Couverture de RHSHO1_176

Article de revue

Il ne suffit pas d'être sincère pour être vrai

Pages 115 à 116

1Il y a quelques années, un journaliste américain, John Hersey, faisait publier un roman : La Muraille dont le sujet était le ghetto de Varsovie. Ceux qui ont lu ce livre, et en particulier les rescapés du ghetto, peuvent témoigner de son authenticité. Or, John Hersey n'est pas juif, n'a pas connu la persécution raciale en Pologne, n'a pas été enfermé dans le ghetto de Varsovie. En bon journaliste, il s'est simplement rendu sur les lieux, les a étudiés, il a scruté les ruines, interrogé les survivants, consulté tous les documents auxquels il a pu avoir accès. Puis il a écrit La Muraille, reflet fidèle d'une réalité que l'auteur n'a pas connue. Est-ce là une chose étrange ? Sans doute pas plus que les descriptions étonnamment véridiques faites par des écrivains, de pays où ils n'ont jamais mis les pieds. Mais La Muraille se réfère à une réalité autrement susceptible, à des faits gravés au fer rouge dans la mémoire des hommes et qu'il serait indécent de travestir à des fins littéraires ou autres. Un auteur peut arbitrairement choisir ses héros, les faire agir selon une psychologie qui n'aura d'autre servitude que celle d'être vraisemblable, leur donner à son gré tel trait de caractère plutôt que tel autre, mais il est interdit d'altérer des événements, causes de la mort de six millions d'hommes. Il est libre de traiter comme il l'entend ses drames personnels, mais il ne peut disposer d'une tragédie collective dont il ne saurait parler, à partir du moment où il a décidé d'en parler, qu'avec le plus grand scrupule et une indéfectible rigueur – c'est-à-dire avec les qualités mêmes qui font la valeur du livre de John Hersey.

2Cependant, le respect que montre le journaliste américain envers une certaine vérité historique n'explique pas, selon moi, la présence de cette vérité dans son récit, encore moins l'admirable précision avec laquelle il la traduit. La sincérité de ses intentions ne rend pas compte de sa réussite. Il ne suffit pas d'être sincère pour être vrai.

3Hersey, faute d'avoir été témoin direct – il y supplée par une documentation méticuleuse et une grande réceptivité – se trouve de ce fait placé à une suffisante distance des événements qu'il décrit pour qu'ils apparaissent dans leur perspective la plus exacte, exempts des déformations dues au manque de recul. En vérité, Hersey jouit naturellement d'une position de recul.

4Je crois que, plus une situation est horrible, plus une situation est anormale, plus doit être grande la distance qui permet de la comprendre dans sa vérité. Autrement, seuls les documents bruts, quels qu'ils soient, le journal d'Anne Frank, qui garde l'empreinte de la réalité la plus immédiate peuvent nous atteindre. Mais le roman ? Il convient de ne pas oublier qu'un roman est une œuvre littéraire, et que la littérature est le plan d'intersection entre le monde extérieur et l'écrivain. Si ce monde est celui de la souffrance et de la détresse de tout un peuple, il reste à l'écrivain, pour atteindre son but, de se faire oublier. Ici, il importe d'être modeste. La seule ambition que peut avoir le romancier est de restituer une petite partie d'une réalité qui le dépasse. Il n'a pas à amplifier les faits qu'il rapporte mais à leur ménager humblement une place entre les mots afin qu'ils vivent. Il doit tenir la bride à ses sentiments, à son indignation, à sa colère – l'horreur a son propre langage et la voix d'un homme sera toujours trop faible pour la rendre. Souvent, le cri ne peut être traduit que par le silence. Il faut qu'il y ait beaucoup de silences dans de tels livres, alors les plaintes des victimes, leur révolte, leur peur seront entendues. On sera reconnaissant au romancier de ne pas se mettre comme un écran devant ce qu'il décrit. Qu'il comprenne qu'il est négligeable. Que sa passion soit contenue, sa sincérité objective. Au plus haut point lui est nécessaire cette qualité que l'on prête aux classiques français : la mesure. Ce dont il parle se trouve si loin de la compréhension humaine et tellement excessif, qu'à chaque instant, s'il n'y prend garde, il risque de tomber dans l'outrance. Or, l'outrance, ici, est déjà dans les faits. Il n'a pas à surenchérir. Le lecteur ne pardonne pas à la fiction ce qu'il admet dans la réalité. La réalité a droit au mauvais goût. La fiction, non. La rhétorique du romancier devra se borner à l'utilisation de la litote, de la réticence et de l'ellipse. Il en dira d'autant plus qu'il en ajoutera moins.

5Ceux qui n'ont pas parcouru les terres de la douleur et du désespoir jusqu'à leurs ultimes frontières, jusqu'à s'y perdre, ont tendance à croire qu'on y vit dans un état permanent de paroxysme. Rien n'est plus faux. On s'y fatigue vite. La voix se casse à force de hurler. C'est sans doute là la chose la plus difficile à faire comprendre, cet engourdissement, cette insensibilité qui saisit l'être au-delà d'une certaine limite. On plonge alors dans une stupeur proche de l'indifférence et qui ressemble étrangement à une fuite hors de la réalité. On a coupé le contact. Désormais, on vit dans un pays crépusculaire, où les autres passent comme des ombres, où plus rien n'arrive – où surtout, plus rien ne saurait vous arriver, vous atteindre.

6On est hors-jeu. C'est cela l'au-delà de la souffrance ; les mots peuvent difficilement le traduire.

7Enfin, l'une des pires tentations qui guettent le romancier, lorsqu'il s'agit de la tragédie juive, est le manichéisme : les bons, les persécutés d'un côté, les méchants de l'autre. Une telle attitude suscite immanquablement l'incrédulité du lecteur. Un homme qui souffre n'est pas forcément un saint. Il est un homme qui souffre, c'est tout. Sa souffrance ne se justifie pas, l'extermination de tout un peuple ne se justifie pas, mais on n'a pas à idéaliser les victimes pour qu'elles soient pitoyables. On n'a pas persécuté les Juifs parce qu'ils étaient bons ou méchants, mais parce qu'ils étaient Juifs. On a voulu les rayer de l'humanité – on ne saurait rendre le tragique de leur condition en les privant de leur part d'imperfection humaine.

8L'Arche, mars 1961


Date de mise en ligne : 31/12/2020

https://doi.org/10.3917/rhsho1.176.0116

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