Couverture de RHSHO_183

Article de revue

L’eugénisme en France avant 1939

Pages 49 à 67

Notes

  • [1]
    Ce texte est tiré d’une communication présentée le 24 mars 2003 devant la Commission programmatique mixte UNESCO-ONG Science et éthique.
  • [2]
    Chargée de recherches au CNRS
  • [3]
    M. Lafont, L’Extermination douce, Editions de l’AREFPPI, 1981, 1987 ; A. Béjin, « Le sang, le sens et le travail : Georges Vacher de Lapouge darwiniste social fondateur de l’anthroposociologie », Cahiers Internationaux de Sociologie, 1982, vol. 73, p. 323-343 ; J. Léonard, « Les origines et les conséquences de l’eugénique en France », Annales de démographie historique, 1985, p. 203-214, et « Le premier congrès international d’eugénique (Londres, 1912) et ses conséquences françaises », in Médecins, malades et société dans la France du xixe siècle. Textes réunis et présentés par Claude Bénichou, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 173-193. (Article publié à l’origine dans Histoire des sciences médicales, tome XVII, n° 2, 1983).
  • [4]
    Cet argument est présenté par M. Adams dans The Wellborn Science : Eugenics in Germany, France, Brazil and Russia, Oxford University Press, 1990.
  • [5]
    Nous pensons notamment à l’attitude des syndicats ouvriers et patronaux pendant la crise des années 1930 et au Congrès latin d’eugénique, qui s’est tenu à Paris en 1937.
  • [6]
    Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France, les médecins et la procréation xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 1995.
  • [7]
    J. Sutter, L’Eugénique, problèmes, méthodes, résultats, Paris, PUF, 1950 ; J. Audit, M. Tisserand-Perrier, L’Eugénique et l’euthénique : problèmes scientifiques et politiques, Paris, J.-B.Baillière, 1953.
  • [8]
    Pour la petite histoire, on notera que l’ordonnance du 2 novembre 1945 confirme cette réglementation mais abandonne la référence eugénique.
  • [9]
    Léonard, 1985, op. cit. Aujourd’hui, le mot eugénisme est utilisé pour définir le mouvement d’idées de cette époque historique. Il se trouve aussi mis à contribution pour analyser certains développements récents des sciences biomédicales.
  • [10]
    C’est le sous-titre de l’ouvrage de Schneider, Quality et Quantity.
  • [11]
    A. Krams-Lifschitz, « Dégénérescence et personne, migrations d’un concept au xixe siècle », in S. Novaes (dir.), Biomédecine et devenir de la personne. Seuil, 1991, p. 131-158.
  • [12]
    E.Apert (dir), Eugénique et sélection, F.Alcan, 1922.
  • [13]
    E. Perrier in Eugénique et sélection.
  • [14]
    Pendant cette période, d’autres pays ne connaîtront pas des débats comparables, car la tendance dominante consiste à penser que seule la stérilisation des « inaptes » permettra d’améliorer la qualité biologique de leur population. Des campagnes, peu contestées, seront menées pour que des lois soient votées dans ce sens.
  • [15]
    Voir Lefaucheur op. cit., Carol, op. cit.
  • [16]
    « »De la conservation et de l’amélioration de l’espèce », Bulletin médical, 1899 n° 13, p. 141.
  • [17]
    Lefaucheur, op. cit.
  • [18]
    W. H. Schneider, Quality and Quantity. The quest for biological regeneration in twentieth-century France, New York, Cambridge University Press, 1990.
  • [19]
    Carol, op. cit.
  • [20]
    L’expression est de P.-A. Taguieff, « Immigrés, métis, Juifs : les raisons de l’inassimilabilité. Opinions et doctrines du Dr Martial », in Mélanges en l’honneur de Rita Thalmann. Francfort/Main, Peter Lang, 1994, p. 177-221. « Eugénisme ou décadence ? », Ethnologie française, 1994, XXIV(1), p. 81-103..
  • [21]
    Schneider, op. cit.
  • [22]
    Au début de sa carrière, Martial était inspecteur des conditions sanitaires dans lesquelles vivaient les nombreux étrangers venus travailler en France après 1919, notamment dans les mines du Nord. Il avait contribué à l’amélioration de leur cadre de vie.
  • [23]
    R. Martial, La Race française, 1934.
  • [24]
    Cf. A. Drouard, Une Inconnue des sciences sociales : la Fondation Alexis Carrel 1941-1945, Paris, INED, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1992. Robin, professeur de lycée, et membre de l’Internationale en tant que socialiste, était un marginal en politique.
  • [25]
    Schneider, op. cit.
  • [26]
    J.-B. Wojciechowski, Hygiène mentale et hygiène sociale : contribution à l’histoire de l’hygiénisme, 2 tomes. Paris, L’Harmattan, 1997. ; A.-L. Simonnot, Hygiénisme et eugénisme au XXe siècle à travers la psychiatrie française, Paris, Editions Seli Arslan, 1999.
  • [27]
    Richet, 1919.
  • [28]
    Notamment l’Association d’études sexologiques (1931-1939) d’Édouard Toulouse (1865-1947), fondateur du mouvement d’hygiène mentale.
  • [29]
    Wojciechowski, op. cit., Simonnot, op. cit.
  • [30]
    Carrel reste très attaché à la France pendant sa vie active à l’Institut Rockefeller ; il y revient au moment de la Grande Guerre pour participer à l’effort médical sur le front. Par ailleurs, il passe régulièrement ses vacances en France.
  • [31]
    Drouard, cité in L. Mucchielli, « Utopie élitiste et mythe biologique : l’eugénisme d’Alexis Carrel », Esprit, 1997, p. 73-94.
  • [32]
    Mucchielli, op. cit.

La recherche sur l’eugénisme

1Le sujet de ce chapitre intéresse des historiens, français pour la plupart, depuis une quinzaine d’années seulement. Hormis quelques exceptions, dont le caractère précurseur doit être souligné [3], la majorité de ces explorations vient plusieurs années après celles qui concernent les cas américain et anglais. Pour être tout à fait précis, c’est l’eugénisme qui, aux États-Unis a, le premier, intéressé les historiens et a suscité des études tout à fait passionnantes dès le milieu des années 1960. D’après un recensement réalisé au début des années 1990, 90 % des publications sur l’eugénisme historique paraissant avant 1988 concernaient les mouvements américain et britannique. En tant que premier corpus substantiel sur l’eugénisme, ces études ont fortement pesé sur toutes les recherches ultérieures car elles ont fourni une grille d’analyse des manifestations historiques de l’eugénisme fondée sur un certain nombre d’hypothèses qu’elles supposaient valables pour l’ensemble des cas nationaux restant à découvrir : unification idéologique autour des idées de race et de classe ; génétique mendélienne ; recherche des eugénistes, qui constituait de la « mauvaise » science n’ayant rien à voir avec la vraie science génétique ; formation d’un mouvement, qui était politiquement à droite, voire réactionnaire. Du coup, il a été plus difficile de voir dans certains cas nationaux, comme le cas français, qui ne correspondaient pas complètement à cette grille de lecture, une variante du phénomène international « eugénisme » ; celui-ci devenait bien plus complexe qu’on avait pu l’imaginer plus tôt [4]. Raison de plus pour mettre en valeur les connaissances actuelles sur l’eugénisme en France. C’est ce que nous tenterons de faire en nous appuyant sur les résultats des recherches menées à partir de 1990. La bibliographie en fin d’article présente la liste des textes consultés.

2Les historiens de l’eugénisme en France ont été précédés par des chercheurs en sciences politiques qui se sont intéressés dans la décennie 1980 au retour de théories politiques expliquant la société en termes biologiques. Dans le cours de leurs analyses d’idées contemporaines, et notamment celles représentées par l’extrême droite dans les années 1970 (extrême droite qui célèbre sa filiation avec Alexis Carrel et diffuse la théorie de la sociobiologie appliquée à l’homme), certains de ces chercheurs se sont tournés ensuite vers le dossier de l’eugénisme historique. Depuis le milieu des années 1990, d’autres contributions importantes ont été faites concernant les relations entre les idées eugénistes et la médecine, la psychiatrie et l’hygiène sociale ; mais nous sommes encore loin de comprendre le mouvement dans toutes ses ramifications.

3Trois thèmes ont retenu l’attention jusqu’ici : les idées des eugénistes français, les aspects institutionnels du mouvement proprement dit, et les relations entre les idées et les pratiques professionnelles, notamment en médecine, psychiatrie et hygiène sociale. À notre connaissance, une seule monographie celle de Schneider, malheureusement non traduite en français, s’est attachée à défricher l’ensemble de ces sujets, dont certains mériteraient d’être étudiés plus à fond [5]. Mais on doit aussi souligner une exploration particulièrement fouillée des relations entre la médecine et l’eugénisme [6] dans le champ de la procréation pendant les xixe et xxe siècles.

4Revenons, après ces préalables, au cœur de notre sujet. Les recherches à notre disposition montrent que, au début du xxe siècle, la problématique de l’amélioration biologique des populations humaines a intéressé les élites françaises tout autant que celles d’autres pays et que des Français ont participé aux trois grandes manifestations internationales qui ont rassemblé les nombreuses sociétés nationales d’eugénique. Une Société française d’eugénique a existé pendant une trentaine d’années, de nombreux projets de réforme sociale et politique inspirés par l’eugénisme ont été ébauchés et discutés en France, et de nombreuses personnalités scientifiques de premier plan ont publié leurs réflexions sur l’eugénisme. Il y a donc de quoi nourrir la présentation qui suivra, même si elle devra être davantage un survol qu’un approfondissement.

Quelques remarques préalables

La question des dates

5La première question à résoudre concerne la définition des limites temporelles à prendre en considération quand on veut cerner l’eugénisme historique en France. Le terme eugénique est introduit dans la langue française en 1886 et figure encore en 1950 dans le titre d’au moins deux ouvrages [7]. Mais, pour notre part, nous proposons de nous attacher aux idées, personnalités et institutions pendant une période plus brève qui va de 1912, début de l’institutionalisation de l’eugénisme français avec la création de la Société Française d’Eugénique (SFE), à 1942, date du vote, sous le régime de Vichy, d’une loi sur la protection maternelle et infantile. Cette loi inscrivait son action dans une perspective eugénique de « sauvegarde physique et morale de la race [8] ». La SFE, pour ce qui la concerne, n’existait plus à ce moment.

Les mots

6En 1883, le fondateur de la forme moderne de l’eugénisme, l’Anglais Francis Galton (1822-1911), définissait en ces termes la nouvelle « science » qu’il voulait créer :

7

« … la science de l’amélioration des lignées, qui ne se limite pas seulement à la question de l’accouplement le plus approprié, mais qui, surtout chez l’homme, tient compte de toutes les influences qui tendent, de quelque manière que ce soit, à donner aux meilleures races ou lignes de sang une plus grande probabilité de l’emporter sur les moins bonnes que n’aurait été possible autrement. Le terme eugenics convient pour exprimer cette idée. »

8En 1904, il proposait une autre définition :

9

« [L’eugénique est] l’étude des facteurs soumis au contrôle social et susceptibles d’augmenter ou de diminuer les qualités soit physiques, soit mentales des futures générations. Son but est de régler les unions humaines de façon à obtenir le plus grand nombre d’individus aptes à composer la société considérée comme la meilleure ».

10Comment les Français ont-ils traduit eugenics ? On sait que deux mots, eugénique et eugénisme, ont été introduits peu de temps après leur création anglaise par l’anthropologue raciste Georges Vacher de Lapouge. Pour Lapouge, eugénique, adjectif ou substantif, signifie « des personnes dotées d’aptitudes héréditaires supérieures à la moyenne » (comme dans races eugéniques) et eugénisme «  le phénomène inverse de la “dégénérescence” ». « L’eugénisme est le sourire de l’hérédité, comme la dégénérescence est sa malédiction » (Lapouge, 1888, cité par Taguieff). Mais plusieurs autres termes, dotés d’une connotation très positive, tels que « sélection artificielle », « élevage de l’homme », « viriculture », « puériculture avant la procréation », « hominiculture », « eugennétique », ont aussi circulé bien avant la création de la SFE [9] en 1912-13. Et après la disparition de la SFE, l’eugénique française gardera encore quelques années cette connotation, comme en témoignent les ouvrages cités plus haut.

Les idées

11Une chose est de s’accorder sur un terme, une autre est de lui donner une signification acceptée par tous. Or, comme ailleurs, on se trouve en France en présence d’une multiplicité de significations qui varient selon le moment et selon la fonction de celui qui s’exprime : médecin, anthropologue, biologiste, pédiatre… Des expressions aussi vagues que « l’amélioration de la race, ou le progrès social par l’amélioration de la qualité biologique de la population » ont suscité de nombreuses interprétations. Par exemple, le mot « race » pouvait renvoyer à une population supposée homogène sur le plan de ses caractères biologiques et moraux, ou encore à la population française, au corps social, voire à la Nation, sans aucune connotation sélectionniste. Néanmoins il a existé un accord très large sur la nécessité de tout faire pour arriver à une régénération biologique[10], essentiellement par des interventions dans le champ de la procréation.

Dégénérescence et eugénique à la française

12L’eugénique se propose comme la technique qui permettra de remédier à l’état dégénéré de la population. Cette notion de dégénérescence, très répandue parmi les élites au cours du xixe siècle, sert à stigmatiser des évolutions indésirables de la culture, de la politique et de la religion tout autant que l’état physique de la population et ses mœurs [11]. Vers la fin de ce siècle, c’est la dégénérescence biologique qui est soulignée, puisqu’elle semble résulter de facteurs particulièrement graves qui mettent en péril la pérennité de la nation. Le premier est le sentiment de l’affaiblissement des forces vives de la population en raison de la dénatalité, celle-ci ayant commencé en France plus tôt que chez ses principaux voisins et concurrents. Il ne faut pas oublier que l’époque était marquée par des rivalités politiques et économiques entre les États européens. Le traumatisme causé par la défaite de 1870 semblait confirmer ce constat, qu’on évalue la santé des jeunes soldats ou celle de la population laborieuse prise dans les tourments de l’industrialisation et affectée par des taux élevés de maladies (les fameux « fléaux sociaux » : alcoolisme, tuberculose et syphilis) et de mortalité infantile et néonatale.

13Ces préoccupations sont courantes, tout particulièrement parmi les médecins, membres d’une profession organisée et très active au xixe siècle sur les terrains de l’hygiène, de la puériculture et de la lutte contre les « fléaux sociaux ». Porteurs des idéaux de la IIIe République, croyant en la possibilité de réformer les mœurs par l’instruction et inspirés par une déontologie professionnelle bien établie, ils sont par ailleurs les alliés objectifs de l’Église catholique qui souligne toujours la valeur sociale et morale de la famille. À leurs côtés, mais parfois en opposition, peuvent se trouver des représentants d’autres disciplines et/ou doctrines – anthropologie, criminologie, néomalthusianisme, etc.

14L’action de réforme en matière de santé avait été institutionnalisée bien avant 1900. L’encouragement de la natalité était la mission de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, créée en 1896. La médecine préventive, appelée hygiène publique, et l’hygiène sociale avaient suscité la création de plusieurs institutions (la Société française de tempérance, en 1872 ; la Ligue contre la tuberculose, en 1891). En 1901 était créée la Société française pour la prophylaxie sanitaire et morale (contre les maladies vénériennes), suivie en 1904 par l’Alliance d’hygiène sociale. Enfin, des mesures législatives allaient être votées pour améliorer la santé publique (1902) et celle des femmes, ce qui devait améliorer la qualité biologique des nouveau-nés (lois sur le travail des femmes et les congés de maternité).

15Dans ce tableau déjà bien rempli d’initiatives visant à combattre la dégénérescence des individus comme celle de la population française, l’eugénique a été considérée partout parmi les élites comme fournissant une réponse moderne, parce que fondée sur une approche scientifique mieux à même d’identifier les problèmes et de contribuer à leurs solutions. Parmi les sciences mises en valeur la biologie était privilégiée, qu’il s’agisse de la théorie lamarckienne de l’évolution établie dans le premier tiers du xixe siècle, ou de celle, plus récente, du mendélisme, science de l’hérédité qui allait donner plus tard la génétique. L’approche mendélienne n’est pas totalement absente des références françaises au début du xxe siècle, mais les médecins lui réservent une place relativement mineure dans leur façon d’appréhender l’hérédité, et peu s’en servent pour expliquer les pathologies qu’ils étudient et pour fonder leurs propositions de prévention. Cependant, à côté de ces courants, existe aussi une idéologie raciste fondée sur l’étude des races, qui se présente sous la bannière de l’« anthroposociologie ». Ces idées inspireront la pensée d’eugénistes « sélectionnistes », tels que Vacher de Lapouge (Les Sélections sociales, 1896), Charles Richet (La Sélection humaine, 1913, puis 1919) et, plus tard, Alexis Carrel (L’Homme, cet inconnu, 1935).

16C’est peu de dire qu’il y a de multiples approches de l’eugénisme en France. Le tableau est beaucoup moins homogène qu’ailleurs. L’existence d’une association consacrée à l’eugénisme n’y changera rien.

La Société française d’eugénique (SFE)

L’institution

17Seule instance eugénique officielle en France, elle est créée en décembre 1912 dans l’enthousiasme suscité par le premier congrès international qui avait lancé le mouvement international quelques mois plus tôt, à Londres. Mais son intérêt pour ces grandes manifestations nationales a décliné fortement après-guerre : peu de participants français figurent parmi les orateurs des congrès de 1921 et 1932. Néanmoins, elle a collaboré à la création d’une Fédération latine des sociétés d’eugénique, en 1935, et a accueilli l’unique congrès de cette fédération à Paris en 1937. Le ton général des actes de ce congrès manifeste des divergences majeures par rapport à la tendance répressive qui avait dominé les réunions internationales en 1921 et 1932.

18La SFE rassemble tous ceux qui s’intéressent à l’amélioration de la condition humaine. C’est une association d’élites : parmi les premiers membres, on trouve un futur président de la République, Paul Doumer, des professeurs de la Faculté de médecine de Paris, des membres de l’Académie de médecine ou de l’Académie des sciences, le directeur de la Statistique générale de France, Lucien March, le directeur du Museum d’histoire naturelle, Edmond Perrier, des professeurs au Collège de France, le ministre du Travail, Henri Chéron, des aliénistes… Avec, à la différence d’autres sociétés nationales, une dominante médicale, les médecins fournissant plus de la moitié des membres fondateurs (Léonard, Schneider, etc.).

19La SFE publie une revue scientifique Eugénique qui paraîtra jusqu’en 1926. En 1913, le premier numéro définit les buts de la Société dans ces termes :

20

« La recherche et l’application des connaissances utiles à la reproduction, à la conservation et à l’amélioration de l’espèce, et l’étude des questions d’hérédité et de sélection dans leur application à l’espèce humaine et des questions relatives à l’influence des milieux de l’état économique, de la législation, des mœurs, sur la valeur des générations successives et sur leurs aptitudes physiques, intellectuelles et morales ».
(Eugénique, 1913, 1-4, p. 46)

21Cette définition est proche de celle que propose Galton en 1904. Le manque de moyens matériels empêche la SFE de mettre en œuvre des projets annoncés à ses débuts, notamment la création d’un laboratoire de recherche eugénique ou bien des études généalogiques de patients internés dans les hôpitaux, prisons ou asiles psychiatriques. Ces créations auraient rapproché l’eugénisme français de celui d’Angleterre et des États-Unis. D’autre part, à la différence des sociétés anglaise et américaine, la SFE n’envisage pas à ses débuts de faire un effort de vulgarisation des notions essentielles. L’éducation populaire est vue dans ces pays comme le complément indispensable du travail scientifique et des instances spécifiques sont créées dans ce but.

La vie de la SFE

22Sur le plan de son organisation, la SFE connaît deux périodes. La première va de 1913 à 1926. La société est autonome, les réunions sont mensuelles et permettent d’aborder de nombreux sujets. Léonard (1985) en fournit une liste : l’hérédité du crime et de l’intelligence, le rapport entre rang de naissance et degré d’hérédité, dégénération et métissage, alcoolisme, habitat insalubre. Le journal Eugénique rend compte des débats. La deuxième période va de 1926 à 1941. En 1926-27 en raison de difficultés financières consécutives à la baisse des adhésions, la Société ne peut plus fonctionner de manière indépendante, et elle fusionne avec la branche française de l’Institut international d’anthropologie qui a déjà son propre comité eugénique. La revue Eugénique disparaît et les articles des membres de la SFE sont publiés dans la Revue anthropologique. L’activité des membres de la SFE continue, mais le rôle de la Société comme organisateur de débats n’est plus possible. Cependant, ses principaux animateurs contribuent de manière significative au Congrès latin évoqué plus haut. On sait qu’en décembre 1941, une réunion est consacrée à un exposé fait par l’anthropologue nazi Eugen Fischer sur « les problèmes de race et la législation raciale en Allemagne », mais la SFE n’existe déjà plus officiellement à ce moment. À la suite du changement de régime politique, l’École d’anthropologie se saborde et la Revue anthropologique tombe entre les mains d’un raciologue, Georges Montandon. D’autres organisations, comme l’Institut d’anthroposociologie ou l’Union française pour la défense de la race, et d’autres publications comme Ethnie française, plus conformes à l’idéologie nazie, sont créées.

Les idées

23Si l’on considère les idées qui circulent au sein de la SFE, il serait plus approprié de diviser sa vie en trois périodes. La première, de 1913 à 1920, quoique la plus courte, est aussi la plus dynamique. Quatorze réunions se tiennent avant mai 1914. Elles sont l’occasion de présenter des recherches sur des sujets tels que les effets dysgéniques de l’alcoolisme, l’hérédité de traits psychologiques, les lois de Mendel ainsi que d’exposr des informations concernant les activités d’autres sociétés d’eugénique. Mais les membres manifestent une réticence devant l’idée de faire campagne pour atteindre des objectifs eugéniques par la voie législative. Cette période est dominée par un eugénisme médical positif soucieux d’atteindre la qualité en encourageant la quantité. D’où une convergence de vues avec l’Alliance pour la natalité et l’approbation des autorités religieuses. La figure dominante est Adolphe Pinard, obstétricien renommé et un des premiers vice-présidents de la SFE. Mais la SFE tolère des opinions beaucoup plus radicales parmi ses membres. Le meilleur exemple à ce propos est Charles Richet, vice-président de la SFE après 1919, qui dans son livre Sélection humaine (écrit en 1913 et publié en 1919), veut interdire la procréation aux incurables et malades, aux criminels, rachitiques et tuberculeux.

24La deuxième période, de 1920 à 1926, débute avec le vote de lois visant à favoriser la natalité par l’interdiction de la contraception et l’avortement. Tout en soutenant ces mesures, la SFE plaide pour que la qualité des conceptions ne soit pas oubliée. Par ailleurs elle s’ouvre au public instruit en organisant une série de conférences, qui seront publiées plus tard, sur les effets de la guerre du point de vue de l’eugénique [12]. Parmi les sujets traités : l’importance de l’amélioration de l’environnement humain et social dans lequel naissent les enfants, l’augmentation de la natalité, l’examen médical avant le mariage. La Société modifie la définition de ses buts pour mieux mettre en valeur la notion de puériculture chère à Pinard : « faire des recherches visant à montrer les conditions nécessaires pour que les individus et les couples puissent avoir de beaux enfants en bonne santé [13]. » Malgré cela, des idées plus négatives telles que la maîtrise de l’immigration sur la base de critères biologiques ou l’obligation d’un examen prénuptial commencent à être discutées.

25La troisième période, de 1926 à 1941, est celle d’une grande diversité de points de vue. L’accent mis sur l’eugénisme positif et médical avait été une caractéristique originale de l’eugénisme à la française dans le débat international avant-guerre et l’était resté jusque dans les années 1930, comme en témoigne le troisième Congrès en 1932. Non seulement il reste fort parmi les eugénistes français pendant cette dernière décennie, mais il est largement approuvé en France dans d’autres institutions sanitaires et politiques, notamment la Ligue d’hygiène mentale, l’Association d’études sexologiques, la Ligue des droits de l’Homme et le Parti communiste.

26Mais l’alliance objective avec les catholiques prend fin en 1930. Jusqu’à la publication de l’encyclique papale de décembre 1930, Casti Connubii, les catholiques approuvent l’occasion que l’eugénisme leur fournit de réfléchir sur la responsabilité individuelle en matière de procréation. En 1931, le Saint Office publie un décret qui « déclare fausse et condamne la théorie de l’eugénique, qu’elle soit positive ou négative », et condamne les moyens proposés pour « améliorer la race humaine, en négligeant les lois naturelle, divine ou écclésiastique relatives au mariage et aux droits des individus ». On constate néanmoins, ici et là, des tentatives pour décrire une « eugénique catholique » qui met l’accent sur la sanctification du mariage et les devoirs des époux (Schneider).

27Pendant cette période, la SFE est aussi le lieu de débats contradictoires sur des mesures négatives [14]. La discussion se poursuit sur l’examen prémarital qui devient l’objet de plusieurs propositions de loi, dont la première est présentée au Parlement en 1926 par Pinard, devenu député. Le but eugénique – l’interdiction du mariage aux « inaptes » – est défendu par certains membres, mais la majorité veut seulement sensibiliser la population à l’importance de la santé des couples et futurs parents. Les propositions se suivent, sans qu’aucune ait été approuvée par toute la Société, d’où leur absence d’efficacité politique malgré une large approbation sociale (Schneider). Le contrôle des naissances, la stérilisation et la limitation de l’immigration – thèmes dominants du mouvement international – entrent aussi dans les préoccupations de la Société. Ces sujets modifient son image et la discréditent auprès d’une partie de la population. La désaffection des médecins catholiques, ses premiers alliés, et celle de l’institution catholique à partir de 1930, y sont pour beaucoup.

28Malgré l’ouverture à des discussions sur un eugénisme négatif, l’eugénisme médical positif qui s’intéresse aux facteurs du milieu susceptibles d’influer sur la qualité biologique des procréations, apparaît comme l’idée de base du Congrès latin d’eugénique à Paris en 1937, présidé par le président de la SFE, Eugène Apert. Peu étudié, ce congrès semble avoir eu pour but de « réagir contre les tendances germaniques et anglo-saxonnes » qui avait marqué le congrès international de 1932 autour du thème de la stérilisation des « inaptes ». Les eugénistes des pays latins (Italie, Roumanie, Portugal, Suisse romande, Catalogne, Argentine, Brésil) profitent de leur propre réunion pour marquer leur opposition à l’orientation répressive et dirigiste des pays nordiques et anglo-saxons : « Nous n’avons pas la prétention d’être des directeurs de peuples ou des législateurs… Nous cherchons seulement les règles concrètes qui régissent, dans les populations, les conditions soumises au contrôle social grâce auxquelles sont susceptibles d’être améliorées les générations successives », résume Apert. L’amélioration de la qualité biologique de la population est toujours un but légitime pour ces médecins et chercheurs, mais pour y parvenir, ils restent partisans de mesures plus modestes et prudentes relevant de la médecine, de l’hygiène et de l’éducation de tous. On ne trouvera plus trace de la fédération latine à la suite de cet unique congrès.

Les discours des eugénistes

29Comme il a été signalé plus haut, des idées eugénistes circulent au-delà de la SFE dans d’autres disciplines et parmi des personnalités qui ne sont pas toujours proches de la société. Dans les paragraphes qui suivent, nous tenterons d’identifier ces différents discours dont certains prennent leur essor au cours du xixe siècle.

Eugénique médical

30Pour commencer ce tour d’horizon, nous reviendrons au discours proposé par la SFE à ses débuts, l’eugénique comme l’équivalent de la puériculture. Elle est souvent considérée à tort comme représentant la totalité de la pensée eugénique en France. La figure emblématique est ici Adolphe Pinard (1844-1934), obstétricien respecté et reconnu depuis les années 1880, qui devient député à plus de 80 ans. C’est Pinard qui remet à l’honneur le concept de la puériculture [15] créé en 1865 et qui signifie alors « la science d’élever hygiéniquement et physiologiquement ses enfants » ; ce faisant, il y ajoute une visée eugéniste. Il s’agit non seulement de la « conservation mais de l’amélioration de l’espèce humaine » par la

31« puériculture avant la procréation », c’est-à-dire de « l’art d’élever les enfants, qui tient compte de toutes les influences, y compris la qualité biologique des parents, qui entrent en jeu pour déterminer la qualité de l’enfant ». Quand Pinard évoque l’amélioration de l’espèce humaine, il pense à l’avenir proche, aux enfants dont les parents auront appris à éviter des conduites risquant d’altérer la qualité de leur « produit ». Mais cette action médicale affiche un objectif social de sélection et de perfectionnement propre à l’idéologie eugéniste : « C’est en faisant ainsi […] qu’on arrivera à diminuer le nombre des déchets sociaux, des infirmes, des idiots, des dégénérés […]. L’avenir de la race est en grande partie sous la dépendance de la puériculture avant la procréation [16]. »

32Pour Pinard, la qualité héréditaire sera améliorée par des interventions comprenant notamment l’information de tous les couples sur l’importance de leur état physique et moral au moment de la procréation [17] ; des mesures légales de protection de la maternité, telles que l’instauration d’un congé légal de maternité, l’assistance médicale gratuite aux femmes enceintes nécessiteuses, et la création de maisons maternelles dans chaque département pour les « filles » et femmes enceintes sans domicile ; et des aides à la natalité pour toutes les femmes [18].

33Les arguments des puériculteurs ont un impact social particulièrement fort, car leur visée eugéniste peut être cachée par la mise en avant des valeurs propres à la profession médicale et à la tradition démocratique et universaliste de la Troisième République : le respect de la vie humaine existante, quelle qu’en soit la qualité (tous ont le droit de vivre) ; la volonté de faire bénéficier de leurs mesures l’ensemble de la population, et notamment les couches populaires, sans en sélectionner des segments auxquels on appliquerait des mesures particulières telle que l’interdiction de la procréation ; la défense de la liberté individuelle de se marier et de fonder une famille ; la confiance dans l’action pédagogique de la médecine auprès des couples pour que leur procréation soit éclairée [19]. De telles valeurs sont à l’opposé de celles, inscrites dans les discours de sélection et d’élimination, qui existent aussi en France au début du xxe siècle et qui seront reçues plus favorablement par la SFE à partir des années 1930.

Eugénique raciste

34La pensée raciste, d’inspiration eugéniste ou non, est une constante au cours de la période considérée ; elle plonge ses racines dans le xixe siècle, notamment dans l’anthropologie, qui propose une classification hiérarchique des races humaine. L’« eugénique racialiste des anthropologues [20] » est associée au nom de Georges Vacher de Lapouge (1854-1936). Les principaux thèmes de ce discours sont l’inégalité des individus et des races, le primat de la race sur l’individu et le rejet des idéaux démocratiques. Il faut favoriser les individus supérieurs dans leur hérédité, ce qui implique l’intervention de l’État jusque dans la sphère de la vie privée des citoyens. De telles idées cristallisent dans l’antisémitisme nationaliste qui s’épanouit à la fin du xixe siècle autour de l’affaire Dreyfus. Mais Lapouge est rejeté par ses collègues anthropologues et sociologues et considéré comme pro-allemand, alors que la France se sent constamment menacée par son voisin d’outre-Rhin. Il trouve néanmoins un écho favorable auprès du premier vice-président de la SFE [21], Charles Richet (1850-1935), physiologiste et prix Nobel de médecine en 1913. Richet souhaite l’interdiction des mélanges raciaux et l’élimination des races inférieures dans son livre Sélections humaines : « Il faut éviter tout mélange des races humaines supérieures avec les races humaines inférieures […]. Je regrette […], mais vraiment je ne crois pas du tout à l’égalité des races humaines. »

35Dans les années 1930, le contexte économique de crise de l’emploi et la montée du chômage aidant, René Martial (1873-1955), spécialiste de santé publique dans le domaine du travail [22], développe des propositions visant à sélectionner les « bons » immigrants en fonction de leur aptitude à s’assimiler aux Français. Cette aptitude dépend, à ses yeux, de la proximité de leur « indice biochimique du sang » (c’est-à-dire leur groupe sanguin, un trait mendélien) avec l’indice moyen des Français. Ainsi, « il faut avoir le plus de O possible et point de B, le B appartenant exclusivement aux Asiatiques, ni de AB parce que métissage asiatique ; par contre les A (race alpine) peuvent être admis à côté des O [23]. » Martial prolonge ses réflexions dans les années 1940, sous le régime de Vichy, avec de nombreux développements sur la race française, sur le métissage, sur les Juifs inassimilables… Il faut noter qu’il s’appuie sur la génétique mendélienne pour définir les races « scientifiquement », tandis que Richet et Lapouge sont plutôt influencés par la notion floue de dégénérescence, très répandue au xixe siècle.

La qualité par la limitation de la quantité

36Le néo-malthusianisme vise la qualité des naissances par la limitation volontaire de leur nombre. Il voit le jour au xixe siècle, comme l’eugénique raciste, c’est-à-dire bien avant la création de la SFE. En France, il est proposé à la classe ouvrière pour améliorer ses conditions de vie. L’enseignant et militant socialiste Paul Robin (1837-1912) crée dans ce but, en 1896, la Ligue de la régénération humaine [24]. La Ligue s’opposera toujours à la puissante organisation nataliste, l’Alliance nationale contre la dépopulation, créée la même année. Elle développe une intense propagande auprès des ouvriers, les incitant à maîtriser leur procréation sans l’assistance des médecins. Mais ses leaders sont accusés de « pornographie » et condamnés à des peines de prison. Le vote de la loi de 1920, qui interdit les pratiques et propagandes anticonceptionnelles et abortives, marque la défaite temporaire de ce projet d’améliorer la qualité des naissances en limitant leur quantité.

37Comme pour la limitation de l’immigration, c’est la situation économique des années 1930 qui permet le retour du débat sur le contrôle des naissances, qui s’appliquerait cette fois à la classe « inférieure » et aux déficients mentaux. Il ne s’agit plus d’initiatives volontaires. Les partisans de ces mesures demandent que les lois de 1920 soient révoquées pour contourner les interdictions qu’elles imposent. Just Sicard de Plauzoles (1872-1968), président de la Ligue nationale française contre le péril vénérien, et à ce titre principal représentant de l’hygiène sociale institutionnalisée, en est le porte-parole [25]. Il est membre de la SFE, mais critique la politique officielle d’encouragement généralisé de la natalité, considérant que les classes inférieures doivent être empêchées de procréer davantage que les classes supérieures. Ses idées sont soutenues par Édouard Toulouse (1865-1947), psychiatre renommé entre les deux guerres et spécialiste des maladies mentales, qui approuve aussi la nécessité d’empêcher la procréation des déficients mentaux. Toulouse milite notamment dans une Association d’études sexologiques qu’il a créée en 1931 [26]. Ces idées sont approuvées également par la Ligue des droits de l’Homme et, en fin de compte, par l’ensemble des élites.

La qualité par le contrôle étatique des mariages et de la stérilisation

38Ce discours se développe au sein de la SFE dans les années 30. Schneider évoque à ce propos un « tournant » de l’eugénisme institutionnel en France, bien qu’on ne puisse pas dire qu’il ait été présenté comme la position officielle de la société. Ce qui est certain, c’est que le fait que la SFE ait pu discuter de mesures négatives marque une évolution très significative des idées considérées comme moralement et politiquement acceptables par l’élite médicale. La campagne pour un certificat prénuptial a déjà été mentionnée ; quant à la stérilisation, elle avait été proposée par Richet en 1919 pour les « anormaux » afin de préserver la société. Ainsi,

« Après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux. Proposant résolument cette suppression des anormaux, je vais assurément heurter la sensiblerie de notre époque. On va me traiter de monstre, parce que je préfère les enfants sains aux enfants tarés, et que je ne vois aucune nécessité sociale à conserver ces enfants tarés [27]… »
Richet avait parlé trop tôt : ses idées, en effet, heurtaient trop les sensibilités du moment. Mais dix ans plus tard, la SFE aborde la stérilisation par l’examen des lois votées dans d’autres pays et le climat a changé. Plusieurs thèses en médecine survenues dans les années 30 font le point sur ces législations qui sont donc connues dans le milieu médical. Les premières lois, américaines et suisses, ne sont pas condamnées quant à leur intention à l’égard des « déchets » de la vie et des personnes socialement dangereuses. La législation nazie, connue aussi très tôt, est considérée simplement comme l’équivalente d’autres législations déjà existantes, sauf pour le nombre d’individus concernés qui étonne les observateurs. Beaucoup pensent que la stérilisation pourrait servir à empêcher la procréation parmi les inaptes, mais ils sont généralement très sévères à l’égard de toute mesure coercitive ou punitive qui leur paraît contraire à la loi morale et aux valeurs de la civilisation française. En revanche, l’idée d’une stérilisation « thérapeutique », motivée en raison de l’accumulation de tares et de la misère de certaines familles, est envisagée avec une certaine faveur, notamment par des pédiatres comme G. Schreiber, et parmi les aliénistes, notamment Édouard Toulouse [28]. Chez ces derniers, l’argument thérapeutique disparaît souvent derrière un argument économique proprement eugéniste, par exemple lorsque la stérilisation sert à « diminuer le nombre des anormaux qui imposent à la collectivité des charges de plusieurs dizaines de milliards ». Ces aliénistes proposent d’autoriser des dispensaires eugéniques à pratiquer la stérilisation « si elle est justifiée par des raisons médicales, soit à la demande des intéressés, soit pour des motifs graves d’ordre public (tares héréditaires, impulsions criminelles ou sexuelles [29]) ». La stérilisation est aussi proposée par Alexis Carrel.

L’État biocratique

39Dans notre présentation des idées eugénistes, il faut donner à Alexis Carrel (1873-1944) une place importante, car sa vision de l’homme, fondée entièrement sur la biologie, et son projet politique visant à organiser la société en fonction de ce qu’il voyait comme la véritable nature humaine ont été accueillis très favorablement quand il les a présentés en 1935 dans un livre, L’Homme cet inconnu. Le livre est devenu immédiatement un « best-seller » en France et a été traduit dans de nombreuses langues.

40Carrel suit des études médicales à Lyon. Après sa thèse, soutenue en 1900, il perfectionne la technique de suture de vaisseaux sanguins qui constitue un préalable pour les transplantations d’organes que d’autres développeront plus tard. Sans la perspective d’obtenir un poste en France, il part pour les États-Unis. Il y fait toute sa carrière, à l’Institut Rockefeller, jusqu’à sa mise à la retraite en 1938 [30]. C’est là qu’il perfectionne la culture de tissus en dehors de l’organisme et qu’il reçoit le prix Nobel de médecine en 1912 pour ses « travaux sur la suture des vaisseaux et la transplantation d’organes ». La même année il participe en tant que chirurgien aux travaux d’un groupe d’eugénistes qui cherchent les moyens d’améliorer le patrimoine génétique des Américains. Ce groupe conclut à la nécessité de mettre à l’écart dix pour cent de la population pour l’empêcher de procréer, les plus dangereux devant être stérilisés. On ne sait si Carrel a contribué à ce débat d’un point de vue personnel, mais il ne s’est pas opposé aux conclusions d’un rapport qui a eu un impact puissant sur les politiques américaines à venir.

41Le prix Nobel confère à Carrel une renommée internationale qui l’élève au rang d’expert, parmi d’autres savants tels que Einstein, Huxley et Haldane auprès d’une Société des Nations soucieuse d’enrôler des scientifiques prestigieux dans son combat pour la paix. Dans ce contexte, son livre, L’Homme, cet inconnu, peut être lu comme une contribution à un débat sur l’avenir de la société.

42Dans les années 1930, Carrel se préoccupe de son propre avenir, qu’il imagine plutôt en France après sa mise à la retraite de l’Institut Rockefeller. Il élabore plusieurs projets en vue de créer un nouvel institut de recherche consacré aux « problèmes de l’Homme ». Il milite également dans un parti d’extrême droite. L’institut qu’il appelle de ses vœux et qu’il dirigera sera finalement créé en 1941, à la faveur du régime de Vichy.

43L’Homme, cet inconnu se présente comme un ouvrage de vulgarisation des connaissances scientifiques en biologie humaine, mais déborde ce sujet pour présenter son analyse des sociétés modernes – les relations hommes/femmes, l’organisation du travail, le système politique et pénal. L’ensemble résume les obsessions qui fondent les discours eugénistes les plus extrêmes. Rapidement traduit dans plusieurs langues, il a connu un succès extraordinaire. Beaucoup de gens partageaient en effet ses préoccupations – dépopulation, dégénérescence de la race, perte de contrôle des élites, échec de la démocratie, régime des faibles – et étaient sensibles aux solutions qu’il proposait – contrôler l’hérédité, éradiquer les dégénérescences, sélectionner les meilleurs, élever la médecine au rang de conseiller du Prince, instaurer un gouvernement par des élites biologiques… Les idées de Carrel sur la sélection humaine, l’aristocratie héréditaire ou non héréditaire et l’euthanasie des criminels furent jugés « non seulement acceptables, mais encore remarquables par la très grande majorité du monde scientifique, intellectuel, politique et journalistique ; les seules objections sont venues de la gauche catholique et des communistes [31]. »

44Si Carrel exprime le sentiment, largement partagé parmi les élites de l’époque, de vivre une crise morale et sociale, l’originalité de son approche est de décrire un projet biopolitique qui vise à mettre la société en conformité avec la « vraie » nature de l’homme que seule peut connaître la biologie. Le mot-clé de son analyse est dégénérescence qu’il décline en termes biologiques (l’affaiblissement des races blanches), physiologiques (la vie trop facile, la prévalence de maladies) ; sexuelles (les femmes des classes supérieures refusent de procréer) ; politiques (la médiocrité de la classe politique dans un régime démocratique) ; morales (la perte des notions de discipline et d’effort) et culturelles (la diffusion de la radio et de la télévision, soit des « formes les plus basses » de la culture).

45Même si les termes d’eugénique ou d’eugénisme figurent rarement dans le livre, l’esprit d’un eugénisme sélectionniste inspire toute la pensée de Carrel, notamment ses idées sur une politique délibérée d’encouragement de la procréation de l’élite et de stérilisation des fous et faibles d’esprit ; le nécessaire sacrifice d’individus dans l’intérêt de la qualité future. Ainsi « ceux qui portent un trop lourd fardeau ancestral ont l’obligation morale de ne pas se marier ». L’éducation doit jouer un rôle préventif : « Par une éducation appropriée, on pourrait faire comprendre aux jeunes gens à quels malheurs ils s’exposent en se mariant dans des familles où existent le syphilis, le cancer. » Enfin, c’est l’hérédité biologique qui explique et justifie la répartition des individus en classes sociales dont ils ne peuvent échapper : « Ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit… Il faut que chacun occupe sa place naturelle. »

46Carrel exprime plus clairement qu’aucun des autres tenants français de l’eugénisme le rêve d’un eugénisme d’État, une « utopie biocratique » (terme proposé par Mucchielli), dans son projet d’une société où les politiques publiques seraient inspirées par l’élite scientifique, elle-même dirigée par la médecine. Grâce à l’approche « scientifique » de la société, les problèmes sociaux et moraux pourront être résolus. Carrel préconise dans ce but non seulement des mesures acceptables d’hygiène et de protection de l’enfance, mais aussi l’élimination, parfois directe par l’euthanasie, le plus souvent indirecte par la stérilisation, d’une population de plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’individus décrétés nocifs pour l’avenir de l’espèce humaine et gênants pour la réussite des éléments prétendus biologiquement supérieurs [32]. L’influence ici de sa fréquentation d’eugénistes américains semble flagrante. Les criminels ne seront pas punis pour leurs crimes, mais parce que ce sont des anormaux et qu’ils sont à ce titre dangereux pour la société moderne. Les critiques de Carrel se sont beaucoup intéressés à la question de l’origine de son idée sur les « institutions euthanasiques pourvues de gaz appropriés » et se sont demandé si c’était un simple rappel de la peine de mort en Amérique ou une annonce des chambres à gaz nazies. Il est important de souligner à ce propos que Carrel voulait faire de l’homme « normal » (au sens moral autant que biologique) le critère décisif de décision concernant l’inclusion ou l’exclusion des individus dans la nouvelle société.

47Si l’on en juge par le succès de ces idées dans les années 1930 et l’intérêt manifesté ailleurs pour la stérilisation et la limitation de l’immigration sur des critères biologiques, cet eugénisme-là semble très proche des mouvements anglo-saxon et allemand correspondants. Et pourtant, il n’a pas été consacré en France par des lois.

48C’est probablement la plus grande différence entre l’eugénisme français et celui de la majorité d’autres pays occidentaux. Est-ce dû à la prédominance d’un eugénisme médical proposant des solutions plus acceptables pour la société française ? À la fin de cet exposé, la question reste ouverte.

III – Après 1939

49Le régime de Vichy s’inspire des idées eugénistes dans trois domaines :

  • la politique raciste, inspirée par l’anthropologue G. Montandon et René Martial, déjà cité dans notre synthèse ;
  • le programme familial qui inclut l’examen prénuptial dans sa loi du 16 décembre 1942, relative à la protection maternelle et infantile ;
  • le programme de recherche pluridisciplinaire pour « sauvegarder et améliorer la population française » de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, dont Alexis Carrel avait ébauché les orientations dans son livre et qu’il a dirigé jusqu’à sa suspension en septembre 1944. Nombre des chercheurs de cette Fondation se retrouveront plus tard à l’Institut national d’études démographiques (INED).

50Après 1945, et malgré les révélations sur les pratiques nazies, l’idéal eugéniste n’est pas rejeté dans le milieu médical et scientifique français. Le terme eugénique est encore connoté positivement en 1950 dans l’ouvrage de Sutter, chercheur à l’INED, témoignant ainsi que le mot n’était pas tabou. Le besoin ne s’est pas fait sentir de marquer une rupture entre l’avant– et l’après-guerre, comme aux États-Unis et en Allemagne. Plus récemment, des historiens de la génétique ont montré l’existence de continuités entre la pensée de pédiatres eugénistes comme Raymond Turpin dans les années 30, et le développement de la génétique médicale dans les années 50. Notons enfin que Carrel a longtemps conservé une bonne presse parmi des médecins, des catholiques et des chercheurs, avant d’être finalement annexé par l’extrême-droite.

Bibliographie complémentaire

  • A. Drouard, « Aux sources de l’eugénisme français », La Recherche, 1995, 26 (277), p. 648-654.
  • A. Drouard, « Aux origines de l’eugénisme en France : le néo-malthusianisme 1896-1914 », Population, 1992, 2 p. 435-460.
  • J. Gayon, « Eugénisme », in Dictionnaire de la pensée médicale, sous la direction de D. Lecourt, PUF, 2004, p. 450-457.
  • P.-A Taguieff, « L’introduction de l’eugénisme en France : du mot à l’idée », Mots, 1991, n° 26, p. 23-44.
  • J.-B. Wojciechowski, « Contribution à l’histoire de l’eugénisme, L’Association d’études sexologiques (1931-1939) et l’action d’Édouard Toulouse (1865-1947) », L’Information psychiatrique, 1997, 2, p. 129-140.

Date de mise en ligne : 28/02/2017

https://doi.org/10.3917/rhsho.183.0049

Notes

  • [1]
    Ce texte est tiré d’une communication présentée le 24 mars 2003 devant la Commission programmatique mixte UNESCO-ONG Science et éthique.
  • [2]
    Chargée de recherches au CNRS
  • [3]
    M. Lafont, L’Extermination douce, Editions de l’AREFPPI, 1981, 1987 ; A. Béjin, « Le sang, le sens et le travail : Georges Vacher de Lapouge darwiniste social fondateur de l’anthroposociologie », Cahiers Internationaux de Sociologie, 1982, vol. 73, p. 323-343 ; J. Léonard, « Les origines et les conséquences de l’eugénique en France », Annales de démographie historique, 1985, p. 203-214, et « Le premier congrès international d’eugénique (Londres, 1912) et ses conséquences françaises », in Médecins, malades et société dans la France du xixe siècle. Textes réunis et présentés par Claude Bénichou, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 173-193. (Article publié à l’origine dans Histoire des sciences médicales, tome XVII, n° 2, 1983).
  • [4]
    Cet argument est présenté par M. Adams dans The Wellborn Science : Eugenics in Germany, France, Brazil and Russia, Oxford University Press, 1990.
  • [5]
    Nous pensons notamment à l’attitude des syndicats ouvriers et patronaux pendant la crise des années 1930 et au Congrès latin d’eugénique, qui s’est tenu à Paris en 1937.
  • [6]
    Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France, les médecins et la procréation xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 1995.
  • [7]
    J. Sutter, L’Eugénique, problèmes, méthodes, résultats, Paris, PUF, 1950 ; J. Audit, M. Tisserand-Perrier, L’Eugénique et l’euthénique : problèmes scientifiques et politiques, Paris, J.-B.Baillière, 1953.
  • [8]
    Pour la petite histoire, on notera que l’ordonnance du 2 novembre 1945 confirme cette réglementation mais abandonne la référence eugénique.
  • [9]
    Léonard, 1985, op. cit. Aujourd’hui, le mot eugénisme est utilisé pour définir le mouvement d’idées de cette époque historique. Il se trouve aussi mis à contribution pour analyser certains développements récents des sciences biomédicales.
  • [10]
    C’est le sous-titre de l’ouvrage de Schneider, Quality et Quantity.
  • [11]
    A. Krams-Lifschitz, « Dégénérescence et personne, migrations d’un concept au xixe siècle », in S. Novaes (dir.), Biomédecine et devenir de la personne. Seuil, 1991, p. 131-158.
  • [12]
    E.Apert (dir), Eugénique et sélection, F.Alcan, 1922.
  • [13]
    E. Perrier in Eugénique et sélection.
  • [14]
    Pendant cette période, d’autres pays ne connaîtront pas des débats comparables, car la tendance dominante consiste à penser que seule la stérilisation des « inaptes » permettra d’améliorer la qualité biologique de leur population. Des campagnes, peu contestées, seront menées pour que des lois soient votées dans ce sens.
  • [15]
    Voir Lefaucheur op. cit., Carol, op. cit.
  • [16]
    « »De la conservation et de l’amélioration de l’espèce », Bulletin médical, 1899 n° 13, p. 141.
  • [17]
    Lefaucheur, op. cit.
  • [18]
    W. H. Schneider, Quality and Quantity. The quest for biological regeneration in twentieth-century France, New York, Cambridge University Press, 1990.
  • [19]
    Carol, op. cit.
  • [20]
    L’expression est de P.-A. Taguieff, « Immigrés, métis, Juifs : les raisons de l’inassimilabilité. Opinions et doctrines du Dr Martial », in Mélanges en l’honneur de Rita Thalmann. Francfort/Main, Peter Lang, 1994, p. 177-221. « Eugénisme ou décadence ? », Ethnologie française, 1994, XXIV(1), p. 81-103..
  • [21]
    Schneider, op. cit.
  • [22]
    Au début de sa carrière, Martial était inspecteur des conditions sanitaires dans lesquelles vivaient les nombreux étrangers venus travailler en France après 1919, notamment dans les mines du Nord. Il avait contribué à l’amélioration de leur cadre de vie.
  • [23]
    R. Martial, La Race française, 1934.
  • [24]
    Cf. A. Drouard, Une Inconnue des sciences sociales : la Fondation Alexis Carrel 1941-1945, Paris, INED, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1992. Robin, professeur de lycée, et membre de l’Internationale en tant que socialiste, était un marginal en politique.
  • [25]
    Schneider, op. cit.
  • [26]
    J.-B. Wojciechowski, Hygiène mentale et hygiène sociale : contribution à l’histoire de l’hygiénisme, 2 tomes. Paris, L’Harmattan, 1997. ; A.-L. Simonnot, Hygiénisme et eugénisme au XXe siècle à travers la psychiatrie française, Paris, Editions Seli Arslan, 1999.
  • [27]
    Richet, 1919.
  • [28]
    Notamment l’Association d’études sexologiques (1931-1939) d’Édouard Toulouse (1865-1947), fondateur du mouvement d’hygiène mentale.
  • [29]
    Wojciechowski, op. cit., Simonnot, op. cit.
  • [30]
    Carrel reste très attaché à la France pendant sa vie active à l’Institut Rockefeller ; il y revient au moment de la Grande Guerre pour participer à l’effort médical sur le front. Par ailleurs, il passe régulièrement ses vacances en France.
  • [31]
    Drouard, cité in L. Mucchielli, « Utopie élitiste et mythe biologique : l’eugénisme d’Alexis Carrel », Esprit, 1997, p. 73-94.
  • [32]
    Mucchielli, op. cit.

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