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Article de revue

Le Neuvième fort et Panerai : deux lieux de mort des Juifs lituaniens (1941-1944)

Pages 77 à 106

Notes

  • [2]
    Voir quelques livres de base. Pour Vilnius, Yitzhak Arad, Ghetto in Flames – The Struggle and Destruction of the Jews in Vilna in the Holocaust, Holocaust Library New York, 1982. Pour Kaunas, l'ouvrage édité par le musée de l'Holocauste, Hidden History of the Kovno Ghetto, Washington, 1997. Lire également la contribution de Solon Beinfeld dans le livre cité ci-dessus, ainsi que le livre d'Alex Faitelson, Courage dans la tourmente en Lituanie. 1941-1945, Mémoires du ghetto de Kovno, L'Harmattan, 1999.
  • [3]
    Henri Minczeles, Vilna, Wilno, Vilnius, la Jérusalem de Lituanie, Denoël, 1999 ; sous la direction d'Y. Plasseraud et H. Minczeles, Lituanie juive, message d'un monde englouti. Autrement, 1996.
  • [4]
    Henri Minczeles, « Vie et mort au ghetto de Vilna », in Le Monde juif, n° 150, janvier-avril 1994 ; Arad, ibid. Sur les activités de collaborateurs lituaniens, cf. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe, Fayard, 1988, p. 251 et 270.
  • [5]
    Déclaration d'Avraham Tory, secrétaire du Conseil juif de Kaunas lors d'une entrevue le 7 juillet 1941 et son journal. Avraham Tory réussit à survivre, caché par un prêtre lituanien. Hidden History, op. cit. p. 217. Selon l'historien Alexander Dallin (The German Rule in Russia 1941-1945, Londres, Macmillan, 1957), Lohse voulait tout centraliser et lançait un flot de directives, d'instructions et de décrets, selon des critères d'une hypocrisie sans pareille.
  • [6]
    Signalons que dans la terminologie nazie, il ne fut jamais question de ghetto mais de quartiers d'habitation (Wohnbezirk) ou district, sans oublier tout le langage codé dans lequel les Allemands excellaient. Sur la constitution du Comité juif, voir Hidden History, ibid. p. 26-27.
  • [7]
    Ibid., p. 34-35.
  • [8]
    Ibid., p. 211.
  • [9]
    Beinfeld, p. 41 in Hidden History, op. cit. Signalons une étude d'Elizabeth Kessin Berman, « From the Dephts : Recovering Original documentation from the Kovno Ghetto », in Holocaust and Genocide Studies, 1998, p. 99-115. Un mot sur les malines. Elles désignent des cachettes : un endroit dérobé derrière une porte, une armoire à double fond, des coins de grenier invisibles, des intérieurs de cheminées ou des caves, tout un trésor d'ingéniosité pour échapper aux rafles. Leurs occupants purent y séjourner plusieurs heures, parfois plusieurs jours.
  • [10]
    À chacun de mes pèlerinages, je me suis recueilli devant ces inscriptions, témoins du martyrologe des Juifs.
  • [11]
    Faitelson, op. cit., p. 197.
  • [12]
    Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, « Pour eux, c'était le bon temps ». La vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, 1990.
  • [13]
    Hilberg, op. cit., p. 270.
  • [14]
    Klee, Dressen, Riess, op. cit., p. 28.
  • [15]
    Ibid. p. 40-51. Les travailleurs juifs affectés à des tâches spéciales étaient, comme on l'a vu, pourvus d'un Schein pour eux et leur famille.
  • [16]
    Alex Faitelson, op. cit., p. 199.
  • [17]
    Ibid. p. 72.
  • [18]
    Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, « Pour eux, c'était le bon temps... », op. cit.
  • [19]
    Ibid., p. 203-205.
  • [20]
    Ibid., p. 119-270.
  • [21]
    Voir le plan du tunnel chez Faitelson, p. 254-255.
  • [22]
    Faitelson, op. cit., p. 370-372 ; Nous sommes 900 Français, tome I, Besançon, 1999, sous la direction d'Ève-Line Blum ; Louise Cohen in L'Arche, n° 535, septembre 2002.
  • [23]
    Ibid., p. 35 et 38-39. Lire dans Faitelson diverses dépositions en fin d'ouvrage.
  • [24]
    Témoignage personnel lors d'un voyage à Pravieniskès devant le petit monument commémoratif à la mémoire des Juifs assassinés.
  • [25]
    Faitelson, op. cit., p. 372-375. Dans L'Arche, Louise Cohen indique que la cérémonie de cette commémoration très émouvante eut lieu en présence des communautés juives, des personnalités locales et des ambassadeurs.
  • [26]
    Hilberg, p. 335 ; Dov Levin, Baltic Jews Under The Soviets, 1940-1945, Jérusalem, 1994. p. 296-297.
  • [27]
    Arad, op. cit., p. 244-247 et 248-249. Concernant la résistance juive en Lituanie, se baser sur Dov Levin, The Litvaks, A Short History of the Jews in Lithuania, p. 206. Dans l'armée soviétique, la division lituanienne indiquait : 1er janvier 1943, sur 10 251 soldats, Juifs 29 %, 2 972 juillet 1944, sur 4 723, 1 134 Juifs, soit 24 %.
  • [28]
    Samuel Gringanz, « The Ghetto as an Experiment in Jewish Social Organization » in Jewish Social Studies, vol. II, 1949, p. 17 ; in Hilberg, op. cit., p. 898 ; Paula Borenstein (entretien du 9 mai 1987).
  • [29]
    Henri Minczeles, op. cit.
  • [30]
    Cf. la chronologie établie dans l'ouvrage en yiddish de Leizer Ran, Ash fun Yerushalayim dé Lita New York, 1959, qui comprend celle des Aktionen. Cf. également Yosef Gar, Azoy iz es geshehen in Litè, Tel Aviv, Hamenorah, 1965.
  • [31]
    Cf. Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, op. cit. p. 48-50.
  • [32]
    Yitzhak Arad, op. cit. : Mark Dvorjetski, Ghetto à l'Est, traduit du yiddish, Paris, 1950 ; Avrom Sutzkever, Vilner Getto, Tel Aviv, Shavi, 1947 ; et une relation de cet assassinat collectif dans Le Livre noir d'Ilya Ehrenburg et Vassili Grossman, Solin Actes Sud, 1995.
  • [33]
    Klee, Dressen, Riess, op. cit. Pour tous les détails concernant Vilnius, cf. p. 48-50.
  • [34]
    Herman Kruk, Togbuch fun Vilner Geto, New York, 1961.
  • [35]
    Ibid., p. 40-54 ; Yitzhak Arad, op. cit.
  • [36]
    Klee, Dressen, Riess, op. cit. ; Raul Hilberg, op. cit.
  • [37]
    Faitelson, p. 382. Cf. précédemment sur Kaunas concernant Heinrich Lohse.
  • [38]
    Henri Minczeles, op. cit. ; du même auteur, « Vie et mort au ghetto de Vilna » in Le Monde juif, janvier-avril 1994.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ibid. On retrouve sensiblement les mêmes descriptions chez Kruk, Arad, Sutzkever, Hilberg, Dvorjetski et Shmerke Kaczerginski, 'Hurbn Vilnè, New York, Cyko, 1947.
  • [41]
    H. Minczeles, op. cit., p. 402.
  • [42]
    Vilna Ghetto, Posters -Jewish Spiritual Resistance, Vilnius, Musée juif, 2001, et Rachel Kostanian-Danzig, Spiritual Résistance in the Vilna Ghetto, id., 2002.
  • [43]
    Mouvement de jeunesse sioniste socialiste.
  • [44]
    Sur Abba Kovner, au demeurant un grand poète qui partit en Israël après la guerre, cf. H. Minczeles, op. cit. ; Y. Arad, op. cit., p. 243. De séjour à Paris après la guerre, ‘Hayke Grossman signala qu'entre fin février et début mars 1942, Varsovie n'acceptait pas encore l'idée d'une lutte armée.
  • [45]
    La personnalité de Yacov Gens est foncièrement différente de celle d'Elkhanan Elkes. Ancien capitaine dans l'armée lituanienne, marié à une Lituanienne non juive, devenu « chef des Juifs », Gens était de tendance sioniste-révisionniste. Il fut comme Rumkowski une figure très controversée. Gens ne manquait pas de courage, était également informé de la résistance juive du ghetto. Peu avant la liquidation de la communauté juive de sa ville, il fut convoqué au siège de la Gestapo. Il fut torturé et assassiné le 15 septembre 1943.
  • [46]
    Tout ce chapitre figure dans les divers ouvrages parus sur la liquidation du ghetto de Vilnius et dans mon livre.
  • [47]
    Dans son ouvrage, Dov Levin fournit d'autres détails sur le génocide. Yitzhak Arad, op. cit. vécut au ghetto de Vilnius. Cf. le film Les Jours de la mémoire réalisé par Saulius Berzinis et Philo Bregstein à la suite du congrès international de 1993. On y voit des photographies et des courts métrages inédits puisés dans les archives allemandes. Ils sont particulièrement émouvants. Sous l'œil de la caméra, des femmes nues, jeunes et moins jeunes partent en rang vers la mort. Les images sont insoutenables. Cf. également le film de Josh Waletsky, Partisans of Vilna, New York, 1986. Voir également les deux livres de Leizer Ran, édition multilingue avec une monumentale iconographie, Vilnè, Yerushalayim de Lita, New York, Laureate Press, 1974.
  • [48]
    On trouvera ces réflexions de manière plus détaillée dans la postface de mon ouvrage, Vilna. Wilno, Vilnius, la Jérusalem de Lituanie, 2e édition, Denoël, 1999, et en conclusion d'une intervention au colloque de Caen, CNRS, Maison de la recherche en Sciences humaines, sous la direction de Michel Niqueux. Histoire de batailles, batailles de mémoire, 2002.
  • [49]
    Les Pays Baltes. Paris, PUF, 1991.
« Nekotnè – Vengeance
Far unzerè Tatè un mamè. »
Prisonnier juif du Neuvième Fort de Kovno, cri de bataille des partisans juifs de Vilnius

1Les trois États baltes sont hélas pourvus de nombreux lieux de mémoire. On pourrait en citer au moins une dizaine. Des charniers ou des camps, des fosses communes, ou rien, toutes les traces ayant disparu. Parmi ces sites, et en Lituanie exclusivement, les deux plus meurtriers sont les forteresses qui ceinturent Kaunas/Kovno, la capitale de la Lituanie dans l'entre-deux-guerres, et Ponar/Ponary/Paneriai, à quelques kilomètres de Vilnius, l'actuelle capitale. Ces deux villes pourvues chacune de ghettos d'enfermement furent le « réservoir » d'où partirent à la mort plus de 120 000 hommes, femmes et enfants.

2L'offensive des armées allemandes, de son nom de code « Opération Barbarossa » débuta le dimanche 22 juin 1941 au lever du jour. Deux colonnes se dirigèrent, l'une vers Vilnius, l'autre sur Kaunas. Les deux cités furent occupées le 24 juin. Et les trois pays baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie, en une semaine. Des milliers de Juifs qui fuyaient furent pour la plupart rattrapés par l'offensive éclair de la Wehrmacht. Mais l'administration militaire, c'est-à-dire les corps constitués allemands, Wehrmacht, SS, Gestapo, intendance, etc., ne se mit en place que huit à douze jours plus tard. En Lituanie, elle entra en fonctions entre le 5 et le 7 juillet suivant les localités et y remplaça les autorités locales. Du 24 juin au 7 juillet, les fascistes lituaniens, et eux seuls, organisèrent des pogroms et des massacres [2].

3Il convient de remarquer qu'il n'y avait pas en Lituanie de longue tradition antisémite comme en Pologne. Mais la mentalité de la plupart des Lituaniens avait bien changé. Dans l'entre-deux-guerres, en dehors d'une concurrence commerciale entre Juifs et non-Juifs, l'antisémitisme était relativement tempéré. Même chez les paysans. L'hostilité, voire la haine envers les Juifs avait été bien moins grande que celle envers les Polonais. Cela est si vrai que l'antisémitisme dans les années 1930 à Wilno – ville polonaise – s'avérait bien plus agressif qu'à Kaunas.

4Au lendemain de l'annexion des trois États baltes par les Soviétiques le 15 juin 1940, selon les dispositions secrètes du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, le nationalisme lituanien se trouva renforcé. En outre, une occupation de quelque 800 000 soldats pesait lourdement sur les pays baltes. Le 17 novembre 1940 fut créé un Front des activistes lituaniens (LAF), mouvement fasciste et antisémite. Il reçut immédiatement un appui de Berlin. Toutes les structures communautaires ayant été démantelées, des dizaines de milliers de Lituaniens furent déportés, et parmi eux environ 6 000 Juifs non communistes partagèrent ce sort au début de 1941. Assignés à résidence en Russie profonde, en Asie centrale, certains au goulag, les Juifs échappèrent indirectement aux griffes du nazisme. Cela démontre qu'ils n'étaient nullement des communistes, qu'ils étaient inscrits ou militants dans des formations politiques, culturelles, religieuses et communautaires extrêmement diverses. Mais pour les nationalistes lituaniens, les Juifs, désignés de même qu'en Pologne comme « Zydu Kommuna », furent considérés comme des alliés objectifs du communisme. Dans tout le pays, les communautés furent dissoutes, le sol nationalisé, les entreprises commerciales et industrielles de plus de dix salariés étatisées et tous les partis non communistes interdits, et ces « ukases » accentuèrent l'anticommunisme lituanien [3].

5Le 22 juin 1941 – jour de l'offensive allemande – se constitua à Berlin un gouvernement fantoche du LAF sous la direction de Juozas Ambrazevicius. Les nazis n'acceptèrent pas son installation à Kaunas. Mais ils laissèrent ses partisans se livrer à des pogroms sanglants dans différentes cités lituaniennes.

6Ce préambule est nécessaire pour expliquer l'attitude des supplétifs ou complices lituaniens dans l'œuvre de mort accomplie par les Allemands.

7Il est difficile de donner un chiffre précis des victimes juives de la barbarie lituanienne, mais les estimations oscillent entre 20 et 25 000 morts. Les nazis, quant à eux, en tuèrent près de 200 000. Si l'on dresse une statistique globale du nombre de Juifs assassinés en Lituanie, sur 235 000 âmes en 1940 – en incluant la cité polonaise de Wilno (devenue Vilnius) annexée à la Lituanie –, plus de 90 % des Juifs lituaniens furent exterminés. Certains parlent de 94 %. Une autre source indique qu'à la libération du pays, on comptait en Lituanie et à l'étranger 8 à 9 000 survivants.

8Un bref état des lieux semble nécessaire. Lorsque la 7e division blindée allemande pénétra à Vilnius, la ville comptait 200 000 à 220 000 habitants, soit 40 % de Juifs, 25 % de Lituaniens, 30 % de Polonais et quelques milliers de Biélorusses, les 5 % restants correspondant à diverses autres nationalités. À Kaunas, la population était de l'ordre de 160 000 habitants dont près des trois quarts lituaniens et un quart juifs.

9Les populations juives de Kaunas avaient augmenté entre 1939 et 1941 dans des proportions notables. L'augmentation fut plus faible et l'afflux de réfugiés plus modéré qu'à Vilnius. Soit, en 1941, de 37 000 à 40 000 Juifs. On sait qu'à Kaunas, le consul du Japon, Chiune Sugihara, délivra des visas permettant à 6 000 Juifs de quitter la Lituanie. Vilnius passa à plus de 80 000 personnes, en raison de l'afflux de nombreux Juifs polonais fuyant leur pays occupé par les nazis, dont diverses personnalités politiques et religieuses craignant pour leur vie. Parmi ces réfugiés et ceux qui demeuraient avant-guerre à Vilnius, une partie très faible put pénétrer en Russie.

10Lorsque les troupes allemandes entrèrent le 24 juin 1941 à Vilnius et à Kaunas, elles furent accueillies par des transports de joie. De nombreuses jeunes filles offrirent aux tankistes des bouquets de fleurs. La tragédie commençait [4].

11Quelques jours avant l'opération Barbarossa, le 17 juin 1941, Alfred Rosenberg avait créé un commissariat général visant à l'établissement d'un protectorat allemand sur les trois pays baltes. Il devint Reichsminister pour les territoires de l'Est (Ostland). Dans ces pays, les autorités allemandes mirent en place tout un processus visant à l'élimination des Juifs par l'entrée en scène des groupes mobiles de tuerie, et particulièrement ceux dépendant de l'Einsatzgruppe A, Einsatzkommando 3. Le groupe Nord (pays baltes, une partie de la Biélorussie) fut dirigé par le commandant SS Walter Stahlecker et par Karl Jäger (qui sera cité à plusieurs reprises). Rappelons que l'armée allemande se composait de la Wehrmacht, la SS et la Gestapo ainsi que des auxiliaires locaux.

12Quelque temps auparavant, le Standartenführer SS (colonel) Karl Jäger avait assisté à une réunion qui rassemblait une cinquantaine de dirigeants SS sous la présidence de Reinhard Heydrich, commandant en chef du RSHA, l'Office central de sécurité du Reich. Lorsqu'il posa la question suivante : « Faut-il fusiller les Juifs orientaux ? », Heydrich répondit : « Bien entendu. » En résumé, au 1er septembre 1941, l'administration civile englobant le secteur Ostland couvrait les trois pays baltes, une partie de la Biélorussie et de l'Ukraine. Le tout dépendait du Gauleiter Heinrich Lohse, un nazi fanatique [5].

13Les effectifs de l'Einsatzgruppe n'excédaient pas 1 000 hommes, Waffen SS, différentes polices, quelques femmes, des opérateurs radio. S'y ajoutaient des unités de police locales, des Lituaniens et notamment les partisans anticommunistes du journaliste Algis Klimaitis. Le 3e kommando disposait d'un champ d'action très étendu et d'un pouvoir quasi illimité. Lituaniens et Allemands travaillèrent en collaboration. À la fin de novembre 1941, plus de 75 000 Juifs avaient été assassinés. Pour pérenniser ces actions, l'Einsatzgruppe photographia et filma ces pogroms collectifs appelés « actions d'autonettoyage ».

14Cette œuvre de mort ne se voulait plus anarchique. Au travail artisanal d'antan se substitua une technique industrielle. Très vite, un lieu avait été choisi convenant parfaitement aux exécutions massives et à l'abri des regards indiscrets : pour Kaunas, le Septième et surtout le Neuvième Fort. Pour Vilnius, Paneriai. Ces deux sites offrent des similitudes et des différences, mais la politique d'extermination est la même.

Le Neuvième Fort

15En gravissant une des collines qui dominent Kaunas/Kovno, dans l'ancienne agglomération de Vilijampolé connue aussi sous le nom de Slobodka, lieu religieux réputé pour ses rabbins, on parvient à un plateau au-dessus de la plaine où coulent le Niémen et la Néris (Villa en polonais). Un peu plus loin, à l'embouchure de ces deux rivières, est située la colline Napoléon qui, dit-on, servit d'observatoire à l'empereur des Français avant qu'il se lance dans la campagne de Russie en 1912.

16C'est là et en d'autres lieux que la Russie tsariste avait fait construire des forteresses censées protéger ses villes ; à Kaunas, le Neuvième Fort, ou Fort 9.

17Deux jours après l'entrée des troupes allemandes à Kovno/Kaunas le 24 juin 1941, les civils lituaniens assistèrent au matraquage de Juifs par des compatriotes partisans au garage Lietukis. Plusieurs photos furent prises lors de ce massacre, considéré comme un réflexe salutaire. Dès la fin du mois, l'administration allemande et particulièrement les Einsatzkommandos y mirent bon ordre. Ils décidèrent que dorénavant, les tâches seraient exécutées par les nazis. Les Lituaniens serviraient d'appoint dans une force de police appelée Schutzmannschaft.

18Dès le 10 juillet, les habitants juifs de Kovno apprirent qu'un ghetto serait prochainement constitué et divisé en deux sous-ghettos, comme à Vilnius. Les Juifs habitant hors du périmètre des quartiers imposés devraient, sous un mois, quitter leurs maisons. Le 15 août, les ghettos furent fermés. Près de 30 000 personnes s'étaient installés tant bien que mal dans le quartier de Vilijampolé, un endroit insalubre et vétuste aux vieilles maisons de bois, sans conduite d'eau, sanitaires, ni égouts. Sur ordre des autorités, le Comité juif de la ville devint l'Altestenrat – Conseil des anciens –, avec à sa tête le médecin Elkhanan Elkes. Celui-ci fit appel au rabbi Yakov Shmukler pour le seconder, et à Moshe Berman qui devint le chef du nouvel hôpital du ghetto.

19Le Comité demanda aux SS de renoncer à leur projet de ghetto [6]. Il lui fut répondu que c'était le meilleur moyen d'éviter de nouveaux pogroms. Comme dans tous les ghettos, un personnel adéquat fut chargé de régler les affaires courantes et les problèmes de santé. Il fut distribué 5 000 certificats de travail – les Scheine, autorisations de travail dans les ateliers chargés de contribuer à l'effort de guerre des Allemands. Chaque Schein était censé protéger une famille de quatre personnes, parents et deux enfants de moins de 16 ans. Il fut créé une police juive (environ 200 personnes, même effectif à Vilnius) dépendant du Comité juif et du personnel d'occupation, sous les ordres du capitaine Fritz Jordan. Celui-ci entra en fonctions le 15 septembre 1941.

20Elkhanan Elkes était très différent de Yacov Gens qui dirigea le ghetto de Vilnius. Sérieux et digne, bien que n'ayant pas une grande expérience communautaire, il était respecté même par les Allemands. Il s'adressait aux SS ou aux gestapistes, et parfois faisait appel à leur conscience. Cela dénotait un certain courage. Certes, il devait se plier aux directives des autorités, mais avait néanmoins la haute main sur la police du ghetto, la plus importante formation juive, chargée de maintenir l'ordre. À Karmas, comparée à d'autres polices des ghettos, elle joua un rôle un peu plus humain. Composée de vétérans militaires, de sportifs et de jeunes de bonne famille, cette police tenta d'alléger, autant que faire se pouvait, les souffrances des Juifs emmurés dans un ghetto sale et misérable. Mais, totalement asservie aux ordres des Allemands, relayée par le Comité juif, elle ne pouvait être populaire [7].

21Puis débutèrent les « Aktionen » (en yiddish « Aktsiès ») avec tout d'abord la liquidation du plus petit ghetto – une vingtaine de petites rues – sur les deux constitués. Sélections et massacres furent la règle. Le point culminant fut atteint le 28 octobre 1941 avec le départ pour le Neuvième Fort de 9 200 hommes, femmes et enfants qui ne possédaient pas le précieux Jordan-Schein (le certificat attaché au nom du capitaine allemand).

22Après l'élimination d'une grande partie des « bouches inutiles », une longue période de stabilisation s'écoula pendant près de deux ans, du début de l'hiver 1941 à l'automne 1943. Cela permit à de nombreux Juifs de survivre bien qu'effectuant un travail forcé et épuisant. De temps à autre cependant, les SS déportaient quelques groupes de Juifs. Durant cette longue accalmie, des centaines de Juifs moururent de faim et de maladie.

23Puis les déportations recommencèrent. À la mi-novembre de 1943, ce fut la déportation des enfants et des vieillards. Les 25 et 29 novembre, près de 5 000 Juifs déportés du Reich et du protectorat furent assassinés à leur arrivée à Kaunas. Parmi eux se trouvaient d'anciens combattants de la Première Guerre mondiale, certains décorés de la Croix de fer. Trois mois après la grande évasion, dont il sera question plus loin, à la fin de mars 1944, la SS procéda encore durant deux jours à la déportation de 1 300 enfants. Puis ce fut au tour de la police juive du ghetto de Kaunas, 130 hommes furent emmenés le 27 mars 1944 au Neuvième Fort, torturés puis exécutés. Enfin, le chef de la police Moshe Levin et 35 hommes furent tués à leur tour [8].

24Le plus souvent, les détachements juifs partaient travailler hors du ghetto dans des unités de production ; certains Juifs étaient chargés – et cela était considéré comme une occupation moins pénible – d'aménager un aérodrome à Aleksotas, à 5 km au sud de la ville. Environ 4 000 personnes y étaient employées à des travaux néanmoins très harassants. Ces Aedromomtchiks formaient un véritable sous-prolétariat du ghetto.

25Tant bien que mal, la communauté put s'adonner à des activités culturelles tout en sachant que ses jours étaient comptés. Un hôpital avait ouvert ses portes. Si une femme tombait enceinte, cela était assimilé à un crime. Des soupes populaires, des yushnik (pâtée pour les cochons) furent instaurées, et même des écoles. Elles furent fermées en août 1942 avec les salles d'études et la bibliothèque.

26Avec l'entrée en fonctions du capitaine SS Wilhem Goecke, la situation empira. Fin septembre 1943, on apprit que le ghetto voisin de Vilnius – à quelque 100 km de Kovno – avait été totalement liquidé. Puis débutèrent de nouvelles Aktsiès, avec la déportation vers l'Estonie de 2 700 personnes ou l'acheminement vers le Septième et surtout le Neuvième Fort. En fait, à partir du 1er novembre 1943, le ghetto fut officiellement transformé en camp de concentration et 7 à 8 000 personnes y furent confinées. Le reste des survivants servaient de main-d'œuvre dans les installations militaires autour de la cité.

27Nous ne nous attarderons pas sur la résistance juive, constituée principalement par des groupes sionistes et communistes. C'est un chapitre à part sur lequel il y aurait beaucoup à dire. Comme pour le FPO (Faraynigte Partisaner Organiszatsiè, l'organisation unifiée des partisans qui opéra à Vilnius), à Kaunas/Kovno, les deux segments de la résistance fusionnèrent pour former Di Yiddishe Algemayne Kempfer Organizatsiè (AKO), l'organisation générale des combattants juifs. En avril 1944, leurs compagnons ayant été décimés et leur chef tué, quelques partisans réussirent à gagner les forêts voisines de Rudnicki.

28L'épisode final du camp-ghetto survint entre le 8 et le 13 juillet 1944, alors que l'armée soviétique avait pénétré en Lituanie. L'« autonomie » du ghetto fut supprimée, le Comité des anciens dissous et, à l'exception de ceux qui n'avaient pu se cacher dans les « malines », les derniers 3 000 Juifs partirent soit au Stutthof en Prusse orientale, soit à Dachau.

29Tous ces événements ont été consignés par divers témoins rescapés, et parmi eux Elkhanan Elkes, parfaitement informé des activités clandestines des partisans juifs. Il écrivit : « Souvenez-vous et n'oubliez jamais, tous les jours de votre vie, de transmettre cette mémoire comme un testament pour les générations futures. » Parmi les témoignages les plus représentatifs, citons le journal de Avraham Tory, secrétaire général du Altestenrat [9].

30Avant de décrire la vie et la mort dans cette forteresse qui surplombe la ville, en un lieu autrefois quasiment désert, l'histoire de ce fort mérite qu'on s'y arrête. Contrairement à Paneriai, lieu d'extermination des Juifs de Vilnius qui était une villégiature appréciée des Vilnois, les forts n'étaient guère un lieu de promenade comparable aux fortifications qui jusqu'aux années 1920 ceinturaient Paris.

31Avant la Première Guerre mondiale, Kaunas (à l'époque Kovno) était un carrefour stratégique entre l'Allemagne et la Russie. Le pouvoir tsariste, en raison de relations diplomatiques peu chaleureuses avec le Reich de Guillaume II, décida d'édifier une chaîne de neuf citadelles autour de Kaunas. Les travaux de fortification débutèrent en 1882 et se poursuivirent jusqu'en 1914. Le maillon principal en fut le Neuvième Fort complétant la ligne défensive en cas d'attaque des troupes du Kaiser. Lors de la Première Guerre mondiale, 90 000 soldats russes montèrent la garde de ces forts. Mais Kaunas fut prise le 18 août 1915 ainsi que les forteresses, sans qu'aucun coup de feu soit tiré, le général Grigoriev ayant pris la fuite.

32Lorsque la Lituanie devint indépendante, une annexe de la « prison jaune » fut installée au Neuvième Fort où l'on enferma les opposants communistes au régime. À partir de 1941, ce fut au tour des Juifs. Dans la prison jaune située à 200 m de l'immeuble de la Gestapo de Kaunas (Kauen en allemand), les nazis se livraient à des interrogatoires musclés, cherchant à mettre la main sur les résistants. Ceux qui ont visité le Neuvième Fort ne peuvent que souligner le caractère rébarbatif de ce bâtiment, aux épaisses murailles, chaque cellule dotée de parois de 1,5 à 2, 5 m d'épaisseur, avec souvent des inscriptions murales, des noms, des appréciations inscrites avec des ustensiles rudimentaires, voire avec les ongles. Ils témoignent de l'enfer des Juifs de Kovno. Parmi ces inscriptions : « Nekomè – Vengeance [10] ».

33Un survivant qui fut pris dans la rafle raconte qu'un gestapiste lui avait dit : « Ne pensez plus à quoi vous pensiez, vous venez tous pour travailler. » Cet espoir fugace fut contredit par la vision d'un couloir après qu'il eut franchi une porte étroite menant à une cour : « Le Fort de la mort vient de nous accueillir dans ses bras ensanglantés [11]. »

34Si l'on reprend la chronologie, revenons un instant sur le premier pogrom à Kaunas (on évoquera Vilnius plus loin) dans la nuit du 25 au 26 juin 1941 par les nationalistes lituaniens du LAF. 1 500 Juifs furent tués. Stahlecker, commandant allemand affecté au « nettoyage » de la Lituanie, en fit un compte rendu enthousiaste. Il signale qu'au cours des nuits suivantes, 2 300 Juifs furent mis hors d'état de nuire. Il termine son rapport : « Il est évident a priori que ces pogroms ne pouvaient être menés à bonne fin qu'au cours des premiers jours suivant l'occupation. »

35Effectivement, 300 nationalistes, sous le commandement de Klimaitis, se chargèrent de la « pacification ». Ils opérèrent non seulement dans l'ancienne capitale de la Lituanie, mais également dans d'autres localités du pays [12]. Au cours des nuits suivantes, environ 3 000 Juifs passèrent de vie à trépas. À Kaunas, cinq compagnies allemandes et lituaniennes se livrèrent à des tirs à la parade sur des passants juifs, des Schiessparade ou Paradeschiessen [13].

36Selon la Wehrmacht, ces « nettoyages » se passaient sans incident. Ainsi, un colonel allemand, ordonnance de l'état-major du groupe d'armée Nord du maréchal von Leeb, rapporte qu'« il s'agissait apparemment d'actes spontanés de la population lituanienne et de représailles contre les traîtres et les collaborateurs du temps de l'occupation russe ». Il fallait par conséquent considérer ces atrocités comme un simple conflit de politique intérieure dont l'administration lituanienne devrait elle-même venir à bout, d'autant qu'en « haut lieu », on avait donné l'ordre de ne pas faire intervenir la Wehrmacht [14]. Pis encore. Un photographe témoigne : « Après avoir tué 40 à 50 personnes à coups de barre de mines [...] le jeune homme a posé sa barre de côté, est allé chercher un harmonica, s'est campé sur l'amoncellement de cadavres et a joué l'hymne national lituanien. »

37D'autres témoignages et rapports vont dans le même sens.

38Puis ce furent les exécutions méthodiques. D'après le rapport Jäger, établi par le commandant de la sécurité et du SD, le kommando spécial EK3 entra en fonctions le 2 juillet 1941 et opéra à Kaunas et à Vilnius. Daté du 1er décembre, ce rapport comportait 6 pages de chiffres et 3 pages de commentaires.

39Voici un résumé concernant Kaunas.

40

Les 4 et 7 juillet 1941,2 977 Juifs et Juives exécutés au Fort 7 ;
le 2 août, 4 209 au Fort 4 ;
le 9 août, 534 au Fort 9 ;
le 18, 1 812 Juifs et Juives, idem ;
le 1er septembre à Mariampole dont dépendait le Neuvième Fort, 5 090 personnes dont 109 malades mentaux, un citoyen allemand marié à une Juive et une femme russe.
Au Fort 4, 1 608 Juifs et Juives tués le 26 septembre.
Durant le mois d'octobre, au Fort 9, les 4 et 29 octobre : 11 045 Juifs et Juives.
En novembre, au même fort, 4 968 personnes.

41En incluant les massacres qui eurent lieu dans une quinzaine de villes lituaniennes, y compris Vilnius, ainsi qu'en Biélorussie et en Ukraine, le rapport Jäger, avec une précision arithmétique, pouvait avancer l'assassinat de 133 346 Juifs.

42En conclusion, ce rapport indiquait : « Aujourd'hui, il m'est possible d'affirmer que l'EK3 [Einsatzkommando] a atteint l'objectif fixé, il a résolu le problème juif en Lituanie. Il n'y a plus de Juifs dans le secteur, excepté les travailleurs juifs affectés à des tâches spéciales, soit : Kaunas environ 15 000 et Vilnius 15 000. Avant que le kommando EK3 ne se charge des mesures de sécurité, 4 000 ont été liquidés par les patriotes lituaniens [15]. »

43Les Juifs étaient conduits devant le fort où tout avait été minutieusement préparé. C'était dans la cour qu'ils étaient mitraillés. Parfois, ils étaient acheminés du lieu de rassemblement jusqu'à des fosses. Pour les bourreaux, ce furent de simples exercices. Les Allemands disposaient suffisamment de supplétifs, des patriotes bien entraînés. À Kaunas (Kauen), tous les membres du kommando participèrent à ces opérations d'envergure, hormis un fonctionnaire dispensé pour raison de maladie.

44Parmi les divers témoignages, retenons celui d'Ignas Veliavicius-Vylius, commandant de la prison de Kaunas et responsable du Neuvième Fort, récit rapporté par Alex Faitelson : « Je remettais à la Gestapo et au SS Jäger des groupes de cent hommes, alignés en colonnes par quatre et conduits depuis la porte du fort en direction des fosses. À une certaine distance des fosses, on leur demandait de retirer leurs vêtements et de se diriger vers les fosses [...]. Les premiers groupes s'allongeaient dans les fosses qui étaient pleines d'eau. En cas de refus, ils recevaient des coups de bâton ou de crosse de fusil. Ce spectacle de meurtre et de fusillade était épouvantable [...]. Les gardes insultaient les victimes [...]. Tout au long de la journée, on entendait les gémissements et les hurlements des victimes, les pleurs des femmes et des petits enfants [...]. Ils rampaient dans les fosses et s'allongeaient sur les centaines de cadavres qui avaient été assassinés juste avant, en attendant leur propre mort [16]. »

45Il faut noter le machiavélisme des nazis qui entretenaient des rumeurs indiquant que les Juifs partis du ghetto travaillaient dans des villes de province et vivaient correctement. Faitelson relate que le 31 octobre 1941, trois jours après la « grande action », Jordan apporta à Elkes 10 000 marks en disant : « C'est pour les ouvriers de l'aéroport. » En réalité, c'était un « dédommagement » pour les 9 200 Juifs exécutés au Neuvième Fort. Et Faitelson d'ajouter : « À peu près un mark par tête, tel était le prix d'un Juif [17]. »

46L'ouvrage « Pour eux, c'était le bon temps », la vie ordinaire des bourreaux nazis [18] restitue la minutie caractérisant toutes les exécutions pratiquées au jour le jour, avec commentaires et témoignages à l'appui ainsi que les minutes des procès. Il était formellement interdit de signaler l'existence de ces tombes collectives, de ces fosses où s'entassaient les cadavres, et les archives les concernant furent conservées par le bureau central du ministère de la Sécurité à Berlin.

47En juin 1942, l'architecte Paul Blobel, ami intime d'Eichmann et responsable de l'incinération des corps de ceux qui avaient péri dans les chambres à gaz ou qui étaient morts de faim ou de maladie dans les camps d'extermination, fut chargé de l'exécution de l'« opération 1005 », opération étendue au Fort 9. Placé directement sous les ordres d'Eichmann, Müller et Himmler, après avoir préparé différentes méthodes pour brûler les corps puis pulvériser les os carbonisés et en recueillir les cendres, Blobel reçut l'ordre d'Heinrich Himmler de procéder autrement. Des unités spéciales composées principalement de Juifs devaient « faire disparaître la trace des meurtres de masse, afin qu'il ne puisse être possible, après coup, de déterminer le nombre global de personnes exterminées. »

48Une école spéciale fut créée près de Lvov. On apprenait durant dix jours comment faire disparaître les fosses communes, brûler les corps, broyer les os et planter des arbres sur les sites où ces tombes avaient été creusées. Les responsables de ces incinérations étaient des officiers SS. Au Neuvième Fort, il y avait 35 gardes pour les 42 prisonniers chargés d'ouvrir les fosses de ceux qui avaient été assassinés. Ces équipes spéciales prirent le nom de Sonderkommandos. Les Juifs brûleurs de cadavres devaient terminer leur « travail » sur un site, puis ils partaient sur un autre. Les Allemands renouvelaient fréquemment ces équipes en les fusillant puis en brûlant les corps avec ceux des autres. Ensuite ils amenaient d'autres hommes pour continuer ce même travail [19].

49À la fin d'août 1943, le matériel entreposé consistait en pelles et pioches, bois, barres de métal, pompe à kérosène, barils de fuel, rouleaux de toile, longues chaînes, crochets, bref tous les dispositifs nécessaires pour entreprendre cette besogne. Le 20 septembre, les prisonniers et les gardes lituaniens furent transférés du fort vers la prison municipale, la prison jaune. Ne restèrent que 28 Juifs soviétiques. Les Lituaniens furent remplacés par la Gestapo.

50Un essai de statistique générale indiquait : 30 à 35 000 morts venant de Kaunas, environ 30 000 du Gouvernement général, de Vienne, Breslau et Paris-Drancy. Il y eut également des Russes, des Polonais et des Lituaniens. De ce fait, il est impossible de chiffrer avec précision le nombre total des victimes. Il oscille entre 60 et 70 000.

51Quant au site des exterminations, il avait été appelé – doux euphémisme – le « champ de bataille ». Et c'est alors que germa l'idée d'une fuite collective des derniers survivants du Sonderkommando. S'ils parvenaient à s'échapper, ces détenus raconteraient au monde libre ce qui s'était passé. Chaque cellule élut son représentant et après des discussions, il fut envisagé de construire un long tunnel.

52Durant plus d'un mois, 64 prisonniers dont 4 femmes creusèrent ce boyau. Alex Faitelson qui participa à l'évasion décrit minutieusement tous les détails de cette audacieuse entreprise de déportés travaillant sur le « champ de bataille » – fossoyeurs, traîneurs, contrôleurs, pompiers (chargés de la crémation des cadavres), sous la direction du chef des pompiers, le Dr Michal Nemionov, 52 ans, déporté d'Allemagne en novembre 1943. S'ils réussissaient à fuir, ils rejoindraient les combattants de l'AK0 [20].

53Ce fut une évasion spectaculaire. Ceux qui ont visité le Neuvième Fort ne peuvent oublier comment une poignée d'hommes, à l'aide de pelles et de pioches volées, percèrent un tunnel souterrain à partir d'une cellule. Ils progressèrent très lentement pour ne pas attirer l'attention. Il fallut creuser les trous sous les murs aux parois épaisses, transporter les gravats dans des sacs de sable pour les répandre ensuite dans une fosse du « champ de bataille » et faire en sorte que l'on ne puisse pas reconnaître la terre fraîchement prélevée du reste du « champ de bataille ».

54Le travail commença le 20 novembre 1943 pour s'achever vers le 20 décembre. Le tunnel était long de 75 m et serpentait le long des cellules des brûleurs de cadavres jusqu'à un terrain à ciel ouvert. Il passait près de la pompe à eau, des toilettes, de la réserve de vieux uniformes allemands, sous un puits puis sous un autre puits large et profond dans lequel était jetée la terre extraite sous le tunnel. Ensuite, à découvert, il fallait suivre un petit chemin de près d'une centaine de mètres qui montait vers la colline, descendre environ une trentaine de mètres, escalader un mur de béton haut de six mètres sur lequel étaient fixées les échelles, et franchir ainsi près d'une centaine de mètres [21].

55L'évasion eut lieu dans la nuit du 25 décembre, pendant que les Allemands fêtaient Noël. Le lendemain, l'alerte ayant été donnée, une chasse à l'homme mobilisa toute une compagnie. De son côté, la Gestapo avisa Himmler. Celui-ci réprimanda vertement les gardiens. Dorénavant, les responsables seraient sévèrement punis. 59 personnes, des criminels selon la terminologie hitlérienne, furent décrits avec un luxe de détails. Ils ne furent pas repris.

56L'année suivante, le convoi 73, en date du 15 mai 1944, parti de Drancy avec 878 personnes, échoua à Kaunas. Elles furent dirigées sur la Lituanie pour des raisons inexpliquées – il semble que les déportés devaient effectuer des travaux forcés pour l'organisation allemande Todt. Elles arrivèrent le 19 mai après un voyage très éprouvant. Un peu moins de 600 hommes – le nombre exact n'a pu être déterminé – restèrent au Neuvième Fort. Pourtant, il n'y avait plus de Juifs puisque la grande évasion s'était déroulée cinq mois auparavant.

57Aussitôt, les SS ordonnèrent aux arrivants de se déshabiller. « Comprenant ce que cela voulait dire, les détenus se jetèrent sur les SS et en désarmèrent certains. Il y eut une fusillade. Les détenus partirent en courant dans tous les sens, mais ils se trouvaient dans un sas en béton. Les balles fusèrent des miradors [...]. » La preuve de leur passage est gravée sur les murs des cellules de la forteresse. On lit notamment l'inscription suivante : « Nous sommes 900 Français [22]. »

58Les occupants de dix wagons, soit entre 280 et 300 Juifs, ne furent pas emprisonnés au fort mais partirent pour Reval (aujourd'hui Tallinn – la capitale de l'Estonie) où, dans des conditions épouvantables, ils entreprirent la construction d'un aérodrome militaire. D'autres furent enfermés dans la vieille prison de Patarei. Le 28 août 1944, les 34 derniers survivants furent dirigés sur le camp d'extermination du Stutthof (à ne pas confondre avec le Struthof en Alsace). En 1945, n'arrivèrent à Paris que 22 survivants dont deux seulement sont aujourd'hui encore en vie [23].

59Sur les 600 détenus du Neuvième Fort, près de 300 furent dirigés sur Pravieniskès. Situé à 20 km du Neuvième Fort et faisant office d'annexe, c'était autrefois un camp de travaux forcés destiné aux opposants du président lituanien Smetona. Des communistes et des droit commun y avaient séjourné. Puis, à l'été 1941, des Juifs vinrent y travailler 16 heures par jour dans des conditions inhumaines. Le 4 septembre 1941, 249 Juifs qui s'étaient rebellés furent exécutés. Quant aux Français, ils étaient tenus d'effectuer un travail très pénible, extraire la tourbe des marécages et couper des arbres pour en faire du bois de chauffage. Chaque semaine, on venait chercher cinquante à soixante détenus qui étaient dirigés en forêt vers une destination inconnue. Bien plus tard, en retrouvant dans la terre des pièces de monnaie, des francs et des centimes, on put identifier leur passage [24]. Ceux qui restaient entendaient des fusillades deux à trois fois par semaine.

60Une première plaque commémorative fut apposée en mai 1995 aux abords de la forteresse près du monument à la mémoire des Juifs assassinés par l'association des Fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF), présidée par Serge Klarsfeld. Par la suite, quatre autres pèlerinages eurent lieu. Lors du quatrième pèlerinage, une délégation de 25 participants apposa deux plaques commémoratives, la première sur le parvis du Neuvième Fort, la seconde sur le mur de la prison Paterei à Tallinn [25]. Des 858 déportés, selon Serge Klarsfeld, 16 seulement avaient échappé au massacre en 1945. Le père et le frère de Simone Veil ont péri là-bas.

61Le ghetto de Kaunas fut liquidé fin juillet 1943. Plusieurs milliers de Juifs furent fusillés et les survivants furent répartis dans dix camps de travail. Lorsque les Soviétiques entrèrent dans Kovno le 1er août 1944, quelques douzaines dissimulés dans des « malines » – « cachettes » en argot yiddish vilnois – avaient échappé à la déportation. Une centaine d'autres avaient trouvé refuge dans le secteur aryen de la ville. Dans les tout derniers jours, environ 2 000 avaient succombé aux fusillades et aux gaz asphyxiants. 7 à 8 000 furent déportés en Allemagne [26].

62Pour ceux qui avaient rejoint des unités de partisans dans les forêts avoisinantes et en Pologne orientale à Augustowo et Lida, il n'a pas été possible de détailler séparément les résistants juifs de Kaunas et ceux de Vilnius. Toutefois, il n'est pas indifférent de signaler que les liens entre Kaunas et Vilnius furent constants. Il en fut de même avec d'autres cités, notamment Bialystok et Varsovie. En général, les messagers et les courriers étaient des femmes n'ayant pas le « type juif » et parlant parfaitement le polonais. Elles transmettaient régulièrement les nouvelles des ghettos. De même, elles prirent contact avec la résistance clandestine polonaise, lituanienne ou biélorusse. Plusieurs jeunes femmes furent arrêtées, torturées et exécutées. Des hommes également contactèrent des unités de partisans dans les forêts avoisinantes [27].

63Pour clore ce chapitre tragique, rappelons pour mémoire que l'espoir d'échapper à la mort fut la règle des malheureux. Même dans les dernières et ultimes journées, les victimes répétaient : « A sho gelebt iz oych gelebt » : « Vivre une heure, c'est vivre quand même. » De même, Paula Borenstein au ghetto de Vilnius affirmait : « Chaque jour était un jour d'angoisse mais aussi un jour d'espoir [28]. »

64Sur la colline du « site de la mort » au Neuvième Fort se dresse un monument érigé par le sculpteur Antanas Ambraziunas. Haut de 32 mètres, érigé en mémoire des victimes du nazisme, il a été inauguré en 1984. Trois éléments de ce monument symbolisent la douleur, la libération et l'espoir. Ceux qui l'ont vu le jugent absolument hallucinant. En revanche, le Neuvième Fort n'offre plus la même vision. La forteresse a été restaurée et repeinte. Elle offre une impression moins pénible certes, mais bien plus banale. Le musée de la prison n'a plus cette connotation lituanienne à la mode soviétique, mais s'attache beaucoup plus au martyrologe juif et rappelle cette évasion spectaculaire. À l'intérieur, plusieurs grandes cellules sont consacrées à leur incarcération. L'une d'entre elles évoque l'odyssée des Français, une autre rend un vibrant hommage au consul japonais Chiune Sugihara.

65Un tout dernier mot sur les assassins nazis. Certains ont encouru des peines diverses, des condamnations à mort comme Rosenberg, Blobel ou Oswald. Jäger s'est suicidé en prison le 22 juillet 1959. D'autres comme Lohse ont purgé leur peine. D'autres enfin sont morts sur le front de l'Est comme Glöcke, Müller ou Jordan. Quant aux auxiliaires lituaniens, quelques-uns ont été jugés, d'autres ont réussi à s'évader dans différents pays. Un des tortionnaires, Lileikis, a été extradé des États-Unis mais son procès fut repoussé à chaque fois, eu égard à son âge. Finalement, il mourut dans son lit.

Paneriai

66À moins de 10 km du centre de Vilnius, au sud-ouest de la cité, au milieu des chênes, des pins, des sapins et des bouleaux, Paneriai semble un lieu paisible. On y accède par plusieurs petites routes qui traversent la forêt. Une voie ferrée passe par Vilnius, qui part de Varsovie et de Grodno et se dirige vers Minsk.

67Avant la Seconde Guerre mondiale, c'était un endroit serein, une villégiature agréable où les Juifs notamment se rendaient en fin de semaine ou séjournaient durant les chaudes journées d'été. Des mouvements de jeunesse bundistes, communistes ou sionistes organisaient de mémorables pique-niques. On y chantait des airs révolutionnaires. On y dansait des horas endiablées. Des cabanes en rondins, sorte de petites isbas, des datchas rassemblaient des familles. C'était un véritable enchantement.

68En yiddish, les Juifs l'appelaient Ponar, les Polonais Ponary (de même qu'à l'époque polonaise Vilnius s'appelait Wilno), les Lituaniens, Paneriai. Pour ajouter à la confusion de ces diverses dominations, sous le tsarisme, avant l'indépendance de la Pologne, Vilnius s'appelait Vilna ; et, pour les Juifs, Vilnè, Yerushalayim dè Lita, la Jérusalem de Lituanie [29].

69Sans nous appesantir sur toutes les mesures discriminatoires prises par les nazis, indiquons que le choix de Paneriai s'imposa parce que les groupes de partisans antifascistes qui opérèrent plus tard dans les forêts de Rudnicki ou de Narosz à quelque 50-60 km de Vilnius ne pouvaient agir trop près de la cité en raison des dangers encourus. Or, Paneriai possédait une dizaine de carrières ensablées. Donc, des fosses opérationnelles qui avaient servi de dépôts d'essence pour les Soviétiques.

70Les Allemands mirent au point une tactique qui consistait à envoyer les individus à la mort « par paquets », c'est-à-dire par groupes de 600 à 1 400 rassemblés dans le centre-ville à la lisière des deux ghettos (rue Zavalna ou la Daitche Gas). De là, les personnes valides franchissaient 7 km à pied, tandis que les enfants et les vieillards étaient transportés dans des camions.

71Comme à Kaunas, les Allemands laissèrent tout d'abord les Lituaniens du FAL s'entraîner à des Schiessparade (tir au jugé sur des passants juifs reconnaissables à leurs habits traditionnels). À la différence de ce qui se passa pour l'Europe occidentale où les camps d'internement de Drancy et en zone sud n'étaient que des lieux de passage, l'antichambre du complexe Auschwitz-Birkenau, à l'Est, les autorités occupantes préféraient des lieux de proximité : Ramboula pour Riga, le 9e Fort pour Kaunas, Maïdanek près de Lublin, Chelmno près de Lodz, Babi Yar pour Kiev ou Paneriai pour Vilnius. On évitait ainsi un quelconque transport ferroviaire. En outre, dans la plupart des cas, les régions étaient très boisées : Cela était infiniment plus facile. Les tirs pouvaient se confondre avec des manœuvres.

72Les communautés juives en Europe orientale étaient bien plus nombreuses et plus denses qu'en France, en Belgique ou en Hollande. Avec l'occupation totale de la Pologne, plus de trois millions d'âmes étaient passées sous la juridiction allemande. Lorsque les troupes de Hitler pénétrèrent en Union soviétique, elles contrôlèrent deux millions de Juifs supplémentaires qui peuplaient pour la plupart les provinces occidentales de l'URSS – États baltes, Biélorussie, Ukraine. Ajoutons une partie des Juifs roumains puisque la Bessarabie (aujourd'hui la Moldavie) comptait elle aussi de nombreux Juifs. Si bien qu'on comptait neuf millions de Juifs en Europe occupée, dont sept millions à l'Est.

73Dès le 25 juin 1941, des centaines de Juifs et de non-Juifs furent pris en otages. Pour la période du 25 juin au 31 décembre [30], environ 35 000 Juifs furent assassinés, soit près de la moitié du judaïsme vilnois. En argot yiddish, on appela les rafles des ‘hapunkès.

74Grâce à l'action des Einsatzgruppen, les groupes mobiles de tuerie, et avec l'aide de la Wehrmacht et des auxiliaires locaux, les Ypatingi (en lituanien, groupes spéciaux qui s'intitulaient « les meilleurs »), le travail fut bien exécuté, comme à Kaunas. Là aussi on constate dans « Pour eux, c'était le bon temps »... qu'une comptabilité macabre est dressée avec le nombre exact d'hommes, femmes et enfants exécutés, quelques-uns par devoir, d'autres par conviction, certains enfin par des tueurs patentés [31]. À la fin du même livre, une courte biographie des assassins nous renseigne sur leur profession en temps de paix : commerçants, négociants, intellectuels – un docteur en théologie, par exemple –, fonctionnaires, policiers et employés de bureau.

75La plupart des Vilnois non juifs voyaient bien que l'on emmenait des Juifs quelque part mais bien peu pensaient qu'ils allaient être physiquement éliminés. En tout cas, ils n'y croyaient pas. Un travail forcé, certes, des conditions de vie pénibles mais non pas une industrie de la mort programmée.

76Le départ pour Paneriai s'opérait dès la constitution des groupes juifs prélevés dans la prison de Lukiszki. D'autres détenus de Lukiszki étaient enfermés pour des délits mineurs, vol, faux papiers, faux certificats, après la découverte de leur cachette, à la suite de dénonciations, pour insulte, refus de saluer, de marcher sur les trottoirs et non sur la chaussée, contacts avec des non-Juifs, etc. 70 000 Juifs morts à Paneriai – le chiffre exact n'a pu être établi avec certitude – provenaient de l'agglomération vilnoise grossie par l'arrivée de plusieurs milliers de Juifs en provenance des petits ghettos voisins « nettoyés » (Lendvaris, Maisagala ou Kalinas).

77Le 4 juillet, l'EK 9 (Einsatzkommando 9) se livra à un véritable kidnapping dans les rues et dans les maisons. Les Juifs furent dirigés sur Paneriai. Y participaient également les Ordnungspolizisten lituaniens et la Gestapo [32]. Le rapport Jäger (Karl Jäger), déjà cité pour Kaunas, fait état pour la période du 12 août au 25 novembre d'un total de 20 798 Juifs tués à Vilnius, dont 5 904 hommes, 10 691 femmes et 4 203 enfants, représentant 14 « convois ». S'y ajoutent quelques dizaines de Polonais et de militants communistes. D'autres décès en ville sont imputés à la faim ou à la maladie [33].

78Une statistique établie par le Generalbezirk Litauen (district) und Weissrussland (Biélorussie) se résumait ainsi : « Tués à Wilno, 45 000. » Une renseignement émanant de la Wehrmacht indiquait que pour la période du 24 juin à la fin décembre 1941, les Einsatzgruppen, avec l'aide des Hiwis (Hilfswillige – les unités locales de volontaires) avaient tué 26 881 Juifs. Selon le journal d'Herman Kruk, le nombre global des victimes s'établissait à 48 547 [34].

79Selon la même source, un passager du camion qui emmenait les Juifs à la mort, un garde vraisemblablement, déclara : « Si la vengeance s'abat sur nous, les temps seront durs. » Quant à Jäger, il écrivait : « J'avais l'intention de faire liquider ces travailleurs juifs et leurs familles, mais l'administration civile (le Reichskommissar) et la Wehrmacht se sont montrés extrêmement hostiles à ce plan, en conséquence de quoi : il est interdit de fusiller ces Juifs et leurs familles. »

80Raul Hilberg indique encore que Jäger avait organisé une équipe mobile (Rollkommando) de huit à dix hommes, et quasi quotidiennement partait de Kaunas vers d'autres localités, où des unités lituaniennes locales l'aidaient à opérer les rafles et les exécutions. Cette chasse à l'homme se révéla très fructueuse [35].

81Revenons brièvement en arrière. Le 5 juillet 1941, l'arsenal de destruction était déjà en place. Avec méthode, les Allemands avaient ordonné la veille le port d'une étoile de David et, non sans mal, la constitution d'un conseil juif chargé de prescrire les interdictions. Le 8 juillet, le commandant Zehnpfennig entra en fonctions. Le 10, à titre de représailles, sous prétexte que l'on avait tiré sur un soldat, 123 Juifs furent fusillés. Le 12, Di rabonim Aktsiè (la Rafle des rabbins) liquida après les avoir torturés la presque totalité des ministres du culte. Le 16, le gouverneur militaire de la région, le général von Ditfurth, décréta que les forces militaires lituaniennes passaient désormais entièrement sous le contrôle allemand.

82Néanmoins, un groupe de 300 Lituaniens, sous le commandement de Klimaitis, s'étaient livrés à des opérations de « pacification ». On a vu précédemment ses tueries à Kovno et la déclaration du Sicherheitspolizist Stahlecker qui affirmait dans son rapport : « Il est évident a priori que ces pogroms ne pouvaient être menés à bonne fin qu'au cours des premiers jours suivant l'occupation. » Et Jäger d'écrire : « Personne ne peut s'imaginer la joie, la reconnaissance et l'enthousiasme que ces mesures ont déclenchés autant parmi les personnes libérées que du côté de la population. Il a fallu parfois les rappeler à l'ordre pour freiner ces élans d'enthousiasme ; des femmes, des enfants et des hommes, les larmes aux yeux, tentaient de nous embrasser les mains et les pieds. » Lorsqu'il fut arrêté, il fit la confession suivante : « J'ai toujours été un homme ayant une conscience élevée du devoir [36]. »

83En fait, durant la seconde quinzaine d'août, les unités de la police de sécurité et l'EK3 arrivèrent de Kaunas et organisèrent une unité lituanienne qui avait déjà opéré dans cette ville. Commandée par les lieutenants Jakubka et Butkus, composée de 43 à 150 hommes suivant les périodes, elle était parfaitement rodée pour effectuer ses meurtres à une grande échelle. La population fut quadrillée en quatre sections : général, politique, économique, génie. Moins de cent SS dirigeaient le tout. Le 25 août, la population juive était totalement isolée et deux ghettos furent instaurés : le ghetto 1 et le ghetto 2, soit une douzaine de rues, 500 maisons, 10 000 pièces [37]. Faut-il souligner qu'avec une telle surpopulation, la promiscuité était épouvantable ? Au musée des Combattants du ghetto en israël – Lo'hamei Hagetaot- se trouve une maquette des deux ghettos. L'effet est saisissant.

84Le 6 septembre 1941, par une chaleur accablante, près de 40 000 Juifs furent expulsés de leurs maisons et durent se rendre à leur nouvelle affectation : 29 000 dans le ghetto 1 et 11 000 dans le ghetto 2. Ce dernier, le plus petit, couvrait trois rues : rue des Juifs (Zydu), Yatkowe (Bouchers, aujourd'hui Stikliai) et Glezer Gas (rue des Vitriers) – Ces trois artères sont aujourd'hui hautement touristiques. Ce ghetto fut liquidé le 28 octobre et ses occupants envoyés à Paneriai.

85Comme à Kaunas, les Juifs emportèrent leurs effets personnels, des couvertures et des oreillers, un peu de nourriture. Ils étaient gardés par des policiers, des soldats allemands et des gardes lituaniens. Ce fut une marche harassante et accueillie par les quolibets et les sarcasmes des Polonais qui leur criaient : « Vous êtes contents, vous retournez à Jérusalem [38] ! » Notons cependant que le ghetto de Vilnius était bien plus « poreux » que celui de Varsovie. Pas de mur de séparation, mais des postes de garde à chaque sortie. Durant l'année 1942 et jusqu'à l'été 1943, les Juifs – sauf ceux qui travaillaient en atelier – quittaient le ghetto encadrés par les Lituaniens le matin pour y revenir le soir.

86Au début, indique Hilberg, les kommandos « ne procédèrent pas à des exécutions collectives ni ne fusillèrent des familles entières. Ces hommes étaient novices dans leur métier ; pour eux tuer n'était pas encore devenu une habitude. » Mais selon les recommandations de Reinhard Heydrich, il ne fallait pas perdre de temps. Heydrich donna des ordres pour que le secret des opérations fût bien gardé.

87On arrivait à Paneriai après environ deux heures de marche. Voici ce qu'en dit un témoin : « Les sablières étaient séparées par un sentier et une sorte de piste. Les prisonniers se déshabillaient et formaient une chaîne en se tenant par le torse. Après avoir mis le premier groupe en joue, on conduisait le suivant sur le lieu d'exécution. À une distance de 6 à 8 mètres du groupe se tenait le peloton d'exécution qui tirait par salves, si bien que tous les hommes (ou femmes) tombaient en même temps à la renverse dans la fosse. En l'espace d'une heure, 400 Juifs étaient fusillés de la même façon. Les 400 Juifs qui avaient été exécutés la veille s'y trouvaient aussi, recouverts d'un peu de sable dans cette carrière d'un diamètre d'environ 15 à 20 mètres et 5 à 6 mètres de profondeur. » Deux des fosses dépassaient vingt mètres de diamètre.

88Le transfert et l'exécution à Paneriai ont été racontés par d'autres témoins qui réussirent à s'échapper. C'est le cas de l'enseignant Sima Katz qui décrit le massacre des 10 et 11 septembre. Nous fûmes emprisonnés le mardi. À 2 heures du matin, la cour de la prison fut soudainement envahie par la lumière. Nous fûmes chargés sur des camions, chacun contenant 50 à 60 personnes avec plusieurs Lituaniens armés de fusils. Nous partîmes pour Ponar. Nous avons atteint un endroit boisé. Puis nous nous sommes immobilisés et avons entendu des coups de feu en rafales. Les Lituaniens par groupes de dix nous encadraient. Soudain, il devint clair que nous allions à la mort [...]. Notre tour arriva vers 5 heures 30 [...]. Nous nous sommes mis en rang et avons marché, mes filles et moi [...]. Ma fille aînée a lâché ma main et a glissé. C'était fini [39].

89Quand on découvrit les ossuaires, certains cadavres avaient à la main une serviette et un morceau de savon. La plupart étaient achevés par une balle dans la nuque, d'autres pas. On raconte, mais cela n'a pu être vérifié, qu'un officier SS exigeait que deux personnes soient dos à dos la bouche grande ouverte. Le SS sortait son revolver et d'une seule balle tuait deux prisonniers [40] !

90Nous renonçons à donner d'autres détails, d'autres descriptions. L'horreur est patente. Il n'y a pas de spécificité vilnoise, mais des scélérats, Franz Mürer, Martin Weiss, Bruno Kittel, August Hering, Antanas Lileikis, et leurs victimes civiles. En revanche, Anton Schmidt, un Feldwebel allemand (d'aucuns affirment qu'il était autrichien), réussit à plusieurs reprises à fournir des armes aux partisans juifs. Il fut arrêté et paya de sa vie [41].

91En juin 1942, le bureau statistique du ghetto de Vilnius indiquait que 7 446 Juifs travaillaient (possession d'un Schein comme à Kaunas – un sauf-conduit délivré par le Judenrat puis par l'Arbeitsamt) dont 1 401 pour le ghetto, les autres étant affectés à l'extérieur. Tous étant considérés comme une main d'œuvre qualifiée.

92Comme à Kaunas, ce long répit, on le sait, permit de remarquables activités culturelles. Ce moyen de survie fut un antidote contre le découragement. Cet espoir illusoire qui persista en septembre 1943, lors de la liquidation du ghetto, ne peut que susciter notre admiration. Sachant que la mort était au rendez-vous, ces milliers de sursitaires firent de la Jérusalem de Lituanie la Jérusalem du ghetto. Des écrivains comme Avrom Sutzkever, Shmerke Kaczerginski, Hirsh Glik – la brigade de papier – et tant d'autres décrivirent la collectivité juive de Vilnè à l'heure allemande. Ceux qui ont vu la pièce de Joshua Sobol s'en souviennent. L'on pourrait longuement s'étendre sur cette collectivité en danger de mort mais cela sort de l'évocation du centre de mort de Paneriai [42]. De même, l'on pourrait parler du mouvement de résistance de la Faraynikte Partizaner Organizatsiè (FPO, Organisation unifiée des partisans), fondée le 21 janvier 1942, laquelle, au prix de dangers sans nombre, tenta en vain de soulever la population en septembre 1943 pour s'opposer à la déportation d'environ 12 à 15 000 personnes encore en vie. Mais cela ne concerne pas directement la mise à mort collective à Paneriai. Cet épisode constitue un autre sujet.

93Quelques mots néanmoins pour signaler que la résistance juive de Vilnius débuta le 31 décembre 1941 lorsque Abba Kovner, membre de l'Hashomer Hatzaïr [43] déclara à une réunion clandestine devant 200 personnes : « Nous ne nous laisserons pas mener à l'abattoir comme des moutons. » À l'instar de ce qui se produisit à Kaunas, des courriers et des messagers entretinrent des relations avec les autres ghettos. Là aussi, de jeunes messagères au faciès « aryen » s'acquittèrent de cette tâche. Elles transmirent les nouvelles du ghetto de Vilnè en décrivant les assassinats en masse. Parmi elles, ‘Hayké Grossman, déjà spécialisée dans la confection de faux papiers, alerta à plusieurs reprises sur le sort réservé aux Juifs vilnois. Elle demanda des sommes d'argent pour acheter des armes en vue de la lutte armée. Au début, ceux qui étaient alertés demeurèrent incrédules. Puis la vérité s'imposa. D'autres messagers vinrent de Varsovie à Vilnius et transmirent des nouvelles alarmantes sur la situation du judaïsme polonais [44].

94En octobre 1942, le journal clandestin polonais Niepodlegosz (« Indépendance ») dressait une nouvelle statistique de la ville : Polonais 97 000, Lituaniens 33 000, Juifs 12 000. Le 25 mai 1943, le bulletin clandestin lituanien Laisve (« Liberté ») signalait que plus de 80 % du judaïsme lituanien avait péri.

95À partir de juin 1943, les tueries successives de l'automne 1941 reprirent. La communauté pensait encore naïvement que ceux qui restaient échapperaient au trépas. Ils croyaient que sacrifier une petite fraction de la population pouvait sauver une fraction plus grande. Le chef du Judenrat, Yacov Gens, appliquait cette macabre arithmétique. Il disait : « Lorsque je livre cent Juifs, j'en sauve mille. Avec un millier, j'en sauve dix mille [45]. » Déjà en mars 1942, il aurait dit : « Notre combat contre eux doit être avant tout un combat spirituel [...]. Les Allemands perdront la guerre. Il n'empêche qu'avant, si nous ne prenons pas garde, ils peuvent réussir à infecter notre esprit [...]. C'est pourquoi je veux des rencontres, des activités culturelles. »

96En mars 1943 coururent des bruits selon lesquels le ghetto serait liquidé et des « évacuations » vers Paneriai auraient lieu. La peur redoubla en mai et en juin quand des Juifs arrivèrent des ghettos voisins et de Kovno. L'on apprit que tous ceux qui étaient inaptes au travail avaient été massacrés.

97Le chef du Judenrat, informé des intentions allemandes et des faits et gestes de la résistance juive, sentait que les jours étaient comptés. La nomination de Bruno Kittel comme responsable de la Gestapo pour les affaires juives de Vilnius marqua un raidissement de la politique nazie. Plusieurs membres de la police juive rejoignirent les partisans du FPO.

98A la mi-juillet, dans le n°48 de Getto Yediès (« Nouvelles du ghetto »), on pouvait lire : « Une seule chose nous garantit la survie : notre travail. Même dans les moments dangereux nous devons continuer à travailler avec sérénité pour ne pas tomber dans le piège du désespoir. » Mais les nouvelles rafles avaient commencé parmi les possesseurs d'un Schein, le certificat de couleur jaune. La main-d'œuvre juive n'était plus d'aucune utilité. Ainsi l'avait décrété Heinrich Himmler le 21 juin. La dissolution des ghettos était prévue, celui de Kaunas, comme indiqué plus haut, serait désormais un camp de concentration. Le 31 juillet, un rapport du chef de la police apportait la preuve que des Juifs s'étaient évadés et avaient tenté de joindre les partisans des environs. D'autres avaient acquis des armes. Plusieurs Juifs avaient été capturés et fusillés.

99Le 6 août, 1 000 Juifs furent transférés au camp aérodrome de Klooga en Estonie à la lisière de Tallinn. Au cours de la déportation, à Porobanek, des résistants juifs se défendirent, enjambèrent les barbelés et s'attaquèrent aux gardes. Un second transport eut heu le 24 août avec 1 400 hommes, femmes et enfants au lieu des 4 500 à 5 000 escomptés : les malines en avaient caché un grand nombre.

100Le 1er septembre à cinq heures du matin, le ghetto fut totalement bouclé par les Allemands et la police estonienne. Dans un premier temps, il s'agissait d'évacuer environ 3 000 hommes et 2 000 femmes, puis de procéder à la liquidation totale du ghetto. Lorsque les troupes pénétrèrent en plusieurs points, elles furent accueillies par une contre-attaque du FPO. Mais la population ne bougea pas. 200 combattants, la rage au cœur, décidèrent de quitter la ville. Entre le 1er et le 4 septembre 1943, 8 000 Juifs partirent en Estonie ou dans d'autres lieux de travaux forcés ou d'exécution. Du côté des résistants, entre le 8 et le 13 septembre, 150 hommes décidèrent de décrocher et se replièrent dans les forêts de Narosz et Rudnicki.

101Le 15 septembre 1943, après s'être repliés, les Allemands revinrent et encerclèrent de nouveau le ghetto. L'acte final se joua le 23 septembre. Les derniers Juifs de Vilnius, soit un total de 11 à 12 000 personnes, furent informés qu'ils devraient quitter la ville. La plupart partirent pour Sobibor, pour le Stutthof, pour Klooga, la Lettonie, Kaiserwald près de Riga et d'autres lieux de Lituanie. Les personnes âgées, les malades et les enfants furent expédiés à Maïdanek et à Paneriai. Les quelque 300 combattants du ghetto parvinrent à s'enfuir par les égouts et par des souterrains et gagnèrent la forêt voisine. Ils formèrent des commandos ou firent partie de la guérilla lituanienne. Après la liquidation du ghetto, quelque 3 000 Juifs furent affectés à l'usine lituanienne de Kailis et le HKP, un parc motorisé de l'armée allemande. Puis, les 2 et 3 juillet 1944, lors de l'offensive du général Tcherniakowski sur la Biélorussie et vers Vilnius, ils furent les tout derniers à être exécutés à Paneriai.

102Dix jours plus tard, Vilnius était libérée. Ainsi s'achevait un des épisodes les plus tragiques d'une ville qui avait été un des pôles de la civilisation juive. Cinq siècles de présence juive se terminaient dans l'horreur et l'abomination, dans les sablières d'un bois qui durant des décennies avait rassemblé les familles juives dans ce décor forestier à l'orée de la cité [46].

103Lorsque l'essentiel de ces meurtres collectifs se termina fin septembre 1943, comme à Kaunas, les Allemands voulurent effacer toute trace de ces gigantesques charniers. Ils procédèrent un peu différemment. Les morts furent déterrés des fosses communes et entassés en hautes pyramides. Chacun de ces monticules devint un bûcher arrosé d'huile et d'essence. On y lança des grenades incendiaires. Une odeur épouvantable de chair grillée parvint jusqu'à Vilnius. Les flammes ne s'éteignirent qu'au bout de dix jours. Puis les fosses furent bétonnées. N'ayant pas voulu partir comme volontaires sur le front de l'Est, des Lituaniens qui avaient accompagné les Juifs furent exécutés à leur tour. Le rapport EK3 indiquait : « Notre but, débarrasser la Lituanie de ces Juifs a pu être atteint grâce à la mise en place de vagues de kommandos et grâce à la collaboration des patriotes lituaniens et des administrations civiles compétentes. »

104De même qu'au Neuvième Fort, une évasion se produisit à Paneriai. Si elle fut moins spectaculaire, elle eut cependant lieu. Un kommando de 70 Juifs et 10 prisonniers soviétiques enchaînés, chargés de brûler les corps, se constitua secrètement en vue d'une évasion. En janvier, ces hommes commencèrent, avec des cuillères et à mains nues, à percer un tunnel d'environ 30 mètres de long. Cela dura trois mois. Dans la nuit du 15 avril 1944, treize en sortirent vivants et onze atteignirent les forêts de Rudnicki et rejoignirent les partisans.

105Un journaliste polonais, Witold Sakovitch, fut durant plusieurs mois l'un des témoins de ce massacre, notamment en juillet et août 1941, et tint une chronologie précise. Celle-ci est exposée dans le petit musée de la forêt de Paneriai non loin du monument commémoratif qui fut érigé après la libération. En résumé, on estime que près de 100 000 personnes ont été massacrées, et parmi elles au moins 70 000 Juifs.

106Dans ‘Hurbn Vilnè, Shmerke Kaczerginski, repris par Yitzhak Arad, relate que le 20 avril 1944, 70 Juifs qui travaillaient au camp de Kailis, grande entreprise de fourrures à Vilnius, furent chargés par le kommando 1005 de l'incinération de 56 000 à 68 000 personnes. La crémation avait commencé à la fin de septembre 1943 et des prisonniers soviétiques furent contraints d'effectuer ce travail sous la surveillance constante de SS allemands [47].

107Parmi les tortionnaires nazis qui avaient opéré à Paneriai, un seul fut condamné à la peine capitale. Franz Mürer, l'un des SS les plus sanguinaires, écopa de 7 ans de prison. Le 25 juin 1963, il fut libéré.

108À partir du 23 juin 1944, l'armée soviétique partant de Vitebsk se déploya vers la Lituanie. Après avoir libéré Minsk, elle s'approcha de Vilnius. Lorsque le général Tchemiakovski, à la tête des troupes soviétiques et de la 16e division lituanienne composée presque exclusivement de Juifs ainsi que des partisans juifs, fut en vue de Vilnius, environ 6 000 survivants juifs se trouvaient dans les forêts alentour ou dans les villages avoisinants. Au ghetto proprement dit, cachés dans les malines, on en dénombra 600. La ville avait été très endommagée et le quartier juif était devenu quasi méconnaissable.

Quelques réflexions

109Les Soviétiques rasèrent les bâtiments et bâtirent des maisons, non pas à l'identique, mais typiquement lituaniennes ou soviétiques. Au Neuvième Fort, on pouvait relever quelques traces. En revanche, à Paneriai, il ne restait pour ainsi dire rien du massacre [48].

110Systématiquement, les Soviétiques décidèrent d'effacer les marques tangibles du martyrologe juif. Près de deux générations s'écoulèrent et la Lituanie devenue une république soviétique perdit peu à peu son âme. Quant aux Juifs, ils furent en quelque sorte « dépersonnalisés ». Le yiddish fut progressivement remplacé par le russe. Des Juifs vinrent de la Russie de l'intérieur, puis la population décrut au fil des ans. Les quelques tentatives pour redonner de la sève à la cité du Gaon de Vilnius, toute une intelligentsia qui avait assuré le renom de la ville, sombrèrent sous les coups de la bureaucratie stalinienne.

111La communauté juive perdit une à une ses élites qui émigrèrent aux États-Unis, en Occident et en israël. Le musée de l'Holocauste fut fermé, les écoles disparurent, le semblant de vie communautaire qui perdurait fut anéanti. Il n'y avait désormais aucun avenir et comme une peau de chagrin, tout retourna au néant. Le judaïsme fut plus ou moins occulté et la mémoire juive trahie, bafouée et détournée de son sens, tout sentiment religieux durement réprimé, tout cela accentua la déconfiture. Les mouvements sionistes furent pourchassés et la prison de Lukiszki qui avait enfermé tant de Juifs sous l'occupant allemand accueillait maintenant les opposants au régime.

112Les Juifs firent plusieurs tentatives pour rappeler le martyrologe juif à Paneriai et au Neuvième Fort, notamment lui imprimer un caractère juif. Mais ils se heurtèrent aux petits bureaucrates du stalinisme lituanien. Les timides essais de commémoration furent soit occultés, soit destinés à glorifier le régime soviétique qui avait sauvé les Baltes d'origine juive de l'extermination.

113À la négation de la vérité à l'allemande succéda une occultation et une falsification de l'histoire à la soviétique. Vilnius fut donc russifiée et des dizaines de milliers de Lituaniens partirent pour le goulag. Quarante ans s'écoulèrent. Puis, sous Gorbatchev, l'étau se desserra. À partir de 1985, les idéaux indépendantistes resurgirent et Sajudis en fut le porte-parole.

114Dès mon arrivée à Vilnius le 11 mars 1990, c'est-à-dire le jour même de l'indépendance proclamé par Vytautas Landsbergis, je partis pour Paneriai. Un monument dressé par les Soviétiques à la mémoire des Juifs assassinés disait en substance : « Ici, à Paneriai, de juillet 1941 à juillet 1944, les hommes de Hitler ont tué plus de cent mille citoyens soviétiques (souligné par nous). Pour cacher les traces de leurs crimes, les forces fascistes qui occupèrent la Lituanie ont brûlé les corps des personnes exécutées dès décembre 1943. » Cette inscription équivalait à une seconde mort. Les victimes n'étaient même pas désignées comme juives !

115En 1992, le monument soviétique fut abattu et remplacé par un autre qui rétablissait en grande partie la vérité. En quatre langues – yiddish, hébreu, lituanien et russe –, il était question de 70 000 victimes juives. Le titre en était le suivant : Matzéva Zikaron : monument du souvenir. Et le texte yiddish : « Ici dans la forêt de Paneriai, de juillet 1941 à juillet 1944, les occupants hitlériens avec leurs complices (Mithelfer) locaux ont exécuté 100 000 personnes et parmi elles 70 000 Juifs, hommes, femmes et enfants. » Le même texte était rédigé en hébreu. Le texte lituanien ne faisait pas mention des auxiliaires lituaniens.

116À partir de la fin de la guerre, les Juifs rescapés en Russie ou en Asie centrale revinrent en Lituanie, cependant que d'autres partaient pour les États-Unis ou Israël. En 1959, 24 672 Juifs vivaient en Lituanie, dont 23 190 dans les villes. En 1979, ils étaient 14 644 dont 13 888 citadins. En 1992, au lendemain de l'indépendance de la Lituanie, ils n'étaient plus que 6 365, et en 1998 4 500. À ce nombre s'ajoutent les « invisibles », ceux qui n'ont pas voulu se faire enregistrer comme Juifs.

117Cinquante ans se sont écoulés depuis le grand massacre. En ce début de siècle, il reste encore un long chemin à accomplir. Au cours du congrès international litvak du 24 au 30 août 2001, j'ai constaté que malgré des avancées indéniables accomplies ces dernières années, un certain passé ne passait pas. Que la paranoïa antisémite était bien vivante. Que des anticommunistes de naguère demeuraient les antisémites d'aujourd'hui. Que la plupart des bourreaux lituaniens nazis étaient morts dans leur lit ou vivaient en toute impunité. Que le centre Simon Wiesenthal éprouvait les plus grandes difficultés à pourchasser les nazillons lituaniens. Que toute la lumière demandée par le président Brazauskas par la création d'une commission spéciale d'enquête s'était heurtée à un refus.

118Il subsiste des zones d'ombre. Au musée national de l'Holocauste à Vilnius, la Maison verte comme on l'appelle, une isba où sont rassemblés tous les documents se rapportant à la Shoah, les Juifs sont les seuls à venir. Il s'agit de Juifs de Vilnius ou des différents pays de la diaspora, notamment des États-Unis ou encore d'Israël où les Litvaks demeurent particulièrement très vigilants. Quant aux Lituaniens – et en particulier les écoles lituaniennes –, ils ignorent pour la plupart ce bâtiment.

119Il en est de même à Paneriai. En dehors des commémorations sur les lieux du massacre, du pèlerinage devant les fosses maintenant goudronnées et des visites des Juifs du monde entier qui se rendent en Lituanie, jamais les Lituaniens ne s'y déplacent, hormis quelques officiels. Pis encore. La plupart des brochures touristiques ne mentionnent même pas Paneriai.

120Lorsque vos pas vous y mènent, vous pensez à ce chant juif terriblement poignant :

Shtiler, shtiler, lomir schweign
Kvorim wachsen do !...
Silence, silence, taisons-nous,
Ici s'élèvent des tombes,
Que l'ennemi a planté et qui verdissent
Tous les chemins mènent à Ponar
D'où l'on ne revient pas.

121Alors malgré vous, vous avez l'impression que dans l'air flottent d'infinitésimales particules des cendres des suppliciés juifs. Mais l'oubli risque de recouvrir le souvenir des disparus. En dehors de quelques cérémonies émanant des organisations juives, s'il est vrai que le pouvoir a décidé que le 23 septembre de chaque année serait considéré comme la journée du génocide juif, il ne s'ensuit pas pour autant des manifestations commémoratives.

122Avant la guerre, 230 000 Juifs peuplaient la Lituanie, soit 8 % de la population, et aujourd'hui il n'en subsiste que 5 000 sur 3 800 000 habitants. Une nouvelle chape de plomb recouvre la mémoire. Dans une collection aussi sérieuse que « Que sais-je », Pascal Loriot [49] consacre trois lignes aux Juifs des États baltes – je dis bien trois lignes – pour dire uniquement qu'ils furent exterminés. Point final.

123De ce qui précède, constatons pour conclure que durant de longues années, un grand silence s'est instauré. On a tué des Juifs, mais on ne l'a pas dit. Tout un langage codé parlait de « transfert », de « solution finale », de « réinstallation ». Le principe même de la négation de la vérité. À l'ère du soviétisme, l'Histoire fit des Juifs des citoyens soviétiques, ils avaient perdu leur âme mais gagné une nationalité qui n'était pas la leur. Cela devint la falsification de la vérité. Depuis que la Lituanie a recouvré son indépendance, après quatre décennies de mensonge, c'est désormais le temps de l'amnésie. Les Juifs ne faisaient plus partie du paysage. Ils étaient partis. Où ? Qui le savait ? Même quelques historiens lituaniens ignoraient ce qu'ils étaient réellement devenus. Les archives ne pouvaient même plus être consultées. La Kommandantur avait été remplacée par le NKVD. Après le NKVD, le vide absolu.

124Négation, falsification, amnésie aboutissent à une mémoire saccagée et ensevelie. Seul résonne désormais le chant des partisans du ghetto de Vilnius, celui qu'on entonne aux cérémonies du souvenir et particulièrement lors de la commémoration de l'insurrection du ghetto de Varsovie, tous les ans, le 19 avril. Et qui dit :

Zog nit kaynmol az du geist dem letztn veg
Ne dis jamais que tu suis ton dernier chemin.

TRANSNISTRIE

TRANSNISTRIE

TRANSNISTRIE

Notes

  • [2]
    Voir quelques livres de base. Pour Vilnius, Yitzhak Arad, Ghetto in Flames – The Struggle and Destruction of the Jews in Vilna in the Holocaust, Holocaust Library New York, 1982. Pour Kaunas, l'ouvrage édité par le musée de l'Holocauste, Hidden History of the Kovno Ghetto, Washington, 1997. Lire également la contribution de Solon Beinfeld dans le livre cité ci-dessus, ainsi que le livre d'Alex Faitelson, Courage dans la tourmente en Lituanie. 1941-1945, Mémoires du ghetto de Kovno, L'Harmattan, 1999.
  • [3]
    Henri Minczeles, Vilna, Wilno, Vilnius, la Jérusalem de Lituanie, Denoël, 1999 ; sous la direction d'Y. Plasseraud et H. Minczeles, Lituanie juive, message d'un monde englouti. Autrement, 1996.
  • [4]
    Henri Minczeles, « Vie et mort au ghetto de Vilna », in Le Monde juif, n° 150, janvier-avril 1994 ; Arad, ibid. Sur les activités de collaborateurs lituaniens, cf. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe, Fayard, 1988, p. 251 et 270.
  • [5]
    Déclaration d'Avraham Tory, secrétaire du Conseil juif de Kaunas lors d'une entrevue le 7 juillet 1941 et son journal. Avraham Tory réussit à survivre, caché par un prêtre lituanien. Hidden History, op. cit. p. 217. Selon l'historien Alexander Dallin (The German Rule in Russia 1941-1945, Londres, Macmillan, 1957), Lohse voulait tout centraliser et lançait un flot de directives, d'instructions et de décrets, selon des critères d'une hypocrisie sans pareille.
  • [6]
    Signalons que dans la terminologie nazie, il ne fut jamais question de ghetto mais de quartiers d'habitation (Wohnbezirk) ou district, sans oublier tout le langage codé dans lequel les Allemands excellaient. Sur la constitution du Comité juif, voir Hidden History, ibid. p. 26-27.
  • [7]
    Ibid., p. 34-35.
  • [8]
    Ibid., p. 211.
  • [9]
    Beinfeld, p. 41 in Hidden History, op. cit. Signalons une étude d'Elizabeth Kessin Berman, « From the Dephts : Recovering Original documentation from the Kovno Ghetto », in Holocaust and Genocide Studies, 1998, p. 99-115. Un mot sur les malines. Elles désignent des cachettes : un endroit dérobé derrière une porte, une armoire à double fond, des coins de grenier invisibles, des intérieurs de cheminées ou des caves, tout un trésor d'ingéniosité pour échapper aux rafles. Leurs occupants purent y séjourner plusieurs heures, parfois plusieurs jours.
  • [10]
    À chacun de mes pèlerinages, je me suis recueilli devant ces inscriptions, témoins du martyrologe des Juifs.
  • [11]
    Faitelson, op. cit., p. 197.
  • [12]
    Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, « Pour eux, c'était le bon temps ». La vie ordinaire des bourreaux nazis, Plon, 1990.
  • [13]
    Hilberg, op. cit., p. 270.
  • [14]
    Klee, Dressen, Riess, op. cit., p. 28.
  • [15]
    Ibid. p. 40-51. Les travailleurs juifs affectés à des tâches spéciales étaient, comme on l'a vu, pourvus d'un Schein pour eux et leur famille.
  • [16]
    Alex Faitelson, op. cit., p. 199.
  • [17]
    Ibid. p. 72.
  • [18]
    Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, « Pour eux, c'était le bon temps... », op. cit.
  • [19]
    Ibid., p. 203-205.
  • [20]
    Ibid., p. 119-270.
  • [21]
    Voir le plan du tunnel chez Faitelson, p. 254-255.
  • [22]
    Faitelson, op. cit., p. 370-372 ; Nous sommes 900 Français, tome I, Besançon, 1999, sous la direction d'Ève-Line Blum ; Louise Cohen in L'Arche, n° 535, septembre 2002.
  • [23]
    Ibid., p. 35 et 38-39. Lire dans Faitelson diverses dépositions en fin d'ouvrage.
  • [24]
    Témoignage personnel lors d'un voyage à Pravieniskès devant le petit monument commémoratif à la mémoire des Juifs assassinés.
  • [25]
    Faitelson, op. cit., p. 372-375. Dans L'Arche, Louise Cohen indique que la cérémonie de cette commémoration très émouvante eut lieu en présence des communautés juives, des personnalités locales et des ambassadeurs.
  • [26]
    Hilberg, p. 335 ; Dov Levin, Baltic Jews Under The Soviets, 1940-1945, Jérusalem, 1994. p. 296-297.
  • [27]
    Arad, op. cit., p. 244-247 et 248-249. Concernant la résistance juive en Lituanie, se baser sur Dov Levin, The Litvaks, A Short History of the Jews in Lithuania, p. 206. Dans l'armée soviétique, la division lituanienne indiquait : 1er janvier 1943, sur 10 251 soldats, Juifs 29 %, 2 972 juillet 1944, sur 4 723, 1 134 Juifs, soit 24 %.
  • [28]
    Samuel Gringanz, « The Ghetto as an Experiment in Jewish Social Organization » in Jewish Social Studies, vol. II, 1949, p. 17 ; in Hilberg, op. cit., p. 898 ; Paula Borenstein (entretien du 9 mai 1987).
  • [29]
    Henri Minczeles, op. cit.
  • [30]
    Cf. la chronologie établie dans l'ouvrage en yiddish de Leizer Ran, Ash fun Yerushalayim dé Lita New York, 1959, qui comprend celle des Aktionen. Cf. également Yosef Gar, Azoy iz es geshehen in Litè, Tel Aviv, Hamenorah, 1965.
  • [31]
    Cf. Ernst Klee, Willy Dressen, Volker Riess, op. cit. p. 48-50.
  • [32]
    Yitzhak Arad, op. cit. : Mark Dvorjetski, Ghetto à l'Est, traduit du yiddish, Paris, 1950 ; Avrom Sutzkever, Vilner Getto, Tel Aviv, Shavi, 1947 ; et une relation de cet assassinat collectif dans Le Livre noir d'Ilya Ehrenburg et Vassili Grossman, Solin Actes Sud, 1995.
  • [33]
    Klee, Dressen, Riess, op. cit. Pour tous les détails concernant Vilnius, cf. p. 48-50.
  • [34]
    Herman Kruk, Togbuch fun Vilner Geto, New York, 1961.
  • [35]
    Ibid., p. 40-54 ; Yitzhak Arad, op. cit.
  • [36]
    Klee, Dressen, Riess, op. cit. ; Raul Hilberg, op. cit.
  • [37]
    Faitelson, p. 382. Cf. précédemment sur Kaunas concernant Heinrich Lohse.
  • [38]
    Henri Minczeles, op. cit. ; du même auteur, « Vie et mort au ghetto de Vilna » in Le Monde juif, janvier-avril 1994.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ibid. On retrouve sensiblement les mêmes descriptions chez Kruk, Arad, Sutzkever, Hilberg, Dvorjetski et Shmerke Kaczerginski, 'Hurbn Vilnè, New York, Cyko, 1947.
  • [41]
    H. Minczeles, op. cit., p. 402.
  • [42]
    Vilna Ghetto, Posters -Jewish Spiritual Resistance, Vilnius, Musée juif, 2001, et Rachel Kostanian-Danzig, Spiritual Résistance in the Vilna Ghetto, id., 2002.
  • [43]
    Mouvement de jeunesse sioniste socialiste.
  • [44]
    Sur Abba Kovner, au demeurant un grand poète qui partit en Israël après la guerre, cf. H. Minczeles, op. cit. ; Y. Arad, op. cit., p. 243. De séjour à Paris après la guerre, ‘Hayke Grossman signala qu'entre fin février et début mars 1942, Varsovie n'acceptait pas encore l'idée d'une lutte armée.
  • [45]
    La personnalité de Yacov Gens est foncièrement différente de celle d'Elkhanan Elkes. Ancien capitaine dans l'armée lituanienne, marié à une Lituanienne non juive, devenu « chef des Juifs », Gens était de tendance sioniste-révisionniste. Il fut comme Rumkowski une figure très controversée. Gens ne manquait pas de courage, était également informé de la résistance juive du ghetto. Peu avant la liquidation de la communauté juive de sa ville, il fut convoqué au siège de la Gestapo. Il fut torturé et assassiné le 15 septembre 1943.
  • [46]
    Tout ce chapitre figure dans les divers ouvrages parus sur la liquidation du ghetto de Vilnius et dans mon livre.
  • [47]
    Dans son ouvrage, Dov Levin fournit d'autres détails sur le génocide. Yitzhak Arad, op. cit. vécut au ghetto de Vilnius. Cf. le film Les Jours de la mémoire réalisé par Saulius Berzinis et Philo Bregstein à la suite du congrès international de 1993. On y voit des photographies et des courts métrages inédits puisés dans les archives allemandes. Ils sont particulièrement émouvants. Sous l'œil de la caméra, des femmes nues, jeunes et moins jeunes partent en rang vers la mort. Les images sont insoutenables. Cf. également le film de Josh Waletsky, Partisans of Vilna, New York, 1986. Voir également les deux livres de Leizer Ran, édition multilingue avec une monumentale iconographie, Vilnè, Yerushalayim de Lita, New York, Laureate Press, 1974.
  • [48]
    On trouvera ces réflexions de manière plus détaillée dans la postface de mon ouvrage, Vilna. Wilno, Vilnius, la Jérusalem de Lituanie, 2e édition, Denoël, 1999, et en conclusion d'une intervention au colloque de Caen, CNRS, Maison de la recherche en Sciences humaines, sous la direction de Michel Niqueux. Histoire de batailles, batailles de mémoire, 2002.
  • [49]
    Les Pays Baltes. Paris, PUF, 1991.
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