d’un acte de volonté délibérée, un mal humain œuvrant de son propre chef. Un terme plus approprié, qui est effectivement encore utilisé en yiddish, serait ‘hourban qui signifie destruction. C’est d’ailleurs le terme utilisé en hébreu pour désigner la destruction des deux Temples, jalonnant l’histoire juive et ainsi, en yiddish, ce qu’on décrit en anglais comme un « holocauste » signifie « la troisième destruction ».

14Dans un poème antérieur (de cette époque) intitulé Keter quinah lekhol bet yisrael (« Une couronne d’élégie pour toute la Maison d’Israël » [18], p. 47), il exprime toute son amertume. Les Juifs, certes, ont fait ce qu’il fallait et ont joué leur rôle à cette occasion. Ils sont demeurés fidèles à l’alliance avec leur Dieu, mais ils n’en ont rien retiré : « C’est le sujet de l’élégie pour toute la maison d’Israël :/Nous avons beaucoup prié, mais le rédempteur n’est pas venu. » (p. 57) En fait, c’est le contraire qui s’est produit et les meilleurs de notre peuple ont été torturés à mort. La promesse cependant demeure intacte, car il y a une « mer » vers laquelle ils peuvent embarquer, et le point culminant du poème est inattendu : « Mais c’est pour ceux qui aspirent au royaume,/Ceux qui marchent selon ces lois, atteignent effectivement le royaume,/Ils sont au cœur du combat, et leurs enfants bénéficient de leur mérite ;/Ils ont un pays et ils ont une mer. » (p. 62) La souffrance et la persévérance doivent ultérieurement recevoir leur récompense, et la délivrance, d’une certaine façon, doit être accessible dans les circonstances historiques actuelles.

15Ici, le poète hébreu consacre son énergie à une aspiration très précise, celle de la nature originelle exclusive de l’expression culturelle. La prise de conscience de l’hostilité fondamentale de la part du monde des Gentils vis-à-vis de l’existence juive entraîne l’acceptation de tout ce qui est authentiquement juif. Cela s’applique à l’espace vital, à l’association historique, au langage et également à la littérature. Mais, en un sens, Greenberg se rebelle contre une conception traditionnelle de l’histoire juive et se comporte en radical. L’histoire juive n’est pas, selon les écrits, une pure bénédiction, et l’exil notamment, aussi bien en tant que phénomène récurrent que sous sa forme actuelle spécifique, est un joug atroce qui doit être supprimé. Cette vision des choses est placée dans la bouche de l’un des représentants les plus traditionnels de l’orthodoxie, telle qu’elle était pratiquée dernièrement, le « maître hassidique des débuts », Rabi Levi Yitzhaq de Berditchev (décédé en 1809). Dans un poème qui est un monologue imaginaire prononcé par l’éminent rabbin comme s’il s’adressait au Tout-Puissant, protestant de la part des fidèles, il écrit : « Nous ne voulons pas d’exils qui soient des puits de pétrole auxquels on a mis le feu/Avec nous-mêmes comme torches dans les nuits des Gentils./Nous ne voulons pas d’une sanguinaire et interminable vision de la délivrance… » Une longue liste de tout ce qui est souhaité est présentée, axée principalement sur des désirs spirituels et non terrestres. Ce n’est pas – fait dire Greenberg à Rabbi Levi Yitzhaq – ce que nous ressentons dont nous avons besoin maintenant. Au contraire, c’est le présent immédiat, très terrestre que nous voulons changer : « Nous voulons voir notre vie, avec des plages et des seuils de maisons./Bien connaître notre frontière, l’étendue du pouvoir./Tant de mesures de terre./Tant de mesures de ciel,/rien de plus, rien de plus. » Ce que souligne maintenant le rabbin hassidique semble être le monde physique limité plutôt que l’éther infini. Et c’est là une inversion du stéréotype mystique. Il suggère également un retournement de la pyramide de l’existence juive et une révolution dans les attitudes. L’éternité devrait maintenant être recherchée dans le corps plutôt que dans l’esprit, et non « l’éternité dans la douleur des exils ».

16Cette position, transparente dans le poème – poème conçu comme un programme –, place le poète dans la tradition du vitalisme protestataire courant dans la nouvelle littérature hébraïque du tournant du xxe siècle, comme on l’a vu dans les écrits de Berdichevsky, Feierberg, Brenner, Bialik et Tchernikhovsky. Cette tendance, que ce soit dans la prose ou dans la poésie, dans la littérature d’imagination ou dans les programmes idéologiques, fulminait contre la spiritualité passive et aspirait à un retour sur terre. Dans cette atmosphère générale, le sionisme, qui mettait l’accent sur une prise de décision authentique, rejetait la dépendance politique et aspirait à l’expression libre et à l’autonomie, constituait l’option-clé. Dans ce poème, Greenberg réunit les deux fils directeurs de la nostalgie du passé, notamment le passé très récent et la quête d’un avenir national indépendant. Le Rebbe réclame des délices dans le concret et le matériel, la beauté du monde et, conscient de faire quelque chose de nouveau, il exige une réponse du Tout-Puissant, alors que par le passé, Dieu n’avait connu que la docilité et la soumission muette du Juif de l’exil. Le temps est venu désormais, annonce le Rebbe, de changer tout cela, de réintroduire l’expérience juive qui avait précédé la dispersion et de réformer la situation actuelle sur le modèle de ce passé glorieux quoique lointain. Si Dieu ne s’occupe pas de sa supplication, lui, le Rebbe, menace de déchirer son châle de prière et de ne jamais cesser de pleurer. Dans le poème, il termine sa prière en exigeant une réponse.

17On voit que la vision du poète se fonde sur l’existence d’un passé dense auquel on peut associer l’attente d’un équivalent. Le poème Shir tevel oumloah ve-ha-bayit[19] (« le chant du monde, sa plénitude et le Temple »), place le narrateur en quête de ce chemin, la question posée étant de savoir ce qu’est devenue toute cette gloire. Le ton est nostalgique avec une mention récurrente du kissouf (nostalgie). Le « je » qui souffre est à nouveau au cœur de la complainte. Toute cette gloire prend fin avec le ‘hourban, la destruction. Historiquement et principalement, ce ‘hourban est le mot employé pour désigner la destruction des Temples, bien qu’il puisse être désormais adapté, comme le fait Greenberg, à la destruction contemporaine des Juifs d’Europe. Aujourd’hui, après la chute des Temples qui étaient les signes de la souveraineté d’Israël, les larmes coulent depuis le sang des « rues de la rivière ». Les couleurs splendides autrefois si riches sont recouvertes par l’obscurité et le sang. Le « je » du poème possède en propre un don qui consiste à voir une lumière alors que « ceux qui sont à l’extérieur ne voient aucune lumière par notre fenêtre ». Le prophète s’est associé à la victime pour suggérer une possibilité au-delà du moment présent.

18Dans les premiers poèmes de Greenberg, le grec Anacréon devait subir une transformation pour être « … au pôle de la tristesse [20] ». Une expérience plus récente renforça ce sens du refus et de l’introspection, en sorte qu’il fallut dissocier des associations culturelles naturelles et inévitables. Cela peut constituer une énigme pour le lecteur qui observe l’écrivain dans sa subjectivité, comme un être avec des sentiments, des exigences et des instincts identiques aux autres humains. Mais Greenberg chante toujours la spécificité de l’Hébreu. Dans un célèbre poème, le narrateur affirme : « Il y a deux espèces d’hommes dans le monde : les circoncis et les incirconcis [21]. » Une fois de plus, c’est le « je » du poème qui se trouve au centre du récit ; la conscience réfléchie est à peine filtrée. Mais l’esprit du narrateur s’envole ici dans le royaume mystique, tandis que « l’organiste » du titre devient un témoin éthéré et éternel et une présence tout au long de l’histoire juive. Le passé, le présent et l’avenir se fondent. Il « joue » de tous les instruments dans ces paysages étrangers et il s’engage dans une expérience de bonheur. Trois termes expriment l’attirance de ce corps matériel vers un royaume lointain : ergah, kossef et klot nefesh. Tous trois indiquent un désir de gravir les degrés d’une force désespérée. L’ergah qui le saisit au début de ce que nous considérons comme une vision, est qualifiée de qatlanit (redoutable). Ce qu’il voit au-dessus est un igoul ha-ngohot (un cercle de clartés). Puis kossef (autre mot signifiant la nostalgie, issu de la racine utilisée précédemment) l’emporte, et le narrateur entre dans le rôle de l’organiste, le musicien créant sa musique dans le Temple. Mais, bien évidemment, le musicien est encore l’endeuillé, enfant de martyrs et de saints au cours des générations. Il réalise qu’il existe deux types d’êtres humains, les Juifs et les autres. Le paysage s’assombrit et sa mélodie emprunte le mode du klot nefesh (littéralement suspension de l’âme), aspirant à ces éveils de l’aube. Maintenant, tout son être est transformé en un instrument pour produire cette musique. Progressivement, elle jette une lumière sur l’obscurité, un reflet du soleil. La dernière ligne est : « L’endroit où je me tiendrai est la révélation du commencement de la terre ». Le langage tente ici de formuler ce qui est au-delà de la capacité du langage terrestre et évolue alors en une série de synonymes et de liaisons par traits d’union, opérant une fusion de la réalité actuelle, y compris l’observation critique de l’éphémère théâtre terrestre et la sphère éthérée. Le narrateur du poème est passé d’une attitude d’observation à une attitude de création. Quelque chose de nouveau rejoint l’ancien.

19Le concept-clé de la nostalgie apparaît souvent dans l’ensemble des poèmes réunis sous le titre Les Rues de la rivière, par exemple dans Shir ha-sekhel ha-gadol (« le chant de la grande intelligence » [22]). L’intelligence, est-il dit ici, apparaît sous des formes distinctes, la petite et la grande. La petite est lâche comme un oisillon effrayé. Pour cette « intelligence », qui est une conception de la vie, le moindre chien est pris pour un loup. Mais l’autre conception, la grande intelligence, est sûre d’elle et souveraine « hamolekh gvohot » (régnant sur les sommets), « ses yeux contemplant Moab [23] ». À l’instar de Moïse, la grande intelligence est dotée d’une vision au-delà de sa portée immédiate et dit : « Je chante pour mon peuple ». Ce chant concerne « l’aigle de la connaissance ». Cet aigle vous montrera (à vous les lecteurs, le peuple, les fidèles, les autres) le pont menant vers l’au-delà, c’est-à-dire la réalisation de l’aspiration, et vers la solution. Cette génération, celle à laquelle s’adresse le poète, porte dans son cœur le « conflit d’une nostalgie » (kissouf). Les membres de cette génération semblent se tromper, selon le poète ; ce qu’ils estiment ressentir n’est pas ce qu’ils perçoivent authentiquement au fond d’eux-mêmes. De l’extérieur ce sont des pauvres, mais à l’intérieur, ce sont de puissants héros : « C’est un clivage en plein milieu. » Et le poème conclut : « Je chante le jour/Où le trait du prodige de la race brisé par Titus sera réparé [24]. »

20Le poète observe toujours le passé lointain dans le miroir de la réalité présente. Mais ce passé est aussi réel et aussi concret que cette réalité vécue à ce moment. On le constate dans ce poème Ha-kotel ve-hanahal[25] (« Le Mur et l’oued ») dans lequel il tente de traduire en mots l’impression de se trouver devant ce célèbre Mur dit des Lamentations, le vestige de ce qui fut autrefois le Temple du peuple juif : « Lorsque j’arrive nostalgique (nikhsaf, à nouveau la racine récurrente k.s.f.) en ce lieu empreint de sainteté/Je vois la vision de l’alliance entre les parties (entre Abraham et Dieu) et le feu du buisson (le buisson ardent que vit Moïse, qui brûlait sans se consumer)/Et mes armées sur l’Euphrate, et mes prisonniers à Babylone./Chacun comme un fil écarlate pour mon cœur en deuil. » Le poète est le canal par lequel passent les laissés-pour-compte de la population, répète-t-il, en invoquant à nouveau l’image des « rivières du monde » se déversant de « mes noyés ». On voit maintenant que le titre général du volume suggère l’aspiration de l’écrivain à comprendre les diverses voies que cette destruction a entraînées. Les Juifs ont été répandus comme une eau sale des vaisseaux du monde et le poète exprime leur situation. Eux, les rejetés de la terre, semblent avoir un autre programme. Le narrateur oppose sa propre position à celle des Juifs qui souhaiteraient oublier le passé, en soutenant que le « temps guérit ». Il est cependant conduit par une sainte mission, reprenant ce qui s’était passé dans le deuil sur le désastre. Et tout n’est pas sombre, car entre-temps, a resurgi la puissance des « conquérants de Canaan » (koveshey cnaan). En employant la première personne du possessif au singulier, le poète prend possession de ces noyés, tant les morts que ceux qui sont encore en vie. Ces derniers réagissent à son programme par une réponse qui est aussi une question : « Devons-nous relever de leurs tombes ceux qui furent massacrés ? » En d’autres termes : quel intérêt y a-t-il à remuer les cendres et à raviver des souvenirs si atroces ? Mais le poète a le sentiment qu’il n’a lui-même pas le choix, car il est « attaché à cette génération », « serré comme dans un étau ». Effectivement, il en fait partie, comme en témoigne et sa propre biographie et ce qu’il en écrit. Mais il apporte à ce passé le message d’une délivrance finale. Cet avenir est déjà en cours et se manifeste dans l’éclosion du nouveau mouvement national. Malgré tous les obstacles, un changement radical est perceptible, si nous pouvons l’éveiller, et l’orienter dans la bonne direction. Désormais « le mur tout entier est lumière-lumière » et il conclut que « tout l’amour des générations est dans mon corps. »

Forme et contenu

21Une paraphrase prosaïque de la poésie de Greenberg est bien sûr aux antipodes de la poésie elle-même et constituerait une réduction et une dénaturation de l’immense production littéraire et de son sens profond. Ces écrits s’étendent sur plus d’un demi-siècle de créativité, aussi bien en yiddish (sa langue maternelle) qu’en hébreu (la langue nationale), aussi bien en vers qu’en prose. Il semble que ce soit une reprise obsessionnelle des thèmes premiers du « je » souffrant de l’auteur, l’expression de la tragédie de trois éléments qui affectent son « moi » : la gloire perdue, la souffrance présente et la possibilité de réparation. Mais cette triple émotion s’exprime avec puissance, ferveur et conviction intime, confortée par une gamme considérable d’expressions. Le langage est mis à rude épreuve, mais l’auteur n’en perd jamais le contrôle. Les vers, notamment dans ses premiers poèmes, sont longs, mesurés, parvenant lentement au temps approprié au deuil et à l’élégie. La structure d’une grammaire normative est souvent malmenée, phénomène fréquent dans la poésie expressionniste [26]. Mais la poésie post-expressionniste se compose souvent de vers courts, incisifs, mordants et épigrammatiques, alors qu’une réponse crue et sans ambiguïté s’impose.

22Rehovot ha-nahar représente un amalgame des deux modes. Le message fondamental demeure et on reconnaît la position première de Greenberg dans les complaintes sur la Shoah et les appels à la reconstruction. Greenberg aspirait à apporter une nouvelle tonalité à la poésie hébraïque. Mais c’était aussi une ancienne tonalité, la voix de la prophétie hébraïque, sans peur, non-conformiste, peu populaire et grondant tout en exhortant à un changement de cœur et de direction. Les leçons devaient être tirées, consciemment ou non, des nouvelles tendances de la poésie européenne dans le sillage de la Première Guerre mondiale et des révolutions qui précédèrent et qui suivirent. La violence sans précédent de ces événements devait être compensée par une reformulation de la littérature qui en était issue. Le monde avait traversé une phase de totale et immense catastrophe, comme si les plaques tectoniques sous la surface de la planète tout entière s’étaient déplacées pour trouver un nouvel alignement. Les écrivains importants de cette époque avaient cherché des formes susceptibles de contenir cette expérience et d’exprimer le changement. Mais, pour l’écrivain juif conscient de sa responsabilité nationale, il existait aussi une dimension supplémentaire. Cette responsabilité allait transparaître chez Greenberg dans son message et dans la nature particulière de son expression.

23Vraisemblablement, l’ultime message de l’œuvre littéraire de Greenberg, tel que l’aurait souhaité l’auteur lui-même, est contenu dans la vision messianique. Après la dévastation, une lumière perce, comme l’exprime le poème qui clôt le recueil Rehovot ha-nahar, où le secret est révélé à « l’homme des délices » (expression hébraïque désignant le héros biblique Daniel) : « [Je] conduirai mes étendards dans une colonne de feu pour donner la lumière pour qu’ils (ceux qui haïssent) n’assombrissent pas les environs,/pour que vos images soient elles-mêmes l’obscurité et que vos étendards s’effondrent [27]… » Alors l’Éternel se manifestera le moment voulu.


Date de mise en ligne : 28/02/2017

https://doi.org/10.3917/rhsho.184.0163

Notes

  • [1]
    Universitaire et auteur d’ouvrages sur la littérature juive moderne, il est professeur invité des universités de Paris, de Prague et des États-Unis. Son 11e livre, Israel : The Vision of a State and its Literature, vient de paraître (Suger Press, Paris)
  • [2]
    Il exprima pour la première fois cette position maximaliste dans un article rédigé en réaction au Congrès sioniste de 1923, et notamment aux propositions de Weizman prônant un accord avec les Arabes, adoptant le cadre de la Déclaration Balfour. Voir Haolam, 8 août 1923, alors dirigé par M. Kleinmann : « Le sionisme ne sera pas sauvé tant qu’il n’aura pas atteint le niveau d’un mouvement fondamentalement guerrier, tant qu’il n’aura pas choisi le droit d’être dominant, même sans parti ou diplomatie. » Greenberg vivait alors à Berlin et le mouvement révisionniste n’existait pas encore.
  • [3]
    Toutes les traductions en anglais sont de Leon Yukdin, l’auteur de l’article. Elles sont ici rendues en français.
  • [4]
    « Movil hamishol », Snunit, Lvov, vol. V et VI, 1912.
  • [5]
    « Es tsiter a Shtern », Yiddisher arbeyter, Lvov, 1912.
  • [6]
    Ergits auf felder, Lemberg, éditions Oskar Schreck, 1re édition : 1915.
  • [7]
    Voir la critique du livre, probablement la première à être publiée, d’Ansel Kleinman dans Tagblat du 7 décembre 1917, où il écrit : « Il (c’est-à-dire U. Z. Greenberg) ne tient compte d’aucun obstacle – il ignore toutes les règles de grammaire et les principes fondamentaux de la poésie… » Mais il ajoute : « Sa langue est primale, ses rimes dures comme du granit, nouveau phénomène dans notre littérature. Il est seul en son genre, avançant par lui-même, sans antécédent. Personne ne lui a servi de précédent. »
  • [8]
    Ce nom désignait la partie de la Pologne qui, sous le titre officiel de Royaume de Pologne, passa à la Russie par décision du Congrès de Vienne (1814-1815) (NdT).
  • [9]
    Voir Mizrah ou-maarav, Tel Aviv, 1930, vol. IV, p. 136.
  • [10]
    Eymah guedolah ve-yareah, Tel Aviv, Hedim, 1924.
  • [11]
    Pour un examen de la phase expressionniste de la poésie de Greenberg à Varsovie au début des années 1920, voir Léon Yudkin, Public Crisis and Literary Response, Paris,Suger Press, 2001, p. 15-34, et Al shirat azag, Rubin Mass, Jérusalem, 1987, p. 1-24.
  • [12]
    Il arriva en Eretz Israël le 4 décembre 1923. Voir Uri Zvi Greenberg, taarukhah bimlot lo shmonim, Jérusalem, Bibliothèque nationale, 1977, p. 57.
  • [13]
    Fondé par Z. Jabotinsky en 1925 (NDLR).
  • [14]
    Voir Néhémie II, 10 et sq. Néhémie demande au roi de Perse d’entreprendre la reconstruction de la ville de Jérusalem en ruine, et Sanballat, entre autres, tente de saboter cette entreprise. Sanballat est donc devenu un synonyme de ceux qui compromettent et retardent le combat mené par les Juifs pour recouvrer leur souveraineté.
  • [15]
    Selon son propre récit, il détenait alors une carte de journaliste (du journal en yiddish Moment) et quitta le pays en train en l’agitant en direction des fonctionnaires.
  • [16]
    Uri Zvi Greenberg, Rehovot ha-nahar, Jérusalem et Tel Aviv, Schocken, 1951.
  • [17]
    Par opposition aux premiers mots du Kol Nidré récité le soir de Kippour, Biyeshiva chel malah, dans le tribunal d’en haut (NdT).
  • [18]
    Publié pour la première fois dans le journal Haaretz du 7 septembre 1945, Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 271-275.
  • [19]
    Ibid., p. 26-28.
  • [20]
    Voir son recueil Anacreon al qotev ha-itsavon, Tel Aviv, Davar, 1928.
  • [21]
    « Shir ha-ougavar » (« Le chant de l’organiste »), Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 227.
  • [22]
    Ibid., p. 228.
  • [23]
    Référence à l’épisode de la mort de Moïse qui n’eut pas le privilège de pénétrer dans la Terre donnée au peuple, mais qui put la contempler depuis les monts de Moab. Voir Deutéronome XXXIV, 1-5.
  • [24]
    L’empereur romain Titus qui mena le pillage de Jérusalem et la destruction du Deuxième Temple.
  • [25]
    Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 328.
  • [26]
    Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 328.
  • [27]
    Rehovot ha-nahar, op. cit., p. 385.

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