Couverture de RHSHO1_176

Article de revue

Notes de lecture

Pages 230 à 248

Is the Holocaust unique ? Par Alan S. Rosenbaum. Avec un avant-propos de I.W. Charny. En anglais (américain). Ed. Westview, 2001, 304 pages.

1

« Le souvenir de la Shoah restera dans nos mémoires comme la quintessence du mal et de la cruauté ».
Élie Wiesel.

2L'auteur a demandé à treize de ses collègues d'essayer de déterminer, dans un même volume, si la Shoah fut un massacre unique en son genre. On sait que les nazis avaient décidé de faire disparaître la culture juive et tous les Juifs d'Europe, hommes, femmes et enfants, simplement à cause de leur appartenance à une « race » qu'ils n'ont jamais pu définir. Ils ont aussi massacré les Tziganes ainsi que des milliers de personnes qu'ils jugeaient inutiles à la société.

3Dans ce volume, plusieurs coauteurs ont étudié l'unicité de la Shoah d'un point de vue religieux ou éthique. D'autres sont partis de la définition du mot génocide, c'est-à-dire la destruction volontaire et méthodique d'un groupe ethnique, et ils ont étudié un certain nombre de massacres qui ont eu lieu à travers l'histoire pour les comparer avec la Shoah.

4Steven T. Katz s'intéresse à l'invasion par les hommes blancs des territoires habités par les Indiens d'Amérique. Après quelques batailles lors des premiers débarquements, de 1524 jusqu'au xixe siècle, leurs envahisseurs ont pris de force leurs terres et les ont déplacés dans des « réserves ». D'autres furent convertis au christianisme. Il n'était pas question de tuer les autochtones en masse ; mais la moitié des Indiens des prairies sont morts de maladies, telles que la variole, amenées par les Européens.

5Le même auteur a étudié la famine en Ukraine (1930-1933) qui fut la conséquence de la volonté de Staline d'exporter la plus grande part possible de la récolte de céréales afin d'importer des machines modernes destinées à l'industrialisation de l'URSS. Une période de sécheresse en Ukraine et la chute des prix du grain, due à la crise de 1929, diminuèrent la valeur totale des produits exportables. Staline et ses acolytes exigèrent pourtant des paysans la livraison des quotas prévus pour payer les importations : ce qui aboutit à une famine effroyable, ainsi qu'à l'arrestation et la déportation des « ennemis de classe ». Staline ne voulait pas exterminer les paysans mais les mâter et leur imposer en même temps la collectivisation de l'agriculture. Ni la mort des Indiens pendant les épidémies, ni la famine en Ukraine ne peuvent être considérées comme des génocides.

6La tragédie arménienne, étudiée aussi par Steven T. Katz, fut une manifestation de chauvinisme liée aux exigences d'une guerre et à la chute de l'Empire turc. Les nationalistes voulaient tuer tous les non-turcs et donc les Arméniens qui, pourtant, pendant des siècles, avaient vécu en Turquie et dont beaucoup s'étaient convertis à l'Islam. On reprochait à tous les autres d'être chrétiens, d'espionner pour les Russes, d'être sécessionnistes et trop industrieux. Pendant la guerre de 1914-1918 il y eut des déportations, des viols et des massacres : les Turcs brûlèrent des bébés et des enfants volés, et un grand nombre d'hommes furent noyés dans la Mer Noire. L'Ambassadeur des États-Unis écrivait « que les Turcs signaient l'arrêt de mort de toute une race », alors qu'à Smyme un général allemand sauvait la population arménienne qui y vivait. Ces officiels ont laissé des témoignages. La moitié des Arméniens a disparu, pourchassée et affamée dans les déserts d'Anatolie. Ces tueries volontaires ressemblent plus à un génocide que de nombreux autres cas décrits dans cet ouvrage.

7Seymour Drescher montre comment l'appât du gain a poussé certains Européens, depuis 1700 jusqu'en 1850, à acheter en Afrique des Noirs, célibataires ou avec leurs familles, pour une poignée de bimbeloterie et à les transporter à travers l'Atlantique à fond de cale, enchaînés deux par deux, peu ou pas nourris, dans des conditions juste bonnes pour du bétail. Le voyage durait quelquefois plusieurs mois car on ne savait pas prévoir les conditions de navigation. Beaucoup sont morts en route et d'autres ne purent s'adapter au climat en Amérique. Le but n'était pourtant pas d'exterminer les Africains mais de les vendre à bon prix. Peut-on parler de génocide ? L'auteur ne le pense pas.

8Depuis le début du vingtième siècle un grand nombre de massacres ont eu lieu dans le monde entier, par exemple : en Asie (Cambodge et Bangladesh) et en Afrique (Rwanda, Angola et Burundi) et bien d'autres. Peu ont été étudiés par les historiens, par manque de témoignages et de documents officiels. Kinue Tokudome s'est penchée sur les tueries japonaises de Nankin en 1937. D'autres ont cherché à se documenter sur les expériences médicales faites au Japon sur les prisonniers de guerre pendant la Deuxième Guerre mondiale ; en 1942, en Chine, les humains ont servi de cobayes à des médecins militaires de l'Unité 731. Malheureusement, de nombreux documents d'époque ont été brûlés et la plupart de ceux qui ont subsisté ne peuvent être consultés. Néanmoins quelques travaux récents sont cités dans ce chapitre.

9David E. Stannard évoque une certaine violence antisémite qui existe toujours et peut éclater d'un jour à l'autre aussi bien en Allemagne que dans d'autres pays. Il pense que le nombre de victimes tuées pendant la Shoah dépasse celui des Arméniens et que partout dans le monde il y a des populations indigènes qui ont subi de fortes pertes en vies humaines. Un tiers des Juifs ont péri dans la « Solution Finale » et le nombre des Tutsis assassinés chaque jour (soit 10 000) est très proche du nombre des victimes journalières dans les chambres à gaz d'Auschwitz. Lorsque les Espagnols et d'autres hommes blancs envahirent l'Amérique du sud, un très grand nombre d'Indiens et presque tous les autochtones du sud, tels les Incas, furent anéantis : si on y ajoute tous les Indiens qui sont morts de maladie dans le nord on peut parler de 360 à 380 millions d'êtres humains disparus en 400 ans. La discussion entre historiens se poursuit : ce n'est pas le nombre des morts qui importe ici le plus, mais la méthode employée pour tuer les Juifs, la rapidité du massacre et surtout la nature du crime qui font de la Shoah un crime unique.

10Tous les chapitres apportent des renseignements, des chiffres et des témoignages sur les massacres comme des discussions sur l'unicité de la Shoah. Les auteurs sont des historiens, des sociologues, des juristes et des professeurs de théologie et de science politique. Ils envisagent les massacres dont ils parlent de façon différente. Le texte est dense, et chacun développe ses idées en fournissant des exemples. Il est question aussi bien des négationnistes que des travaux des historiens allemands depuis 1945 sur le nazisme et la Shoah. Richard L. Rubenstein, qui fut longtemps professeur de Religion à l'Université d'État de Floride explique comment certains Américains qui considèrent la Bible comme un livre « moderne et vivant » y trouvent même une explication de la Shoah.

11De tous ces travaux très différents il faut retenir qu'il y aurait trois catégories de massacres : la plus nombreuse est celle des cas qui sont très peu documentés parce qu'ils sont trop récents. Viennent ensuite ceux qui ne peuvent être classés parmi les génocides car le but des tueurs n'était pas d'éliminer systématiquement. Enfin, demeurent ceux qui peuvent être considérés comme des génocides : la Shoah, incluant le massacre des Tziganes, de milliers de « personnes inutiles » et celui des Arméniens qui est un massacre quasi industriel et unique, accompli dans un temps record.

12Ce volume compte deux introductions d'Alan S. Rosenbaum et un avant-propos de Israel W. Charny. Les notes sont nombreuses, on trouve également une liste bibliographique des auteurs et un index.

13Madeleine Steinberg

Zoos Humains. xixe et xxe siècles Sous la direction de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Éric Deroo et Sandrine Lemaire. La Découverte, 2002, 480 pages, 32 €.

14C'est un remarquable ouvrage collectif que publient les éditions La Découverte sur un sujet jusqu'ici peu traité et qui ouvre un abîme d'interrogations. Les zoos humains, c'est-à-dire la monstration d'êtres humains comme figure d'altérité, nous définit davantage qu'elle ne nous renseigne sur autrui. Ce que met en lumière cet ensemble de contributions, françaises et étrangères, c'est la naissance, puis l'extension et l'enracmement de la pratique du zoo humain, vecteur privilégié du rapport l'Autre en Occident. Si dès le xviie siècle, le zoo figure l'image rêvée d'un monde perdu, au xixe siècle, il passe de l'animal à l'homme et ce dès 1810, à Londres, avec l'exposition de la fameuse Vénus Hottentote (Sarah Baartman). Une mutation liée à la rupture anthropologique du xviiie siècle marquée par les figures de Linné, Buffon, qui inscrivirent l'homme dans la classification du règne animal et en font un objet scientifique.

15Sur cette rupture majeure se surajoutent, dans la seconde moitié du xixe siècle, en Europe occidentale, les bouleversements nés du délitement de la société traditionnelle. La monstration d'un Autrui immature, irrationnel, inférieur, voire taré et déviant nous rassure sur notre statut. Elle réassure notre identité qui se bâtit contre ce naufrage du monde ancien comme elle est concomitante de la construction des identités nationales. C'est dans ce contexte que la race prend toute son importance, en particulier par le biais du zoo humain. Car la race est une « île de fixité » dans l'océan du changement. Elle est « fixe » comme le sang et comme, plus largement, la biologie quand tout s'engloutit alentour. L'ethnocentrisme n'est pas une donnée nouvelle pas plus que la monstration d'êtres humains : dès le xvie siècle, les conquistadors espagnols avaient « montré » des Indiens en Espagne. Ce qui est nouveau, ici, c'est la volonté de construire un savoir. Parallèlement, l'ethnocentrisme change de base : de jugement culturel (on est inférieur selon des critères culturels), l'ethnocentrisme se fait biologique, c'est-à-dire irrémissible, infranchissable, définitif. Si le culturel se « rattrape », le biologique, lui, ne se rédime jamais. On entre alors dans l'ère du racisme moderne, et c'est ce regard-là que les zoos humains popularisent entre 1850 et 1930, à un moment où l'invention du cinéma parlant vient détrôner ces « attractions » vivantes. C'est cette idée relative à l'existence d'une sous-humanité que les zoos humains enracinent en milieu populaire, la conviction selon laquelle la race est le facteur explicatif de la diversité humaine et de l'histoire du monde, la barrière irréductible entre Eux et Nous.

16Le zoo humain est l'histoire de notre regard. En ce sens, et à raison, les autres de ce livre important établissent un lien du zoo humain à l'exploitation du stade, et du stade au loft télévisuel. Selon eux, loin d'innover, l'émission télévisée programmée par la chaîne M6 en 2001 s'inscrivait dans le vieux fonds de ce racisme (cette fois social) qui essentialise le dominé sous le regard du dominant.

17Georges Bensoussan

La Question de Palestine Par Henry Laurens. Tome II. 1922-1947. Une mission sacrée de civilisation. Fayard, 2002, 703 pages, 32 €.

18Dans ce tome deuxième de sa Question de Palestine, Henry Laurens, présentement directeur du Centre d'études et de recherches sur le Moyen Orient contemporain à Beyrouth, décrit l'élaboration du sentiment nationale palestinien en même temps qu'il dresse une histoire, classique de la Palestine dans ses limites mandataires de 1922. Le sujet central du livre est évidemment l'affrontement judéo-arabe sur fond d'arbitrage anglais. Car c'est Londres, en définitive, qui est la figure centrale de ce livre et, au-delà du Royaume-Uni, le monde occidental tout entier.

19C'est peu de dire que de 1922 à 1947, cette province étriquée (27 000 km2) court à l'abîme. Henry Laurens relate avec minutie les progrès de ce cheminement en s'appuyant en large part sur les archives diplomatiques françaises. Car Paris, maître du mandat syro-libanais, interfère aussi dans cette histoire et à l'antagonisme judéo-arabe, aux ruptures successives anglo-arabes et anglo-juives, se superpose la rivalité-complicité des deux puissances mandataires. C'est cet écheveau diplomatique que Laurens tente de démêler, non sans accorder une place importante à l'évolution économique et démographique de la Palestine.

20C'est ici précisément que l'ouvrage met en lumière des questions-clé. Sans les citer toutes, du moins s'agit-il de s'arrêter un instant sur la radicalité du refus arabe. Lequel ne laisse aucun espoir au dialogue véritable (c'est-à-dire disposé au compromis et non à la seule volonté de sonder l'adversaire), tout entier habité par l'obsession d'une invasion de la Palestine par des « intrus » qui n'ont rien à y faire. Le drame arabe se joue là aussi, là se noue un certain autisme peu à même de comprendre la notion de nation juive, et moins encore sa légitimité à vouloir se réenraciner sur cette terre, et sur cette terre seulement puisqu'elle est le terreau de son Livre national et de sa langue nationale, l'hébreu. La fermeture à l'étranger dans le monde arabe (comment devenir Égyptien, libanais ou algérien lorsque l'on n'est pas né de parents égyptiens, libanais ou algériens ?) permet d'entendre, au-delà des poncifs sur l'« accueil chaleureux », à quelle guerre s'exposait le mouvement national juif. Lequel partait entravé de surcroît par la dhimmitude, cette condition de toléré réservée aux Chrétiens et aux Juifs. Affirmation nationale du dhimmi, sur une terre considérée de surcroît comme exclusivement arabe, le sionisme est un élément de scandale pour une conscience arabe d'hier et d'aujourd'hui. C'est bien dans l'affrontement culturel, voire dans l'affrontement des « inconscients collectifs » plus encore que dans les antagonismes diplomatiques que se joue donc cet avenir de sang.

21C'est pourquoi le conflit n'est pas seulement judéo-palestinien, il est plus largement et d'emblée judéo-arabe tant la « question de Palestine » occupe rapidement une place centrale dans le monde arabe, et ce jusqu'au sein du nationalisme maghrébin dès les années 1920. Dès lors, l'argument sioniste n'en prend que plus de poids selon lequel le peuple arabe palestinien est une partie de la nation arabe et non un ensemble en soi, de même que les Juifs du Yishouv constituent une partie du peuple juif mondial. Autrement dit, c'est à l'échelle de ces deux entités qu'il faut raisonner et non à celles, plus réduites et réductrices, du Mandat britannique. Henry Laurens montre la naissance, conflictuelle, des partis politiques arabes palestiniens en 1934-1935 sur fond d'une société clanique où les luttes et les appartenances familiales le disputent à la proximité de la nation. Il montre aussi combien les négociations judéo-palestieniennes de 1934 furent un dialogue de sourd : quand Ben Gourion parle de « foyer national juif », la partie arabe répond statut de minoritaire à perpétuité. L'auteur montre également avec force détails le soulèvement arabe de 1936, mais aussi la violence endémique qui traverse cette société. En dressant, par ailleurs, le tableau de l'évolution économique de la Palestine entre 1939 et 1946, alors que le pays connaît un fabuleux essor impulsé surtout par la partie juive de la population, Laurens infirme lui-même la thèse qu'il défend quelques centaines de pages plus haut selon laquelle la Palestine n'aurait guère connu d'immigration arabe avant 1948. On voit mal comment une région beaucoup plus prospère que ses voisines, et alors que l'expansion démographique demeure très élevée dans tout le Moyen-Orient, n'aurait pas constitué un appel d'air pour une main-d'œuvre en quête d'emploi et de survie. L'immigration arabe en Palestine avant 1948 n'est pas un mythe forgé par la propagande sioniste, c'est une réalité même si elle demeure difficile à chiffrer. Ce qui nous amène à évoquer la démographie arabe palestinienne, la plus élevée au monde selon la Commission Woodhead en 1938 (taux de natalité de 5,5 %...), ce que la population locale perçoit elle-même comme une arme face à l'« invasion juive ». Il y a là de quoi alimenter le malheur futur : la population arabe palestinienne passe de 1,3 million d'âmes en 1947 à plus de 6 à 7 millions aujourd'hui.

22L'ouvrage de Laurens évoque enfin avec finesse l'évolution de Londres vis-à-vis de la déclaration Balfour (1917), les retournements, les hésitations, les nombreux atermoiements en particulier entre 1936 et le dernier Livre blanc (mai 1939) sur lequel Londres ne variera jamais au cours de la Seconde Guerre mondiale alors que le gouvernement britannique est informé, dès la fin de 1941, du génocide en cours. C'est à l'aune de l'abandon d'un peuple assassiné qu'il faut appréhender cette histoire, toujours sur la longue durée. L'actualité, réduite à elle seule, est aveugle, et seul l'arrière fond historique permet de comprendre la tragédie en cours. En particulier le cynisme de Londres et de Washington, l'autisme de la partie arabe, l'engagement hitlérien du mufti de Jérusalem qui obtient de Rome et de Berlin, en pleine guerre, la promesse de la « destruction du Foyer national juif » alors que, résidant en Allemagne en 1942-1943, et contrairement à ce qu'affirme Henry Laurens, il est au moins partiellement informé de la réalité de l'extermination en cours. Si un pauvre hère juif de Dresde (Victor Klemperer), alors réduit à quia, mentionne dans son Journal le nom d'Auschwitz dès mars 1942, que pouvait donc savoir un important parmi les importants de ce temps ? Le monde arabe proclame aujourd'hui à l'envi qu'il n'a nulle responsabilité dans la Shoah (comme si l'État d'Israël était le résultat du génocide, ce qui permet une utile ignorance du sionisme). Il devrait, ce disant, se montrer plus prudent : la fermeture des frontières devant un peuple aux abois a indirectement participé de la tragédie. En la matière, la cruauté anglaise eut pour seule origine la volonté de ne pas froisser le monde arabe.

23Georges Bensoussan

Paroles de deportés Choix d'Yves Ménager, préface de Jorge Semprun. L'Atelier, 2001, 120 pages, 12 €.

24Presque cinquante poètes, huit illustrateurs, sont l'ossature et la chair de ce petit volume co-édité avec la FNDIRP et le soutien du ministère de la Défense. Comme Semprun l'écrit, – il le répète souvent dans les entretiens qu'il donne –, le panorama que cet ouvrage présente manque d'un élément rapporté par tous ceux qui ont connu la vie des camps : l'odeur ! « Cette odeur qui reste et qui vous tient », un prisonnier russe inconnu ; « le matin putride et délétère... tout au long des longues putrides », Violette Maurice, Ravensbrück.

25Quand il n'y aura plus de survivants, qu'il n'y aura plus que les témoins des témoins, qui remettra en mémoire cette odeur parce qu'il l'a respirée, sinon les quelques vers qui diront qu'elle a existé, compagne permanente des déportés, mais que rien, jamais rien, n'aura permis de la transmettre ? Curieusement, dans cette sélection (excusez le mot), il n'y a que ces deux rappels ! Les autres auteurs se partagent entre tristesse et espoir, mais jamais désespérance.

26Cet espoir qu'André Migdal demande aux jeunes générations de sauvegarder :

27Alors !

28Regarde-le, Pense à lui

29Et qu'il n'ignore jamais ton passé

30Ch. Baron

Le petit nazi illustré Par Pascal Ory. Nautilus, 2002, 100 pages, 20 €.

31En 1943, il y a en France pénurie d'encre et de papier d'impression : nombreux sont les supports de presse qui ont disparu. Bien que les adultes leur dénient tout intérêt artistique ou éducatif, les illustrés pour jeunes ont leur public. L'origine américaine de la plupart de leur contenu les rend suspects aux yeux des nazis et des collaborateurs. Alors des dessinateurs et des auteurs français (non sans talent, parfois) copient la présentation, le style, la forme et le fonds de leurs récits. Néanmoins, ils subissent également les conséquences des restrictions. Il se crée un vide que les partisans de l'ordre nouveau vont tenter (et parfois réussir) de combler.

32C'est sur cette base qu'est édité Le Téméraire, Le journal de la jeunesse moderne, qui paraît bimensuellement à partir de la mi-janvier 1943. Ses prédécesseurs étaient très « maréchalistes », le nouveau venu sera ouvertement pro-nazi. Ses huit pages (une moitié en couleurs) seront partagées entre récits en bandes, textes didactiques et des incitations à rejoindre un mouvement de jeunesse qui met ses pas dans les empreintes des bottes hitlériennes. Le Téméraire est, cela va de soi, un antisémite forcené. Ses « méchants » ont le nez crochu, des lèvres grasses et épaisses, des yeux brillants de cupidité : le racisme est permanent. Sont stigmatisés également les francs-maçons, les communistes, les maquisards résistants, les soldats soviétiques et alliés, tout ceux qui luttent pour la libération.

33Il n'y a pas de concurrence à ce journal et son tirage annoncé est de 150 000 exemplaires. Ses dessinateurs deviendront, pour la plupart, des professionnels de qualité ; la liste est longue des noms connus qui ont forgé leur talent à cette école de la haine. Et qui, quand le vent de l'Histoire aura tourné, seront récupérés par des organes plus ou moins liés à la Résistance où ils entreront en rangs serrés sans état d'âme. On les trouve aussi bien aux Éditions de Fleurus, si catholiques, qu'à Vaillant, très proche du parti communiste !

34Très richement illustrée, cette deuxième édition du Petit nazi illustré (la première parut en 1979 avec une préface de Léon Poliakov reproduite dans le présent volume) pose l'inévitable question de savoir si un tel journal a-t-il véritablement influencé ses lecteurs par ses feuilles suantes de haine et de mépris.

35Ch. Baron

Réflexions sur la spécificité du crime contre l'humanité Par Yann Jurovicz. LGDJ, 2002, 526 pages, 49 €.

36Cet important volume n'est certes pas un livre qu'on dévore de la première à la 520e page imprimées serrées, mais probablement un de ceux qui tentent de cerner au plus près une notion de justice apparue après le second conflit du xxe siècle.

37L'auteur établit – et c'est indispensable pour les lecteurs non-spécialistes – en quoi ce crime est différent du crime de guerre. Les procès d'après 1945 ont montré d'immenses lacunes dans la poursuite des grands responsables ; un flou propice a permis à beaucoup d'entre eux d'éviter mise en accusation, jugement et condamnation. C'était un casse-tête pour les juges d'examiner les faits reprochés uniquement en leur profonde conviction, de prononcer des sanctions exemplaires qui puissent faire juridiction pour l'avenir.

38Le livre s'ouvre sur une citation de A. de la Pradelle datant de 1946 : « Si importants que soient les deux chefs d'accusation au procès de Nuremberg (crime contre la paix et crimes de guerre), c'est le crime contre l'humanité qui, par les horizons qu'il ouvre, est dans la formation du droit celui qui les dépasse tous ». Peu à peu les deux notions, en affinant leur contenu, ont affiné le sens des responsabilités. Ivan Jurowicz appuie sur des faits déjà stigmatisés par le droit pénal international. Il souligne avec force : « Si la politique criminelle contre l'humanité est mise en œuvre par un ensemble de contribution, le crime contre la Paix est une infraction type de gouvernement, le crime contre l'humanité est une infraction type d'exécutant ». Sa conclusion soulève une inquiétude : les remarques ne peuvent être vraiment optimistes car de tels crimes ont été commis et leur répétition n'est pas impossible. Les deux parties de cet ouvrage sont équilibrées : 280 pages pour « L'acte criminel contre l'humanité » et autant pour « Le crime contre l'humanité » commis en application d'une politique où l'Homme accomplit un mauvais drame lorsque les victimes sont écartées et qu'on oublie qu'il y a dans ce drame la responsabilité fonctionnelle et la participation par omission, notions dont l'oubli, selon Karl Jaspers, « mène à une responsabilité collective ».

39Comme il est de règle dans ce genre de travail de nombreuses notes de bas de page et une importante bibliographie donnent force à ce livre.

40Ch. Baron

J'ai pas pleuré Par Ida Grinspan et Bertrand Poirot-Delpech. Robert Laffont, 2002, 240 pages, 18 €.

41Lui est un auteur réputé, membre de l'Académie française ; c'est son premier voyage à Auschwitz, en mémoire de Youri Riskine, « génie du piano et de la philosophie déporté en 1943 et parti en fumée ». Elle, remise par des Français aux nazis à l'âge de quatorze ans, qui survit miraculeusement à Auschwitz et Bergen-Belsen, revient dans la plaine silésienne à la recherche de son temps volé, des visages de ses compagnes assassinées, des années qu'elle ne reverra jamais. Elle y accompagne parfois des groupes de jeunes pour leur montrer l'inracontable : le destin d'une petite fille née de parents juifs polonais livrés comme elle aux nazis, et gazés à Birkenau, d'une fillette envoyée dans une famille du marais poitevin et qui était devenue la protégée de son village d'adoption : le maire lui interdit de porter les étoiles jaunes qu'il avait dû lui remettre, son institutrice fit le maximum pour la sauver, le curé lui fit un faux certificat de baptême, sans succès hélas. Elle allait avec celles de son âge aux jeux et au travail, gardait les moutons dans les champs, égrenait le maïs et parlait patois. Tout comme les autres, et c'est pour elle que trois pandores de la région se déplacèrent. Elle a un léger sourire en le racontant : « Trois gendarmes pour moi toute seule ! » Elle n'a pas pleuré sur le moment, elle n'a pas voulu accepter de leur faire un honneur que leur lâcheté ne méritaient pas.

42Poirot-Delpech et Ida Grinspan interprètent à deux voix, elle racontant, lui commentant, effaré que dans cette France qui lui est tout naturellement terre de justice, certains de ses compatriotes aient tout fait pour qu'un petit être innocent (mais les autres ne l'étaient-ils pas ?) pleure, et qu'ils n'aient pas réussi. Elle reviendra de l'enfer grâce à sa jeunesse, sa (fausse) fragilité, et surtout l'aide que ses compatriotes lui apporteront. Comme celle de Wanda qui lui sauva la vie à un moment difficile et qu'elle perdra de vue à la fin de la guerre. Elle la recherchera et ne la retrouvera que cinquante-cinq années plus tard pour l'accompagner au cimetière sans avoir pu lui dire encore une fois merci... C'est un récit dans lequel s'enchevêtrent, se succèdent les paroles de l'académicien, cherchant la vérité, et d'Ida ne s'autorisant aucun détail qui ne soit pas la vérité. Du camp, elle dit : « J'ai eu de la chance ! » Beaucoup de chance pour elle qui est tatouée 75360 sur son bras gauche. C'est en le voyant que les vieux concentrationnaires savent qu'elle est arrivée à Auschwitz en juillet 1944 alors que « son village était déjà libéré ! ».

43C'est avec de tels livres que la mémoire ne menace pas ruine. « J'ai pas pleuré » dit Ida. D'autres, en tournant ces pages, peut-être si.

44Ch. Baron

La résistance dans le cinéma français 1944-1994, De la libération de Paris Par Suzanne Langlois. L'Harmattan, 2001, 460 pages, 35,06 €.

45L'auteur, canadienne, est professeur d'histoire de l'Europe contemporaine à l'université du Québec à Montréal. Elle a essayé de comprendre, par le biais du cinéma, la Résistance française face aux Allemands, la prise de conscience qu'elle représenta, son influence active et passive sur des hommes et des femmes auxquels furent imposées les événements qui se déroulèrent entre 1940 et 1945 et dont les conséquences pèsent encore sur la France du début du xxie siècle.

46Bien entendu, femme, elle s'est penchée avec attention sur le sort des résistantes et de celles qui eurent des compagnons engagés dans le grand combat de l'époque. Parmi les œuvres qu'elle étudie, deux m'ont particulièrement intéressées, peut-être parce que je ne les ai pas vues : Le Sang des autres, d'après le roman éponyme de Simone de Beauvoir, réalisé par Claude Chabrol, et Blanche et Marie de Jacques Renard. Au-delà de la fiction tout s'y révèle vraisemblable et sublime le courage qui bouleverse parfois des gens ordinaires. L'auteur a aussi écouté des participants tels Pierre Alekan, Lucie Aubrac, Gilles Perrault, Josée Yanne et bien d'autres. Elle a traqué les documents dans les archives de plusieurs pays, remonté de la France de 1945 à celle de 1993 ; il lui a fallu beaucoup d'obstination car les sources écrites sont souvent rares ou difficiles à vérifier, leur point d'ancrage n'est pas toujours aisé à débusquer et à expliquer ; les héroïnes, dans la diversité de leur condition sociale, glissent dans le combat des hommes de leur entourage et s'y montreront parfois plus hardies.

47Nombre de films ne permettent pas d'affirmer leur véracité, mais dégagent un accent de vraisemblance indéniable. Des titres me reviennent en mémoire qui furent des moments forts : L'armée des ombres et Les bataillons du ciel de Jean-Pierre Melville sur des textes de Joseph Kessel, parce qu'on y sent le souffle des deux épopées qui se complètent ; Section spéciale de Costa-Gavras parce qu'il introduit une forte dose de netteté et de précision là où d'autres auraient été tentés de ménager la chèvre et le chou ; Des terroristes à la retraite de Mosco, documentaire vibrant où l'on a l'impression d'entrer dans l'écran ; et aussi Le silence de la mer, encore de Melville, pour le traitement délicat d'un sujet difficile. En tournant ces pages j'ai souvent eu envie de voir et revoir des films cités et d'en voir d'autres qui me revenaient en mémoire. Avec un autre regard !

48Les chapitres les plus utiles sont évidemment ceux qui couvrent bibliographie et filmographie, sources des documents présentés et listes des principaux interprètes. Indispensables pour des recherches futures.

49Ch. Baron

De la tour blanche aux portes d'Auschwitz/Un Juif grec de Salonique se souvient Par Yaacov Jack Handeli. L'Harmattan, 2001, 180 pages, 14,50 €.

50Dans sa courte préface Élie Wiesel définit ce qu'est le leitmotiv de la plupart des déportés : « Tous les fleuves vont à la mer mais la mer des souvenirs n'est pas remplie. Elle ne le sera jamais ». Ce volume n'est pas un récit de plus sur la Tragédie, il est un des éléments d'un puzzle qui s'agrandit tous les jours alors que le nombre de pièces diminue. Sa particularité profonde, c'est son sous-titre qui la révèle : la Shoah n'a pas été perçue par tous de la même façon même si le malheur était le même. La mémoire n'a pu, ou n'a su, être à la hauteur des événements. Nous ne possédons que peu de récits des juifs hellènes, et ce livre nous fait ressentir que c'est une méconnaissance dont nous souffrirons longtemps. Profondément intégrés dans le monde moyen-oriental (sur 550 Saloniciens mutilés de guerre, 186 étaient juifs), profondément et de très longue date intégrés dans la vie du pays, c'est l'arrivée d'Eichmann qui donna le signal de la persécution. Ce fut pour tous le trajet classique connu dans toute l'Europe occupée, pour lui ce fut Auschwitz, Buna, Gleiwitz, Dora, Bergen-Belsen.

51Il manifeste un souci des moindres détails de la vie quotidienne que j'ai rarement trouvés aussi nombreux dans d'autres récits. On a peu parlé des Juifs grecs dans les camps nazis. Ils eurent d'énormes difficultés de communication : ils parlaient leur langue natale, l'italien, parfois le ladino, plus ou moins français ou anglais selon leur instruction, mais certainement pas l'allemand, ni le yiddish ni le polonais. Ils n'avaient pas non plus la résistance physique des concentrationnaires raflés dans d'autres pays d'Europe.

52On se sent proche du personnage qui est et de ceux qu'il présente. Il aurait été dommage qu'il persiste dans son long refus de témoigner, parce qu'il craignait l'inadéquation de son langage à la compréhension des autres. Il a réfléchi, et le temps était venu, pour lui, pour nous.

53Ch. Baron

Le cinéma allemand sous Hitler, un âge d'or ruiné Par Nathalie de Voghelaer. L'Harmattan, 2001, 200 pages, 16,76 €.

54Le sujet a déjà été traité et généré des titres intéressants aux illustrations très nombreuses, aux fichiers techniques presque complets, qui montrent ce qu'il y avait derrière des titres anodins ou passe-partout et donnent des connaissances « filmiques ». de cette ère à leurs lecteurs. Il y eut même les mémoires de Veit Harlan dans lesquelles cet enfant chéri du nazisme, au travers d'un long plaidoyer larmoyant et sans pudeur qu'il a intitulé Le cinéma allemand selon Goebbels (éditions France Empire, 1974) et dans lequel il crache sans vergogne dans la soupe nauséabonde qu'il a mitonnée pendant les pesantes années du « Reich de Mille Ans », nous fait connaître la manière dont le Grand-Maître de la culture nazie dirigeait le 7e art nazifié d'une main de fer, sans oublier ses intérêts personnels. Pour un peu, Harlan ferait passer Le Juif Süss pour une œuvre de résistance !

55Ce qui singularise le présent travail, c'est son approche du problème : Natalie de Voghelaer insère cette période de création d'un nouvel esprit du cinéma dans l'ensemble des vies sociale et politique en montrant les influences qu'elles eurent les unes et les autres sous le rouleau compresseur et la férule nazis.

56Le cinéma allemand de 1933-1945 ne se comprendrait pas si on oublie ce qui l'a précédé. Entre autres l'expressionnisme : il est étudié dans le premier chapitre car il est une des clefs indispensables pour suivre l'auteur jusqu'au bout de sa démonstration. Même si cela hache un peu une lecture continue, le découpage en sections précises (et dont certaines prennent une allure autonome), facilite en revanche l'analyse du sujet. Un quart du livre permet de suivre l'évolution du cinéma après la défaite des armées allemandes, ses évolutions parfois parallèles, parfois convergentes, souvent opposées, dans les deux Allemagnes dont les habitants ont soif de distractions et aussi d'informations dont ils ont été privés pendant une décennie et demie ; par exemple dès le 18 mai 1945, dix jours après la capitulation, une trentaine de salles rouvrent à Berlin !

57La conclusion évidente de Nathalie de Voghelaer aboutit à l'affrontement entre tenants de la culture traditionnelle et de la modernité.

58Ch. Baron

Une histoire intellectuelle et politique du sionisme. 1860-1940 Par Georges Bensoussan. Fayard, 2002, 1 060 pages, 47 €.

59Le projet de Georges Bensoussan est annoncé dans ce titre et les dates qui l'encadrent : appréhender la diversité du sionisme et son caractère évolutif en se gardant d'une vision téléologique qui consisterait à l'analyser à partir de la réalité de l'État d'Israël. L'auteur insiste sur la complexité de l'approche de ce phénomène qui impose de tenir compte à la fois du mythe, de l'histoire et de la mémoire. Il s'affranchit de deux idées reçues : la première réduirait le sionisme à la recherche d'un refuge contre l'antisémitisme, alors qu'il est d'abord l'une des expressions séculières d'un judaïsme éclaté par la modernité ; la seconde ferait de l'État d'Israël une conséquence directe de la Shoah, alors que le Yishouv constitue déjà en 1940 un proto-État et que la Shoah a failli ruiner l'espoir de construction d'un État en détruisant le judaïsme européen.

60Cette histoire intellectuelle examine donc des courants d'idées souvent ambivalents, dont l'impact sociologique et politique reflète la réalité complexe de ce nationalisme singulier qu'est le sionisme et qu'on pourrait résumer comme la quête d'une identité juive laïcisée. Le sionisme est en effet un mouvement séculier qui, à la fin du xixe siècle, préserve un judaïsme européen doublement menacé : par l'émancipation d'un côté qui déracine le Juif en lui retirant le fondement de son identité, la religion, et en le livrant aux passions nationalistes du pays où il vit ; par l'immobilisme religieux de l'autre qui le laisse à l'écart de la modernité.

61Le sionisme est le produit du mouvement de sécularisation et ses racines plongent plus dans les Lumières que dans le judaïsme traditionnel. Il traduit d'abord l'effort d'adaptation de la société juive à la modernité, la substitution d'une unité culturelle à une unité religieuse. La renaissance de l'hébreu dès le milieu du xviiie siècle amorce la dominance du culturel sur le politique dans le phénomène sioniste. D'où le choix par l'auteur de la première date – 1860 – où le processus culturel s'annonce sous son double aspect : prolifération de textes en hébreu et laïcisation de la culture juive, ceci dans un climat européen d'espérance nationale. Le déclin du rabbinisme préparait ce transfert du sacré au profane et l'idée nationale s'ébauche de 1840 à 1880 non comme un retour vers Eretz Israël, mais comme la construction en Palestine d'une communauté juive préparant le temps messianique. La vague pogromiste de 1881-1884 formule différemment la question juive en Russie et précipite un mouvement d'émigration qui se dirigera massivement vers les États-Unis. La Palestine reste une destination marginale (2 % des émigrés). L'antisémitisme est cependant la toile de fond sur laquelle se développe le mouvement sioniste et ce d'autant plus qu'il se transforme dans la seconde moitié du xixe siècle : il passe du religieux au national puis au racial. Ce changement ne laisse plus d'issue à l'émancipation : on peut changer de religion, de nation ; on ne change pas de race. Les premières organisations sionistes orientales sont relayées en Occident avant le « moment » Herzl de 1897 où commence le sionisme politique. La renaissance culturelle a donc précédé la renaissance politique.

62Le sionisme se construit dans la recherche d'une identité juive partagée entre le culturel, le religieux et le politique. Les religieux en dénoncent la laïcité sous-jacente. En fait, le monde de la foi est partagé sur la nature de l'Exil : pour les orthodoxes c'est un châtiment divin et le projet messianique du sionisme hâte la fin des temps – le refus le plus radical vient du hassidisme qui ne se conçoit qu'en Galout. Cependant certains rabbins considèrent l'assimilation comme une menace prioritaire et ils pensent que, même laïque, le sionisme régénérera la religion, à condition qu'il demeure dans la tradition. Un compromis s'opère sur la nécessité d'ouvrir le monde religieux à l'histoire, d'apprendre aux Juifs à « penser dans le temps pour mieux se situer dans l'espace », d'« ancrer la Torah dans l'ère des nations ». Le partage entre le culturel et le politique est également difficile à réaliser. En effet, le sionisme est « un mouvement national ethnique soutenu... par la mémoire d'un territoire ». Cet « ethnicisme » est constitué par la langue, l'histoire et le lien à Sion. Le choix de l'hébreu comme langue parlée consacre une rupture avec le yiddish qui est à la fois une langue et une patrie en exil. L'hébreu et l'histoire sont les vecteurs d'une éducation nationaliste et Eretz Israël est le seul lieu dans le monde que les Juifs aient jamais possédé. Cette terre est unique, elle seule peut préserver l'identité juive. Le « sionisme culturel » dont le héraut est Ahad Haam vise à faire du judaïsme un savoir vivant et de l'hébreu une langue vivante. Il se heurte au « sionisme diplomatique » de Herzl pensé comme le sauvetage dans l'urgence d'un monde juif menacé par l'antisémitisme. Pour Herzl, l'émancipation a échoué : si elle a libéré le Juif, elle l'a aliéné. Pour Ahad Haam, elle menace de réussir et de dissoudre l'identité juive, mais elle la libère en apparence du poids du religieux : c'est pourquoi le combat culturel précède le combat politique et le moteur de l'entreprise sioniste est la culture juive et non la haine qu'on voue aux Juifs ; il faut créer un centre culturel qui soit un refuge non des Juifs, mais du judaïsme. Cette vision élitiste d'un « sionisme moral » prépare la synthèse entre les intellectuels et les masses – ou « sionisme général » – qu'opérera la Faction démocratique de Weizmann.

63L'idée nationale se développe sous la protection britannique avec les vagues migratoires qui transforment la minorité juive en un pré-État – en 1940, 600 000 Juifs forment 31,4 % de la population de Palestine. Ce nationalisme est un socialisme, mais le « sionisme ouvrier » est d'abord un sionisme de terrain. La construction nationale s'inspire à l'origine de la colonisation allemande des marches slaves de l'Est : la kitzva précède le kibboutz. Tous deux sont des laboratoires où se forge une nouvelle identité nationale, où se dessine une nouvelle image de soi. Mais le terrain commande au politique et le facteur déterminant est la « question arabe ». Le rejet arabe est immédiat et permanent. Le camp arabe dénie toute légitimité au sionisme. Ce refus – et le silence qu'il engendre : la question arabe est tue par le Yishouv – sculpte le sionisme de terrain. Il fournit au sionisme sa chance historique : l'impossibilité de toute négociation fait abandonner l'idée binationale originelle et institue la création de la « muraille d'acier » démographique comme une priorité. La haine entre les deux communautés se développe dans les années trente. On sait le conflit inévitable, ce qui ouvre la voie à un projet de partition que les premiers théoriciens du sionisme rejetaient.

64Le réalisme l'emporte sur l'idée messianique qui dénonce le recours à la force. Une passe d'armes entre Ahad Haam et Berdichevsky rend compte de ces deux conceptions du sionisme séculier. S'ils s'accordent sur la nécessité de rénover le judaïsme avant tout projet politique, ils s'opposent sur le contenu de cette rénovation. Pour Haam, la renaissance nationale des Juifs renforcera leurs qualités morales, tandis que Berdichevsky oppose à l'âge d'Hillel – d'échec et de disgrâce-celui de Shamaï – de force et de courage.

65La création d'un État hébraïque en Eretz-Israël alors que les Juifs ne possèdent ni la langue, ni la terre est, à l'origine, un projet irréalisable, un défi au bon sens. C'est aussi une aventure politique pleine de contradictions. Le sionisme pionnier des trois premières alyoth, nourri de la tradition populiste puis bolchevique, n'échappe pas à la thématique, centrale dans le fascisme italien et le bolchevisme, de création d'un homme nouveau. Cependant, si les mouvements de jeunesse, qui, en Europe, mobilisent la jeunesse juive et qui forment, dans le Yishouv, le vivier du sionisme, empruntent parfois ce langage, ils préservent la tradition dans une ambiguïté complexe dont rend compte l'écriture d'une histoire profane et d'une géographie nationale. L'histoire est réécrite par le sionisme ouvrier. Un pont est tendu entre l'antiquité glorieuse et la renaissance nationale, escamotant la réalité de l'Exil. Cette histoire imaginaire, propre au discours nationaliste européen, exploite le passé comme ciment idéologique et l'aménage en une vision téléologique et un récit mythique, dont les héros se trouvent dans la Bible qui, sécularisée, devient le livre national, le lien entre la nation et la Terre sainte. Ainsi se crée une mémoire collective, une « machine à oublier » la diaspora, le monde séfarade et la présence arabe.

66L'enracinement dans la terre d'Israël, une terre ingrate et difficile, est au centre de la nouvelle identité juive. La création de l'État commence par l'invention de la nation, mais, sans le substrat religieux, le fait national juif est une coquille vide. Le lien entre le passé juif et l'avenir sioniste ne peut être rompu, car il est identitaire. Le radicalisme laïque a ses limites. Le profane reste sacralisé et le retour à la tradition s'amorce comme un retour à soi. Les contempteurs de la tradition sont en même temps des nostalgiques du passé.

67L'idée du recours à la force progresse lentement dans le Yishouv mandataire, à mesure que le refus arabe se radicalise et que le sort des Juifs d'Europe est plus menacé. Par la force des choses, le rêve étatique suppose la violence. Il n'y a pas d'alternative. Longtemps tu, l'affrontement avec les Arabes se développe et une guerre sans fin s'ouvre. Le Yishouv a une conscience aiguë de sa précarité et il navigue à vue. Sa priorité est de faciliter une émigration massive, ce que refuse en 1939 le Livre blanc anglais. Le projet anglais de partition de 1937 est accepté par l'exécutif sioniste au printemps 1942, deux mois avant qu'il soit pleinement informé de l'ampleur du génocide des Juifs. L'État juif est alors proclamé le premier objectif du mouvement sioniste après la guerre. Et Georges Bensoussan de conclure : « Ni le sionisme ni l'État d'Israël ne sont le « cadeau » de l'Occident fait aux Juifs après la catastrophe perpétrée sur le sol de l'Europe. Cette aventure politique et intellectuelle ne tire en effet sa légitimité que d'elle-même. Avant 1940, sur la terre de l'« antique patrie », la voici constituée en pré-État et en quasi-nation. »

68Telle est l'histoire prodigieusement documentée de cette aventure qui replaça le monde juif dans l'histoire et lui offrit, entre la tradition et l'assimilation, l'opportunité d'un retour à soi. Il fallait pour entreprendre ce livre une ténacité sans faille, une connaissance et une approche objective de l'histoire, une honnêteté intellectuelle, un double sens du laïc et du religieux, être animé d'une volonté de comprendre et d'expliquer qui l'emporte sur le désir de complaire, toutes qualités que Georges Bensoussan a réunies pour rédiger cette somme désormais incontournable.

69Yves Ternon

A Problem from Hell. America and the Age of Genocide (Un problème venu de l'enfer. L'Amérique et le temps des génocides) Par Samantha Power. Basic Book, New York, 2002, 610 pages, 30 $.

70Samantha Power, directrice du Centre Carr de recherche sur la politique des droits de l'homme à Harvard, examine sans complaisance l'attitude des États-Unis devant les génocides ou menaces de génocide au xxe siècle. Elle a pu s'entretenir avec d'anciens responsables du gouvernement américain et a eu accès aux archives de la National Security dont les documents ont été récemment déclassifiés en application de l'Acte sur la liberté d'information.

71Elle démontre que le gouvernement américain fut, dans chaque cas, régulièrement informé du déroulement des événements et que les hommes qui font la décision à Washington n'ont pratiquement rien tenté pour empêcher ces crimes, parce qu'ils estimaient que les intérêts vitaux des États-Unis n'étaient pas menacés. À chaque fois, l'information est remontée au plus haut niveau et elle fut souvent relayée par les grands quotidiens américains, en particulier le New York Times. Les États-Unis n'ont pas manqué d'occasions pour interrompre ces meurtres de masse, mais ils n'ont pas voulu les saisir. Dans les rares cas où des actions ont été entreprises, elles ont permis de sauver des milliers de vies.

72« A Problem from Hell » est une formule prononcée par le secrétaire d'État Christopher Warren lors de son voyage en Bosnie, explique Samantha Power, qui couvrit le conflit pour US News and World Report. L'administration Clinton renâclait à désigner les massacres comme génocide. Elle préférait les termes de « tragédie », « haines ancestrales », « guerre civile », pour ne pas être contrainte à intervenir comme elle serait dans le cas d'un génocide. Parlant de haine entre ces groupes, Warren dit : « C'est presque incroyable, presque terrifiant. C'était un problème venu de l'enfer », ce qui signifiait qu'il n'y avait rien à faire.

73Passant en revue, suivant un ordre chronologique, ces événements tragiques, Samantha Power montre que si le gouvernement américain invoqua à chaque fois des considérations géopolitiques pour ne pas intervenir, des hommes ont mené, souvent seuls, le combat contre le génocide et elle retrace les étapes de la lutte de ces upstanders – pour les opposer à ceux qui n'ont rien fait, les bystanders. Ainsi le gouvernement américain fut informé jour après jour par son ambassadeur à Constantinople, Henry Morgenthau, du déroulement du génocide arménien et le drame fut couvert par le New York Times. Ce que l'on appelait alors un « meurtre racial » engendra la première croisade conduite au xxe siècle pour les droits de l'homme. L'ancien président Theodore Roosevelt dénonça l'hypocrisie du principe « la paix à n'importe quel prix » et poussa en vain les États-Unis à intervenir. Elle prouve – mais d'autres historiens l'ont déjà fait – que des Juifs d'Europe avaient averti les États-Unis de la volonté criminelle d'Hitler et qu'on les ignora même quand leurs rapports devinrent quotidiens. Elle rappelle que Raphael Lemkin fut non seulement l'inventeur du mot « génocide », mais qu'il consacra le reste de sa vie à l'adoption et la ratification de la Convention sur le génocide. Elle révèle le rôle du sénateur William Proxmire qui, chaque jour, pendant dix-neuf ans, fit le siège du Sénat pour qu'il ratifie la convention. Finalement, Ronald Reagan la fit ratifier en 1985 pour mettre un terme à la vague de protestations provoquée par sa visite au cimetière de Bitburg où se trouvaient des tombes de soldats SS.

74À chaque fois, les États-Unis ont privilégié les intérêts politiques. Jimmy Carter refusa de parler publiquement des crimes perpétrés au Cambodge alors que Charles Twining, employé à l'ambassade américaine en Thaïlande, qui s'était rendu sur la frontière avec le Cambodge, avait appris de réfugiés khmers ce qui se passait et tenait informé le Département d'État des crimes des Khmers Rouges qui conservèrent leur siège à l'ONU. Samantha Power prouve que l'administration Reagan savait que Saddam Hussein possédait des armes chimiques et qu'il les avait utilisées contre ses propres citoyens kurdes en 1987 et 1988. Elle montre qu'au début des années 1990 l'administration Bush s'abstint de révéler la construction de camps de concentration et les viols systématiques en Bosnie et qu'elle interdit aux fonctionnaires américains d'employer le « g-word ». Elle confirme qu'au Rwanda, les États-Unis, avertis comme les autres nations par le général canadien Dallaire de la menace de génocide, savaient deux jours après le début des massacres que les Tutsi étaient tués en masse. L'administration Clinton identifia les principaux responsables de ce génocide, mais elle continua à s'entretenir au téléphone avec certains d'entre eux et refusa de brouiller la radio diffusant des appels au meurtre. Une nouvelle fois, Christopher Warren interdit l'emploi du mot génocide, alors que 8 000 personnes étaient tuées chaque jour, de peur que le « g-word » ne force les États-Unis à intervenir. Dans chaque cas, l'argument de l'ignorance ne peut être invoqué. Alors, comme le fit Bill Clinton en 1998 lorsqu'il présenta ses excuses pour le génocide au Rwanda, on dit « qu'on n'avait pas saisi l'ampleur du crime en cours » et qu'on ne pouvait pas faire grand chose pour l'interrompre, ce qui est faux.

75Non seulement les États-Unis n'ont pas manqué d'occasion pour interrompre des génocides, mais dans les rares cas où des actions ont été entreprises, en particulier pour aider les Kurdes en 1991 ou au Kosovo en 1999, des milliers de vies ont été sauvées. Mais ils l'ont fait pour des raisons politiques. On observe une relation directe entre l'indifférence des gouvernements et l'inertie des citoyens. Les dirigeants américains redoutent en général plus les conséquences de leurs engagements que de leur inaction et ils s'efforcent de manipuler leur opinion publique pour justifier leur isolationnisme et leur refus d'intervenir. Les événements du 11 septembre 2001 montrèrent aux Américains qu'ils ne peuvent se tenir à l'écart des drames qui se déroulent ailleurs sur la planète, en particulier des violations des droits de l'homme. Ce livre contribue à démontrer la nécessité d'une intervention américaine adaptée – et non utilisée comme prétexte – quand il s'agit de sauver des groupes humains menacés d'extermination.

76Yves Ternon

Masters of Death. The SS-Einsatzgruppen and the Invention of the Holocaust Par Richard Rhodes. Alfred A. Knopf, New York, 2002, 335 pages, 27.50 $.

77De la fin juin 1941 à décembre 1942, les opérations mobiles de tuerie menées par les Einsatzgruppen avec l'aide de la police ordinaire, de la Waffen SS, de la Wehrmacht et des milices recrutées parmi les criminels des pays occupés – singulièrement dans les pays baltes et en Ukraine – ont mis à mort les Juifs de ces territoires. Ce meurtre de masse occupe une place précise dans le processus d'extermination nazi : il s'inscrit entre l'« action T4 » et la destruction du judaïsme polonais qui, elle-même, précède celle des Juifs du reste de l'Europe. En 1942, les trois temps du génocide des Juifs se superposent, interfèrent même puisque les premières déportations d'Allemagne, d'Autriche et de Tchécoslovaquie se font vers Riga et Minsk. Mais ce premier temps conserve sa spécificité technique : les Einsatzgruppen tuent chaque victime par balles – revolvers ou mitrailleuses ; ils empilent les corps par couches dans des fossés naturels ou creusés par les victimes et ils se refusent à utiliser les camions à gaz expérimentés à Chelmno dès octobre 1941 et mis ensuite à leur disposition. La méthode des « boîtes de sardines » mise au point par Jeckeln pour réduire l'espace entre les corps et appliquée par Blobel à Babi-Yar – 33 771 morts en deux jours – est tellement efficace que son inventeur est transféré d'Ukraine dans les pays baltes pour l'appliquer à Rumbula où est vidé le ghetto de Riga.

78Pour écrire ce livre, Richard Rhodes, prix Pulitzer, a disposé de toutes les sources disponibles, une documentation d'une exceptionnelle abondance qui a permis, dès 1947, de juger devant un tribunal militaire américain à Nuremberg vingt-quatre responsables des Einsatzgnippen. Ces sources se sont enrichies peu à peu de témoignages et de documents dont le Livre noir d'Ilya Ehrenburg et de Vassili Grossman et, plus récemment, le travail d'Andrew Ezergailis sur la Lettonie. Richard Rhodes utilise bien ces sources, mais il ne semble pas avoir lu le livre d'Helmut Krausnick, Hitler's Einsatzgruppen, paru en 1985 et qui n'a pas été traduit en anglais. Rhodes montre que ces massacres ont précédé l'invention des centres de mise à mort et ont influencé leur développement. Il est à même de reconstituer jour par jour, dans chaque ville, la progression des tueries. Il suit le déroulement des opérations criminelles, en particulier le passage à la fin juillet 1941 de la mise à mort sélective des hommes de dix-huit à soixante-cinq ans à la destruction de tous les Juifs. Il examine la chaîne de commandement, à partir d'un ordre émis par Hitler à Himmler et/ou Heydrich, un ordre de tuer qui ne souffre aucune discussion, mais aussi aucune transgression. Himmler veut des exécutants qui obéissent, dussent-ils en souffrir, mais sans sadisme. Il tient à conditionner ses hommes à tuer sans relâche, pendant des jours, des mois, des civils qui ne les ont pas provoqués. Il doit donc procéder par étapes.

79Pour déterminer le moment des décisions d'extermination, Rhodes suit un fil chronologique – d'abord guerre totale à l'Est puis, après Pearl Harbour, guerre mondiale – et les déplacements d'Himmler et Heydrich. L'ordre de Staline d'intensifier la guerre de partisans conduit Hitler à donner le 16 juillet 1941 l'ordre de tuer aussi des enfants juifs. Du 19 au 25 juillet, le nombre des Einsatzgruppen passe de 3 000 à plusieurs dizaines de milliers et la première exécution de masse a lieu à Schepetovka en Ukraine, le 28 juillet. À la fin juillet, Jeckeln a fait assassiner plus de 44 000 personnes en Ukraine. Ce chiffre double à la fin août et triple avec l'extermination fin septembre des Juifs de Kiev à Babi Yar. Le rapport Jäger du 1er décembre fait état de près de 140 000 morts en cinq mois en Lettonie et Lithuanie et le « nettoyage » se poursuit en 1942 en Biélorussie, dans les régions de Minsk, Vinnitsa et Bialystock où 800 000 Juifs survivent encore dans des ghettos. Le chiffre total des victimes juives dans les territoires occupés après le 22 juin 1941 s'élève à 1 300 000.

80Comme tous les historiens, Rhodes est obsédé par cette question : pourquoi tuent-ils ? Mais il s'efforce aussi d'analyser le comportement des meurtriers, leur plongée dans une violence extrême, une descente aux enfers plus ou moins rapide où se succèdent, pense-t-il, les quatre séquences définies par le psychiatre américain Lonnie Athens : brutalisation par une figure d'autorité, qui met en condition ; état de belligérance, qui fait accepter le recours à une violence défensive ; pratique de ces actions violentes ; enfin virulence de ces actions offensives, meurtre de civils sans distinction d'âge ni de sexe. La théorie d'Athens est basée sur des entretiens avec plus de 7 000 criminels. Richard Rhodes, qui lui a consacré un ouvrage publié en 1999 – Why they Kill – l'applique là aux Einsatzgruppen. Il pense que ce modèle éclaire aussi l'histoire de la Shoah. En fait, sur ce point, il ne parvient pas à convaincre, car il ne tient pas compte d'autres facteurs : l'obéissance aux ordres, la dilution des responsabilités, l'antisémitisme de la société allemande, la rationalisation du meurtre. En revanche, à la lecture de son livre, on comprend qu'ici comme en Pologne le processus de destruction du judaïsme européen fut d'abord une question de logistique et d'efficacité. Le sinistre épisode des Einsatzgruppen permit d'accroître cette efficacité. En créant une distance entre le bourreau et sa victime, les centres de mise à mort réduiront le traumatisme psychique de l'assassin.

81L'ouvrage se termine sur la note négationniste des nazis. Himmler ne veut pas laisser de traces et, en juin 1942, il charge Blobel de les effacer et de détruire les charniers. Celui-ci expérimente d'abord à Chelmno, sur les cadavres des victimes des camions à gaz, et il trouve la meilleure méthode de suppression des corps : des bûchers aspergés d'essence avec des couches alternées de cadavres et de bois. Blobel tente cependant de retarder l'exécution de l'ordre d'Himmler, car il supporte mal cette tâche. Après Stalingrad, il est contraint d'obéir et il forme un commando – nom de code 1005 – qui fait disparaître successivement les charniers d'Ukraine et de Lithuanie. La retraite allemande se précipitant, le commando ne peut achever le travail et il laisse en Russie des fosses qui n'ont pas encore été exhumées, en particulier à Vinnitsa.

82En conclusion, si l'hypothèse de Rhodes ne suffit pas à expliquer la violence nazie, son livre permet d'en savoir plus sur la capacité de l'homme à tuer et à détruire son semblable et les crimes ignobles des Einsatzgruppen sont, grâce à lui, mieux explorés.

83Yves Ternon

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