Couverture de RHSHO_183

Article de revue

Eugénisme et restrictions

Les aliénistes et la famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation

Pages 389 à 402

Notes

  • [1]
    Université Lumière Lyon 2, UMR LARHRA, équipe RESEA.
  • [2]
    C’est en effet lors du 44e congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, qui se tient à Genève et Lausanne en juillet 1946, que les psychiatres français Lucien Bonnafé et Georges Daumézon avancent le chiffre de 40 000 victimes.
  • [3]
    Alors que le terme d’hôpital psychiatrique remplace officiellement celui d’asile en 1937, la dénomination d’aliéné reste en vigueur jusqu’en 1952.
  • [4]
    En particulier dans l’article du Dr Escoffier-Lambiotte, publié par le quotidien Le Monde le 10 juin 1987, sous le titre « Les asiles de la mort ». Cet article en forme de scoop est en réalité un compte rendu très orienté de la thèse de médecine de Max Lafont, parue en 1987 aux éditions de l’AREFPPI, sous le titre accrocheur L’Extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le régime de Vichy.
  • [5]
    À partir de 1942, les décès se multiplient également parmi les femmes.
  • [6]
    À l’exception cependant des populations des départements occupés du nord de la France.
  • [7]
    Œdème généralisé.
  • [8]
    Il accueille près de 5 000 malades issus de trois départements.
  • [9]
    Les femmes sont en effet majoritaires dans la population internée.
  • [10]
    Ce rapport est publié dans L’Information psychiatrique, 1960, n° 1, p. 5-29 sous le titre « Essai d’historique critique de l’appareil d’assistance aux malades mentaux dans le département de la Seine depuis le début du xixe siècle », citation p. 21.
  • [11]
    MM. Requet et Reverdy, « Santé psychique 1941-1942 », Le Journal de médecine de Lyon 1943, p. 187-189. En 1944, Léon Reverdy soutint devant la faculté de médecine de Lyon une thèse intitulée Crise en psychiatrie.
  • [12]
    Dans les années 1950, A. Requet est, au côté de son collègue Paul Balvet, l’un des chantres de la lutte pour l’humanisation des hôpitaux psychiatriques. À la fin des années 1970, il prend l’initiative, dans le cadre d’une exposition consacrée au peintre schizophrène Sylvain Fusco, mort de faim dans son service du Vinatier en 1940, de condamner le sort fait aux malades mentaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est également de ceux qui encouragent Max Lafont à entreprendre une thèse sur le sujet.
  • [13]
    Parmi lesquelles l’alitement des malades, alors que les infirmeries des hôpitaux psychiatriques sont souvent embryonnaires, la lutte contre le gaspillage et contre le coulage, l’intensification de l’activité agricole, l’appel à l’aide des familles mais aussi, lorsque l’hôpital est situé en milieu rural, l’achat (illégal) de denrées dans les fermes des alentours.
  • [14]
    Le secrétaire d’Etat à la famille et à la santé est alors le Dr Raymond Grasset qui a succédé au Dr Serge Huard. La circulaire est reproduite dans la Revue des établissements et des œuvres de bienfaisance, 1943, p. 171-172.
  • [15]
    Sur les catégories de la population touchées par la sous-alimentation, voir Isabelle von Bueltzingsloewen (dir.), « Morts d’inanition ». Famines et exclusions en France sous l’Occupation, à paraître aux Presses universitaires de Rennes en 2005.
  • [16]
    Au sujet d’une circulaire qui attribue un supplément de ratoin alimentaire aux malades internés des hôpitaux psychiatriques, Bulletin de l’Académie de médecine, 1943, compte-rendu de la séance du 9 février.
  • [17]
    En particulier la décision prise en 1938 par le ministre de la Santé, M. Rucart, de réduire le nombre de placements sous contrainte (placements d’office) au profit des placements libres, très minoritaires dans les établissements publics.
  • [18]
    PV des délibérations du conseil général du Rhône, séance du 23 avril 1937, p. 525-528. L’intervention d’É. Herriot est résumée dans L’Aliéniste français de juin 1937.
  • [19]
    Deux autres professeurs de la faculté de médecine sont sollicités pour préparer un rapport sur la question de l’alcoolisme et des maladies vénériennes.
  • [20]
    Voir Annick Oayon, « Les médecins hygiénistes face à la politique raciale allemande, 1933-1939 », L’Évolution Psychiatrique, 2001, p. 348-356.
  • [21]
    À la suite de son expulsion d’Alsace où il exerçait les fonctions de médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Rouffach.
  • [22]
    Frantz Adam, « Des moyens propres à sauvegarder l’existence de nos malades chroniques en période de carence alimentaire », Annales médico-psychologiques, juin-juillet 1941, p. 96-100, citation p. 96.
  • [23]
    Ce rapport est reproduit dans l’Information Psychiatrique de mai 1999, p. 508-511, citation p. 508.
  • [24]
    Citée par Samuel Odier, « Un établissement en milieu rural : l’hôpital psychiatrique départemental de l’Isère », in Isabelle von Bueltzingsloewen (dir.), « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, op. cit., à paraître.
  • [25]
    Souligné par les auteurs.
  • [26]
    Pour reprendre le titre d’une des parties du rapport de Henri Ey de février 1942.
  • [27]
    Cité par André Castelli dans son article « Montdevergues-les-Roses. Un hôpital psychiatrique sous Vichy », Chimères, automne 1996, p. 99-126.
  • [28]
    Rappelons qu’en 1922, le docteur Toulouse a fondé le premier service d’hospitalisation libre à l’asile Sainte-Anne à Paris. Sur la question des aigus et des chroniques chez Toulouse, voir Michel Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), Paris, L’Harmattan, 2002.
  • [29]
    Sur les conditions de l’émergence de la notion de chronicité en psychiatrie, voir le point de vue de Georges Lantéri-Laura dans « La chronicité dans la psychiatrie française moderne », Annales, mai-juin 1972, p. 548-568.
  • [30]
    Benno Müller-hill, Science nazie, science de mort. L’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 88.

1On l’a su dès 1946 [2]. On l’a redit à de multiples reprises depuis. Entre 1940 et 1945, dans un contexte marqué par des restrictions de plus en plus intenses, 40 000 « aliénés [3] » internés sont morts de faim, de froid et de pathologies afférentes à la dénutrition (infections et maladies pulmonaires surtout, en particulier tuberculose) dans les hôpitaux psychiatriques français. Alors que, du fait de pénuries de plus en plus extrêmes et de possibilités budgétaires limitées, les établissements ne parviennent pas à se ravitailler en denrées non contingentées sur le marché libre, les internés doivent se contenter des rations officielles prévues par le Ravitaillement général, à l’instar d’autres populations reléguées, telles que les détenus des prisons et les vieillards des hospices, également très touchés par la surmortalité de guerre. Or ces rations suffisent d’autant moins à garantir le minimum vital qu’elles sont souvent ponctionnées par le personnel infirmier qui, lui-même sous-payé et soumis à des conditions de travail aggravées par le manque de main d’œuvre, détourne des quantités parfois importantes de nourriture. En outre, les aliénés internés qui, pour la plupart, ne peuvent compter sur l’aide d’une famille avec laquelle ils n’ont, bien souvent, plus aucun lien, n’ont pas la possibilité de se procurer des calories supplémentaires au marché rose, gris ou noir. Seuls les plus aisés d’entre eux, peu nombreux dans les établissements publics, ont les moyens de trafiquer avec les employés ou d’acheter des suppléments alimentaires à la cantine de l’établissement, lorsqu’elle existe. Encore faut-il que leur état mental soit compatible avec l’élaboration de stratégies, même élémentaires, de survie. L’instinct vital de nombreux malades est en effet considérablement émoussé par des pathologies qui ont pour principale caractéristique une faible « présence au monde », l’âge et la longueur de l’internement, qui dure parfois depuis plusieurs décennies, venant majorer leurs effets.

2Dans quelle mesure la perception très négative des malades mentaux qui prévaut dans la population française à la veille de la guerre a-t-elle contribué au drame de la famine dans les hôpitaux psychiatriques, dans un contexte de sous-alimentation qui pouvait laisser penser à certains qu’il fallait, avant de répartir la pénurie, déterminer qui méritait en priorité de survivre ? Telle est la question, délicate s’il en est, que nous nous proposons d’examiner dans cette contribution. Celle-ci sera centrée sur l’analyse de l’attitude des « médecins du cadre des hôpitaux psychiatriques », souvent accusés d’aveuglement, voire de passivité ou de lâcheté, face à une famine qui a littéralement décimé les malades dont ils avaient la charge [4].

Entre soulagement et révolte

3Constatant, dans certains cas dès l’automne 1940, la surmortalité des aliénés internés dans leur service, en particulier dans les services d’hommes, beaucoup plus sévèrement touchés que les services de femmes [5], les médecins-chefs des hôpitaux psychiatriques réagissent de façon très contrastée. Nombre d’entre eux ne prennent que progressivement conscience de l’ampleur et de la gravité d’une situation généralement perçue comme improbable. Pour eux comme pour la très grande majorité des contemporains, mourir de faim en 1940 est d’autant plus inimaginable que la population française n’a que modérément souffert des pénuries et des restrictions au cours de la Grande Guerre, au contraire des populations allemande et autrichienne, soumises à un blocus rigoureux [6]. Aussi, dans un premier temps, certains croient-ils à une épidémie ou à une avitaminose ; une hésitation qui motive les diagnostics de dysenterie et de béri-béri souvent avancés comme cause de la mort avant que la sous-alimentation ne soit clairement désignée dans l’étiologie de la cachexie qui atteint de très nombreux malades. Comme l’attestent les rares clichés dont nous disposons, ceux-ci sont victimes d’un amaigrissement souvent proche de l’émaciation et, pour certains, d’œdèmes de carence qui peuvent prendre la forme d’anasarques [7] géants.

4Le fait que, dans une première période, la surmortalité ait quasi exclusivement concerné les vieillards et les malades chroniques, soit une population dont la fragilité était antérieure à la guerre et à l’entrée en vigueur des restrictions, a également pu favoriser des comportements de résignation chez une partie des médecins des hôpitaux psychiatriques. En dépit des préconisations du nouveau règlement modèle de 1938, la plupart d’entre eux sont en effet, suite à la forte poussée du nombre des internements, enregistrés, durant l’entre-deux-guerres, à la tête de services démesurés qui interdisent une prise en charge individuelle des malades. Ainsi l’hôpital psychiatrique départemental du Rhône, plus souvent désigné sous le nom d’hôpital du Vinatier, ne compte-t-il que cinq médecins-chefs en 1939 pour une population totale de près de 2 900 internés, soit un taux d’encadrement d’un médecin pour 580 malades. À l’hôpital psychiatrique interdépartemental de Clermont-d’Oise, le plus grand établissement de France [8], avant celui du Vinatier, et, comme ce dernier, très sévèrement touché par la famine, ce taux est d’environ un pour 750 malades. Il est encore plus bas à l’hôpital psychiatrique de l’Isère qui ne compte que deux médecins pour près de 1 700 malades, le médecin-chef en charge du service des femmes ayant, avec son interne, la charge de plus de 1 000 malades [9]. Même si les sources ne sont pas très prolixes sur ce point, on peut par conséquent faire l’hypothèse que, tout en cherchant à sauver un maximum de vies, un certain nombre de médecins-chefs, littéralement submergés de malades, ont pu éprouver un sentiment de soulagement, souvent mêlé de culpabilité, face à la disparition des plus chronicisés d’entre eux. Disparition certes dramatique, mais qui leur permettait de consacrer davantage de temps à ceux qu’ils espéraient pouvoir guérir grâce à l’arrivée de thérapeutiques plus efficaces. Et ce d’autant plus que l’effondrement du nombre des internements au cours des années de guerre contribue également à désengorger les services. Ainsi, dans un rapport présenté devant la Commission de santé mentale le 24 novembre 1959 [10], le docteur Georges Daumézon, qui a vécu l’Occupation en tant que médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubray (Loiret), déclare-t-il, non sans amertume : « Ces dernières années, alors que la population des hôpitaux psychiatriques s’était trouvée notablement diminuée par les événements de guerre, nous avons pu, les uns et les autres, traverser une période d’espoir et de relative satisfaction. La crise actuelle (…) confronte les médecins avec la réalité : aujourd’hui, comme d’ailleurs il y a cent ans, on ne peut pas soigner les malades dans les asiles (…) »

5Faut-il aller jusqu’à interpréter le sentiment de soulagement évoqué par G. Daumézon comme le signe de l’intériorisation (consciente ou inconsciente) par les psychiatres d’un discours eugéniste qui met en avant, sans forcément prôner leur élimination, la « non-valeur sociale » des infirmes et des malades mentaux ? C’est ce que l’on pourrait être tenté de déduire de la lecture d’un article, publié en 1943 dans la Journal de médecine de Lyon, par le docteur André Requet, médecin-chef à l’hôpital du Vinatier, en collaboration avec son interne, Léon Reverdy [11] : « L’époque fantastique que nous vivons ne pouvait pas, en premier lieu, ne pas modifier profondément l’évolution de l’aliénation mentale en France ; mais elle l’a fait dans un sens tout à fait inattendu, c’est à savoir sous la forme d’une amélioration considérable et progressive de la santé psychique. (…) Le résultat pratique de cette évolution, c’est que la population masculine de l’hôpital du Vinatier, qui était de 1 015 malades le 31 décembre 1937, est passée à 544 à la mi-décembre 1942, c’est-à-dire cinq ans après. Donc régression considérable de l’ampleur des services, qui s’orientent vers un état plus normal : voilà la conclusion matérielle. Mais il y en a une autre, plus générale, qui est en quelque sorte la philosophie qu’il faut tirer de ces faits : par la diminution du nombre des cas de maladie et de leur gravité d’une part, et par l’augmentation de la mortalité des cas déclarés, peu curables, voire chroniques d’autre part, l’époque actuelle se présente sous la forme d’une amélioration de la santé publique par une véritable sélection naturelle, à savoir : moins de morbidité chez les sujets sains d’un côté, et plus de mortalité chez les insuffisants d’un autre. Ce qui est exactement l’opposé de ce qui se passait avant-guerre où l’on voyait la maladie sévir de plus en plus, en nombre et en gravité, dans les couches saines de la population, cependant que les progrès de l’hygiène et de la technique empêchaient de disparaître un nombre de plus en plus considérable d’incurables et d’anormaux. » Et les deux auteurs de conclure : « Si paradoxal que cela puisse être pour nos naïves illusions sur le progrès, l’époque actuelle, avec sa sévérité primitive et sa rigueur inexorable, se présente donc comme un mode d’assainissement de la santé psychique. Les faits sont là, devant lesquels il faut nous incliner et qui nous obligent à une condamnation impartiale de nos façons de vivre d’avant-guerre, redoutables au point de vue biologique. Si donc la vie doit revenir un jour à un niveau meilleur, ce qui ne peut pas ne pas être, il faudra qu’elle le fasse dans certaines limites, que le bien-être obtenu soit réel et non pas le tribut factice d’une civilisation ignorant les conditions et les buts de la vie humaine. Moyennant quoi, le problème de l’aliénation mentale redeviendrait un problème mineur, comme il l’était autrefois, au xviiie siècle par exemple, n’intéressant que quelques rares individus, dont le sort extraordinaire, inhérent sans doute à la destinée humaine, relève plus de la philosophie que de la médecine. » Des phrases pour le moins étonnantes sous la plume de professionnels dont la raison d’être est le maintien de l’institution psychiatrique et qui, même si elles ne supposent pas l’adhésion à un eugénisme éliminationiste – A. Requet et L. Reverdy se contentant de se réjouir de ce que la sélection naturelle ait repris ses droits dans le contexte des restrictions –, témoignent de la proximité de leurs auteurs avec les phobies (de la modernité, de la décadence) et les idéaux de régénération qui fondent l’idéologie de la Révolution nationale [12].

6Aussi révulsant nous apparaît-il aujourd’hui, cet hymne à la sélection naturelle, qui peut être compris comme un encouragement à laisser mourir les aliénés internés dans les hôpitaux psychiatriques, tout au moins les plus dégradés d’entre eux, n’engage cependant que ses deux auteurs. Le dépouillement systématique de l’ensemble de la littérature (imprimée et non imprimée) produite par les psychiatres au cours des années de guerre montre en effet qu’en dépit d’un contexte politique et idéologique favorable, la position des deux psychiatres lyonnais est totalement isolée. Se focaliser sur un unique article, qui en outre n’a eu aucun écho dans le milieu, pour conclure à l’« abandon à la mort » des aliénés internés par les médecins à qui ils avaient été confiés serait donc parfaitement malhonnête de même qu’il serait malhonnête de déduire de l’engagement résistant d’un certain nombre d’entre eux, communistes ou gaullistes, qu’aucun médecin du cadre psychiatrique ne s’est laissé séduire par l’idéologie vichyste, voire par la collaboration.

7Pour qui se donne la peine de les rassembler, les sources disponibles, dispersées mais abondantes, font en revanche état de l’engagement, au niveau local comme au niveau national, de nombreux médecins-chefs pour sauver leurs malades. En témoignent les innombrables rapports produits à destination des autorités de tutelle des hôpitaux psychiatriques (les préfets, les directeurs régionaux de la santé et de l’assistance, qui sont une création de Vichy, et le secrétariat d’État à la Famille et à la Santé), mais aussi les démarches répétées auprès des services du Ravitaillement général, ainsi que les multiples mesures, aussi dérisoires peuvent-elles sembler, prises sur le terrain, pour tenter de limiter les conséquences de la famine [13]. En témoigne également la mobilisation des médecins-chefs qui, à partir du printemps et surtout de l’automne 1941, s’organise dans le cadre de la vénérable Société médico-psychologique qui, suppléant à l’effacement de la Société amicale des médecins des hôpitaux psychiatriques, sort de la vocation strictement scientifique qu’implique son statut de société savante pour devenir une tribune où s’expriment, certes de façon prudente, les revendications concernant le « régime alimentaire » des aliénés internés. Des revendications qui se font plus pressantes lors du 43e Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, réuni à Montpellier en octobre 1942, qui est l’occasion pour les psychiatres issus des deux zones de clamer une nouvelle fois la misère de leurs malades et de faire pression sur la tutelle.

8Cette action collective en forme de lobbying aboutit, le 4 décembre 1942, à la rédaction d’une circulaire improprement appelée, alors qu’elle émane du secrétariat d’État à la Famille et à la Santé [14], circulaire Bonnafous, du nom du secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement du second gouvernement Laval formé en avril 1942. Celle-ci prévoit que tous les aliénés internés bénéficieront de suppléments de ration (en pâtes, légumes secs, pommes de terre, vin, viande et matières grasses) équivalents à ceux accordés aux ouvriers dans les cantines d’usine et les restaurants à prix réduits. En outre, les médecins-chefs sont autorisés à délivrer d’autres suppléments, dits de suralimentation (soit 45 grammes de viande et 15 grammes de matières grasses par jour), aux malades les plus affaiblis par la sous-alimentation, dans la limite de 25 % des effectifs. Même si certains établissements ne parviennent pas à toucher l’ensemble des suppléments auxquels ils peuvent prétendre, et auxquels n’ont pas droit les vieillards des hospices, les dispositions contenues dans la circulaire du 4 décembre 1942 ont pour effet, comme l’attestent les courbes de mortalité, de faire notablement reculer la famine qui continue pourtant de faire des victimes, en particulier dans les grands établissements urbains situés dans des zones de pénuries aiguës.

Le discours dominant : l’inutilité sociale des aliénés

9La circulaire du 4 décembre 1942, qui fait des aliénés internés des consommateurs prioritaires au même titre que d’autres catégories de la population (les tuberculeux, les femmes enceintes et en cours d’allaitement, les enfants et les adolescents, les ouvriers, etc.), suscite la réprobation de tous ceux qui jugent à la fois exorbitant et aberrant le privilège accordé aux malades mentaux dans un contexte marqué par des difficultés de ravitaillement qui touchent de plus en plus de Français [15]. Lors de la séance de l’Académie de médecine du 9 février 1943, le docteur Martel commente en ces termes les dispositions prises quelques semaines plus tôt en faveur des aliénés : « Je n’ai pas la compétence requise pour donner un avis au sujet de cette mesure, mais je connais beaucoup de travailleurs sobres et mal alimentés qui seraient heureux d’être aussi bien traités. Je ne parle pas des vieillards, les sacrifiés d’office : ils n’ont même pas toujours la possibilité de trouver un peu de lait écrémé [16]. » Les académiciens, qui, de toute évidence, n’ont pas été consultés pour la rédaction de la circulaire, chargent alors la commission du Rationnement alimentaire de donner son avis sur la légitimité de ces suppléments. On ignore la teneur des discussions qui ont lieu dans ce cadre mais on sait que les psychiatres membres de la commission parviennent à empêcher une prise de position hostile de l’Académie, si ce n’est à convaincre leurs pairs de la légitimité de la circulaire. Reste que le docteur Martel n’est pas seul à dénoncer le caractère selon lui excessivement enviable du sort fait aux aliénés internés. Dans un article intitulé « La sous-alimentation actuelle et ses conséquences digestives », paru le 30 mars 1943 dans la revue Paris Médical, le docteur Paul Carnot, qui plaide pourtant pour l’extension du droit de prescription de suppléments alimentaires par les médecins, juge, lui aussi, la circulaire extravagante : « Très opportunément, on donne des rations supplémentaires aux travailleurs de force, aux femmes enceintes, aux nourrices, aux enfants – et moins opportunément aux marchands de vin et aux aliénés ! »

10Ces protestations indignées témoignent de la stigmatisation dont les aliénés internés font toujours l’objet en dépit des mesures prises, dans la seconde moitié des années 30, pour tenter d’aligner leur statut sur celui des malades des hôpitaux généraux [17]. Une stigmatisation dont rendent compte les réactions parfois très vives des conseils généraux, en charge de l’assistance psychiatrique, face à l’augmentation jugée insupportable du nombre des internements. Ainsi, lors de sa séance du 23 avril 1937, le conseil général du Rhône adopte à l’unanimité un vœu demandant au ministre de la Santé de diligenter une enquête sur les causes de « la fréquence de plus en plus grande des cas de démence féminine et de dégénérescence congénitale » et de prendre des mesures pour lutter contre le fléau de l’alcoolisme qui motive de plus en plus d’internements. Ce vœu a été proposé par le radical Édouard Herriot qui le justifie en ces termes : « M. le préfet du Rhône nous signale, une fois de plus, le douloureux accroissement du nombre des aliénés hospitalisés au Vinatier. Le tableau annexé au dossier est tristement éloquent ; 1 650 malades en 1924, 2 600 en 1937, soit un accroissement de mille malades environ en dix ans. L’attention de l’Assemblée, et je dirais même l’attention de l’opinion publique, doit être appelée sur un fait de cette gravité. Non seulement il y a là une indication très importante pour l’avenir de la race, mais cet accroissement accable les budgets publics. Le traitement annuel d’un aliéné représente 7 665 francs pour les malades de notre département. (…) On imagine ce que l’on pourrait obtenir avec de telles sommes employées, par exemple, pour l’enfance et pour l’habitation. (…) Si on voudrait voir se développer les établissements destinés à la protection de la race, à l’hygiène de l’enfance, à la protection des vieillards, il est lamentable d’être obligé d’accroître les dépôts d’aliénés. (…) J’entends bien que dans le rapport, à mon gré bien sommaire, qui nous est envoyé par M. le docteur Condomine, nous trouvons une fois de plus un argument qui a déjà figuré dans les rapports antérieurs. On nous dit : ce qui fait le surpeuplement de l’hôpital du Vinatier, ce n’est pas l’augmentation du nombre des entrées, mais la prolongation de la vie des pensionnaires, le moins grand nombre de décès. (…) Je fais observer qu’un malade qui reste dix ans à l’asile aura coûté à la collectivité environ 80 000 francs, et je suis peut-être en droit de me demander s’il n’y a pas des réserves à faire sur des progrès qui, sans guérir l’aliéné, prolongent sa misérable existence pendant tant d’années (…) [18]. » Quelques mois plus tard, lors de la séance du 22 octobre 1937, le maire de Lyon récidive, allant jusqu’à affirmer : « À raison d’une dépense moyenne de 15 francs par jour, un malade qui a séjourné [à l’asile] pendant dix ans a coûté 55 000 francs. C’est-à-dire bien plus qu’il serait nécessaire pour élever dans des conditions heureuses un enfant ; on a donc raison de dire qu’il vaut bien mieux laisser mourir un aliéné et sauver un enfant. » Les propos sont extrêmes, mais ne débouchent pas sur des propositions radicales, l’ancien président du Conseil se contentant de préconiser une nouvelle fois des mesures énergiques contre l’alcoolisme.

11La même année, le conseil général du Rhône commande cependant au professeur d’hygiène de la faculté de médecine de Lyon, le docteur Anthelme Rochaix, un rapport « sur les moyens de lutter contre l’hérédité pathologique (en particulier la stérilisation eugénique) [19] ». Dans ce rapport, le professeur Rochaix déclare partager la préoccupation du président Herriot devant l’« augmentation du nombre des tarés, des dégénérés, en un mot des déchets sociaux qui, par suite de la suppression artificielle de la sélection naturelle, contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité. » Car « les progrès considérables de l’hygiène, associés à la pitié et à la philanthropie, ont permis de récupérer nombre d’incapables, d’améliorer et de conserver les débiles, dont un grand nombre auraient disparu, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes. » Pour autant, le rapport prend très clairement position contre le principe d’une politique de stérilisation eugénique semblable à celle qui existe alors dans nombre de pays, en particulier dans l’Allemagne nazie. Cette opposition, partagée par une majorité d’hygiénistes et de psychiatres, y compris par les plus engagés dans le mouvement eugéniste [20], est justifiée par un argument scientifique : l’incertitude des fondements de la science de l’hérédité rend ce type de solutions totalement inefficace. Et Rochaix de préciser que « en Allemagne, la stérilisation est sortie du domaine biologique et médical. Elle fait partie des moyens de réalisation d’une politique, la politique raciale, qui est à la base de l’idéologie nationale-socialiste. (…) Cette politique raciale ne craint pas de sacrifier, de façon intégrale, l’individu à la poursuite d’un but : la pureté de la race germanique et provoque, d’ailleurs, dans beaucoup de milieux allemands une inquiétude justifiée. » Lors de la séance du conseil général du 25 juin 1938, le docteur Augros commente en ces termes les conclusions du rapport Rochaix : « En France, la stérilisation serait-elle acceptée avec la même docilité que chez nos voisins ? J’en doute fort. Nous sommes des Latins, des sensibles, imbus des idées de liberté. (…) Nous voulons certainement une race forte, des sujets robustes. Je crois qu’en portant nos efforts sur le développement de l’hygiène infantile, et plus particulièrement sur l’éducation physique, nous obtiendrons ce résultat. »

Stratégie et arguments des aliénistes

12Reste que, même si aucune mesure relevant d’un eugénisme négatif n’a été adoptée en France, pas plus sous la Troisième République que sous le régime de Vichy, qui, on le sait, se contente d’imposer le certificat prénuptial, déjà réclamé par de nombreux hygiénistes pendant l’entre-deux-guerres, le risque était grand de voir les aliénés internés, dont on ne manquait jamais de souligner l’inutilité sociale et le coût exagéré pour la collectivité, abandonnés à leur sort à la faveur d’une crise alimentaire sévère. Dans ce climat très défavorable, les aliénistes français, tout au moins les plus combatifs d’entre eux, ont rapidement compris qu’ils devaient, pour faire obtenir des suppléments alimentaires à leurs malades, mettre en avant des arguments susceptibles de faire évoluer la représentation du malade mental dans la société ; autrement dit s’attaquer à des préjugés anciens et solidement enracinés.

13L’argument humaniste, déjà avancé au cours de l’entre-deux-guerres pour s’opposer aux projets de stérilisation forcée des infirmes et des malades mentaux, est maintes fois mobilisé. Ainsi, lors d’une intervention devant la Société médico-psychologique, le 28 avril 1941, le docteur Franz Adam, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de la Chartreuse à Dijon [21], déclare non sans courage : « Je m’excuse, Messieurs, d’abaisser le niveau de vos savantes et toujours si intéressantes discussions en venant vous entretenir de questions qui, en des temps normaux, paraîtraient d’intérêt bien secondaire, puisqu’il va tout simplement s’agir de l’alitement et du régime alimentaire de nos malades. Mais nous vivons une époque difficile, cruelle même, où le faible risque d’être sacrifié ; or, pour nous Français qui, quelles que soient nos préférences philosophiques, nos croyances métaphysiques, nos origines raciales elles-mêmes, demeurons pétris de culture gréco-latine et profondément empreints d’humanisme chrétien ; pour nous dont la conscience n’est pas et ne saurait être asservie, le principe de la conservation de l’être humain, quand bien même la mort constituerait, pour lui, une délivrance et pour la société un allègement de charges, est un impératif qui demeure intangible. Et il est si vrai que ce sentiment demeure intact chez nous que quantité de renseignements qui arrivent de différents côtés se font l’écho des inquiétudes, je dirai même des écœurements, de collègues qui voient chaque jour réduire le bien-être, et plus particulièrement la ration alimentaire de leurs malades, mais croître par contre le nombre des décès dans leur service [22]. » C’est au même impératif supérieur de respect de la vie humaine, quelle qu’elle soit, que renvoie le docteur Henri Ey, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Bonneval (Eure) dans un rapport du 16 février 1941, qu’il introduit en ces termes : « Les restrictions imposées par les tristes circonstances actuelles ont atteint très durement les malades confiés à mes soins. (…) Je sais qu’il s’agit de malheureux malades dont la valeur sociale et le rendement utilitaire sont si faibles qu’ils constituent pour les collectivités une charge déjà estimée trop lourde en temps habituel et qui peut actuellement paraître excessive et même superflue. (…) En tout état de cause, affligés par un des plus grands maux de l’humanité, ils n’en demeurent pas moins des êtres qui veulent vivre, et nous avons, selon le précepte majeur de notre honneur professionnel, l’impérieux devoir de sauvegarder leur existence, fût-ce jusqu’à l’absurde. C’est donc dans cet esprit que, ému des restrictions dont nos malades souffrent, sans parfois pouvoir s’en plaindre, je me permets de vous faire part de mes vives alarmes (…) [23]. » Et Henri Ey d’insister, dans un second rapport daté du 2 février 1942, sur le fait que les aliénés appartiennent bien à l’humanité : « Qu’il soit permis cependant aux médecins qui connaissent bien ces malades de dire que le “fou” n’est pas tel qu’on se le figure généralement. On dit de ces malheureux qu’ils sont “inconscients” et on s’imagine que, perdus dans les nuées de leurs rêves ou ensevelis dans les ténèbres de leur affaiblissement démentiel, ils ne souffrent pas de la dure réalité. Cela est exact pour environ 10 ou 15 % de nos malades. Tous les autres savent se plaindre, gémir et souffrir de la faim et nous savons combien leur est douloureuse la privation d’aliments quand chaque jour tant et tant supplient pour que leur soit accordé un supplément de nourriture. » Un constat confirmé par les docteurs Clerc et Jourdran, médecins-chefs de l’hôpital psychiatrique de l’Isère, dans une lettre adressée au directeur régional de la Santé et de l’Assistance le 15 avril 1942 [24] : « Chaque jour à notre visite, nous passons en revue des être amaigris au point d’être méconnaissables. Beaucoup sont dans un état de cachexie extrême. Ils nous disent qu’ils ont faim et nous supplient d’améliorer leur régime alimentaire. Certains et certaines de nos malades sont suffisamment lucides pour s’affecter de la disparition presque quotidienne de leurs compagnons ou compagnes. Ils craignent de voir s’installer chez eux certains œdèmes qu’ils connaissent bien, signes précurseurs d’une mort imminente. (…) Nous ne pouvons admettre sans une certaine indignation ce raisonnement que nous entendons trop souvent[25], prétendant que c’est sans importance si les “fous” meurent. Si lourdes soient les charges qu’ils imposent à la société, ce sont des malades capables de souffrir physiquement, en particulier de la faim, comme tout être humain. Nous en avons pour preuve leurs réclamations, et surtout leurs supplications chaque matin à la visite. Il faut d’autant plus les secourir qu’ils ne peuvent rien par eux-mêmes, et qu’ils ne sont pas responsables de la tragique situation où les met un internement qu’ils n’ont pas demandé. »

14Conscients que l’appel à l’humanité et à la pitié ne suffirait peut-être pas à persuader les autorités « de la nécessité d’assister et par conséquent de nourrir nos malades qui ne sont pas tels qu’on se le figure généralement [26] », nombre de médecins-chefs, passant du registre de l’émotion à celui de la raison, misent pourtant sur un autre argument : celui de la curabilité de la plupart des aliénés internés, susceptibles de réintégrer la société et de retrouver une utilité par le travail, au même titre que les tuberculeux, objets d’une grande sollicitude de la part d’un régime qui a fait de la lutte anti-tuberculeuse une priorité de santé publique. Ainsi, le 22 juin 1942, le docteur Heuyer déclare-t-il devant la Société médico-psychologique qui discute d’une stratégie à adopter face aux pouvoirs publics : « Ce qu’il faut, c’est que le Bureau de la Société fasse une démarche auprès du ministre ou son représentant et expose que la fonction des asiles est absolument parallèle à celle des hôpitaux. On considère volontiers que le malade entré à l’asile est perdu par la société. Or le nombre de malades sortis guéris des asiles n’est pas inférieur à celui des malades sortis guéris des hôpitaux, si l’on compte parmi ces derniers les cardiaques, les tuberculeux, les cancéreux, etc. (…) » Dans son rapport médical pour l’année 1943 [27], le docteur Izac, médecin-chef du service des hommes de l’hôpital psychiatrique de Montdevergues-les-Roses près d’Avignon, insiste lui aussi sur l’importance du nombre des malades qui, après un court séjour à l’hôpital psychiatrique, retournent à une vie normale : « Nous le répéterons sans nous lasser, même actuellement, tous nos malades ne sont pas des chroniques ; les récupérations sociales annuelles restent encore assez nombreuses malgré leur diminution depuis 1940 (…). » Et certains médecins-chefs de citer des chiffres précis pour conforter leurs dires : « Dans mon service de 1934 à 1940 sont entrés 631 malades, il en est sorti un total de 250. Sur ces 250, 42 seulement ont dû être réinternés par suite de rechute », affirme ainsi le docteur Ey dans son rapport du 6 févier 1942 avant d’ajouter : « Je ne sais pas quel est le nombre de récupérations sociales obtenu pour les tuberculeux, les cancéreux, etc. Mais il est facile de voir jusqu’où pourrait aller un raisonnement basé sur un calcul “purement social”, jusqu’où pourrait prétendre l’euthanasie élevée au rang d’une institution sociale… On ne saurait oublier non plus que nos malades ont une famille qui leur demeure parfois attachée avec une touchante et inlassable fidélité. Ils attendent la guérison ; ils sont en droit d’attendre que leurs malades confiés à un établissement psychiatrique d’assistance soient traités comme des malades et non comme des sacrifiés. Ils ne peuvent pas se résigner, pas plus que nous aliénistes, à considérer l’hôpital psychiatrique comme une prison ou un cimetière. »

15Outre dans le discours, ce souci de démontrer la curabilité des aliénés internés s’exprime également dans l’empressement manifesté par l’ensemble des aliénistes français, dans un contexte qui restreint pourtant considérablement les possibilités d’échanges scientifiques, à expérimenter la nouvelle thérapeutique, pleine de promesses, de l’électro-choc. Comme si, dans le contexte de la sous-alimentation, l’abstentionnisme thérapeutique faisait désormais figure de comportement coupable. Aussi, même s’il leur faut bientôt reconnaître que la nouvelle méthode de choc est surtout spectaculairement efficace dans le traitement des mélancolies profondes alors qu’elle ne l’est que temporairement dans celui des psychoses, les médecins-chefs multiplient-ils ses indications et s’efforcent-ils de lui donner la plus large publicité dans la presse médicale. En outre, profitant des facilités d’emploi offertes par la pénurie de main d’œuvre, en particulier en milieu rural, nombre d’entre eux multiplient les sorties d’essai et les sorties agricoles dans le but de démontrer la faculté de réinsertion des aliénés. C’est aussi au cours des années de guerre que se met en place, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère), la première expérience française de psychothérapie institutionnelle. Celle-ci a pour objectif principal de prouver la capacité des aliénés à organiser leur propre survie et de rétablir un contact entre un asile jusque-là coupé du monde et la société rurale environnante.

16Reste que, même s’il participe d’une stratégie de combat, l’argument de la curabilité des malades avancé pour justifier leur droit à des suppléments alimentaires n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Ainsi lorsque le docteur Izac déclare que « la vie d’un malade mental aigu est aussi précieuse que celle d’un typhique, d’un tuberculeux au début ou d’un cardiaque bien compensé », on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la valeur qu’il accorde à la survie des chroniques et des incurables, dont la réinsertion n’est pas envisageable. On bute là sur une contradiction déjà présente dans le discours d’un Édouard Toulouse qui, depuis le début du siècle, proclame inlassablement la curabilité de la folie tout en préconisant une séparation de la prise en charge des aigus et des chroniques, les premiers, qualifiés de « petits mentaux », devant être soignés dans des services libres richement dotés en personnel et les seconds relégués dans des services fermés auxquels on allouerait un minimum de moyens [28]. Ce débat sur la séparation des aigus et des chroniques [29] refera d’ailleurs surface en 1945 dans le cadre de la discussion sur le projet de réforme des hôpitaux psychiatriques.

17Si la circulaire du 4 décembre 1942 infirme la thèse selon laquelle les aliénés internés auraient été exterminés par le régime de Vichy, thèse qui conduit à banaliser l’extermination des malades mentaux allemands, polonais et russes par le régime nazi, une analyse rigoureuse des conditions dans lesquelles elle a été prise montre que, dans un contexte de raréfaction des denrées alimentaires, la survie de ceux qui en furent les bénéficiaires, à savoir les fous, relégués dans des institutions ghetto, n’était pas forcément considérée comme impérative par la majorité d’une population qui, pour autant, n’était pas acquise aux thèses d’un eugénisme radical.

18Il aura fallu la détermination d’un groupe de psychiatres, motivés autant par un idéal humaniste que par la volonté d’affirmer leur légitimité et de sauvegarder leurs intérêts socio-professionnels, pour que les aliénés, dont la mort, même massive, constituait un non-événement, ne soient pas abandonnés à leur sort mais, au contraire, en raison de leur fragilité et de leur isolement, soient déclarés prioritaires dans le ravitaillement. On s’étonne dès lors de lire sous la plume de Benno Müller-Hill : « À peu près 40 000 malades mentaux hospitalisés sont morts par dénutrition en France… Les psychiatres français suivirent l’exemple allemand sans avoir reçu d’ordres [30]. »

Notes

  • [1]
    Université Lumière Lyon 2, UMR LARHRA, équipe RESEA.
  • [2]
    C’est en effet lors du 44e congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, qui se tient à Genève et Lausanne en juillet 1946, que les psychiatres français Lucien Bonnafé et Georges Daumézon avancent le chiffre de 40 000 victimes.
  • [3]
    Alors que le terme d’hôpital psychiatrique remplace officiellement celui d’asile en 1937, la dénomination d’aliéné reste en vigueur jusqu’en 1952.
  • [4]
    En particulier dans l’article du Dr Escoffier-Lambiotte, publié par le quotidien Le Monde le 10 juin 1987, sous le titre « Les asiles de la mort ». Cet article en forme de scoop est en réalité un compte rendu très orienté de la thèse de médecine de Max Lafont, parue en 1987 aux éditions de l’AREFPPI, sous le titre accrocheur L’Extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le régime de Vichy.
  • [5]
    À partir de 1942, les décès se multiplient également parmi les femmes.
  • [6]
    À l’exception cependant des populations des départements occupés du nord de la France.
  • [7]
    Œdème généralisé.
  • [8]
    Il accueille près de 5 000 malades issus de trois départements.
  • [9]
    Les femmes sont en effet majoritaires dans la population internée.
  • [10]
    Ce rapport est publié dans L’Information psychiatrique, 1960, n° 1, p. 5-29 sous le titre « Essai d’historique critique de l’appareil d’assistance aux malades mentaux dans le département de la Seine depuis le début du xixe siècle », citation p. 21.
  • [11]
    MM. Requet et Reverdy, « Santé psychique 1941-1942 », Le Journal de médecine de Lyon 1943, p. 187-189. En 1944, Léon Reverdy soutint devant la faculté de médecine de Lyon une thèse intitulée Crise en psychiatrie.
  • [12]
    Dans les années 1950, A. Requet est, au côté de son collègue Paul Balvet, l’un des chantres de la lutte pour l’humanisation des hôpitaux psychiatriques. À la fin des années 1970, il prend l’initiative, dans le cadre d’une exposition consacrée au peintre schizophrène Sylvain Fusco, mort de faim dans son service du Vinatier en 1940, de condamner le sort fait aux malades mentaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est également de ceux qui encouragent Max Lafont à entreprendre une thèse sur le sujet.
  • [13]
    Parmi lesquelles l’alitement des malades, alors que les infirmeries des hôpitaux psychiatriques sont souvent embryonnaires, la lutte contre le gaspillage et contre le coulage, l’intensification de l’activité agricole, l’appel à l’aide des familles mais aussi, lorsque l’hôpital est situé en milieu rural, l’achat (illégal) de denrées dans les fermes des alentours.
  • [14]
    Le secrétaire d’Etat à la famille et à la santé est alors le Dr Raymond Grasset qui a succédé au Dr Serge Huard. La circulaire est reproduite dans la Revue des établissements et des œuvres de bienfaisance, 1943, p. 171-172.
  • [15]
    Sur les catégories de la population touchées par la sous-alimentation, voir Isabelle von Bueltzingsloewen (dir.), « Morts d’inanition ». Famines et exclusions en France sous l’Occupation, à paraître aux Presses universitaires de Rennes en 2005.
  • [16]
    Au sujet d’une circulaire qui attribue un supplément de ratoin alimentaire aux malades internés des hôpitaux psychiatriques, Bulletin de l’Académie de médecine, 1943, compte-rendu de la séance du 9 février.
  • [17]
    En particulier la décision prise en 1938 par le ministre de la Santé, M. Rucart, de réduire le nombre de placements sous contrainte (placements d’office) au profit des placements libres, très minoritaires dans les établissements publics.
  • [18]
    PV des délibérations du conseil général du Rhône, séance du 23 avril 1937, p. 525-528. L’intervention d’É. Herriot est résumée dans L’Aliéniste français de juin 1937.
  • [19]
    Deux autres professeurs de la faculté de médecine sont sollicités pour préparer un rapport sur la question de l’alcoolisme et des maladies vénériennes.
  • [20]
    Voir Annick Oayon, « Les médecins hygiénistes face à la politique raciale allemande, 1933-1939 », L’Évolution Psychiatrique, 2001, p. 348-356.
  • [21]
    À la suite de son expulsion d’Alsace où il exerçait les fonctions de médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Rouffach.
  • [22]
    Frantz Adam, « Des moyens propres à sauvegarder l’existence de nos malades chroniques en période de carence alimentaire », Annales médico-psychologiques, juin-juillet 1941, p. 96-100, citation p. 96.
  • [23]
    Ce rapport est reproduit dans l’Information Psychiatrique de mai 1999, p. 508-511, citation p. 508.
  • [24]
    Citée par Samuel Odier, « Un établissement en milieu rural : l’hôpital psychiatrique départemental de l’Isère », in Isabelle von Bueltzingsloewen (dir.), « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, op. cit., à paraître.
  • [25]
    Souligné par les auteurs.
  • [26]
    Pour reprendre le titre d’une des parties du rapport de Henri Ey de février 1942.
  • [27]
    Cité par André Castelli dans son article « Montdevergues-les-Roses. Un hôpital psychiatrique sous Vichy », Chimères, automne 1996, p. 99-126.
  • [28]
    Rappelons qu’en 1922, le docteur Toulouse a fondé le premier service d’hospitalisation libre à l’asile Sainte-Anne à Paris. Sur la question des aigus et des chroniques chez Toulouse, voir Michel Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), Paris, L’Harmattan, 2002.
  • [29]
    Sur les conditions de l’émergence de la notion de chronicité en psychiatrie, voir le point de vue de Georges Lantéri-Laura dans « La chronicité dans la psychiatrie française moderne », Annales, mai-juin 1972, p. 548-568.
  • [30]
    Benno Müller-hill, Science nazie, science de mort. L’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 88.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions