Reinhard Mocek, Biologie und soziale Befreiung. Zur Geschichte des Biologismus und der Rassenhygiene in der Arbeiterbewegung, Francfort, Peter Lang, Europäischer Verlag der Wissenschaften, 2002, 525 pages, 66 euros
1Quoique de manière différente et, sur certains points, opposée, la question de savoir comment concevoir « l’homme nouveau » face au péril de la dégénérescence sous-tend en Allemagne, depuis le milieu du xixe siècle, le discours politique et scientifique des milieux nationalistes d’une part, socialistes de l’autre. Or, contrairement aux thèses réactionnaires et nazies en la matière, la recherche historique ne s’est intéressée aux conceptions socialistes du darwinisme qu’à partir des années 1980. D’où l’intérêt de l’ouvrage de Reinhard Mocek (né en 1936), anciennement professeur à l’université de Halle, puis de Bielefeld, actuellement chercheur en Histoire des sciences à l’Institut politique militaire de Berlin.
2Après une exposition du problème sur une centaine de pages, l’auteur, dans une deuxième partie (283 pages), analyse les différents courants de « l’hygiène raciale » à 1’« hygiène sociale » au sein du mouvement ouvrier ; la troisième partie pose, elle, la question d’une possible reprise des anciennes théories dans le débat actuel sur le clonage et l’euthanasie. Outre une importante bibliographie, l’ouvrage comporte un index des matières et un index des personnes citées, ainsi qu’un tableau chronologique des étapes de l’« hygiène raciale » et un tableau comparatif entre eugénisme socialiste et « hygiène raciale prolétarienne ».
3Notons d’une part que le terme d’« hygiène raciale », spécifique à l’Allemagne, apparaît dès 1895 chez Alfred Ploetz (1880-1940), nestor du courant racialiste, et devance de dix à quinze ans son usage chez les théoriciens du mouvement ouvrier, tels Oda Olberg en 1906 et Karl Kautsky en 1910. D’autre part, différence de taille : le concept de race couvre, selon l’acception prolétarienne, l’ensemble de l’humanité civilisée, bien que ce dernier terme établisse une échelle de valeurs entre civilisés et non civilisés. Si, par ailleurs, les théoriciens socialistes distinguent entre un biologisme bourgeois – mettant l’accent sur le maintien de l’ordre social en améliorant seulement ses principes de fonctionnement selon les acquis de la recherche biologique – et un biologisme prolétarien aspirant à une humanisation de la société fondée sur les principes d’égalité, de santé et d’émancipation, la ligne de séparation que serait l’utilisation idéologique du darwinisme social et ses intentions antihumanistes n’est pas toujours aussi nette. Notamment dans les débats sur la priorité de l’individu par rapport à l’intérêt collectif, ou sur des mesures eugénistes prévoyant la stérilisation de personnes de « moindre valeur biologique ».
4En fait, le biologisme prolétarien connaît trois étapes : celle d’une théorie sociobiologique de la libération de l’être humain développée au sein du mouvement ouvrier allemand dans les pays d’exil (Suisse-France-Angleterre) que l’on trouve notamment chez Wilhelm Weitling, Moses Hess et Roland Daniels. Dans la seconde étape, caractérisée par la rencontre de Marx avec le matérialisme physiologique, on assiste au développement de « l’hygiène de l’hérédité » avec Bebel, Kautsky et Lafargue. La troisième étape, dans les années 1920-1933, est celle de « l’hygiène raciale prolétarienne » développée avec plus ou moins de nuances dans le sillage de Kautsky par Oda Olberg et Henriette Fürth, Rudolf Goldscheid, « théoricien autrichien de l’économie humaine » et, plus radicalement, par le psychiatre suisse August Forel, dans un sens différent de celui de « biologie sociale » par des médecins socialistes comme Alfred Grotjahn, Ignaz Zadek et Julius Moses.
5Dans cette évolution, force est de constater que si Marx et Engels étaient restés réticents à l’intégration du darwinisme social et politique dans la théorie socialiste, Engels, après l’Anti-Dühring (1878) et L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), se concentre, comme à sa suite Bebel, Kautsky et Lafargue, sur une conception unifiante du rapport entre marxisme et darwinisme. Auteur d’une biographie de Fourier, August Bebel pose avec La Femme et le Socialisme (1879-1891), ouvrage constamment réédité, prisé même des féministes bourgeoises, le fondement d’une intégration du darwinisme dans la conception matérialiste de l’histoire. Bien que certains passages particulièrement darwinistes aient été supprimés des éditions ultérieures, le darwinisme est qualifié de « science démocratique » dont l’effet ne peut toutefois se manifester que dans une société socialiste. Tout en se référant à la théorie de l’influence du milieu, Bebel plaide pour un « dressage » (Züchtung) de l’espèce, des règles d’hygiène sociale à réaliser exclusivement par l’État.
6Limité initialement au débat interne, la polémique s’engage, au tournant du siècle, avec les théoriciens bourgeois par l’opposition entre un darwinisme élitaire et un darwinisme compatible avec le socialisme. Le conflit entre lamarckisme et néo-darwinisme ébranle cependant la confiance dans les forces de la nature qui marquait l’argumentation des aînés. On commence à douter de la loi d’airain du progrès et de la complémentarité libératrice du darwinisme et du marxisme. Ainsi le biologisme prolétarien s’adosse-t-il de plus en plus à la percée académique bourgeoise d’une amélioration technologique des êtres humains. Dans la perspective d’un nouvel ordre social futur, certains, dont Oda Olberg, admettent la force argumentative du néo-darwinisme.
7Après la mort d’Engels en 1891, Karl Kautsky (né en Autriche en 1854, mort en exil en 1938) devient prépondérant dans la social-démocratie allemande. Notamment comme éditeur de la revue Neue Zeit, organe leader de la IIe Internationale, et à travers ses deux ouvrages, Évolution et accroissement dans la nature et la société (1910) et Race et judaïsme (1914). Avec le premier, il fait figure de fondateur de l’« hygiène raciale prolétarienne ». Aspect généralement passé sous silence dans les biogra- phies et les lexiques. Lié à la menace de la surpopulation, il aborde aussi la question coloniale en estimant que les autochtones relèvent toujours d’une « race inférieure » et sont, de ce fait, moins résistants, tout en demandant aux colonisateurs de créer des conditions de vie plus dignes d’êtres humains. Conception différente de celle de Paul Lafargue qui souligne l’unité du genre humain. Cependant, contrairement à Marx qui interprétait la surpopulation comme le résultat des cycles de crise, Kautsky, à l’instar de Bebel, estime décisif le changement de conditions de vie et de mode de vie pour développer les forces de production et couvrir les besoins alimentaires de l’humanité.
8Les premiers pas de Kautsky sur le terrain de l’eugénisme et du darwinisme social apparaissent dans un compte-rendu de l’ouvrage de Wilhelm Schallmayer, partisan d’une étatisation du système sanitaire prussien et du corps médical, avec établissement de documents pour la recherche des lois de l’hérédité. Ce qui fascine Kautsky, ce sont les développements sur le bilan de la dégénérescence, de même que la thèse selon laquelle les progrès de la médecine ne sont pas seulement responsables de la non-diminution des phénomènes de dégénérescence, mais ont aussi un effet négatif sur la reproduction sociale. Reprenant ses réflexions sur les pulsions humaines héritées de l’environnement animal, mais désagrégées par l’évolution culturelle, sa théorie de la dégénérescence, qui rappelle Rousseau, mais surtout ses nombreuses lectures d’Ernst Haeckel, père du monisme, qui inspira bon nombre de théoriciens socialistes, Kautsky conclut que « la forme la plus rationnelle et la plus haute du développement humain consiste à écarter consciemment et de manière planifiée toutes les influences conduisant à la dégradation des individus et à soutenir celles qui contribuent à leur renforcement ». Il refuse néanmoins la prophylaxie de Schallmayer visant à empêcher les « individus non valables » (untauglich) de se marier et de procréer, l’estimant irréalisable sur des millions d’individus. À la place, il préconise une nouvelle éthique sexuelle de la reproduction, le respect de la conscience personnelle s’interdisant la reproduction dans la probabilité d’une descendance malade, l’encouragement et le contrôle par l’opinion publique de ces barrières spirituelles. Ce qui suppose un niveau supérieur de formation sociale dans laquelle ces questions seraient fortement intégrées. En la matière, il suit Engels qui préconisait la solution du problème malthusien de la surpopulation et de celui, connexe, des plus faibles et des « dégénérés » par la restriction morale de l’instinct de procréation à travers l’éducation des masses dans la société socialiste, afin de « créer une conscience populaire générale d’hygiène raciale ». Dégénérescence et surpopulation étaient en effet, selon lui, le signe d’un déséquilibre de la nature provoqué par des facteurs sociaux, notamment la conquête de presque tous les aspects de la vie par la technique.
9Comme dans son ouvrage Race et judaïsme, Kautsky privilégie le problème racial, estimant que le principe lamarckien de l’hérédité des caractères acquis ouvre une solution nouvelle à la situation et au rôle du judaïsme par la disparition des différences raciales dans la lutte de classe du prolétariat, en semblant ignorer que le judaïsme est déjà partagé entre capitalistes et prolétaires. D’où la contestation de cette thèse par des théoriciens socialistes comme Hilferding, Fritz Sternberg et Henry Grossmann, qui critiquent son évolutionnisme, sans perspectives, et contrairement aux critiques russes de Darwin émises dès le début des années 1880. Contrairement, en particulier, aux critiques du rapport de Darwin à Malthus récusé pour sa conception inhumaine de la lutte pour l’existence, à laquelle l’anarchiste Peter Kropotkine oppose L’Aide mutuelle dans l’évolution, ouvrage publié en 1902 et traduit en allemand par Gustav Landauer en 1904. Mais, dans l’Occident du tournant du siècle, la redécouverte des règles mendéliennes de l’hérédité polarise le débat sur la génétique au détriment de la philosophie politique de Kropotkine (issue de la tradition anarchiste de Proudhon) à laquelle se réfère aussi Landauer.
10Dans la troisième étape (1920l933), on assiste au passage de la théorie à un large éventail de mesures d’hygiène et d’eugénisme socialiste. Lors du premier grand débat sur l’eugénisme organisé à la Conférence des femmes socialistes en 1921, à la question de la députée bavaroise Antonie Pfülf de savoir à qui appartient l’embryon, Julius Tandler, auteur de Contrainte à la maternité et politique démographique, répond : « À la société, pas à la mère. » Pour sa part, la revue Die Genossin plaide pour une régulation eugénique des naissances contre l’article 218 du Code pénal interdisant l’avortement.
11Bien qu’aucune mesure législative eugénique n’ait vu le jour sous le Deuxième Reich, la fin du xixe siècle a vu la création d’associations et de revues eugéniques au niveau national et international dont aucune, hormis en Allemagne, n’utilise le terme d’« hygiène raciale ». Ce qui n’empêche pas l’intégration au niveau international de la Société du même nom créée en 1905 par Ploetz, l’ethnologue Thuwald et le psychiatre Ernst Rüdin. Dès 1900, la Fondation Krupp, conseillée par Ernst Haeckel, avait proposé un concours sur le thème : « Qu’apprenons-nous du principe de la théorie de l’hérédité par rapport à l’évolution politique intérieure et à la législation des États ? » Sur les 60 candidats, on ne trouve aucun socialiste, hormis Ludwig Woltmann, récusé par le SPD, mort en 1907 à 36 ans. Le premier prix va au docteur Schallmayer, auteur de Hérédité et sélection dans la vie des peuples qui parle d’« hygiène de l’hérédité », une notion située entre l’hygiène raciale et l’eugénisme. Schallmayer plaide pour le renforcement des valeurs positives de l’hérédité de la bourgeoisie cultivée sans préconiser l’eugénisme négatif de la sélection.
12Tout en ne partageant pas les conceptions élitaires des théoriciens conservateurs, Oda Olberg (1873-1955) et Henriette Fürth (1861-1936 ou 1938 ?) plaident pour un réformisme eugéniste. Selon Olberg, plus radicale que Fürth, le concept de race doit être pris au sens ethnologique, voire plus largement comme matériel humain social, la misère de masse constituant un facteur de dégénérescence. Contrairement à Kautsky, elle estime qu’on ne peut attendre le dépassement du système capitaliste puisque des conditions défavorables peuvent nuire irréparablement au patrimoine génétique. D’où son glissement vers des solutions de sélection, « dans l’intérêt de la race », notamment par l’éviction des inaptes à une dépense d’énergie nerveuse qui va croissante dans la société moderne, sans préciser les formes de cette éviction. Au nom de ce même intérêt, elle préconise la lutte contre l’alcoolisme, la morphinomanie, les excès sexuels, thèmes récurrents chez les médecins socialistes et ultérieurement communistes, mais admet le suicide. Contrairement à Schallmayer, elle reconnaît l’inégalité des conditions de sélection dans la société moderne. Dans cet esprit, non sans contradiction par rapport à son soutien initial au néomalthusianisme, elle plaide en faveur de familles de prolétaires de cinq enfants afin de renforcer le potentiel de lutte de la classe ouvrière. La restriction des naissances après 1918, déplorée par la majorité du mouvement féministe et des milieux médicaux résulte, selon Olberg, d’une « accentuation démagogique d’intérêts personnels » qu’un parti prolétarien ne peut admettre comme critère. Tout en refusant la contrainte à la procréation, elle suggère un système de protection infantile et de conseil conjugal, l’égalité de la maternité hors mariage et la libéralisation du droit à l’avortement, au nom de « la santé du peuple », le mot « peuple » remplaçant désormais celui de prolétaire. Olberg se détourne de la conception socialiste de la toute-puissance du milieu au profit du caractère irremplaçable des valeurs biologiques (éviter l’existence de nouveau-nés mal formés, abréger les souffrances des cancéreux et des malades mentaux incurables). Parmi ses critiques, Karl Kautsky junior constate le retrait des facteurs sociaux et lui reproche la confusion entre génotype et phénotype.
13Si la théorie du milieu reste en faveur parmi la plupart des socialistes, elle tend néanmoins à se relativiser, laissant la porte ouverte aux divers points de vue eugénistes. Président de l’Union moniste et de la Société de sociologie d’Autriche, Rudolf Goldscheid (1870-1931) éditeur de la revue pacifiste internationale Friedenswarte, préconise une sociobiologie liée à une « économie humaine » comme base d’un eugénisme culturel, c’est-à-dire un programme d’assainissement à long terme de l’humanité par une amélioration planifiée de l’environnement – dont celui du travail –, une nouvelle économie pour résoudre le problème démographique et l’aspiration culturelle des femmes libérées de leur rôle de machine à procréer par la limitation des naissances. Son continuateur pour « l’économie humaine », le biologiste viennois Paul Kammerer, également membre de l’Union moniste, collaborateur de la revue marxiste Urania souscrit, contrairement à Goldscheid, aux mesures américaines de stérilisation du « matériel humain de moindre valeur », soutien qu’il récusera ultérieurement en invoquant les nouvelles conditions sociales, les progrès de la biologie et de la recherche expérimentale sur le développement humain, en soulignant aussi le rôle de l’aide mutuelle développé par Kropotkine. Les utopies optimistes des deux chercheurs viennois ne seront guère relayées au sein de la social-démocratie allemande des années 1920-1930.
14Ce qui domine durant cette période, c’est l’eugénisme socialiste des milieux médicaux et féministes qui plaident pour la réalisation concrète d’interventions médicales et démographiques fondées sur des mesures législatives. À l’origine de ce changement de paradigme entraînant une dégradation de la dimension éthique, l’ouvrage de Baur, Fischer et Lenz, Les Fondements de la doctrine de l’hérédité humaine et de l’hygiène raciale, pour lequel il n’existe aucun pendant progressiste humaniste de même importance. Quoique non conformes à la ligne du SPD, des médecins socialistes, tels Alfred Grotjahn, Ignaz Zadek et Julius Moses, y font figure d’autorités en matière de médecine sociale tout en défendant le renforcement démographique de l’Allemagne face au danger slave, face à celui des peuples colonisés, mais aussi face à celui d’un grand nombre de « personnes de moindre valeur » au sein de la population allemande. Membre du groupe SPD au Reichstag, Grotjahn participe activement à l’élaboration du programme de santé du parti. Mais son projet de médecine sociale au service de tous est contredit par ses prises de position en faveur de la stérilisation forcée des « personnes de moindre valeur ».
15Si la médecine sociale selon Grotjahn a trouvé un large écho dans les réformes des années 1920 en URSS, l’eugénisme y reste considéré comme une science bourgeoise. En 1909 déjà, dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine avait dénoncé comme simple phraséologie les conceptions biologiques visant à l’amélioration de l’être humain. Élaboré sous l’influence de Clara Zetkin, le programme du Parti communiste allemand de 1923 préconisait la préparation de nouvelles formes de relations humaines dans la perspective d’une transformation de la société bourgeoise, notamment par une nouvelle morale sexuelle libérée de la dépendance économique, par l’éducation collective des enfants et par la vie en communauté. Parmi les théoriciens communistes, le médecin Friedrich Wolf et le biologiste Julius Schaxel, dernier disciple de Haeckel, qui émigreront tous deux en URSS (le premier après un séjour en France et un internement en 1940 au camp du Vernet), représentent l’alliance du marxisme et des sciences de la nature. Tous deux condamnent la « conception bourgeoise » du mariage et de la sexualité, préconisent l’amélioration de l’hygiène et de l’habitat ainsi que la protection du travail, la pratique du sport, le contrôle des naissances par le droit à la contraception et à l’avortement. Auteur de deux pièces de théâtre – Cyankali, histoire d’une ouvrière morte des suites d’un avortement illégal, et Professeur Mamelock, destin d’un médecin juif assimilé confronté aux discriminations raciales –, Wolf s’engage activement avec Else Kienle dans la bataille contre l’article 218 du Code pénal interdisant l’avortement. Ce qui leur vaudra d’être emprisonnés. Wolf est aussi l’un des rares parmi ses amis politiques à estimer que la psychanalyse constitue une grande innovation pour rétablir l’unité entre physique et psychisme. Les groupes parlementaires communiste et socialiste s’opposeront, en 1925, au projet de loi du docteur Gustav Boeters sur la stérilisation forcée des malades congénitaux. De même qu’ils s’opposeront, en 1930, au projet de loi nazi contre « le mélange racial », sans obtenir la libéralisation de l’avortement.
16En conclusion, Mocek estime qu’il n’est rien resté de l’interaction entre théorie socialiste ou marxiste, darwinisme social et eugénisme. Néanmoins, le plan d’une libération physique et psychique du prolétariat précédant la révolution sociale et politique a profondément marqué la théorie et la pratique de vie de larges couches prolétariennes. Notamment par la culture physique, les excursions collectives, la diffusion des conceptions monistes et de la librepensée. S’il est exact que la dominance du social et du milieu constitue un fondement obligé des conceptions socialistes/marxistes du darwinisme social, on constate néanmoins, un aspect que l’auteur a tendance à minimiser, la tentation de certains théoriciens à privilégier l’intérêt de la collectivité politique ou « raciale » au détriment des droits physiques et psychiques des individus. Tentation stoppée, certes, par la progression du racisme nazi à propos duquel le socialiste Hugo Iltis constate dans un ouvrage de 1930 intitulé Doctrine populaire des races : « Il n’existe jusqu’à présent aucune publication critique, aucune réfutation du racisme émanant de chercheurs en sciences de la nature se réclamant du socialisme. » Vouloir établir un lien entre l’ancienne perception socialiste/marxiste, au demeurant variable, de l’être humain, et les débats actuels sur les problèmes de bioéthique (manipulations génétiques, clonage, eugénisme, euthanasie) n’a guère de sens. Sans rappeler son propos introductif sur la rupture que constitue la dérive criminelle du nazisme, l’auteur reconnaît que la situation a tellement changé de nos jours que la « biologie de la libération », préconisée sous des formes diverses jusqu’en 1932, relève tout au plus de la rétrospective historique.
17Rita Thalmann
Insa Meinen, Wehrmacht und Prostitution im besetzten Frankreich, Brême, éd. Temmen, 2002, 264 p., 22,50 euros
18Après les travaux de Luc Capdevilla et Patrice Virgili du côté français, voici l’étude d’une jeune historienne allemande présentée sous un aspect différent. Née en 1963, diplômée de l’université d’Oldenburg, Insa Meinen participe actuellement à un projet de recherche de l’université de Constance sur « Holocauste et polycratie en Europe occidentale de 1940 à 1944 ». Les quatre parties de l’ouvrage traitent successivement de l’organisation de la politique de prostitution de l’occupant, du contrôle médical, de la répression et de l’internement des prostituées ainsi que du système des bordels militaires. Fondée sur des sources d’archives françaises et allemandes souvent inédites ainsi que sur des ouvrages publiés avant et après 1945 mentionnés dans la bibliographie, l’étude est centrée sur trois questions : Pour quelles raisons, dans quel but, la Wehrmacht a-t-elle cherché à régler les relations de ses troupes avec des Françaises de zone occupée ?
19Comment a-t-elle traité les prostituées françaises et les femmes soupçonnées de l’être ?
20Dans quelle mesure la vie quotidienne fut-elle marquée par l’intervention de la Wehrmacht dans les rapports sexuels entre Allemands et Français, interventions qui exigeaient la coopération des autorités françaises, d’autant qu’à la conception raciale codifiée par les lois de Nuremberg s’ajoutait l’obsession des maladies vénériennes ?
21Aux yeux des Allemands, la France faisait figure de métropole des plaisirs sexuels avec les dangers de contamination y afférant. L’armée n’entendait toutefois pas pour autant priver de compensations ses militaires pendant leur séjour en France à leur retour ou lors de leur départ pour le front russe. D’où les directives adressées à l’administration et aux services de police français pour organiser des rafles en vue d’empêcher le racolage public et en vue de déceler les femmes suspectes de prostitution illégale. Dans les grandes villes, l’administration allemande fit apposer des pancartes interdisant la prostitution dans les hôtels, les restaurants et les bars fréquentés par les militaires. Interdiction également notifiée aux civils français dans les bordels allemands. Parmi les mesures de contrôle, les examens réguliers des prostituées fichées par des médecins français sous le contrôle d’officiers de santé allemands, l’hospitalisation immédiate en cas de maladie ou de supposition d’infection, l’exclusion des prostituées juives ou « de race étrangère ». La planification de l’ensemble relevait du Haut Commandement de l’Armée (OKH) à partir d’un règlement élaboré dès le début de la guerre et qui servira de modèle pour les pays occidentaux occupés.
22Outre l’image de la France, métropole de la débauche, la propagande allemande véhiculait depuis le tournant du siècle la thèse du trafic de femmes dont la France serait un centre international. La faute en était imputée au régime républicain, à sa « liberté illimitée » des individus, à la criminalité et à la corruption de sa police, dans un discours visant à mobiliser les préjugés nationalistes, racistes et antisémites, les Juifs et les immigrés étant présentés comme les acteurs principaux de ce trafic. Ce discours servit aussi à justifier la destruction allemande du quartier du vieux port de Marseille et la déportation de près d’un millier de personnes majoritairement juives.
23Autre motivation des autorités d’occupation : la crainte de l’espionnage. D’autant qu’à partir de 1941-1942, la résistance communiste utilisait des femmes pour le Travail (anti)allemand destiné à diffuser la propagande antinazie parmi les militaires, à recueillir des renseignements, voire à les inciter à la désertion. De son côté, le gouvernement français adopta, dès décembre 1940, une réglementation de la prostitution adaptée aux directives allemandes en reconnaissant pour la première fois les « maisons de tolérance » comme entreprises seules habilitées à la prostitution et soumises à l’impôt. Attitude en contradiction manifeste avec le discours officiel sur la famille et la vocation des femmes à être des épouses et des mères.
24Arrêtées lors de rafles ou sur dénonciation, les prostituées étaient passibles d’emprisonnement ou d’internement pour pratique illégale. Internement qu’Insa Meinen analyse à partir des camps de Jargeau (près d’Orléans) et de La Lande (près de Tours). À Jargeau, sur les 1 720 internés avec enfants jusqu’en décembre 1945, on comptait 1 190 Tziganes, au moins 300 prostituées et 132 détenus pour refus du STO. Au camp de La Lande, qui accueillit successivement des Tziganes, puis 700 Juifs (dont 655 parmi lesquels 144 enfants furent déportés à Auschwitz), le camp fut affecté ensuite à l’internement de femmes, dont plusieurs centaines de communistes et 64 « filles soumises », selon la terminologie administrative, sur ordre de la Feldkommandantur de Tours. Les deux groupes étaient séparés par une double rangée de fil de fer barbelé. Le camp fut dissous en décembre 1943 sur ordre du ministère de l’Intérieur. Le reste des internées fut transféré au camp de Jargeau. Le délai d’internement variait de un mois à trois ans. Il semble cependant qu’à partir de 1942, le ministère de l’Intérieur fit valoir qu’aucune loi française ne justifiait l’internement des prostituées, alors que les autorités allemandes décidaient au contraire de se radicaliser en prenant, en octobre 1942, la décision d’interner les prostituées à leur sortie de l’hôpital où elles venaient d’être soignées pour maladie vénérienne. Peu nombreuses à La Lande, les sanctions de toute nature étaient fréquentes à Jargeau. Pour obtenir leur libération, certaines acceptèrent de travailler dans le bordel allemand de la rue des Juifs (!) d’Orléans ou dans des services allemands en France et dans le Reich, voire d’être utilisées comme indicatrices.
25La politique de l’occupant à l’endroit des prostituées dans la France occupée, en dépit de sa rigueur, ne fut pas comparable à la violence des traitements infligés aux femmes contraintes à la prostitution dans certains camps de concentration du Reich et dans les pays d’Europe orientale soumis à la domination nazie.
26Rita Thalmann
Florent Brayard, La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision, Paris, Fayard, 2004, 640 pages, 28 euros
27Un jeune historien français, déjà chevronné, a le courage d’aborder un sujet d’une infinie complexité : les circonstances et les moments dans lesquels Hitler décida de la destruction des Juifs d’Europe. Il le fait en s’appuyant sur une documentation solide et actualisée qu’il détaille dans un appareil de notes de plus de cent pages. Il a donc analysé les travaux les plus récents des auteurs allemands – en particulier Götz Aly, dont on peut regretter qu’il n’ait pas encore été traduit en français [1], et Christian Gerlach, dont seul un petit ouvrage a été traduit –, américains et israéliens en langue anglaise – en particulier Richard Breitman et Christopher Browning, dont l’œuvre est encore incomplètement accessible aux lecteurs français. Son projet global est d’explorer les mutations de la politique criminelle des nazis de 1939 à 1943 et de souligner les contradictions apparues en cours du déroulement du processus d’extermination. Pour y parvenir, il reconstitue les modalités de ce processus en prenant en compte le déroulement du conflit mondial, mais aussi les interférences des différents projets criminels des nazis, les lieux et les moments où ces projets sont mis en pratique. Celui qui prend la décision est, bien entendu, Hitler, et lui seul. On sait que le Führer n’a ni rédigé, ni signé un ordre de suppression des Juifs, que les décisions – car il y en eut plusieurs – ont été prises dans le secret d’entretiens avec Himmler, peut-être Heydrich et/ou Göring. On suppose que, plutôt qu’un ordre explicite, Hitler a donné son accord à des demandes ou projets de ses interlocuteurs. Peut-être ne l’a-t-il même pas formulé, mais s’est-il fait comprendre par un silence ou un acquiescement.
28Florent Brayard entreprend une « évaluation fine » du calendrier de ces rencontres suivies de passages à l’acte. Considérant le grand nombre de problèmes soulevés lors de ces entretiens, il introduit la notion d’arbitrage de Hitler sur des questions subsidiaires, ce qui le conduit à fragmenter la « solution finale de la question juive » en questions prioritaires et subsidiaires, ces dernières concernant, par exemple, l’identité juive – le sujet des Mischlinge demeure jusqu’à la fin du régime une obsession –, les modalités, les moments et les lieux de la mise à mort. Cet angle d’attaque de la problématique de la décision est d’autant plus intéressant qu’Hitler n’a jamais condamné un meurtre de masse perpétré par la SS, mais au contraire confirmé dans ses discours publics ou ses entretiens intimes son accord à ces passages à l’acte.
29Si l’on rétablit la chronologie de ces décisions, on observe que la « solution finale » devient peu à peu synonyme de meurtre. Le programme de « traitement de la question juive » est défini par Heydrich dès septembre 1939 : regroupement des Juifs de Pologne dans des ghettos ; expulsion des Juifs du Reich et des territoires annexés. À cette date, la volonté d’extermination des Juifs n’est pas arrivée à maturité, mais elle se développe dans un sens unique et elle n’est contenue que par sa faisabilité en fonction de l’évolution de la guerre. De 1939 à 1941, les projets sont successivement abandonnés : transplantation des Juifs en Pologne (« ghetto du Reich » de Nisko, réserve de Lublin) ; reprise du plan « Madagascar » ; programme de déportation vers le gouvernement général, puis, avec la préparation de « Barbarossa », déportation massive, après la guerre, vers la Sibérie. En revanche, des crimes collectifs sont perpétrés : « Action T4 » de mise à mort des pensionnaires des asiles d’aliénés allemands (janvier 1940-août 1941) ; puis « Action 14f13 » (avril 1941-avril 1942) qui étend la pratique du meurtre de masse et le principe de la sélection aux camps de concentration. À partir du 22 juin 1941, le processus d’extermination connaît une poussée brutale : de l’assassinat, sur le territoire soviétique occupé, des commissaires politiques et des hommes adultes juifs, les nazis passent au génocide des Juifs d’Union soviétique dès la fin juillet et à la mise à mort des prisonniers de guerre soviétiques. La question n’est plus de savoir qui tuer, mais comment exécuter le meurtre. On assiste alors à des « transferts de technologie ». L’exemple du Zyklon B, auquel un chapitre est consacré, illustre les modalités de ces transferts. En juillet 1941, dans le camp d’Auschwitz, alors en extension, une expérience de désinfection des locaux est faite avec du Zyklon B. Le 3 septembre, un premier gazage teste l’efficacité du produit sur des prisonniers de guerre soviétiques. La technique de mise à mort par ce gaz entre ensuite en compétition avec les autres techniques de gazage déjà expérimentées – camions à gaz ou oxyde de carbone – qui seront retenues, la première à Chelmno, en Pologne, en Union soviétique et en Serbie, la seconde dans les trois centres de l’opération Reinhard.
30Quand la destruction des Juifs est étendue à toute l’Europe en 1942, la « solution finale » doit s’adapter aux capacités disponibles et aux impératifs techniques, mais aussi à la situation politique. À partir du printemps 1942, la situation militaire devient de plus en plus précaire. Himmler doit, à maintes reprises, recourir à l’arbitrage d’Hitler. Son projet industriel d’exploitation d’une main d’œuvre juive fait alors obstacle à la volonté exterminatrice de son maître et il accueille favorablement l’idée émise par Victor Brack, en juin 1942, de recourir à une stérilisation massive de tous les Juifs afin de combiner leur capacité de travail et une disparition retardée. C’est ici que Florent Brayard passe de la démonstration à l’hypothèse. Pourquoi place-t-il ce document de Brack – bien connu depuis 1945, mais qui ne reste que l’un des innombrables projets soumis à Himmler – en tête de son introduction ? Pourquoi, alors qu’il serait plus clair de suivre cette « chronologie fine » qu’il reconstitue, divise-t-il son livre en deux parties : été 1942-été 1943, centrée sur le contretemps du projet industriel de Himmler ; puis la période automne 1939-printemps 1942 des moments successifs de la décision d’extermination des Juifs et des interférences des pratiques criminelles ? Pourquoi présenter comme un moment essentiel l’ordre donné le 19 juillet 1942 de déporter à Treblinka les Juifs du ghetto de Varsovie, alors que le meurtre industriel est déjà massif depuis mars à Belzec, puis à Sobibor ? Cet ordre marque certes une accélération brutale dans un processus qui va s’amplifiant jusqu’en décembre 1942, où l’on recense 1 275 000 personnes assassinées dans les trois centres, et qui se poursuit jusqu’à l’ordre donné le 12 mai 1943 par Himmler à Krüger (HSSPF pour le Gouvernement général) de liquider les 300 000 à 400 000 Juifs restant dans cette région, liquidation qui s’achève avec l’Erntefest du 3 novembre 1943. Pourtant, si l’on s’attache au processus décisionnel, la période s’étendant de septembre 1939 à décembre 1941 est bien, dans ses radicalisations successives, l’intervalle de temps où les décisions principales sont prises, une période que l’on peut même, afin de mieux interpréter la haine obsessionnelle d’Hitler, faire remonter, à l’exemple de l’auteur dans le dernier chapitre de son livre, à la « prophétie » de Hitler, dans son discours du 30 janvier 1939.
31Voici donc un travail important, qui mérite de figurer dans la bibliographie des ouvrages rythmant l’historiographie de la Shoah, mais qui, par le choix de son auteur d’introduire une donnée complémentaire, mais non indispensable, à son argumentaire, en limite l’accès à des lecteurs déjà informés et à même de faire la critique de cette présentation. On peut regretter, tout en comprenant et respectant son angle de vue, que l’auteur n’ait pas suivi le fil chronologique qui demeure, pour les historiens de la Shoah, le meilleur conducteur.
32Yves Ternon
Donald Bloxham, Genocide on Trial. War Crimes Trials and the Formation of Holocaust History and Memory, Oxford, Oxford University Press, 2001, XIX + 273 pages, 60 $
33Dans ce livre, qui est à l’origine sa thèse de doctorat, l’auteur, historien à l’université d’Edimbourg, démontre – avec, à l’appui, une documentation abondante – qu’en instituant après la Seconde Guerre mondiale des tribunaux pour juger les crimes des nazis, les Anglais et les Américains n’avaient pas pour seul but de rendre la justice, mais surtout d’écrire l’histoire de cette guerre pour servir leur politique. Avant même que la Guerre froide soit devenue une réalité, les procès intentés par les Anglais et les Américains de 1945 à 1953 s’intégrèrent dans un processus global de dénazification qui avait pour objectif d’exonérer les Allemands d’une responsabilité collective. L’Allemagne de l’Ouest jouait un rôle essentiel dans cette stratégie, à la fois comme alliée et comme tampon entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. Les Alliés occidentaux avaient rapidement besoin d’une Allemagne démocratique, mais les personnes nécessaires à cette construction avaient été en majorité des fonctionnaires nazis pendant le IIIe Reich. Il fallait donc établir une distinction entre la population allemande et les dirigeants nazis et faire des exemples pour montrer que justice avait été rendue.
34Donald Bloxham estime que, de ce fait, l’historiographie de l’Holocauste a été retardée et sa mémoire déformée par des généralisations trompeuses : le camp de concentration devient le symbole de la cruauté nazie et la réalité de l’Holocauste est occultée. Il en veut pour preuve la représentation initiale des centres de mise à mort de Pologne. Le fait qu’ils aient été situés en Europe orientale et que ces territoires aient été libérés par l’Armée rouge a entraîné des confusions sur leur nature. De même, le fait que les survivants des marches de la mort, partis d’Auschwitz en janvier 1945, soient parvenus dans des camps libérés par les Anglais et les Américains, a fait croire à la plupart des observateurs – dont le procureur américain Jackson – que ces camps de l’Ouest étaient des centres d’extermination. Le rôle des Einsatzgruppen fut mis en évidence tardivement, alors que l’attention était centrée sur les camps de concentration de l’Ouest. De même, bien que des documents aient révélé leur implication, l’activité criminelle des organisations de police a été longtemps ignorée. Enfin, les SS ayant été considérés comme les seuls responsables, le rôle de la Wehrmacht dans le génocide des Juifs, comme dans les crimes contre l’humanité perpétrés contre des Tsiganes, des prisonniers soviétiques ou des Polonais, fut occulté, alors qu’il est aujourd’hui établi qu’elle a participé activement à des massacres. Les procès ont ainsi réduit la responsabilité du soldat allemand à l’Est, ce qui permettait, par transposition, de disculper toute la population allemande. De même, ils n’ont guère abordé le sujet complexe de l’exploitation par les nazis du travail forcé des Juifs.
35Selon Bloxham, le Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg est le principal responsable de ces distorsions. Dans ce procès, la représentation de la criminalité nazie est centrée sur les camps de concentration. Le tribunal est pourtant largement informé sur l’Aktion Reinhard et sur son rôle dans la destruction des Juifs d’Europe, mais il faut attendre 1970 pour que Franz Stangl soit arrêté, extradé du Brésil et jugé en RFA. Le TMI juge des hommes dont la criminalité est si étendue qu’elle n’a pas de localisation géographique. L’accusation présente comme responsables des dirigeants qui, en fait, n’ont jamais tué de leur main. Le fait que l’accusation ait été centrée sur l’infraction d’organisation criminelle (conspiracy) et sur celle, nouvelle dans le droit pénal international, de « crime contre la paix », a eu une grande influence sur les procès ultérieurs. Nombre de criminels de moindre envergure, ceux qui ont obéi aux ordres, c’est-à-dire, pour la plupart, des exécutants, ont ainsi pu échapper aux tribunaux et vivre paisiblement en République fédérale allemande. Dans les dix ans qui suivent la fin de la guerre, il est impératif de préserver l’honneur de la Wehrmacht en diffusant le mythe de son caractère non politique. À l’appui de cette affirmation, Bloxham examine les procès intentés par les tribunaux anglais contre les chefs de la Wehrmacht. En mai 1947, le maréchal Albert von Kesselring, qui commandait les forces allemandes en Italie, est condamné à mort par un tribunal anglais pour le massacre de civils italiens. Sa peine est commuée à douze ans d’emprisonnement. Les Anglais détiennent également trois maréchaux : von Brauchitsch (chef de l’OKW de fin décembre 1938 à décembre 1941), von Rundstedt et von Manstein. Tous trois sont accusés d’avoir aidé les Einsatzgruppen. Les Polonais et les Soviétiques veulent les juger, mais le gouvernement anglais refuse de les livrer. Brauchitsch meurt en détention, von Rundstedt est libéré pour raisons de santé. Von Manstein est jugé par un tribunal anglais et condamné à dix-huit ans d’emprisonnement, avant que sa peine soit réduite à douze ans. Finalement, Kesselring et Manstein sont relâchés en 1953, pour raisons de santé.
36Dès 1946, l’Angleterre a compris l’importance d’une Allemagne régénérée pour combattre le communisme. Les procès dans la zone militaire anglaise d’occupation sont conduits dans le cadre juridique du Royal Warrant et se concentrent sur le système concentrationnaire – le Belsen Trial commence le 17 septembre 1945. Les États-Unis intentent d’abord des actions dans le cadre des procès de Nuremberg. Mais, dès que le Rideau de fer devient une réalité, ils s’inquiètent des conséquences politiques de ces procès. Bloxham présente les figures marquantes de l’accusation – Robert Jackson, Telford Taylor et, pour l’Angleterre, sir Hartley Shawcross – et il analyse le rôle joué dans la politisation de ces procès par les hauts-commissaires américains en Allemagne, Lucius Clay (de 1945 à 1947) et John Mac Cloy qui lui succède, ainsi que par Adenauer ou Bevin. Dans le cadre de cette politique de rééducation de l’Allemagne de l’Ouest, les crimes spécifiquement raciaux ont été occultés. L’auteur relève dans ces procès un manque à reconnaître le destin singulier des Juifs d’Europe et une volonté de faire obstacle à cette reconnaissance. Comme la plupart de ces crimes ont été commis en dehors de l’Allemagne, la complicité de la population allemande est ainsi minimisée et le génocide des Juifs est pratiquement absent d’un programme de dénazification centré sur les crimes perpétrés en Allemagne. Dans le même esprit, alors qu’en Pologne, le gouvernement communiste juge – et condamne à mort – pour ces crimes des centaines d’individus, la RDA n’en juge que très peu.
37Cette présentation déformée de l’Allemagne nazie par les procès contribue à l’élaboration d’une vision erronée des crimes nazis. Les procès alliés de l’après-guerre ont fait obstacle à une historiographie de l’Holocauste, conclut Bloxham. Pour bien montrer que se lève une nouvelle génération d’historiens qui vont écrire cette histoire et restituer cette mémoire, il reproche même à Raul Hilberg d’avoir négligé les témoignages des survivants et de fonder son travail sur les documents laissés par les bureaucrates allemands, centrant ainsi l’observation sur les victimes plus que sur les assassins. C’est là un jugement bien hâtif que de faire un procès aux procès en les accusant de faire délibérément obstacle à la perception de l’Holocauste. La construction de l’histoire de la Shoah s’est faite lentement, pour des raisons qui ne relèvent pas seulement de la politique internationale, mais d’abord d’un accès aux archives. La nouvelle génération d’historiens de la Shoah travaille aujourd’hui, en Allemagne en particulier, sur un terrain nivelé : il n’y a plus d’anciens nazis en activité dans la société allemande et la Guerre froide est terminée. Il était utile de souligner cette insuffisance des procès, mais un peu excessif de transformer l’observation en acte d’accusation.
38Yves Ternon
Laure de Vulpian, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Bruxelles, éditions Complexe, 2004, 303 pages, 19,90 euros
39Du 17 avril au 8 juin 2001, s’est tenu, devant la Cour d’assises de Bruxelles, le premier procès relevant de la loi belge de compétence universelle. Votée en 1993, cette loi permettait à toute victime d’un crime de droit international de saisir la justice belge, quelle que fût la nationalité des victimes ou celle des criminels et quel que fût le pays où le crime avait été commis (cette loi a été modifiée en 2003 et les conditions de recevabilité des plaintes réduites). Dans ce procès, quatre personnes accusées de génocide au Rwanda étaient jugées et furent condamnées à des peines de prison : deux responsables politiques et deux religieuses accusées d’avoir refusé d’accueillir des réfugiés et d’avoir fourni des bidons d’essence aux miliciens qui ont brûlé vives 250 à 500 personnes. France-Culture possédait les enregistrements des minutes du procès. La directrice de la chaîne, Laure Adler, imagina de reconstituer, à partir de ce matériau, l’histoire du génocide rwandais. Elle s’adressa à la journaliste judiciaire de la chaîne, Laure de Vulpian, qui, pour obtenir ce résultat, eut l’idée de mixer les interventions des acteurs du procès – magistrats, avocats, accusés et témoins – avec des interviews d’une trentaine de spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs et, plus largement, des crimes de masse. Par cet habile artifice, tout en suivant le déroulement du procès, elle examine dans ce livre les principaux aspects du génocide des Tutsi au Rwanda et, surtout, elle fournit au lecteur les clés qui permettent de comprendre les composantes de ce génocide qui, plus qu’oublié – comme interroge le titre de son livre – est d’abord mal perçu parce qu’expliqué de façon erronée.
40Ce génocide africain – non pas le premier, mais le second, après celui des Herero en 1904 – survient au terme d’un long processus qui commence avec l’élaboration du piège ethnique : division de la société rwandaise en ethnies, alors qu’il s’agit de catégories sociales ; construction d’un discours de haine contre les Tutsi ; radicalisation du ressentiment de 1959 à 1990. Des stéréotypes se sont inscrits dans les mentalités au fil des années et les germes de cette haine se développent avec la guerre civile qui éclate en octobre 1990. Un antagonisme régional Nord-Sud, fondé sur des rapports de pouvoir et des difficultés économiques en partie liées à la croissance démographique alourdissent le climat politique. La communauté internationale ne bouge pas, alors que, surtout après octobre 1993 – l’assassinat du président du Burundi Ndadaye, d’origine hutu –, elle est avertie de l’imminence d’un génocide. « On peut tuer 1 000 Tutsi toutes les vingt minutes », dit le télex adressé le 11 janvier 1994 par le général Dallaire, commandant de la MINUAR, qui dévoile alors le programme de génocide et demande l’autorisation de saisir les caches d’armes dont il connaît l’emplacement, autorisation que l’ONU lui refuse. L’attentat du 6 avril déclenche un génocide qui, dans la situation explosive d’alors, serait survenu sous n’importe quel prétexte, tant les médias de la haine avaient travaillé les esprits depuis 1990, et singulièrement avec la diffusion depuis 1993 de la Radio télévision des Mille Collines. La participation de la majorité de la population hutu au génocide des Tutsi s’explique par un comportement traditionnel de la société rwandaise : une culture du chef, une soumission à l’autorité. Déjà, au temps de la royauté, quand le roi avait parlé, on exécutait l’ordre ou on était exécuté. Tandis que se préparent les conditions matérielles du génocide – formation des milices interahamwé, constitution du Hutu Power, distribution d’armes et de machettes, rédaction de listes de personnes à tuer en priorité –, la population est conditionnée à tuer les Tutsi – la carte d’identité portant le sceau de l’ethnie, l’identification est aisée –, en vertu du vieux principe qui autorise la transgression : la légitime défense. Si nous ne les tuons pas, ils nous tueront ; c’est eux ou nous. Elle reçoit en outre une garantie d’impunité. Le génocide se déroule dans un contexte de guerre totale : il faut protéger le Rwanda des envahisseurs tutsi (le Front patriotique rwandais, le FPR) et des ennemis de l’intérieur. L’horreur est sans limite : le voisin tue son voisin, l’ami son ami et, fait unique dans l’histoire des génocides, la mère hutu son enfant puisque né tutsi d’un père tutsi. Les 300 000 rescapés vivent aujourd’hui en majorité au Rwanda, dans une détresse morale infinie. Qu’ils parlent ou ne parlent pas, ils cherchent d’abord à être soulagés du fardeau de cette histoire et à enterrer dignement, au propre comme au figuré, leurs morts.
41800 000 à 1 000 000 de personnes, les trois-quarts des Tutsi du Rwanda et des Hutu modérés, sont tués en cent jours, d’avril à juillet 1994. Les médias perçoivent aussitôt cette dimension nouvelle d’un meurtre de masse planifié au plus haut niveau de responsabilité de l’État : le gouvernement autoproclamé. Non seulement l’ONU n’intervient pas, mais elle retire l’essentiel de ses troupes dès le 15 avril, ce qui conduit le gouvernement à étendre le génocide à Butare et Gitarama, deux provinces jusqu’alors épargnées. L’Église catholique et, singulièrement, les Pères Blancs, qui ont évangélisé le Rwanda, portent une lourde responsabilité : d’abord pour l’élaboration du mythe ethnique ; puis pour son retournement en faveur des Hutu et son aide à la création d’une république sur des bases qui diffusent la haine ethnique. Plus d’une centaine de religieux et de prêtres ont participé activement au génocide, mais des centaines d’autres ont été massacrés, parce qu’ils étaient Tutsi ou parce qu’ils avaient tenté de sauver des Tutsi. Enfin, la responsabilité de la France, depuis son soutien au président Habyarimana depuis octobre 1990 jusqu’à l’intervention « Turquoise » et le retard apporté à sauver les Tutsi du Biserero en juillet 1994, n’est pas occultée, et le caractère pervers des thèses négationnistes, en particulier celle du « double génocide » est démontré.
42Le procédé adopté par Laure de Vulpian pour représenter un génocide dans toutes ses composantes, de ses causes à ses conséquences, est original. Il se révèle un moyen efficace d’explication de ce phénomène complexe. Le recours à un éventail d’historiens, de sociologues, de témoins extérieurs et de survivants, offre une garantie d’objectivité. Dix ans après sa perpétration, ce génocide est bien étudié. Même si certains s’obstinent encore à ne pas reconnaître certaines évidences pour des raisons personnelles ou politiques, refuser cette vérité établie n’est guère raisonnable.
43Yves Ternon
Guenter Lewy, La Persécution des Tsiganes par les nazis, Paris, Les Belles Lettres, 2003, 474 pages, 35 euros
44« Comment doit-on restituer le processus parallèle de l’extermination achevée de Juifs et le tri inachevé des populations sous contrôle nazi », demande Henriette Asséo dans la préface de ce livre ? Guenter Lewy apporte une réponse en allant chercher une explication dans les archives allemandes, comme l’avait fait avant lui, pendant dix-huit ans, Michael Zimmermann (Rassenutopie und Genozid : Die nationalsozialistische « Lösung der Zigeunerfrage », Hambourg, Christians, 1996).
45Les Tsiganes ne possèdent pas d’histoire orale ou écrite qui relate leur passé. Il est seulement établi qu’ils parviennent en Europe par plusieurs vagues. En Allemagne, la première, en partie sédentarisée, est appelée Sinti ; la seconde arrive au xixe siècle : les Rom. Les Tsiganes sont perçus comme des différents. Les autorités de l’Empire, puis de la République de Weimar, qui en contrôlent le flux, mettent plus l’accent sur leur comportement que sur leur race. Après 1933, on dénombre en Allemagne environ 26 000 Tsiganes, vingt fois moins que de Juifs. La discrimination de ce groupe évolue en trois stades successifs et selon trois axes complémentaires et souvent antagonistes. De 1933 à 1937, les autorités locales intensifient les mesures existantes de contrôle et de harcèlement. À partir de 1937, des décrets définissent les Tsiganes comme asociaux, donc comme des personnes qui s’excluent d’elles-mêmes de la communauté du peuple (en 1939, les camps de concentration allemands comptent plus de 100 000 détenus qualifiés d’asociaux, dont une partie sont des Tsiganes). C’est seulement à la fin de 1938 que s’ouvre le troisième stade, défini selon le troisième axe, l’axe racial. Pour déterminer qui est tsigane, le ministère de l’Intérieur a créé en 1936 un Institut de recherche pour l’hygiène raciale et la biologie de la population, dirigé par le docteur Ritter. Classant les Tsiganes selon un principe racial, Ritter démontre que moins de 10 % des Tsiganes sont de race pure et que la majorité sont des métis, asociaux et de race inférieure. Après l’Anschluss, qui fait tomber 11 000 Tsiganes autrichiens sous l’autorité nazie, pour répondre à une demande qui ne vient pas seulement du parti, mais aussi de la société allemande et surtout autrichienne, Himmler promulgue, le 8 décembre 1938, un décret relatif à la lutte contre le « fléau tsigane », qui distingue les Tsiganes de race pure et les Mischlinge. Tous les Tsiganes sont alors enregistrés par la Kripo (police criminelle). Après examen racial, on leur remet une carte d’identité, de couleur brune pour les Tsiganes purs, brune à rayure bleue pour les Mischlinge et les itinérants.
46Le filet se resserre autour des Tsiganes dès le début de la Seconde Guerre mondiale. On les accuse d’être des espions et ils sont refoulés des zones frontalières de l’Ouest. On projette de les expulser vers les territoires de l’Est, mais seuls 2 500 Tsiganes sont déportés dans le Gouvernement général, sans d’ailleurs y être regroupés. Les Tsiganes restés dans le Reich sont soumis à des mesures de plus en plus restrictives, dont la plus importante est le gel de leur mobilité. En dépit de l’insistance de la population et des autorités locales, aucune loi sur les Tsiganes n’est promulguée, ce qui laisse le champ libre à la Kripo pour les persécuter : résidence forcée, détention dans des camps, travail obligatoire et sous-payé. Dans le Burgenland, où vivent la plupart des Tsiganes autrichiens, la population réclame une action énergique contre eux. En 1940, ils sont internés dans le camp de Lackerbach. Les Tsiganes de Vienne y sont conduits en 1941. Puis les 5 000 Tsiganes de ce camp sont envoyés dans le ghetto de Lodz avec 20 000 Juifs allemands. Une épidémie de typhus ravage le camp tsigane de ce ghetto et les autorités du Wartheland décident de le liquider. En janvier 1942, 4 400 Tsiganes sont gazés dans le camp d’extermination de Chelmno, où l’assassinat de Juifs par camions à gaz a commencé le 8 décembre 1941. Cette décision relève des autorités locales, et non d’un ordre venu de Berlin. Elle ne s’inclut pas dans un programme d’extermination du groupe tsigane. Il en est de même pour deux autres situations criminelles : le meurtre de Tsiganes en Russie et en Serbie ; et la destruction du camp tsigane d’Auschwitz.
47C’est en Russie, après le 22 juin 1941, que les Tsiganes sont, pour la première fois, désignés explicitement comme cible. Un ordre d’Heydrich aux Einsatzgruppen, émis le 2 juillet, prescrit de fusiller les Juifs, les commissaires bolcheviques et les Tsiganes, sous le prétexte qu’ils mettent en danger la sécurité des troupes. Cet ordre est rapidement étendu à tous les civils trouvés en état de vagabondage, puis aux femmes, aux enfants et aux Tsiganes sédentaires. D’autres unités de police et les auxiliaires des milices nationalistes collaborent aux massacres. Puis Himmler donne des instructions dans un sens contraire et Rosenberg, ministre chargé de l’administration des Territoires de l’Est, publie un décret distinguant les sédentaires et les itinérants. La moitié des 60 000 Tsiganes d’Union soviétique tombés sous la coupe des nazis sont tués – et, de façon systématique, en Lettonie – sans que ces massacres fassent partie d’un plan global. De même en Serbie, les meurtres de Tsiganes sont le résultat d’une politique de représailles contre les actions de partisans. Ils sont ordonnés par des commandants militaires locaux et ne relèvent pas de considérations raciales. Sur les 150 000 Tsiganes de Serbie, 10 000 à 20 000 sont tués (le nombre des victimes reste impossible à préciser).
48Le 16 décembre 1942, Himmler promulgue le « décret Auschwitz », qui a pour effet la déportation de plus de 13 000 Tsiganes allemands, autrichiens et tchèques vers ce camp. Ce décret ne concerne pas les Tsiganes purs. Himmler et Borman – la SS et le gouvernement – se sont affrontés à ce sujet. Borman veut déporter tous les Tsiganes. Hitler, qui ne s’est pratiquement jamais intéressé aux Tsiganes, cède à la demande d’Himmler. Entre 5 000 et 15 000 Tsiganes sont exemptés de déportation à Auschwitz : non seulement les Tsiganes de race pure, mais ceux « socialement adaptés », c’est-à-dire ayant une résidence permanente et un travail régulier. Par contre, leur stérilisation est recommandée – elle sera peu appliquée, faute de personnel médical disponible. La déportation commence en février 1943. Des familles entières sont enfermées dans le camp tsigane d’Auschwitz, sans avoir subi de sélection à l’arrivée des convois. Au total, 16 000 Tsiganes d’Allemagne et d’Autriche, 4 500 de Bohême-Moravie, 1 300 de Pologne, le reste de différents pays d’Europe occupée par les nazis, sont déportés à Auschwitz. Le premier gazage – les Tsiganes de Bialystok – a lieu le 23 mars 1943, sous le prétexte de typhus ; le second, le 25 mai, sous le même prétexte. 3 500 adultes sont transférés en Allemagne pour le travail forcé. Un grand nombre de Tsiganes meurent des effroyables conditions de leur détention. Dans la nuit du 2 au 3 août 1944, les 3 000 personnes restant dans le camp tsigane, hommes, femmes et enfants, sont gazées.
49Le décompte du nombre des Tsiganes allemands et autrichiens tués par les nazis ne peut être établi avec précision : entre 15 000 et 20 000. Le nombre total des Tsiganes d’Europe assassinés est encore plus difficile à estimer. On peut, sans grand risque d’erreur, donner une fourchette de 90 000 à 200 000, sur une population de 800 000. S’agit-il d’un génocide ? Guenter Lewy rapporte un échange entre Yehuda Bauer et Sybil Milton, historienne des Tsiganes. Lewy abonde dans le sens de Bauer qui dit (p. 370) : « Dans l’état actuel des connaissances, il est clair que le traitement réservé aux Tsiganes était, d’une part un mélange de préjugés traditionnels antitsiganes et de haine, et d’autre part de délire raciste. Je crois que nous disposons à présent de suffisamment de preuves pour répondre à la question et rejeter ce prétendu parallélisme. Les agissements des nazis à l’égard des Tsiganes n’étaient pas déterminés par “une politique d’extermination conséquente et globale fondée sur l’hérédité” comme Milton l’a affirmé. Même si des critères raciaux ont certainement été invoqués, ils fonctionnaient de manière différente […]. Le critère de l’adaptation sociale a joué un rôle important dans le processus de sélection ; les Tsiganes n’ont pas été sélectionnés pour l’extermination “parce qu’ils existaient” ». Cette controverse a lieu en 1992. Depuis, les documents historiques confirment le point de vue de Yehuda Bauer. Lewy précise que, si le critère de génocide repose sur l’intention du criminel envers le groupe, le meurtre des Juifs est un génocide, pas celui des Tsiganes. Il ajoute que ce sont là des réalités historiques complexes qui ne peuvent être clarifiées qu’à l’aide de sources authentiques et en dehors d’un débat lourd d’enjeux politiques. Ce livre fait utilement le point sur l’état actuel des recherches sur la persécution des Tsiganes par les nazis. Cependant, Lewy ne traite pas des politiques adoptées contre les Tsiganes dans les États satellites, en particulier en France (on dispose à ce sujet, entre autres, des livres de Denis Peschanski et de Marie-Christine Hubert qui ont conduit des recherches dans les archives françaises et allemandes).
50Yves Ternon
Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004, 112 pages, 10 euros
51Cet essai reprend un thème développé dans trois conférences données au Collège de France, à l’initiative de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, les 23 avril, 14 mai et 11 juin 2003. « Que l’antisémitisme ait eu partie liée avec le génocide, cela va de soi, et personne ne se met en peine de le contester. Sur la nature exacte de ce lien – rapport de cause à effet ou vague solidarité –, l’accord se fait moins facilement ». C’est l’évolution de cette haine des Juifs en Allemagne que Philippe Burrin entreprend d’examiner en trois chapitres correspondant à ces trois conférences, un antisémitisme fait d’un ensemble de représentations définissant une identité collective.
52Pourquoi l’Allemagne ? L’antisémitisme n’est pas une spécificité allemande. Au xixe siècle, les représentations antijuives exercent une fonction identitaire à travers l’Europe. Elles reposent sur trois caractères : le peuple juif s’identifie à une religion ; celle-ci est à l’origine du mono-théisme ; depuis la destruction du Temple, ce peuple est une diaspora. Cette situation singulière fait de la judéophobie une combinaison d’intolérance religieuse, de xénophobie et de frictions sociales. L’émancipation progressive des Juifs dans plusieurs pays d’Europe est à l’origine d’une modernisation de cet antisémitisme, lequel se développe autour de trois thèmes : la religion, la nation et la race. L’antisémitisme national s’amalgame à l’antijudaïsme religieux. La greffe raciste est encore très minoritaire. Par contre, elle est plus radicale – le déterminisme du « sang » n’offre plus les issues traditionnelles de la conversion ou de l’assimilation – et elle s’entoure d’une aura scientifique, certes d’une validité douteuse, mais volontiers acceptée comme une vérité. Ces trois variantes amalgament les stéréotypes antijuifs hérités de la tradition chrétienne autour des thèmes de la décadence et du complot. En Allemagne, cet antisémitisme moderne construit l’image du Juif comme le négatif d’une identité inventée, celle de l’Aryen, de l’homme nordique, du Germain. Ainsi s’amorce le processus génocidaire qui exige la disparition du Juif en Allemagne afin de permettre l’épanouissement de cette identité aryenne. Bien avant 1914, trois éléments alimentent en Allemagne ce potentiel antisémite : la « question allemande », une identité nationale débordant les frontières de l’empire – le pangermanisme ; la mission particulière de l’Allemagne – le mouvement völkisch au contenu à la fois politique religieux et raciste ; le poids de la culture autoritaire tendant à valoriser la puissance.
Judéophobie et identité nazie
531933 marque une césure. Le parcours vers Auschwitz est amorcé. La dynamique de la persécution s’enclenche à partir du racisme biologique, une idéologie qui repose sur deux bases : la pureté raciale – l’endogamie – et la sélection à l’intérieur de la race – l’eugénisme. Cette idéologie ne fait qu’assembler des matériaux circulant dans les milieux nationalistes allemands en une vision cosmique se résumant en une morale brutale et exclusive de la tribu. L’antisémitisme hitlérien fait des Juifs l’envers négatif de l’identité aryenne. Il a donc à la fois une dimension raciste pseudo-scientifique et une dimension apocalyptique. L’inégalité des races, la nécessité de régénérer la société allemande, d’étendre le territoire allemand et l’antagonisme singulier entre Allemands et Juifs sont des idées partagées par les dirigeants du parti nazi. Elles se développent aussi dans la société allemande qui, à partir des lois de Nuremberg, accepte volontiers les raisons données par le régime pour l’exclusion des Juifs. La population allemande est, grâce à la propagande, à l’enseignement dans les écoles et les universités, imprégnée d’une judéophobie qui s’acclimate progressivement autour de trois valeurs clés : la santé, l’unité populaire et la culture et la religion dont la « culture juive » est l’envers négatif. Ainsi, surtout dans la génération qui devient adulte entre 1933 et 1939, émerge une « communauté génocidaire » à laquelle la guerre va donner la possibilité de se développer.
Apocalypse et ressentiment
54Pour expliquer le passage d’une politique d’exclusion et d’expulsion des Juifs du Reich à une politique d’extermination des Juifs d’Europe, il ne suffit pas d’évoquer la brutalisation engendrée par la guerre ou des facteurs d’économie de guerre. L’explication de cette radicalisation peut être amorcée par le discours de Hitler, le 30 janvier 1939, un texte que Philippe Burrin interprète pour en restituer le sens. Le Führer menace : une guerre mondiale verrait « l’extermination de la race juive en Europe ». Burrin fait remarquer que Hitler parle en prophète : il annonce l’apocalypse, la « lutte finale qui engage le sort de l’humanité », mais il ne se place pas en acteur de cet anéantissement. En fait, Hitler déclare que si l’Allemagne n’est pas victorieuse dans une guerre mondiale, les Juifs ne sortiront en tout cas pas vainqueurs de cette guerre. Il laisse percer là le ressentiment qui est la « matrice historique » du nazisme : le traumatisme de 1918. L’Allemagne – et Hitler le répète maintes fois après septembre 1939 – ne connaîtra pas une nouvelle capitulation, plutôt l’apocalypse. La pensée de Hitler est cohérente : le ressentiment – sentiment d’injustice et d’impuissance – poursuit son parcours destructeur. Il est partagé par les dirigeants du régime. Quant à la population, elle est gagnée par le désintérêt pour les Juifs – un concept plus approprié que celui d’indifférence – à mesure que le ressentiment de la défaite de 1918 est avivé par la propagande. Dans cette culture du ressentiment, les Juifs jouent le rôle négatif, ce qui bloque toute compassion pour leur sort. Et Philippe Burrin de conclure sa démonstration : la blessure collective de la Grande Guerre – combinaison de brutalisation et de ressentiment – est réactivée par l’approche, puis par l’éclatement, de la Seconde Guerre mondiale. Les préjugés antijuifs, l’intériorisation de l’identité nazie, le sentiment d’être victime et « l’attrait d’une violence extrême déguisée en jugement divin » transforment une interprétation fantasmagorique de la réalité en un meurtre de masse singulier dans l’histoire du xxe siècle.
55L’analyse de l’antisémitisme nazi par Philippe Burrin est voisine de celle de Saul Friedländer qui, soulignant la modernité de cette haine des Juifs, parle « d’antisémitisme rédempteur ». Tous deux mettent en évidence le caractère sans faille de la construction idéologique hitlérienne : celle du paranoïaque habité par une obsession. Celle-ci surgit dans la République de Weimar sous la forme d’un ressentiment, puis développe sa logique interne, rigoureuse jusqu’à l’apocalypse.
56Yves Ternon
Tal Bruttmann, La Logique des bourreaux, 1943-1944, préface d’Annette Wieviorka, Paris, Hachette-Littératures, 2003
57L’histoire de la persécution des Juifs en Isère aurait pu « ne jamais être écrite ». Les Allemands, en quittant Grenoble ont brûlé leurs archives. Seules deux plaques ont été posées, l’une en 1992, pour rappeler la rafle du 26 août 1942, l’autre en 1997, pour les enfants de la Martellière. Et plus récemment une plaque rappelle la création du CDJC, le 28 avril 1943.
58Le nom d’une seule famille juive, jetée dans l’Isère, les Cohen-Faraggi était resté dans la mémoire locale officielle. Grâce au travail pionnier de Tal Bruttmann, nous savons que 1 017 vieillards, hommes, femmes et enfants au moins furent envoyés à la mort ou tués sur place.
59L’auteur ne donne pas seulement la preuve de la présence d’Aloïs Brunner en février et mars 1944 à l’hôtel Suisse et à Bordeaux, mais montre aussi les liens qui existaient entre les diverses factions collaborationnistes et leur enthousiasme à adhérer au projet nazi. En annexe figurent les consignes de Röthke, de Knochen et Brunner.
60Les ultras du PPF, auxquels s’adjoignent d’autres groupes fascistes, ne sont pas des voyous désœuvrés ; ces militants de parti pourchassent les Juifs avant même l’arrivée des Allemands. La traque des Juifs s’inscrit d’abord dans la lutte contre les résistances, juive et non juive, pour lesquelles Grenoble est aussi un refuge depuis le début de l’occupation italienne jusqu’au 9 septembre 1943. Par le recoupement d’archives très diverses, mais aussi très lacunaires – car l’administration française n’y accorda que peu d’importance –, Tal Bruttmann reconstitue la chronologie et la localisation des rafles et des exécutions individuelles. Le pillage des biens est l’un des aspects du « travail » de ces groupes, tout comme le sadisme à l’égard des malheureux pourchassés et torturés, à Grenoble, mais aussi à Voiron, où la Milice est toute puissante, et à Vienne qui fait l’objet d’un chapitre. L’antisémitisme est la norme ; il s’exprime parfois même à travers le comportement des résistants et dans certains maquis.
61On lit dans cet ouvrage, à la fois minutieux, synthétique et paradigmatique, de ce que l’on pourrait définir comme la « Shoah française, » la puissance maléfique de l’idéologie : le Juif est la source du mal, d’où la jouissance procurée par son élimination. La survie des Juifs vivant à Grenoble releva de la chance ou du miracle. Qu’il me soit permis d’évoquer un fait conservé dans la mémoire familiale : lors de la rafle de la place Vaucanson, le 23 décembre 1943, réalisée par l’armée allemande, une note du préfet précise qu’on libéra les femmes ; dans la file d’attente des raflées, ma mère vit devant elle une femme avec un gros pain de campagne ; on l’ouvrit et on y trouva une mitraillette ; la femme fut emmenée, on libéra les autres…
62Irène Saya
Gabriel Bénichou, L’Adolescence d’un Juif d’Algérie. 130509-2150-89143, Paris, L’Harmattan, 2004, 180 pages, 16 euros
63Le premier chiffre de cet étrange sous-titre est le tatouage, reçu à Auschwitz le 18 juillet 1943 (convoi n° 57) ; le second concerne la période durant laquelle l’auteur travailla à la démolition des ruines du ghetto de Varsovie ; le dernier est son matricule dans les commandos Landsberg de Dachau.
64Arrêté à l’âge de 16 ans par les policiers allemands, Gabriel Bénichou ira en prison avant d’être transféré à Drancy pour être déporté : Birkenau, ghetto de Varsovie, camps Landsberg-Kaufering (où nous couchions dans la même « tente en bois », vivant avec les mêmes compagnons, travaillant pour les mêmes entreprises !).
65J’ai eu plusieurs occasions de constater combien il est curieux que les écrits des médecins déportés ont un style semblable qui découle, peut-être, des qualités d’analyse et de synthèse de l’enseignement médical. L’Adolescence d’un Juif d’Algérie n’y faillit pas. Peut-être, à mon goût, aurait-il fallu donner plus de dates-repères pour mieux situer dans le temps les événements présentés. Mais ce parti pris tient, sans doute, à la volonté de Gabriel Bénichou de donner une unité à l’ensemble. Par contre, les détails du destin de ceux qu’il appelle des « héros ordinaires » ne manquent pas. Un nombre important de nos amis du camp défilent dans ces pages et peuplent des endroits dont – comme l’écrivait Joseph Billig en 1973 : « Le réseau englobait des camps extérieurs dont la mortalité était extrêmement élevée. »
66Joseph Rovan précisait : « Les [déportés] les plus éprouvés étaient les Italiens et surtout les Juifs dans les kommandos de la forêt à Kaufering et à Landsberg. Environ 25 000 Juifs venant d’Auschwitz et d’autres camps de l’Est y furent amenés à partir de 1944, la moitié y périt. »
67Bénichou, lui, a pu s’en sortir et il aurait été incompréhensible qu’il n’ait pas fait connaître une période qu’il faut continuer à haïr.
68Charles Baron
Nicolavitch (texte) et Botta (dessins), La Dernière Cigarette, Paris, éditions de La Cafetière, 2005, 11 euros
69La Shoah est présente dans cette BD de 44 pages qui raconte une situation évoquée dans un certain nombre de films : dans l’absurdité de la guerre, deux ennemis (un Soviétique et un Allemand) sont contraints de partager quelques instants de cessation de combat s’ils veulent avoir une chance de survie ! Ils se sépareront, en marche vers leur destin annoncé dès la première image : l’Allemand sera exécuté pour avoir ordonné la mise à mort des habitants d’un village polonais, son adversaire regrettera que soit apparue la face sombre de ce Janus qu’est tout guerrier.
70Auschwitz est rencontré sur le chemin de l’armée victorieuse et l’auteur exprime un sentiment qu’il a du mal à faire admettre : « Nous avons juste découvert les camps que leurs gardiens avaient abandonnés. »
71Le graphisme est plus proche de l’illustration du milieu du xixe siècle que de ce qu’elle sera à sa fin : développement en noir, châtiment et conclusion bénéficient d’un fond jaune-sépia.
72Ce rappel d’Auschwitz me semble être l’un des premiers présents dans une littérature qui n’est pas toujours appréciée.
73Charles Baron
Richard Ayoun, Les JudéoEspagnols, traduction du français en judéo-espagnol de Haïm-Vidal Sephira, éditions du Musée juif de Salonique, 2003, 84 pages
74En deux langues (français et judéo-espagnol), cet ouvrage richement illustré décrit le cheminement d’une communauté dont l’éclat spirituel et la prospérité matérielle ont été brisés par la Shoah. Un quart des pages est consacré à cet affaiblissement. Pas de révélation, mais le rappel utile d’un désastre dans lequel la communauté juive de Salonique a perdu 96,5 % de ses membres.
75Moins de 2 000 Juifs grecs reverront leur pays natal. À la fin de la guerre, Corfou n’en compte plus que 200 ! Il faudra attendre l’an 2000 pour qu’une plaque commémorative rejoigne, au monument international de Birkenau, celles dédicacées aux différentes nationalités qui souffrirent en ce lieu et furent assassinées. Elle est la seule plaque qui rappelle non une nationalité, mais une communauté sans terre. Un monde doublement disparu.
76Charles Baron
Joë Kubert, Yossel, 19 avril 1943 : une histoire du soulèvement du ghetto de Varsovie, Paris, éditions Delcourt, 2005, 124 pages, 12,50 euros
77Sous une forte couverture cartonnée apparaît un décor – rayures verticales bleues et blanchâtres copiant celles de nos pyjamas – brisé par un bras gauche blafard tatoué d’un numéro symbolique. Ce matricule est curieusement gravé à l’intérieur du membre alors qu’il était généralement imprimé vers l’extérieur, pour des raisons évidentes de contrôle.
78Yossel est un livre qui fait un pas supplémentaire vers la représentation de la Shoah. Son auteur, né en Angleterre mais originaire de Pologne, arrive aux États-Unis avec ses parents en 1940. Tombé dans la potion magique de la BD, il commence une carrière heureuse dès ses débuts : à l’âge de 14 ans, il gagne déjà davantage avec son crayon que son père, commis dans une boucherie casher de Brooklyn. Il devient, plus tard, l’auteur à succès des BD Sergent York et Hawkman, entre autres.
79Ce qu’il entend de la Shoah le pousse – bien après guerre – à réaliser des pages qu’il qualifie d’« œuvre de fiction basée sur un cauchemar qui a réellement eu lieu ». Yossel innove sur bien des points, tant du point de vue du graphisme que du vérisme de la présentation et de la façon dont le récit tourne autour de l’éclatement de la révolte du ghetto de Varsovie, en avril 1943. Inutile de chercher des comparaisons avec Maus de Spiegelman et Auschwitz de Croci : tout gravite autour des mêmes événements et tout est cependant différent ! Si Spiegelman et Kubert se sentent concernés au premier chef par ce que fut la Shoah, Croci apporte un regard distancié mais remarqué, car c’est celui d’un non-juif qui veut apporter sa pierre à la connaissance du temps de l’Immonde.
80Yossel est plus un récit en dessins qu’une BD : aucun cadre n’a été refermé autour des images, ce qui donne une sensation de liberté, de mouvement et un réalisme qui sera pionnier dans les récits sur cette époque ! Le trait n’est pas fini, c’est seulement un crayonné… qui ne perd pourtant à aucun moment son pouvoir de précision !
81Le style est résolument cinématographique avec un accent documentaire qui pèse sur la lecture. La contre-partie de ce débordement d’émotion fut pour moi une impression de voyeurisme, souvent douloureuse.
82Le texte est clair, abondant, très lisible. Sorti des bulles, il constituerait un récit complet.
83D’autres artistes briseront leur propre inhibition vis-à-vis de la représentation réaliste de ce crime. Ils devront toutefois veiller peut-être à se mettre en retrait par rapport à la violence sous-jacente ou visuelle dont sont empreintes ces 120 pages.
84Il est important, courageux, utile et difficile d’entrer dans cette voie ; mais aisé, en aucun cas. L’accueil que feront les lecteurs influencera ce type de représentation de la Shoah.
85Charles Baron
Claude Berger, Les Siècles aveugles de la gauche perdue, Safed/ Gilbert Verndorfer, Paris, 2005, 212 pages, 20 euros
86En 1997, l’auteur avait écrit un essai bref, mais remarqué, Blanchir Vichy ? En attendant Papon. C’était déjà une réflexion sur l’essence de l’antisémitisme français, dans lequel il soulignait l’occultation des méfaits de l’antisémitisme en France.
87Dans Les Siècles aveugles de la gauche perdue, il fait un large tour d’horizon sur l’incapacité des forces dites de gauche à se débarrasser du lourd héritage chrétien. Dès $a première page, on reçoit en pleine face le propos célèbre de Proudhon : « Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer. » De Proudhon, les dictionnaires préfèrent célébrer une œuvre qui servit de référence anarchiste de la fin du xixe siècle et initia le syndicalisme ouvrier, le fédéralisme et le mutualisme. Charles Fourier est également cité, qui affirme dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire : « À ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admission des Juifs au droit de cité », apportant l’exclusion en solution aux problèmes de la civilisation industrielle. « L’invention de l’avenir humain ou divin est une question posée au temps présent », conclut l’auteur.
88Berger fait ressortir une évidence : la « solution finale » est l’aboutissement de ces mots tirés du Roman du Graal de Chrétien de Troyes (fin du xiie siècle) : « Les mauvais Juifs… on devrait les tuer comme des chiens. »
89Claude Berger repasse tous les problèmes que (se) pose la gauche au microscope de ce qu’elle doit au passé, de ce qu’elle ressent au présent, de ce qu’elle appréhende de l’avenir.
90Qu’a vraiment appris la gauche actuelle, interroge-t-il dans son dernier chapitre, des siècles de lutte, de progrès social et des années de feu du dernier siècle ? Elle a aussi, et c’est le plus grave, dans son combat universel, retrouvé l’ancien bouc émissaire, mais en le couvrant cette fois d’oripeaux nouveaux.
91Charles Baron
Alain Vincenot, Je veux revoir Maman, éditions des Syrtes, Paris, 2005, 282 pages, 20 euros
92« Il fallait une personne pour dénoncer une famille juive, mais une importante chaîne de solidarité pour en sauver une seule. » Cette formule de J.-C. Ross, représentant du Comité français pour Yad Vashem, décrit quelques maillons de cette chaîne de l’honneur.
93Chacun des 19 récits est un hymne à l’homme, à la femme, à tous ceux qui sont restés ce qu’ils étaient de toute éternité : un être humain !
94Alain Vincenot a su respecter les témoignages et les contextualiser.
95Je ne peux pas rapporter ici les noms de tous ceux qui firent çà et là la chasse à l’insupportable. Tant de bonne volonté et de courage prouvent que l’indifférence demeure une « grande coupable ».
96Or, ces gens entendaient ignorer l’indifférence. Il faut les écouter parce que, comme l’écrit Simone Veil dans sa préface, « pour rendre compte des faits, le rôle des témoignages est capital ». Et quels témoignages que ceux qui font tous ressortir l’extrême modestie des sauveteurs. La population juive en France comptait environ 72 000 enfants en 1939 ; 60 000 furent sauvés grâce à ces héros souvent anonymes. Parmi ceux qui n’eurent pas cette chance et furent assassinés à Auschwitz, 1 893 avaient moins de 6 ans, 4 129 étaient âgés de 6 à 12 ans, et 4 125 de 13 à 19 ans. Les sauvés ont tissé avec leurs sauveteurs des liens d’affection qui ont agrandi les familles et, parfois, ont créé des familles de remplacement. Écoutons une fois encore les voix du passé : « Je ne peux plus pleurer, mes larmes sont intérieures » (Sarah), « Je n’ai plus de larmes, j’en ai trop versé »(Gilberte), « Je n’allais pas à l’école, je ne lisais pas, j’étais perdue » (Nelly), « J’ai eu une mère juive et une nourrisse catholique, je les aime profondément » (Estera), « Nous ne nous sommes pas cachés, nous nous sommes faits tout petits » (Jean-Michel).
97Tant d’années après la déchirure, ces pages sont comme un (léger) baume sur l’intensité de nos douleurs.
98Charles Baron
Jonathan Weiss, Irène Némirovsky, Paris, éditions du Felin, 2005, 230 pages, 18,90 euros
99C’est une bien étrange destinée que celle de cette femme née à Kiev en Ukraine, le 11 février 1903, dans une famille de riches banquiers juifs qui fuient la révolution bolchevique à la fin de l’année 1918 et gagnent la France au début de 1919, après des escales en Finlande et en Suède.
100Irène Némirovsky se convertit au catholicisme avec son époux et leurs deux filles le 2 février 1939, mais elle ne fera jamais – dans ses écrits – état de ses convictions religieuses. On ne saura donc pas si elle a agi par sentiment personnel, par crainte d’un antisémitisme avec lequel elle avait pourtant apparemment fait bon ménage jusque-là, par désir d’intégration au mépris d’une rigueur morale qu’une éducation aussi convenue était censée lui apporter ; apatride jusqu’à la fin de sa vie (elle et son mari ne purent jamais obtenir la nationalité dont bénéficiaient leurs deux filles). Arrêtée par la police française le 13 juillet 1942, elle est internée à Pithiviers et déportée à Auschwitz dans le convoi n° 6 du 17 juillet ; elle y meurt du typhus le 19 août 1942.
101Son mari, Michel Epstein, est arrêté le 9 octobre 1942 par la police française. Déporté par le convoi n° 42 du 6 novembre 1942, il a probablement été gazé à son arrivée.
102Apparemment aucune de ses amitiés d’extrême droite – et collaboratrices – n’est sérieusement intervenue auprès des autorités (tant allemandes que françaises) pour obtenir la libération d’une femme qui fut, un court instant et au prix de la parution d’une quinzaine de romans et d’une trentaine de nouvelles de bonne longueur, une belle figure de la littérature française des années 1925 à 1940. Leurs deux filles, Élisabeth et Denise, sont cachées et survivront à leurs parents.
103Son premier roman marquant David Golder, qui se fondait sur sa connaissance de certains milieux juifs immigrés, ne rend guère ces derniers sympathiques. On a l’impression qu’elle juge sans sérénité – voire avec un esprit de dénigrement – un monde dont elle fait pourtant partie aux yeux des non juifs, et qu’elle s’en mortifie sans cesse !
104Ses œuvres sont toutes marquées par ce rejet d’une partie de soi-même, et peut-être aussi d’une souffrance, dont elle ne fit jamais état, et dont elle n’a jamais parlé. Elle entamera ce qu’elle considérait probablement comme le grand œuvre de sa carrière, Suite française, dont les deux premiers tomes (sur les cinq prévus, jamais achevés) ont été couronnés en 2004 par le prix Renaudot à titre posthume.
105Au total, une vie chaotique, riche en événements et en compromissions (obligatoires), déchirée entre une communauté dans laquelle elle n’était pas à l’aise et une autre qui ne l’acceptait que du bout des lèvres. Taraudée aussi de ne pouvoir devenir un auteur français accepté en tant que tel par ceux qu’elle considère comme ses pairs et ses modèles.
106Jonathan Weiss, professeur de littérature au Colby Collège (États-Unis), s’est penché sur ce destin tourmenté. Le portrait qu’il en dresse ne nous rend pas Irène Némirovsky sympathique, mais il nous laisse le choix de la conclusion.
107Il peut être utile, aujourd’hui, que cette personnalité récemment portée aux nues, soit démythifiée.
108Charles Baron
Pnina Rosenberg, L’Art des indésirables. L’art dans les camps d’internement français 1939/1944, Paris, éditions L’Harmattan, 2003, 280 pages, 22 euros
109Madame Rosenberg a déjà consacré des recherches à la culture yiddish dans les camps français de la zone occupée. Elle est conservatrice du musée des Combattants des ghettos en Israël [2]. Elle signale, curiosité de l’époque, qu’alors que les plasticiens juifs étaient interdits sur le territoire hexagonal, le seul endroit où ils d’enfermement ont évidemment influencé ces tableaux et ces sculptures. Si l’on en rassemble un certain nombre, l’accumulation des détails s’impose comme un reportage composé d’instantanés qui se mêlent : le quotidien, le spirituel, l’onirique, voire la représentation de résistances à la barbarie.
110Les camps dont il est ici question sont répartis sur toute la France. La palette d’artistes est aussi étendue que possible. On voit défiler certains noms qui, aujourd’hui, sont inscrits au panthéon des œuvres mondiales.
111Pour l’amateur de bande dessinée que je suis, cette curiosité : « Mickey au camp de Gurs » (par Horst Rosenthal) réalisé – comme le précise ironiquement l’auteur – sans l’autorisation de Walt Disney, pousse l’humour juif pousse à son maximum, avec dérision, concernant tous les petits riens de la vie carcérale. Il s’agit d’une BD réalisée dans l’esprit de ce qui se faisait en France dans les années 30. Le héros américain s’y exprime à l’aide de peu de bulles, alors que le texte joint à l’image est relativement consistant.
112On aboutit à une situation typiquement juive qui n’aurait pas troublé les Marx Brothers : pour dénoncer l’arbitraire et les situations qui en découlent, le personnage choisi est emblématique d’un Américain réputé pour son antisémitisme, revivifié dans les années 1950, à l’époque de la pouvaient montrer leur talent était les camps d’internement. Les conditions « chasse aux sorcières ». Madame Rosenberg finalise ce chapitre en remarquant que « Rosenthal, qui s’inspirait de Walt Disney, aurait pu se considérer comme le père spirituel du Maus d’Art Spiegelman. » J’inclinerais à penser comme elle, en lui reconnaissant un ton plus douloureux parce qu’en 1941, on ne savait pas.
113Charles Baron
Bernard Reviviago, Les Juifs en Dordogne, 1939-1944, Périgueux et Paris, éditions FANLAC-Archives départementales de la Dordogne, 2003, 528 pages illustrées, 28 euros
114Naturellement non exhaustif (et quel ouvrage pourrait l’être ?), ce travail présente le plus de connaissances qu’il soit possible de rassembler : l’arrivée des Alsaciens-Lorrains en Dordogne, succédant aux républicains espagnols internés ici dès 1939, remplacés en 1940 par les Luxembourgeois, les Belges et les Hollandais chassés par l’avance allemande. L’installation, l’exclusion, les persécutions sont détaillées, complétées par la liste des incorporés dans les groupements de travailleurs étrangers (GTS), des déportés du département et des fusillés. En ajoutant les sources de documentation, voici un solide fond bibliographique. Mais aussi les biographies de la plupart des victimes.
115Au passage, on apprend que si la ville de Périgueux compte une « rue de la Juiverie », il n’y avait, au recensement de 1908, qu’un seul Juif pour tout le département de la Dordogne. En 1941, ils sont un peu plus de 6 000 (avec les réfugiés), et on ne compte qu’une seule synagogue en 1944. Peu avant la Libération, le préfet de région incline pour la création de lieux évoquant le ghetto à la suite de négociations avec les autorités allemandes !
116Une carte du département qui recense dans les villes et les bourgades tous les lieux concernant les Juifs de l’époque de la guerre peut apparaître le bilan des persécutions : 204 fusillés et 986 déportés.
117On suit avec toute l’attention requise cette recherche rigoureuse et systématique, mais qui évite la sécheresse académique.
118Les Juifs en Dordogne constituent une base incontournable de travail et une somme intéressante sur ce qui a déjà été fait. Cette encyclopédie est désormais indispensable aux historiens. Un seul regret, l’impression du texte en teinte un peu grise.
119Charles Baron
Rita Thalmann, Tout commença à Nuremberg, Paris, Berg international, 2004, 249 p., 18 euros
120Tout commença à Nuremberg, les souvenirs de Rita Thalmann, vont au-delà d’une simple autobiographie. Ils sont le regard grave de la petite fille qui ne comprend pas ce qui lui arrive, tout autant que celui de l’historienne engagée qui cherche à comprendre, à disséquer, à expliquer. Une leçon d’histoire qui commence dans la gueule du loup à Nuremberg, une ville amnésique de son long passé juif qui remonte pourtant au xiie siècle, jalonné de spoliations, de massacres et d’expulsions.
121Tout commença donc, pour la petite fille, en 1933, dans cette Allemagne où les Juifs ne sont plus considérés comme des citoyens à part entière, malgré la reconnaissance des droits civiques qui leur avaient été accordés en 1871. Citoyens allemands de confession juive, ils vivent au sein d’« un ghetto invisible » séparés des autres communautés. Telle est la réalité de cette hypothétique symbiose judéo-allemande.
122Son père Nathan, issu d’une famille aisée du pays de Bade, s’était installé à Nuremberg pour y créer une entreprise de laine et textiles en gros. Titulaire de la Croix de fer, il désirait par-dessus tout oublier l’horreur des tranchées. Il épouse Hélène Hausmann, dont il a fait la connaissance au cours d’une représentation de Tristan et Iseult à l’opéra de Berlin. Le mariage ne fut jamais accepté par la famille maternelle, des Juifs de stricte observance vivant à Bâle. Le couple mène une vie heureuse, « rythmée par des excursions, des sorties au concert, à l’opéra, des bals masqués ou des soirées culturelles organisées par une loge du B’nai B’rith », malgré des signes avant coureurs d’antisémitisme, difficiles à accepter, dont fait preuve la jeune république sans tradition démocratique. Dès 1929, les enfants juifs sont persécutés dans les écoles publiques ; les deux enfants, Alfred et Rita, sont obligés d’intégrer une école juive. Il faut dire que Nuremberg est la patrie de Julius Streicher, fondateur de l’antenne locale du parti nazi et surtout rédacteur en chef du journal antisémite et ordurier, le Stürmer. Pourtant, jamais les nazis n’obtiendront la majorité absolue escomptée, et la petite fille de 7 ans a vécu en direct les violences des SA et des SS contre le bâtiment des syndicats, situé en face de l’appartement familial, au cours de cette nuit du 9 au 10 mars 1933. Un mois après, alors que l’Histoire s’accélère, le boycott des Juifs, particulièrement virulent à Nuremberg, décide la famille à partir pour un exil sans retour.
123Malgré son ascendance suisse et bien qu’une partie de la famille réside à Bâle, la mère de Rita est une « émigrée juive à expulser », tout comme les 6 000 Juifs du Reich qui sont réfugiés à Bâle. La famille Thalmann choisit, après de dramatiques tractations familiales, la petite localité de Saint-Louis en Alsace, région frontalière où se trouvaient déjà, pour la totalité des trois départements « recouvrés » de l’Est, 1 800 réfugiés allemands. Mais il fallut à nouveau plier bagages pour un département de l’intérieur, sur décision préfectorale. Crainte d’infiltration d’agents nazis ? Crainte d’indisposer les autorités du IIIe Reich ? Ou encore crainte de la concurrence étrangère ? Toujours est-il que peu de voix se sont élevées contre cette mesure d’expulsion, mise à part celle de Victor Basch, le président de la section française de la Ligue des droits de l’Homme. La France avait pourtant joué son rôle de terre d’asile en accueillant près de la moitié des 61 500 personnes qui avaient fui l’Allemagne au cours de l’année 1933.
124La famille Thalmann se voit assigner résidence à Dijon, ville de 100 000 habitants, dont 4 000 étrangers et tout autant d’adhérents de groupes d’extrême droite, xénophobes et antisémites. Il faut de nouveau s’adapter, trouver un logement, essayer de fonder une société d’import-export. Ce que les Thalmann font courageusement jusqu’à la catastrophe finale : en 1939, l’administration française considère Nathan Thalmann « comme réfugié politique au passé trouble », un fantasme de « cinquième colonne » qu’il va cher payer. Il est détenu par les autorités militaires au camp de Marmagne, tandis qu’Hélène, son épouse, est hospitalisée à l’asile psychiatrique local. La vie bascule totalement.
125La jeune fille raconte les menus gestes de solidarité qui expliquent comment les deux tiers des Juifs de France furent sauvés. L’historienne dénonce, en prenant l’exemple de la mort de sa mère, un phénomène peu connu sur l’« extermination douce » pratiquée sous l’Occupation dans les hospices psychiatriques dépendant de l’Assistance publique. La jeune fille relate ses mésaventures dans « les camps suisses », puis sa vie cloîtrée chez sa grand-mère, à Bâle. Mais l’historienne analyse aussi les limites de la neutralité helvétique. La jeune fille rapporte combien l’école fut pour elle un deuxième foyer, le fil rouge de son équilibre, mais aussi son amertume sinon sa rage de s’apercevoir, après la guerre, que les études longues lui sont fermées parce qu’orpheline. Son passage à l’OSE (Œuvre de secours aux enfants) fut un rendez-vous manqué qui lui laisse au cœur une vraie blessure. Dommage que l’historienne n’ait pas continué son travail d’investigation scrupuleux. À partir de 1947, une directive du Joint américain qui soutenait financièrement ces maisons, interdisait d’entretenir les jeunes après 18 ans, a fortiori ceux qui avaient de la famille proche. Hormis cette parenthèse, dont le ton ressemble à un règlement de compte, l’ensemble du livre fourmille de détails où la fraîcheur, s’allie à la rigueur, et où le désir de comprendre permet de faire revivre, vue de l’intérieur d’une vie, une période qui commence en 1933 à Nuremberg et s’arrête dans les années cinquante à Paris sur l’affaire Finaly aux côtés des étudiants juifs (UEJF). Les dernières pages relatives à son engagement chez les étudiants communistes, initiée au marxisme par le « père Cremieux » dans sa petite chambre mansardée de l’école juive Yavné, ses multiples voyages qui lui permettent de satisfaire sa soif de savoir et de rencontres, jusqu’à son exclusion ubuesque de la cellule des étudiants communistes par Annie Besse, future Annie Kriegel, surnommée pour la circonstance « la Vichinsky en jupons », ne sont pas les pages les moins intéressantes pour ceux qui veulent comprendre cet immédiat après-guerre des lendemains qui chantaient sans chanter.
126Un livre que, jusqu’à la dernière ligne, on n’a pas envie de quitter et que l’on referme avec regret.
127Katy Hazan