Couverture de RHSHO1_176

Article de revue

Pour (re)lire Anna Langfus. Survivre/résister. Et après...

Pages 100 à 114

Notes

  • [1]
    Michaël Pollak, L'expérience concentrationnaire, Métailié, 2000, p. 12.
  • [1]
    Anna Langfus, « Les écrivains devant le fait concentrationnaire », in L'Arche, mars 1961, p. 33.
  • [1]
    J'accompagnerai chaque citation des romans de la référence précise avec le titre abrégé, SS pour Le Sel et le soufre. BS pour Les Bagages de sable, SB pour Saute, Barbara. Pour les deux premiers, j'ai utilisé l'édition Folio (respectivement 1983 et 1981), pour le troisième l'original de Gallimard, 1965.
  • [2]
    Sidra DeKoven Ezrahi, By Words Alone. The Holocaust in Literature, Chicago University Press, 1980, chapitre 4, « Literature of survival », pp. 67-95.
  • [1]
    Nathalie Heinich, « Le témoignage, entre biographie et roman : la place de la fiction dans les récits de déportation », in « La Shoah : silence... et voix », in Mots, n° 56, septembre 1998, p. 41.
  • [2]
    Interview d'Anna Langfus dans La Tribune de Lausanne, 24 juillet 1960, citée par Ellen S. Fine, in « Le témoin comme romancier : Anna Langfus et le problème de la distance », in Pardès, 1993, p. 98.
  • [3]
    Maria, qui était le prénom de sa mère et sera celui de sa fille, lui sert de masque pour parler d'elle-même, à travers l'autre qui est aussi l'être le plus proche.
  • [4]
    L'Arche, p. 33.
  • [5]
    Ellen S. Fine, art. cit., p. 97.
  • [6]
    Conférence Wizo, mars 1963, d'Anna Langfus, sans titre, inédite, citée par Ellen S. Fine, art. cit., p. 98.
  • [1]
    Ibid., p. 107.
  • [2]
    L'Arche, p. 33.
  • [3]
    Interview dans Nouvelle Critique, juin 1965, p. 45.
  • [4]
    Interview dans Les Nouvelles littéraires, 22 novembre 1962.
  • [5]
    Nouvelle Critique, juin 1965.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Le titre anglais du roman sera précisément The Lost Shore.
  • [1]
    André Breton, Clair de terre, Gallimard, Poésie, 1966, p. 108.
  • [1]
    Tellement ambiguë que, pour Sidra Ezrahi, l'objet que Michaël sort de sa poche est une montre.
  • [1]
    Umschlagplatz, située à l'extrémité nord du ghetto de Varsovie, c'est du cœur de cette place que partaient les convois de déportation.
  • [1]
    Voir aussi « Un jour je deviendrai peut-être semblable à un galet lisse et froid, [...] ayant enfin trouvé la forme parfaite pour échapper au temps » (BS, 214).
  • [2]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre. Seuil, Points, 1996, pp. 11-15.
  • [3]
    Ibid., p. 195, en citant Lévinas.
  • [1]
    « Dernier degré » est précisément le titre de ce chapitre.
  • [2]
    Voir les analyses de Sidra Ezrahi, op. cit., pp. 72-73, et de Judith Klein, Literatur und Genozid Darstellung des nazionalsozialistischen Massenvernichtung in der französischen Literatur, Wien-Köln-Weimar, Böhlau Verlag, 1992, dans son chapitre « Fiktion und Erinnerung : Le Sel et le soufre von Anna Langfus », pp. 106-128, en particulier pp. 122-124.
  • [3]
    Voir par exemple, Adah Lappin, « From Nightmare to Fairy Tales », citée par Ellen. S. Fine, art. cit.. p. 109.
  • [4]
    Michaël Pollak, op. cit.. p. 229.
  • [1]
    Michel Guiomar oppose au funèbre, qui s'inscrit dans la continuité organique du cycle naturel, le macabre, qui installe au cœur du vivant la décomposition, dans Principes d'une esthétique de la mort, Biblio-Essais, 1993, p. 219.
  • [2]
    Julia Kristera Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection. Seuil, Points, 1983, p. 12.
  • [3]
    L'Arche, p. 33.
  • [4]
    « De la mort à la vie », in Nuit et brouillard. Fayard, Libres, 1997, pp. 45-114. Les citations figurent pp. 58, 83,84. La première version de ce texte, a été publiée dans Esprit, en septembre 1949, et en appendice dans Les corps étrangers, 10/18, 1964, sous le titre « Pour un romanesque lazaréen ».
  • [1]
    Jean-François Louette, « Beckett, un théâtre lazaréen », in Les Temps modernes, mai-juin-juillet 1999, n° 604, pp. 93-118. Voir aussi le recueil de textes de Daniel Dobbels, Dominique Moncond'hui, Les Camps et la littérature. Une littérature du xxe siècle, Poitiers, La licorne, 2000.
  • [2]
    Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Éditions de Minuit, 1963-1974, p. 20.
  • [3]
    Un livre récent, publié en hébreu, traite précisément de cette question : Chaya Sachant, From Lot's Wife to Cinderella : Representation of the Female Image in Hebrew Women's Poetry, Hakibboutz Hameuhad, 2001.
  • [1]
    La Winnie de Beckett (sur) vit, elle aussi, en discourant sur des objets familiers.
  • [2]
    Ce thème est au centre des recherches en plein essor sur les femmes dans la Shoah.
  • [1]
    Conférence Wizo, art. cit., p. 95.
  • [2]
    Paul Ricœur, op. cit., p. 95.

1L'œuvre romanesque d'Anna Langfus, qui est le produit des interactions complexes de l'expérience vécue et de l'imagination créatrice, de la mémoire et de l'écriture, combine l'effet de vérité, d'authenticité – de présence et de transparence – du témoignage avec la souplesse et la liberté de la fiction. Ce choix d'écriture – mixte de factualité et d'affabulation – engage la responsabilité de l'écrivain-survivant et de ses lecteurs, d'une manière particulièrement aiguë dans le contexte actuel où fleurissent les falsifications négationnistes.

2L'esthétique postmoderne des mélanges, problématique par ses aspects ludiques, aura néanmoins favorisé la remise en question de certaines idées reçues sur l'approche conventionnelle des genres littéraires. Le témoignage, par définition, est orienté vers un interlocuteur à informer, à convaincre. Cette relation dialogale implique une interaction entre les partenaires, même si le lien est fragile, puisque la communication, dans le cas du texte écrit, est toujours décalée – différée.

3Les travaux de fond menés depuis que nous sommes entrés dans « l'ère du témoin », ont montré que l'écriture du témoignage, si elle est d'abord moyen de produire/conserver des traces d'un passé vécu, est aussi, par le travail de mise en forme, un moteur de (re)construction de l'identité du sujet [1]. De son côté, la création romanesque, avec ses procédures de distanciation, offre à l'écrivain une manière d'affronter une expérience traumatique, aussi difficile à exprimer pour lui-même qu'à transmettre à autrui.

4Relire aujourd'hui Anna Langfus, dans cette approche double, du roman et du témoignage, devrait permettre, en soulignant ses aspects pionniers, une meilleure appréciation de son œuvre.

La femme/l'écrivain

5Née en 1920 à Lublin, dans une famille juive assimilée, bourgeoise et aisée, Anna Langfus a grandi dans un milieu protégé. Partie faire des études scientifiques en 1937 en Belgique, elle rentre pour les vacances de l'été 1939 en Pologne, où la guerre la surprend : mesures anti-juives, ghetto. Engagée dans la résistance polonaise, sous une fausse identité, arrêtée par la Gestapo à plusieurs reprises, elle est finalement internée dans la prison de Plock, où elle reste jusqu'à la défaite nazie. Son mari a été fusillé sous ses yeux, ses parents ont été déportés. Seule rescapée, elle s'installe à Paris en 1947. Elle se remarie avec un survivant rencontré à Varsovie, dont elle aura une fille, Maria. Elle enseigne les mathématiques, écrit pour des revues juives (L''Arche où elle assure la rubrique des spectacles, et L'Information juive) et prend une part active majeure à l'animation culturelle de la banlieue parisienne de Sarcelles où elle réside. Elle meurt subitement en 1966.

6Précoce, comme Anne Frank, elle a quinze ans, lorsqu'elle publie ses premiers récits dans des revues polonaises. Sa carrière française débute par du théâtre, avec notamment Les Lépreux (1952) montés par Sacha Pitoëff en 1956. Le spectacle avec le réalisme brutal de son thème – la culpabilité d'un père, qui a survécu parce qu'il s'est dérobé à ses responsabilités au moment du meurtre de son enfant, la folie de la mère qui berce un paquet de linge sale comme un bébé – avait été mal supporté par le public. « La réalité a droit au mauvais goût, la fiction, non [1] », devait confier Anna Langfus par la suite. Ayant compris la leçon, elle se tourne désormais vers le genre romanesque qui favorise une représentation atténuée des faits, et publie successivement trois romans – Le Sel et le soufre (1960), Les Bagages de sable (1962) et Saute, Barbara (1965). Pour le premier livre, elle reçoit le prix Louis Veillon, pour le deuxième le Goncourt.

L'œuvre romanesque : entre écriture de soi et fiction

Survivre/résister : le roman de la guerre

7Le Sel et le soufre [1] raconte l'histoire de Maria, une jeune femme juive polonaise dans la tourmente nazie. Récit inspiré de sa vie, qui adopte la forme d'un témoignage personnel, c'est le livre qui compte le plus aux yeux d'Anna Langfus. C'est probablement aussi son roman le plus important et le plus réussi.

8Ce roman relève de la « littérature de survie » qui, selon Sidra DeKoven Ezrahi, est caractérisée par une structure à trois temps [2]. La chute de « l'Ancien Régime » coïncide avec la destruction du cocon familial. Lui succède la Catastrophe : enfermement dans le ghetto, abandon des parents qui seront déportés, clandestinité et résistance, capture par la Gestapo et emprisonnement, exécution du mari, camp de travail... Désespérée, la jeune femme recherche la mort en narguant ses bourreaux, mais sans succès. La Libération la jette sur les routes de la Pologne dévastée de l'après-guerre, où les Juifs n'ont plus de place. À Lublin, elle trouve la maison familiale vide et hostile. Seule survivante de l'épreuve du sel et du soufre, elle est condamnée à vivre, dans la solitude de la nuit et de la pierre : « Et je me dis qu'un de ces jours innombrables qui me restent encore à vivre là-haut doit déjà se lever » (SS, 373).

9À partir de recherches, menées en collaboration avec Michaël Pollak, sur des témoignages de femmes rescapées d'Auschwitz, la sociologue Nathalie Heinich propose une typologie des récits mixtes, entre roman et témoignage, selon trois critères. Ces critères sont l'héroïsation des personnages, le degré de dépersonnalisation de l'énonciation et le respect de la chronologie dans le déroulement de la narration. Lorsque les trois critères sont activés, on parlera de roman documenté, dans la mesure où l'héroïsation, par ses effets d'agrandissement épique, implique une « fictionnalisation » très forte et fait pencher la balance du côté romanesque. Quand l'organisation chronologique est combinée avec un fort investissement personnel de la voix auctoriale, le poids de l'effet-témoignage nous entraîne du côté du témoignage romancé.

10L'association d'une énonciation distanciée avec un énoncé chronologique définit le roman de témoignage, c'est-à-dire « un récit écrit par une rescapée sous la forme d'un véritable roman » [1]. Le Sel et le soufre relève de cette dernière catégorie, comme le souligne Anna Langfus elle-même : « Dans mon livre, rien n'est inventé. Tout ce que j'écris est vraisemblable, mais c'est un roman » [2]. Ce livre offre, en effet, les caractères d'un récit autobiographique : sur le plan formel, c'est un récit à la première personne ; sur le plan thématique, son contenu s'inspire directement de la vie de l'auteur, ainsi que le dévoilent les informations livrées par le contexte éditorial (la présentation de l'auteur sur la couverture des livres) ou médiatique (les interviews dans la presse). En même temps, la narratrice ne s'expose jamais sous son nom véritable. Le prénom Maria, avec ses résonances chrétiennes, s'explique par les contraintes réalistes de sécurité pour les combattants clandestins. Mais le pseudonyme, parce qu'il fonctionne comme une forme atténuée de la troisième personne, permet aussi de produire une image distanciée, oblique, de la réalité [3]. Car si la venue à l'écriture relève d'une exigence intérieure – « Écrire, pour moi, c'était une façon de m'en débarrasser » – l'écrivain est néanmoins incapable de revivre l'affrontement avec les faits bruts, dans leur insupportable violence. La transposition romanesque favorise le détachement nécessaire pour observer les choses avec un certain éloignement : « Je crois que, plus une situation est horrible, plus une situation est anormale, plus doit être grande la distance qui permet de la comprendre dans sa vérité » [4]. La dissociation entre l'auteur et sa créature fictive reproduit le dédoublement entre le moi souffrant et le moi écrivant [5] : « J'avais l'impression que la jeune fille qui avait vécu, souffert, et la narratrice, étaient deux personnes très différentes, que l'une n'avait cédé à l'autre qu'une expérience fragmentaire et vite altérée » [6].

11La difficulté à rendre compte de l'horreur tient autant aux lacunes de la mémoire qu'aux imperfections du langage : « Il me fallait parler, il me fallait m'en délivrer, avec cette impossibilité que je sentais de traduire par les mots ce que j'avais vu » [1], avoue Anna Langfus, qui ajoute : « L'horreur a son propre langage et la voix de l'homme sera toujours trop faible pour la rendre » [2]. Les mots « perdaient leur sens, se décoloraient devant la réalité qu'ils devaient traduire. Par exemple, les adjectifs. Atroce, cruel, terrible ? Cela ne signifiait plus rien » [3].

12Le public, pour sa part, n'était pas prêt à regarder la vérité en face. La recherche « d'images et de comparaisons, pour mieux camoufler les choses, pour les rendre accessibles, pour leur procurer un visage à nos yeux supportable, pour réduire leurs dimensions à notre mesure » (SB, 17), est essentielle, selon le narrateur de Saute, Barbara, qui précise : « J'ai besoin de m'abreuver d'une tisane de mots et de sentiments, mettre à la douleur des pantoufles » (SB, 168). Pour communiquer quelque chose de cette expérience intransmissible, il faut « rester toujours un ton en dessous » [4] en optant pour le discours minimaliste de la litote : « Dire beaucoup moins pour exprimer plus » [5].

Les récits d'un naufrage : les romans de l'après-guerre

13Avec Les Bagages de sable, Anna Langfus projetait d'écrire une « petite histoire légère », à la manière de Françoise Sagan, avec « une jeune fille, un vieux monsieur, la côte d'Azur » [6]. Mais le personnage, qui vit avec les mêmes fantômes que l'héroïne du premier livre, dont elle porte aussi le prénom, impose rapidement à sa créatrice un visage « familier » et lui fait comprendre qu'elle ne peut échapper à son passé.

14Marginale, déracinée – « désaxée » dira l'écrivain – Maria l'étrangère fait la connaissance dans un square parisien de Michel Caron, un professeur retraité qui l'invite à partager ses vacances. Sous le ciel méditerranéen va se jouer une histoire en demi-teinte de séduction plutôt sordide – qu'on qualifierait aisément aujourd'hui d'exploitation sexuelle. La jeune femme cherche à retrouver auprès d'une bande de jeunes le paradis aérien et lumineux de son enfance, mais le suicide d'Anny, une adolescente à laquelle elle s'est attachée, l'ébranle profondément. Emportée par le désir d'aller, elle aussi, « jusqu'au bout », elle s'enfonce dans la mer, « loin du rivage [7], au fond des ténèbres roses » (BS, 177) avec la ferme intention de se noyer. Sans succès. Cédant à la veulerie – elle ne sait que fuir et tricher – elle s'installe dans « la torpeur délicieuse » d'une existence végétative. L'amant vieillissant, affaibli par une mauvaise grippe, appelle au secours son épouse, qui restaure brutalement l'ordre conjugal. L'intruse, jetée à la rue avec ses « bagages de sable », reprend son errance solitaire.

15Anna Langfus a emprunté à André Breton le titre du roman et les deux vers qui lui servent d'épigraphe :

16

« Tu arriveras seule sur cette plage perdue
Où une étoile descendra sur tes bagages de sable » [1].

17Le poème-source s'intitule « La mort rose ». Or la scène cruciale du suicide manqué se déroule sur un fond de « ténèbres roses ». À travers la référence intertextuelle, pour allusive qu'elle soit, l'écrivain affuble la mort d'une apparence légère, dérisoire – rose, comme on dit « roman à l'eau de rose ». Marquée, comme tous les survivants, par la « maladie de la guerre » (BS, 48), Maria a déjà vécu sa mort. Avec l'abandon volontaire de son corps au vieil homme qu'elle n'aime pas, la jeune femme renonce à sa dignité d'être autonome et responsable, dans un simulacre d'autodestruction. Car l'existence sera-t-elle désormais pour elle autre chose qu'une comédie dérisoire, vécue au ras du sol et des choses, dans l'indifférence générale et l'incompréhension ? Toutes les tentatives de dialogue ont échoué. « Pas de communication. Le silence. Le secret » (BS, 48). Son oncle et sa tante, murés dans leur ignorance satisfaite, sont aveugles et sourds à sa détresse. En rejetant sa jeune cousine, qui lui ressemble si fortement, elle fuit la comparaison insupportable avec son passé. La rencontre avec un rescapé, détenteur comme elle du savoir sur « l'autre vie », s'avère dans la réalité plus dangereuse que bénéfique : « On pourrait même se marier. La belle nuit de noces que nous aurions pour dérouler notre film d'épouvante. Et nous tournerions tous les deux l'un autour de l'autre, nous surveillant, chacun prêt à étouffer la moindre chance d'évasion de l'autre, chacun à l'affût, prêt à bondir, féroce » (BS, 143).

18Quant à Michel Caron, incapable d'une écoute attentive, il lui assène quelques clichés qui la désarment :

19

« – [...] Vainqueur ou vaincu, l'homme se trouve toujours humilié. Vous le savez aussi bien que moi. Et vous savez également qu'entre l'assassin et la victime, il y a juste l'occasion qui a joué.
– Je ne sais plus très bien ce que je sais, dis-je. » .
BS, 50

20Maria l'étrangère, au moment de clore son récit, semble tourner le dos aux bruits de la vie : « Le soleil va tout à l'heure se lever. Derrière moi, le cri discordant et presque douloureux d'un oiseau déchire le silence » (BS, 218).

Saute, Barbara

21Berlin, 1945. Un homme erre dans les ruines de la ville : « Une belle rue. Telle que je les aime. C'est ainsi que devraient être les rues. Déjà rongée par les ténèbres, par-dessous, par le bas, comme si la terre entrouverte l'aspirait inexorablement. Décombres. Décombres encore caressés de chaude lumière. Pierres contre lesquelles je bute. Toutes ces pierres sur la chaussée, vomies par les maisons éventrées. J'aime cette rue. J'aime les ruines. [...] Pourquoi un soldat d'une armée victorieuse ne fumerait-il pas une cigarette, assis sur les restes d'une ville ennemie, par une aussi belle soirée ? Je sens déjà au fond de moi s'agiter le rire, ce rire qui ne peut plus se libérer que par des sanglots... » (SB, 7-8).

22Michaël est hanté par le souvenir de la nuit où sa femme et sa fille se faisaient massacrer pendant qu'il s'enfuyait par une fenêtre. Une gamine qui saute à la corde lui rappelle sa petite Barbara. Il enlève l'enfant qu'il fait passer pour sa fille et rejoint un convoi de réfugiés en partance pour Paris.

23Après un démarrage difficile – apprentissage humiliant d'un métier manuel, douloureux apprivoisement réciproque du survivant juif et de la petite allemande – l'avenir prend des teintes optimistes : fiançailles avec la fille du patron, retour à la profession prestigieuse d'architecte... Mais le passé reflue en force et submerge l'édifice fragile de la normalité. La veille du mariage, Michaël prend la fuite. Il ramène l'enfant volée dans la rue de Berlin où il l'a ramassée. Et sur un passant qui lui demande l'heure, il lève la main : « Ma main jaillit de la poche de mon pardessus et l'homme s'affaisse avec une singulière lenteur, comme si le temps lui-même ralentissait avant de s'arrêter définitivement » (SB, 261).

24Récit circulaire qui ramène le héros à son point de départ, Saute, Barbara se termine sur une note ambiguë [1] : le geste mortel, dessiné en creux – il y avait un revolver dans la poche – est-il accompli par le personnage ? S'agit-il plutôt, pour l'homme déchiré par la honte d'avoir survécu dans la lâcheté, d'une hallucination en forme de suicide symbolique ? Peut-on, doit-on, y lire aussi la vengeance par procuration de l'écrivain-survivant ? Quand on sait que ce livre met un point final à l'œuvre d'Anna Langfus, puisqu'elle meurt peu de temps après, on mesure le tragique de cette fin sans apaisement.

Moi, je... De la chute à la lutte : ou comment résister

25Le Sel et le soufre s'ouvre sur un chapitre intitulé « Cours préparatoire » qui raconte l'initiation de Maria à la vie dans le ghetto. Ce qui caractérise la jeune femme pendant cette période, c'est l'affichage d'une indifférence à toute épreuve. Elle vit avec sa famille dans l'insouciance d'une « bulle suspendue dans l'espace », tandis que la bête pénètre dans la ville, « sur ses milliers de jambes, [...] avec ses milliers de bouches, [portant] la mort au bout de ses milliers de bras » (SS, 13). Tous les moyens sont bons pour éviter d'ouvrir les yeux sur l'ordre nouveau qui s'installe : le refus des responsabilités – elle se fait sourde et aveugle à volonté – la fuite dans l'indifférence du sommeil ou de la maladie. Sa devise est l'expression d'un égoïsme sans pudeur : « Je me fous du reste » (SS, 55). Bouleversée par les visages de ses compagnons déjà marqués par l'empreinte du ghetto, elle s'interroge avec inquiétude :

26

« J'examine mon visage dans un miroir. Non, pas ainsi... Je m'adresse un radieux sourire. Dieu merci, elle est toujours là, toujours jeune et belle. Je la salue.
– Ça va ?
– Ça va, dit-elle.
– On s'en fout, n'est-ce pas ? »
SS, 57-58

27Aspirée par la masse des Juifs agglutinés en un magma de ventres, de poitrines, de pieds, elle s'arrache au gigantesque estomac de l'Umschlagplatz [1]. La description grotesque de cette « monstrueuse digestion » qui exprime une répulsion viscérale pour la foule terrorisée, s'apparente, dans sa démesure caricaturale, aux représentations répugnantes fréquemment adoptées par la propagande nazie pour humilier ses victimes. Maria se désolidarise brutalement de la collectivité à laquelle les hasards de son origine l'ont associée : « Tout plutôt que de redevenir une partie de ce corps monstrueux que je laisse derrière moi. On y meurt beaucoup trop. [...] J'ai choisi ma petite mort personnelle, je n'en veux pas d'autre. Je ne veux rien avoir de commun avec ceux que j'ai laissés là-bas. Leur sort m'est indifférent. La pitié, la terrible pitié ne m'étrangle plus. On a toujours pitié lorsqu'on se sent coupable. Moi, maintenant, je m'en fous » (SS, 67).

28Cette école d'égoïsme s'avérera paradoxalement une excellente préparation aux épreuves majeures de la prison et de la torture. Le corps, soumis à l'obscurité, au froid et au mutisme des choses, éprouve une trouble tentation de dissolution dans « l'étreinte paisible » (SS, 228) du silence : on laisse faire, on s'abandonne, on s'absente... L'usage du pronom neutre indéfini souligne le processus de désengagement, de dépersonnalisation. Pour résister à la souffrance intolérable de la torture, il suffit de couper le contact, de se débrancher. La prisonnière tombe dans l'état de torpeur idéal des animaux qui hibernent. Isolée du monde et des hommes, pour avoir mis « en veilleuse [son] humanité » et ayant replié son âme « pour quand elle pourra servir » (SS, 240), la voilà recroquevillée sur elle-même, « une boule lisse, dure, insensible » [1].

29Ce qui freine la chute mortelle dans le gouffre, c'est que « plus rapide que [sa] volonté, l'instinct [la] pousse » (SS, 229). Un réflexe vital impulse un mécanisme de dédoublement, de dissociation. Dans un premier temps, son corps « marche sans [elle] ». Elle retrouve le contrôle de la situation, en reprenant « possession de [son] corps épuisé » (SS, 232).

30Le « corps propre » – pour reprendre une expression de Paul Ricœur, dans son livre Soi-même comme un autre – est une composante minimale et nécessaire, de la « dimension de soi ». Dans ses réflexions sur l'identité individuelle – soi/même – le philosophe propose deux modèles de « permanence de soi », nommant le premier l'identité-idem ou mêmeté et le second l'identité-ipse ou ipséité [2]. L'identité-idem détermine l'homme par la répétition du même, par la perpétuation du même dans la permanence du caractère, tandis que l'identité-ipse est affirmation de soi, maintien de soi dans la dynamique d'une fidélité à une promesse qui engage aussi la relation à l'autre. Dans le premier cas, il s'agit de répondre à la question de l'être par une définition : « Je suis... », tandis que dans le second, il y a réaction à un appel : « Où es-tu ? – Me voici ! » [3].

31À l'interrogation « Qui suis-je ? », la narratrice, dans Le Sel et le soufre, répond par une réflexion sur son identité clandestine. En prison, lorsque la mascarade semble complètement inutile, elle veille pourtant à préserver son anonymat auprès du nain, son inoffensif voisin de cellule : « Pourquoi lui donner mon faux nom ? Par prudence ? C'est ridicule. Alors pourquoi ? Peut-être pour me persuader que tout cela n'arrivait qu'à cette Maria qui n'était pas vraiment moi. Et pourquoi chacun ne jouerait-il pas cette sinistre comédie sous un nom d'emprunt ? Lorsque le rideau tomberait sur le dernier massacre, les acteurs s'en iraient sains et saufs, laissant derrière eux le cadavre fictif de leurs personnages. Ce sont les apparences qui souffrent et qui meurent et leurs souffrances et leur mort ne sont pas réelles » (SS, 262).

32Si les règles de sécurité ont contraint au choix d'un pseudonyme, l'usage du masque, en imposant l'existence d'un double, introduit le trouble. Pour la détenue privée de tout ce qui la définissait face à autrui (identité nominale, situation familiale, statut social...), le dernier rempart [1] contre l'anonymat et la dissolution totale, c'est le maintien de l'intégrité corporelle.

33« Je m'applique honnêtement, consciencieusement, à faire marcher ce corps dont je suis responsable » (SS, 231). dit Maria, du fond de sa cellule. Elle refuse de se plier aux contraintes extérieures (contingences naturelles ou humaines – le froid, la torture) en marchant. Cette activité physique, élémentaire et fondamentale, est un acte de résistance radicale – qui prend sa source dans les racines de l'être – par lequel elle préserve sa verticalité. Elle maintient ainsi vivante une image de l'humain, si dérisoire soit-elle. Et elle survit. Par là, elle est à même de répondre « Me voilà » (BS, 10) à l'appel de ses fantômes et, en dialoguant avec eux, de témoigner de leur existence.

34Le déguisement aryen évite à la créature fictive comme à sa créatrice, l'horreur des camps d'extermination. Dans sa volonté d'authenticité, Anna Langfus ne traite que des aspects de la Shoah qu'elle a directement connus. La dimension partiellement non-juive de son expérience lui permet de rendre compte de son histoire personnelle de Juive assimilée, pour laquelle la définition identitaire dépend en grande partie des critères raciaux nazis [2]. Elle raconte la lutte pour la survie d'un individu dépourvu de tout lien organique et consciemment assumé avec le destin d'une collectivité (ethnique, religieuse, politique). L'égocentrisme effréné de Maria, que l'on se plaît à souligner, généralement pour le critiquer [3], prend sa dimension réelle : si la jeune femme survit, c'est parce qu'elle a su instinctivement protéger son autonomie contre la dépossession de soi. Dans une situation extrême où l'être est réduit à son corps dévasté dans son « humanité nue » [4], égoïsme signifie fidélité à la vie, dans un dépassement de soi, qui est élan vertical vers les autres et pour les autres.

Je e(s)t un autre... La vie dans la mort/la mort dans la vie : ou pourquoi survivre

35La présentation du survivant s'amorce dans Le Sel et le soufre, avec le retour au bercail occupé par des intrus. Dépouillée de tout – mari, parents, domicile – Maria cherche refuge dans la cave. Elle y retrouve la malle de sa nounou, dont on ne sait trop s'il s'agit de l'objet concret ou de sa version virtuelle que la mémoire de ses mains est en train de reconstituer. Cet épisode hallucinatoire la ramène, quelque part entre imaginaire et réalité, à l'espace originel de l'enfance, car la descente dans les profondeurs de la maison familiale la plonge dans les ténèbres primordiales de « la nuit, celle qui précéda toute lumière et toute pensée » (SS, 370). Ces régions « paisibles » sont la matrice souterraine d'où elle remontera vers la surface. Mais pour accéder à cette vie autre, il lui faut apprendre à « respirer autrement : juste ce qu'il faut pour ne pas étouffer » (SS, 372).

36En plaçant son premier roman sous le signe du soufre et du sel, Anna Langfus l'a associé aux brasiers de Sodome et Gomorrhe. Son héroïne, qui renoue à sa façon avec le passé et la ville interdite, subit un sort analogue à celui de la femme de Loth. Seul un filet de vie ténu traverse la poitrine corsetée d'ombre de cette statue de sel moderne.

37L'analyse se poursuit dans Les Bagages de sable et Saute, Barbara. À ses héros-narrateurs, l'écrivain a délégué le pouvoir de dire un certain nombre de choses essentielles sur l'expérience de la survie. Les revenants, qui ont franchi la frontière d'une descente aux enfers bien réelle, ont subi une mutation ontologique définitive. Pour Michaël, la guerre, après cinq années de gestation, l'a « mis une seconde fois au monde, mais elle a accouché d'un monstre » (SB, 244). Maria, de son côté, revendique l'appartenance « à une autre espèce. [...] Il y a longtemps que je ne distingue plus entre ce que j'imagine et ce que je fais » (BS, 12).

38L'épreuve a changé l'être. Les formes élémentaires de la perception du monde sont déstructurées. L'espace troué déploie ses pièges sous les tréteaux d'un monde désaxé : « Une fois pour toutes exclu de la réalité. Directeur d'une troupe de comédiens ambulants je transporte avec moi tous les décors, tous les accessoires. Mais ce n'est pas moi qui décide de la pièce à jouer. On improvise à toute heure, on plante le décor à une vitesse vertigineuse, et tout de suite les comédiens sont en scène. Fantasques, anarchiques, impitoyablement ils m'entraînent dans cette représentation incohérente, exigent que je leur donne la réplique, jusqu'à ce qu'un mot, un silence, un regard révèle sous mes pieds la faille et me précipite en hurlant dans le gouffre » (SB, 210).

39La dimension du temps, qui est au creux de la problématique identitaire, a connu, elle aussi, une métamorphose irréversible. Le passé – Barbara la petite fille morte du peuple assassiné – et le présent – Minna la petite fille vivante du peuple assassin – se confondent dans une vision hallucinée. Pour Michaël, le temps s'est figé au moment où la catastrophe l'a frappé, « et désormais cette nuit [il va] la vivre et la revivre sans fin » (SB, 95). Pour le père-orphelin, « cloué à la roue du temps » (SB, 252), tout est consommé : « Je vis dans la mort de Barbara » (SB, 208). Cette formule déploie un oxymore dans le non-lieu ambigu de l'entre-deux macabre, entre vie et mort, à la fois vie et mort [1]. Le mélange de phénomènes incompatibles constitue l'expérience dans son abjection, car l'abject, c'est précisément, explique Julia Kristeva, « ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L'entre-deux, l'ambigu, le mixte » [2].

40Ces êtres vivent désormais dans un « pays crépusculaire [...] où plus rien n'arrive, où surtout, plus rien ne saurait [leur] arriver, [les] atteindre » [3]. Ils sont plongés dans un état d'« engourdissement », de « stupeur » et d'« indifférence ». Nous retrouvons là, dans ses grandes lignes, le portrait du revenant – avec son « extraordinaire somnolence » d'être « castré » et son apparence de « nature morte, fixe, pétrifiée » – esquissé par Jean Cayrol, dans l'immédiat après-guerre, quand il faisait l'hypothèse d'un « romanesque lazaréen » pour définir la forme spécifique d'écriture littéraire qui pourrait rendre compte de l'expérience des camps [4].

41On assiste actuellement à un regain d'intérêt de la recherche littéraire pour le concept lazaréen, que l'on sort du champ limité – du ghetto, si j'ose dire – de l'expérience concentrationnaire. Dans une perspective en quelque sorte généraliste, on cherche à déterminer l'empreinte de la « littérature des camps » sur la production générale des cinquante dernières années, en pratiquant une (re)lecture d'auteurs qui n'ont eu aucune connaissance directe des camps et dont les œuvres n'y sont pas explicitement rattachées. Les travaux pionniers en la matière, ceux de Jean-François Louette [1], traitent pour l'essentiel du théâtre de Beckett, et plus particulièrement de Fin de partie. Cette approche lazaréenne de l'absurde beckettien m'a incitée à approfondir une hypothèse ancienne concernant Winnie dans Oh les beaux jours et les héroïnes d'Anna Langfus. Je ne m'aventurerai pas dans les sables mouvants de l'analyse d'influence, je voudrais simplement souligner des convergences suggestives.

42L'ensablement progressif de Winnie représenterait la concrétisation scénique, dans un décor de lendemain d'apocalypse, du processus de pétrification des deux Maria. Au refrain beckettien – « Oh le beau jour encore que ça va être » [2] – répond en écho inversé (dans Les Bagages de sable) : « Encore une journée de claquée, dis-je. Toujours ça de moins » (BS, 10). Cette rencontre pourrait se résumer en une brève formule : Winnie, ce serait Maria, l'horreur en moins. Autre analogie intéressante : dans les deux cas, les partenaires masculins, Jacques et Willie, sont très peu bavards. Il faudrait, dans cette perspective, (re)lire les romans d'Anna Langfus comme prise de parole d'une femme anonyme apparentée à la femme de Loth. Le personnage biblique, dépourvu de toute identité propre, privé de nom, n'a d'existence sociale que par son statut d'épouse rebelle. Maria prendrait place dans la lignée de ces créatures qui s'emparent de la bannière de la révolte au nom des oubliés de l'Histoire [3] – étrangers, marginaux, vaincus – inaudibles, parce qu'ils tiennent un discours que leurs auditeurs ne peuvent/veulent comprendre.

43La Juive errante aux bagages de sable, cette créature désaxée, crépusculaire, qui souffre de « la maladie de la guerre » (BS, 48) fait l'éprouvante expérience de l'incompréhension des non initiés. Ou plus précisément, elle doit affronter les bonnes âmes bien intentionnées, qui ne demandent qu'à la guérir de ses troubles : « Sous ma peau, des tumeurs, des plaies, des furoncles pourrissent. Il suffit qu'on touche l'endroit sensible pour que je me mette à hurler, pour que je perde mon contrôle. Je suis réellement malade. Reste à savoir si c'est une maladie incurable, s'il n'existerait pas quelque remède. Le temps, dit-on, serait ce remède. [...] À défaut d'une guérison véritable, on donnerait l'espoir, l'illusion, on endormirait la douleur, on apaiserait les crises avec des calmants ou des bonnes paroles. Cela répondrait à l'idéal humanitaire de notre civilisation » (BS, 48-49).

44À ce programme normalisateur, lénifiant et paternaliste, qui obéit à l'esprit des discours traditionnels sur la guerre, Anna Langfus oppose des propos résolument déviants. Elle ne relie pas le combat de résistante de son héroïne à l'évocation du passé détruit – la patrie dégradée et les grands idéaux bafoués. Elle lui fait choisir, comme symbole du monde perdu de l'enfance, un objet parfaitement ridicule dans son incongruité. Il s'agit d'un pot de chambre « qui faisait partie de ces choses simples et solides sur lesquelles repose un univers quotidien. [...] Gnome bienveillant, génie titulaire (sic), dieu lare » (SS, 15). Le choix de cet objet trivial [1], destiné aux tout petits, définit Maria dans son état de femme-enfant immature et irresponsable. Qu'elle soit la seule rescapée de la famille, celle qui incarne finalement l'esprit de résistance, c'est une manière de faire exploser de l'intérieur le stéréotype de la faiblesse féminine.

45Le pot de chambre, qui associe les divinités protectrices de la cellule familiale aux fonctions vitales du bas corporel, est une illustration grotesque de la problématique identitaire dont j'ai proposé une analyse plus haut. Il permet de souligner que la deuxième guerre mondiale avec son innovation majeure la « Solution finale », pose, sous une forme extrême, le problème de la survie biologique de l'espèce humaine. Dans ce combat quotidien les femmes jouent un rôle essentiel [2]. Et il reviendrait à une femme, précisément, de prendre le contre-pied du flamboiement épique des célébrations guerrières convenues, par un discours subversif en mineur – à ras du corps, dans le sens le plus concret du terme. Pour dire ce visage autre – inouï, inédit – de la barbarie humaine.

Et après ? Expérience, fiction, écriture

46Le Sel et le soufre, avec son hypertrophie du moi, fait peser la balance du côté d'une subjectivité exacerbée. Une vision très rapprochée, qui déforme les choses, en les grossissant, entraîne une perception partielle donc partiale, des événements : « Je savais que j'avais vu les choses d'un peu trop près et que ma vision risquait d'en être déformée. [...] sans aucun doute, un témoin désintéressé, s'il pouvait en exister un, aurait noté des faits qui m'ont échappé, aurait expliqué ce que je n'ai pas compris » [1].

47Et l'écrivain-témoin d'ajouter : « D'ailleurs le meilleur témoin est peut-être celui qui n'a pas assisté à l'événement ». Manière provocante de jouer le pouvoir synthétique de l'imagination créatrice contre la myopie de la proximité ?

48La première œuvre, parce qu'elle rend compte, en toute lucidité, d'une expérience vécue, implique un investissement majeur de la part de l'artiste. L'effet de témoignage – de présence – confère à celui qui peut dire « J'y étais » un pouvoir particulier : il lui donne le droit à la parole en même temps qu'il donne du poids à ses paroles.

49Les Bagages de sable et Saute, Barbara, romans de la survie, évoquent la tentative impossible de quelques rescapés pour revenir dans le monde des humains : « Moi, je demande trop. Une retraite chez les ombres et une demeure chez les hommes. [...] Comment pourrait-on jouir en même temps des prérogatives des morts et des attributs de la vie ? » (SB, 57).

50Maria et Michaël sont de ces êtres estropiés et miraculés qui, par leur présence nue, témoignent qu'ils ont été « triturés jusqu'à l'âme » (SB, 56).

51Expression d'un ébranlement existentiel dévastateur, les livres ont été pour leur auteur l'occasion de tenter une (re)création de l'unité de sa vie par une narration qui se déploie dans l'espace flou entre récit-de-soi et fiction-de-soi-comme-un-autre. « Mixte instable entre fabulation et expérience vive » [2], ces récits inscrivent dans un chapitre tragique de l'Histoire (« avec sa grande Hache », Pérec) des histoires – individuelles et exemplaires par leur résonance collective – du mal que des hommes ont fait à d'autres hommes. Pour mémoire.

Notes

  • [1]
    Michaël Pollak, L'expérience concentrationnaire, Métailié, 2000, p. 12.
  • [1]
    Anna Langfus, « Les écrivains devant le fait concentrationnaire », in L'Arche, mars 1961, p. 33.
  • [1]
    J'accompagnerai chaque citation des romans de la référence précise avec le titre abrégé, SS pour Le Sel et le soufre. BS pour Les Bagages de sable, SB pour Saute, Barbara. Pour les deux premiers, j'ai utilisé l'édition Folio (respectivement 1983 et 1981), pour le troisième l'original de Gallimard, 1965.
  • [2]
    Sidra DeKoven Ezrahi, By Words Alone. The Holocaust in Literature, Chicago University Press, 1980, chapitre 4, « Literature of survival », pp. 67-95.
  • [1]
    Nathalie Heinich, « Le témoignage, entre biographie et roman : la place de la fiction dans les récits de déportation », in « La Shoah : silence... et voix », in Mots, n° 56, septembre 1998, p. 41.
  • [2]
    Interview d'Anna Langfus dans La Tribune de Lausanne, 24 juillet 1960, citée par Ellen S. Fine, in « Le témoin comme romancier : Anna Langfus et le problème de la distance », in Pardès, 1993, p. 98.
  • [3]
    Maria, qui était le prénom de sa mère et sera celui de sa fille, lui sert de masque pour parler d'elle-même, à travers l'autre qui est aussi l'être le plus proche.
  • [4]
    L'Arche, p. 33.
  • [5]
    Ellen S. Fine, art. cit., p. 97.
  • [6]
    Conférence Wizo, mars 1963, d'Anna Langfus, sans titre, inédite, citée par Ellen S. Fine, art. cit., p. 98.
  • [1]
    Ibid., p. 107.
  • [2]
    L'Arche, p. 33.
  • [3]
    Interview dans Nouvelle Critique, juin 1965, p. 45.
  • [4]
    Interview dans Les Nouvelles littéraires, 22 novembre 1962.
  • [5]
    Nouvelle Critique, juin 1965.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Le titre anglais du roman sera précisément The Lost Shore.
  • [1]
    André Breton, Clair de terre, Gallimard, Poésie, 1966, p. 108.
  • [1]
    Tellement ambiguë que, pour Sidra Ezrahi, l'objet que Michaël sort de sa poche est une montre.
  • [1]
    Umschlagplatz, située à l'extrémité nord du ghetto de Varsovie, c'est du cœur de cette place que partaient les convois de déportation.
  • [1]
    Voir aussi « Un jour je deviendrai peut-être semblable à un galet lisse et froid, [...] ayant enfin trouvé la forme parfaite pour échapper au temps » (BS, 214).
  • [2]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre. Seuil, Points, 1996, pp. 11-15.
  • [3]
    Ibid., p. 195, en citant Lévinas.
  • [1]
    « Dernier degré » est précisément le titre de ce chapitre.
  • [2]
    Voir les analyses de Sidra Ezrahi, op. cit., pp. 72-73, et de Judith Klein, Literatur und Genozid Darstellung des nazionalsozialistischen Massenvernichtung in der französischen Literatur, Wien-Köln-Weimar, Böhlau Verlag, 1992, dans son chapitre « Fiktion und Erinnerung : Le Sel et le soufre von Anna Langfus », pp. 106-128, en particulier pp. 122-124.
  • [3]
    Voir par exemple, Adah Lappin, « From Nightmare to Fairy Tales », citée par Ellen. S. Fine, art. cit.. p. 109.
  • [4]
    Michaël Pollak, op. cit.. p. 229.
  • [1]
    Michel Guiomar oppose au funèbre, qui s'inscrit dans la continuité organique du cycle naturel, le macabre, qui installe au cœur du vivant la décomposition, dans Principes d'une esthétique de la mort, Biblio-Essais, 1993, p. 219.
  • [2]
    Julia Kristera Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection. Seuil, Points, 1983, p. 12.
  • [3]
    L'Arche, p. 33.
  • [4]
    « De la mort à la vie », in Nuit et brouillard. Fayard, Libres, 1997, pp. 45-114. Les citations figurent pp. 58, 83,84. La première version de ce texte, a été publiée dans Esprit, en septembre 1949, et en appendice dans Les corps étrangers, 10/18, 1964, sous le titre « Pour un romanesque lazaréen ».
  • [1]
    Jean-François Louette, « Beckett, un théâtre lazaréen », in Les Temps modernes, mai-juin-juillet 1999, n° 604, pp. 93-118. Voir aussi le recueil de textes de Daniel Dobbels, Dominique Moncond'hui, Les Camps et la littérature. Une littérature du xxe siècle, Poitiers, La licorne, 2000.
  • [2]
    Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Éditions de Minuit, 1963-1974, p. 20.
  • [3]
    Un livre récent, publié en hébreu, traite précisément de cette question : Chaya Sachant, From Lot's Wife to Cinderella : Representation of the Female Image in Hebrew Women's Poetry, Hakibboutz Hameuhad, 2001.
  • [1]
    La Winnie de Beckett (sur) vit, elle aussi, en discourant sur des objets familiers.
  • [2]
    Ce thème est au centre des recherches en plein essor sur les femmes dans la Shoah.
  • [1]
    Conférence Wizo, art. cit., p. 95.
  • [2]
    Paul Ricœur, op. cit., p. 95.
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