Jamais plus. Une histoire de la Shoah Martin Gilbert, Traduction de Marie-Brunette Spire, Taillandier Historia, 2001, 192 pages, 189 F.
1Martin Gilbert, l'auteur de « Auschwitz and the Allies » (1981), « The Atlas of the Holocaust » (1982), de nombreux autres ouvrages d'histoire contemporaine et d'un nombre impressionnant d'atlas historiques, est connu du public français. En écrivant « Jamais plus », il a réussi dans un livre de 192 pages à décrire la vie des Juifs en Europe avant la guerre de 1939-1945, la montée du nazisme, l'intensification de la Shoah au fur et à mesure du déroulement de la guerre, les mouvements de résistance dans les camps, les ghettos et les pays occupés jusqu'à la victoire des Alliés, la Libération et les grands procès qui ont suivi.
2Le format du volume est celui d'un album (23 cm sur 26 cm). Chaque sous-chapitre ne comporte que deux pages face à face ; le texte est précis, détaillé et clair, illustré de photos en noir et blanc et en couleurs. Sa présentation didactique aide le lecteur qui n'est pas au courant de l'histoire de la Shoah à comprendre la politique antisémite nazie ainsi que la déréliction des déportés dans les camps et les ghettos. Comme le montre la photo de quarante enfants juifs d'une colonie de vacances en Pologne que le lecteur ne pourra pas oublier : deux visages y sont entourés d'un cercle rouge : ce sont ceux des deux seuls survivants. Une autre photo, prise par un sergent de l'armée allemande, nous découvre un groupe de Juifs du ghetto de Varsovie. Le regard de l'homme au premier plan, qui serre les poings, suffit à nous faire sentir toute la misère de la vie de ceux qui souffraient dans cet enfer. Les illustrations montrent aussi des affiches de propagande antisémite, des documents d'identité marqués « Juif », des photos de monuments qui ont été détruits pendant la guerre et des dessins dus à Alfred Kantor ou David Olère, inspirés par leur déportation et qui ont pu être sauvés. Dans les marges, de chaque côté, on trouve des citations pertinentes ou de courts extraits de témoignages de survivants dans des cartouches en couleur. Un des chapitres les plus intéressants a pour sujet la Résistance dans les camps de travail, les centres de mise-à-mort, les ghettos et les pays occupés dans lesquels les femmes ont joué un rôle important. On peut y lire de très beaux textes de révolte dont l'un émanait de l'Organisation Juive de Combat (Manifeste public, Varsovie, automne 1942) : « Juifs, l'heure approche. Préparez-vous à résister. Pas un de nous ne doit monter dans les trains. Ceux qui ne peuvent résister activement doivent faire de la résistance passive, se cacher. Notre devise doit être : “Tous prêts à mourir en êtres humains.” »
3Les évasions réussies étaient rares : ceux qui pouvaient rejoindre les partisans dans les forêts ou plus tard les troupes soviétiques avaient quelques chances de se battre et de survivre. Vrba et Wetzler et deux autres évadés d'Auschwitz purent atteindre leur but. Vrba écrivit un rapport sur Auschwitz qui parvint le 24 juin 1944 à Berne, en Suisse, d'où il fut transmis à Londres et lu par Churchill lui-même.
4Un autre chapitre rend hommage aux diplomates qui ont fourni des visas en vue de sauver des Juifs, en particulier en Hongrie. Non seulement Raoul Wallenberg put loger 15 000 Juifs en les protégeant sous le pavillon suédois, mais il réussit à distribuer 4 500 autorisations, c'est-à-dire trois fois plus que le total qui lui était alloué, et il alla rejoindre une « marche de la mort » de Juifs de Budapest vers l'Autriche. Plus de 30 000 d'entre eux y périrent. Mais il parvint à fournir sur place aux Juifs hongrois menacés des documents qui garantissaient qu'ils étaient sous la protection de la Suède et plusieurs d'entre eux purent rejoindre la capitale. Frédéric Born, directeur du Comité international de la Croix-Rouge en Hongrie, lui aussi, protégea un certain nombre de Juifs à l'intérieur du ghetto. Quant à Charles Lutz, le consul suisse, il signa 7 800 documents officiels.
5Tous les sujets liés à la Shoah sont traités dans ce volume. Grâce à une présentation simple et frappante, ce livre peut être lu et compris d'un large public. Le texte est clair et fondé sur des faits documentés et des témoignages : le tout dûment référencé. Comme toujours chez Martin Gilbert, la cartographie est particulièrement soignée : il y a un grand nombre de cartes en couleur montrant les routes d'invasion et l'avance des « Einsatzgruppen », la position géographique des camps, le trajet des marches de la mort ou la ligne de front des Alliés lors de la capitulation de l'Allemagne. Ce volume possède en outre une chronologie, un index des lieux et des personnes ainsi qu'une longue liste de références bibliographiques. Beaucoup de livres et de témoignages cités n'ont pas encore été traduits en français et décrivent une grande diversité d'événements vécus sous la botte nazie.
6Pour terminer, je citerai Elie Wiesel qui déclarait, lors du cinquantième anniversaire de la Libération d'Auschwitz-Birkenau, le 27 janvier 1995 : « En réfléchissant au passé, nous devons faire face au présent et au futur. Au nom de tout ce qui est le plus sacré dans notre mémoire, arrêtons les bains de sang là où il continue à être versé... Rejetons, combattons avec une force renouvelée le fanatisme religieux et la haine raciale. »
7Madeleine STEINBERG
Le Pianiste. L'extraordinaire destin d'un musicien Juif dans le ghetto de Varsovie 1939-1945 Wladyslaw Szpilman, Traduit de l'anglais par B. Cohen, Robert Laffont, 2001, 265 pages, 119 F.
8Lors de la capitulation de Varsovie le 27 septembre 1939, Wladyslaw qui était pianiste à « Radio-Pologne », vivait avec sa famille dans un immeuble qui sera bientôt inclus dans le « Petit Ghetto ».
9Dès la prise de Varsovie par les troupes allemandes, le commandant fit placarder une proclamation promettant à tous « le retour à une existence normale, sous la protection du Reich ». Un paragraphe était spécialement consacré aux Juifs, « leur garantissant tous leurs droits et l'inviolabilité de tous leurs biens ainsi que leur complète sécurité personnelle ». Mais rapidement des lois antisémites très rigoureuses furent affichées. Un soir, Wladyslaw et son frère étaient encore dans la rue après l'heure du couvre-feu : ils furent arrêtés par la police ennemie. Ils eurent de la chance : le chef allemand, apprenant qu'ils étaient musiciens, leur permit de rentrer chez eux : il était lui-même amateur de musique. En novembre 1940, tous les Juifs ont été enfermés dans le ghetto où, dit l'auteur, « la vie était d'autant plus atroce qu'elle gardait les apparences de la liberté, alors que toutes les rues finissaient sur un mur ». La misère régnait déjà dans les rues populaires où se mêlaient mendiants et petits vendeurs et, dans les quartiers plus aisés, les affairistes, sans scrupules, cherchaient à faire des affaires plus ou moins louches pour acheter des certificats de travail afin de se protéger ainsi que leur famille. C'est dans un des cafés « à la mode » que Wladyslaw jouait du piano pour gagner de quoi nourrir les siens. Les rafles se succédaient, les Juifs vivaient dans la crainte perpétuelle d'être envoyés « travailler à l'Est ». L'auteur décrit le ghetto « comme une fourmilière affolée », où l'on était constamment menacé. D'où une tension insoutenable. Au printemps 1942, les Juifs furent chassés, quartier par quartier, vers « l'Umschlagplatz », par des soldats lituaniens, connus pour leur brutalité, pour être déportés vers l'Est. Le 16 août Wladyslaw et sa famille furent ainsi menés au train de déportation. Au milieu d'une énorme foule d'enfants, de malades et de vieillards pleurant et se bousculant sous un soleil de plomb, Wladyslaw fut tiré en arrière par un ami qui lui cria : « Sauve-toi, sauve ta peau ! » et quelqu'un pointa le doigt vers les wagons en disant : « Tiens, regarde, ils partent griller ! » Il ne réussit pas à rejoindre les siens et resta seul, se maudissant d'avoir perdu de vue ceux qu'il aimait. La chance lui permit de coucher quelques nuits chez des amis et de travailler dans un commando de démolition. Ensuite, il put se cacher dans un petit logement sans bouger, ravitaillé par des amis. Mais d'autres gens, moins honnêtes, lui volèrent le peu d'argent qu'il possédait au point que, enfermé, seul, il manqua mourir de faim et de soif. À l'approche des troupes soviétiques, il est coupé de tout, entouré de maisons bombardées et suffocant au milieu des fumées de nombreux incendies. Ce ne fut qu'après de très longues journées qu'il réussit à sortir pour chercher des restes de nourritures et de l 'eau dans les caves, terrorisé de ne plus retrouver le chemin de sa cache. Pour maintenir son courage, il se remémorait les partitions de musique qu'il avait jouées et les poèmes et les romans qu'il avait lus avant la guerre. Il voulait vivre et témoigner. Un jour, un soldat allemand le trouva, gelé et sans forces. Wladyslaw craignit pour sa vie, mais le soldat lui demanda sa profession, puis lui apporta une couverture chaude, du pain et de la confiture en expliquant que lui aussi aimait la musique ! Les dernières semaines dans le froid hivernal furent longues et pénibles, mais avec le printemps et après la capitulation allemande il sort de son trou. Autour de lui, il n'y a plus que des ruines, sauf au loin de l'autre côté de la Vistule où il aperçoit encore quelques maisons du faubourg de Praha. Grâce à la chance, à sa volonté déterminée de vivre, à une succession de situations imprévisibles et à quelques personnes au grand cœur, il a survécu et repris ses émissions à « Radio Pologne ». Interdit par le régime communiste, son livre, rédigé dès 1945 alors que la mémoire de l'auteur était encore fraîche, ne fut publié que cinquante ans plus tard. C'est un récit exemplaire d'une période qui ne doit pas être oubliée et qui montre que, même aux pires moments, il peut encore exister des humains dignes de porter le nom d'homme.
10Madeleine STEINBERG
The Banality of Indifference. Zionism and the Armenian Genocide Yaïr Auron, New N.J. Brunswick, Transaction Publishers, 2000, 405 pages.
11Yaïr Auron est professeur d'histoire du judaïsme contemporain au Kibbutzim College d'éducation de Tel-Aviv. Être juif et israélien voici, pour lui, deux raisons de partager le malheur des Arméniens, car ils furent aussi victimes d'un génocide et ce génocide fut perpétré sur le territoire de l'actuel État d'Israël. Comment réagirent alors les membres de la communauté juive de Palestine, le Yichouv ? Yaïr Auron répond à cette question par le titre de son livre : à la banalité du mal – dans un État criminel, les exécutants, des hommes ordinaires, se recrutent aisément – s'ajoute, plus massive encore, la banalité de l'indifférence. En majorité, les spectateurs restent passifs. À peine comprennent-ils qu'ils sont peut-être les prochains sur la liste des victimes potentielles.
12Cette étude examine les attitudes de la communauté juive de Palestine et du mouvement sioniste lorsqu'ils furent informés des massacres arméniens, tant en 1895 et 1896 qu'en 1909, et surtout au moment du génocide de 1915. Elle révèle qu'en dehors du groupe Nili qui monta en Palestine de 1915 à 1917 un réseau d'espionnage au service des Anglais, le Yichouv ne se préoccupa pas de l'élimination des Arméniens de l'Empire ottoman, à la fois parce que cet événement ne le concernait pas et qu'il craignait de menacer l'entreprise sioniste en affichant sa solidarité avec cette communauté persécutée. Il n'avait pas, il convient de l'ajouter, les moyens matériels de secourir les victimes arméniennes. De même, le mobile principal du désintérêt du mouvement sioniste à la tragédie arménienne est la totale obsession de ses dirigeants à leur cause. Ils voient le monde à travers le prisme de leur engagement politique et, pendant la Première Guerre mondiale, ils sont, pour des raisons de Realpolitik favorables aux Jeunes Turcs. Ceux qui sont sensibles aux souffrances des Arméniens, la quarantaine de Justes du groupe Nili, sont des Juifs de la première Aliya, des sabras qui parlent hébreu, arabe et français et qui sont plus critiques envers le gouvernement ottoman que les immigrants arrivés après 1904.
13Plus tard, aucune mention – ou presque – n'est faite dans la littérature du Yichouv au sujet de la suppression des Arméniens, à l'exception notable de la traduction en hébreu en 1934 des Quarante Jours du Moussa Dagh de Franz Werfel, un ouvrage qui est reçu comme un symbole du destin parallèle des Arméniens et des Juifs, ces deux peuples victimes. Pendant la Shoah, le livre de Werfel prend une valeur de parabole. Le « Moussa Dagh », le mont de Moïse, s'identifie au Sinaï, où Moïse est resté quarante jours. Le héros, Gabriel Bagradian, meurt sur le « Moussa Dagh », tel Moïse qui n'atteint pas la Terre promise et est enterré sur le mont Nevo. Dans les ghettos polonais, on se passe le livre de main en main, à Varsovie, à Kovno, à Bialystock, surtout, où le ghetto doit être, selon les mots de Mordekhaï Tenenbaum, « notre Moussa Dagh ». De même, lorsqu'on 1942 les Juifs de Palestine craignent une percée nazie, ils projettent de se retirer sur le mont Carmel pour résister, comme jadis les Arméniens sur le « Moussa Dagh ».
14Après la Seconde Guerre mondiale, l'attitude de l'État d'Israël est, comme celle de tout autre État, dépendante des contraintes diplomatiques. Israël s'intéresse peu au génocide arménien. Aucun représentant du Gouvernement ne participe aux commémorations du 24 avril. Pourtant la question est soulevée à plusieurs reprises à l'échelon gouvernemental, mais elle est tranchée, le plus souvent au détriment de la mémoire arménienne, par le double souci de ne pas menacer la communauté juive de Turquie et de préserver les bonnes relations entre Israël et le seul pays musulman laïque du Moyen-Orient.
15Le livre de Yaïr Auron permet, à partir de ce cas particulier, d'analyser un phénomène plus général : la réaction du témoin qui reste passif devant des atrocités. Le concept de banalité de l'indifférence souligne le comportement habituel de la multitude. Ceux qui se trouvent placés entre le bourreau et la victime sont, en très grande majorité, indifférents, conformes à ce que l'État criminel attend d'eux, à la fois craintifs et opportunistes. Pourtant, est-il si difficile d'admettre que ce n'est pas réduire la portée de la Shoah que de s'intéresser aux souffrances des autres, que les mémoires arménienne et juive ne sont pas antagonistes mais complémentaires ?
16Yves TERNON
La Fragilité du bien. Le sauvetage des Juifs bulgares Texte réunis et commentés par Tzvetan Todorov, Traduit du bulgare par Marie Vrinat et Irène Kristeva, Collection Histoire à deux voix, Albin Michel, 1999, 217 pages, 98 F.
17Ce petit volume contient un exposé historique suivi d'une deuxième partie constituée par des documents sur l'exclusion, la déportation et l'internement des Juifs bulgares ainsi que des textes de « souvenirs » rédigés par des opposants politiques.
18De 1939 à 1943, la Bulgarie, alliée traditionnelle de l'Allemagne, resta neutre et aucun soldat bulgare ne s'est battu dans les rangs de l'armée allemande. La politique antisémite que les nazis voulurent imposer en octobre 1940 provoqua de vives protestations de personnalités politiques et religieuses (chrétiennes et juives) et d'une partie de la population. Cependant, la « loi pour la défense de la nation » discutée, puis adoptée en 1941, imposa aux Juifs un certain nombre de graves restrictions à leur liberté : couvre-feu, port de l'étoile jaune, expulsions de logements et envoi forcé dans des bataillons de travail. Après l'entrée en guerre des États-Unis en 1941, la Bulgarie devint membre de l'Axe. Dannecker n'arriva à Sofia que le 21 janvier 1943 avec l'ordre de déporter 20 000 Juifs ; les détails de l'opération furent discutés avec Bélev, ministre de l'Intérieur, pro-fasciste et antisémite. Mais aussitôt l'ordre connu, le premier ministre reçut une lettre du député de l'opposition Petko Staïnov et le roi Boris un télégramme du métropolite de Sofia, exprimant leur désaccord. Il fut quand même décidé que 14 000 Juifs seraient déportés. Ils venaient de Thrace et de Macédoine, régions administrées depuis peu par la Bulgarie et avaient perdu leur citoyenneté bulgare depuis un décret du 5 juin 1942. 11 363 Juifs furent envoyés à Auschwitz et à Treblinka : seuls douze d'entre eux survécurent ! Dannecker et Bélev préparèrent ensuite un nouveau plan de « sécurité » pour déporter 6 000 Juifs de « l'ancienne Bulgarie ». Pour ne pas irriter l'opposition, ils devaient être choisis parmi les seuls « indésirables » politiques. Harcelé par de nombreuses personnalités, le roi louvoya : Goebbels l'a décrit comme « aussi malin qu'un renard ». Mais la situation militaire des nazis devenait difficile : défaite devant Stalingrad, avance russe vers l'ouest et victoire des Alliés en Afrique du Nord. Quant au Métropolite de Sofia, il décida d'ouvrir les églises aux Juifs traqués. Le 24 mai 1943, lors de la fête nationale, un défilé dans la capitale se transforma en une démonstration contre la politique antisémite du gouvernement. Après la mort subite du roi Boris le 28 août 1943, les régents du pays abrogèrent la « loi pour la défense de la nation ». En septembre, les troupes soviétiques entrèrent en Bulgarie et en 1944 un tribunal populaire fut chargé de l'épuration. Les communistes voulurent ignorer toute l'action de la résistance non communiste : tous les députés furent jugés pour avoir soutenu la politique du gouvernement. Les peines furent lourdes : sur 43 députés, signataires de la pétition proposée par Péchev, trois seulement furent acquittés et tous les autres furent condamnés à mort ou à des peines de prison.
19Todorov pose alors la question : les Bulgares ont-ils sauvé les Juifs et, sinon, qui les a sauvés ? Il examine trois thèses. Selon la première, les Bulgares et leurs représentants auraient lutté efficacement contre la persécution des Juifs. Mais ces actions sont peu connues, car elles ont été occultées après l'instauration du pouvoir communiste. Parmi les députés de la majorité, condamnés en 1944, peu accédèrent au pouvoir et même les communautés juives renoncèrent à exprimer leur reconnaissance à ceux qui les avaient défendues. Quant au métropolite Stéphane, il fut destitué en 1948. On préféra oublier le génocide et en 1954 un seul manuel scolaire y consacra une phrase : « Imitant les hitlériens, le gouvernement fit voter à l'Assemblée nationale une « loi pour la défense de la nation » dirigée contre les Juifs ». Rien d'autre ne restait de la lutte des Bulgares pour sauver leurs concitoyens juifs !
20Selon la deuxième thèse, les communistes parlent de la persécution des Juifs comme d'une entreprise criminelle qui aurait été mise en échec par l'action du parti ouvrier (communiste) ; le parti met l'accent, non sur les événements de mars 1943, mais sur la manifestation du 24 mai qu'il aurait prétendument organisée. À ce défilé, de nombreuses personnes auraient exprimé leur désaccord avec les mesures de déportation et d'internement des Juifs. Il semble exact qu'après l'invasion de l'URSS par les troupes nazies une grande partie de la propagande du parti communiste ait consisté à faire connaître sa lutte contre le fascisme et contre la persécution des Juifs. Mais il est aussi certain que les protestations seules ne pouvaient résoudre le « problème juif ». Quant au défilé du 24 mai il avait surtout été organisé par le rabbin Daniel Tzion. Aucun document ne prouve que Jivkov, qui devint le chef communiste du nouveau régime bulgare, ait été l'instigateur de cette manifestation.
21Et si ce ne sont ni les Bulgares, ni les communistes, alors qui ? La réponse se trouverait dans la publication d'un émigré juif bulgare en Israël en 1952, Benjamin Arditi. Les paroles du roi variaient selon ses interlocuteurs. Cependant, il empêcha la déportation des Juifs bulgares du 10 mars jusqu'à sa mort le 28 août 1943. La protestation de Péchev seul aurait été insuffisante sans l'action du roi. Et Hoffman, dans un rapport du 5 avril 1943, signale que le ministre de l'Intérieur avait reçu des « plus hautes instances » la consigne d'arrêter le transfert programmé des Juifs de « l'ancienne Bulgarie ». La « plus haute instance » ne pouvait signifier que le roi. Et les ordres ont été suspendus pour un certain temps. Mais au mois de mai, nouvelle intervention du roi. Aucun texte officiel ne le confirme, mais il ne pouvait ignorer le sort des déportés après que Charles Rédard, le chargé d'affaires suisse, ait déclaré « que la Pologne était la mort immédiate » et que le métropolite de Sofia ait protesté après avoir assisté à un départ de Juifs, traités comme des bestiaux. Le roi opta alors pour l'« évacuation » de seulement quelques « indésirables ».
22Tzvetan Todorov conclut par un vibrant hommage à Péchev dont la vie politique s'est arrêtée lors de sa condamnation à quinze ans de prison, peine qui sera commuée en 1945. Il n'avait pas seulement défendu les Juifs mais aussi la démocratie, le parlementarisme et les libertés individuelles. Distingué par Yad Vashem, il devint l'un des treize « Justes » bulgares.
23Ce travail se lit avec grand intérêt. Les textes cités montrent comment ces résistants bulgares ont lutté, par des moyens légaux, contre l'oppression nazie et la déportation des Juifs. Leur dignité et leur courage forcent notre respect.
24Madeleine STEINBERG