Notes
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[1]
Une maîtrise sur le sujet « Gilbert Lesage et le Service social des étrangers » est disponible au CDJC.
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[2]
La plupart des informations contenues dans cet article proviennent du fonds laissé par Gilbert Lesage au CDJC.
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[1]
Rencontre relatée dans la « Vie Quaker », mars 1970, n° 268. Fonds Lesage.
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[2]
Cote CCCLXIII-80. Fonds divers. CDJC.
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[1]
« Vie Quaker », nos 344 et 345. Fonds Lesage. Dossier 693.
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[1]
Souvenirs de Lesage. Fonds Lesage. Dossier 693.
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[2]
Fonds Lesage. Dossier 696.
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[1]
Pages 213-214.
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[1]
Fonds Lesage. Dossier 689.
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[1]
Fonds Lesage. Dossier 684.
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[2]
Fonds Lesage. Dossier 690. Témoignage sur cassette transmis par Mme Maux.
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[1]
Les Miradors de Vichy, Alexis Monet Laurette, pp. 52-56.
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[1]
Attestation de Joseph Jakubowski. Fonds Lesage. Dossier 697.
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[2]
DLXXII-46, 47. Fonds Latour. CDJC
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[3]
Vichy-Auschwitz, Serge Klarsfeld, p. 165.
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[1]
René Nodot, Les enfants ne partiront pas, pp. 19-26.
1Gilbert Lesage est l'homme qui a dirigé pendant près de quatre ans (1941-1944) le Service social des étrangers [2]. Ce service a pris en main la destinée de milliers d'étrangers et notamment des Juifs qui vivaient dans la zone non occupée pendant la guerre. Ces hommes pourchassés et abandonnés ont vu en ce service un espoir de survie.
2Qui est cet homme qui va tenter, dans un environnement hostile et trouble, d'agir pour améliorer, voire sauver, la vie de milliers d'étrangers ?
3Gilbert Lesage est né avec son frère jumeau, Hubert, le 19 mai 1910 à Paris. Il décède le 7 novembre 1989. Ses origines familiales sont diverses. Elles sont normandes par ses père, grand-père et grand-mère de la lignée des Lesage et Corbin et marseillaise, mauricienne et réunionnaise par ses mère, grand-père et grand-mère de la lignée des Morel et Cayrou. Ce mélange, atypique, est certainement révélateur de la personnalité complexe de Gilbert Lesage.
4Son père, Robert, né en 1874, sort de l'École des beaux arts dans l'atelier Lalo en tant qu'architecte DPLG. Il apparaît comme un homme travailleur et réfléchi. Il épouse en 1909 Marie Marguerite Morel, née en 1873 à la Réunion. Elle vient à peine de terminer ses études musicales au Conservatoire de Paris où elle décroche un deuxième prix de violoncelle.
5Après une enfance passée entre la Normandie, chez ses grands parents, et Paris, il obtient un baccalauréat ès-lettres et entreprend des études de philosophie à Paris.
6À partir de 1928, dans une recherche spirituelle de lui-même et de la vie, il passe par une période d'intenses activités. Il se désintéresse de la philosophie, pour aider son oncle dans la bonneterie avant d'entreprendre des études d'ethnologie. De même, il se passionne pour la sociologie et les langues étrangères (allemand et anglais) et effectue même un stage d'hôtellerie. Ce sont des choix assez éclectiques qui correspondent bien à son tempérament. Alors qu'il commence à entreprendre des voyages à l'étranger dans les universités de Fribourg, Berlin et Londres, il rencontre, en novembre 1929, Ella Barlow qui constitue le premier tournant dans sa vie [1]. Elle est une des inspiratrices de la « Société des Amis » (Quakers) en France. Cette société religieuse [2] fondée en 1652, s'est surtout répandue aux États-Unis et n'est que d'ordre philanthropique en France. Lesage est séduit par les idées des Quakers (importance des jeunes, paix, entraide, liberté de religions, amitié...) et fait son entrée à l'âge de 19 ans dans la grande famille des Quakers. C'est son premier pas vers l'entraide et la solidarité qui le mènera pendant la guerre à s'occuper du Service social des étrangers.
7Après avoir participé au Cercle international de jeunesse en 1930 et avoir effectué en 1931 son service militaire, il décide, fin 1932, de participer à l'aventure de l'Entraide européenne (il en est membre du 1er octobre 1932 au 31 décembre 1934) et de partir en Allemagne. L'Entraide est une association qui a pour objet la réalisation d'œuvres d'entraide aux populations des pays d'Europe les plus éprouvées par les crises économiques et sociales. Ces œuvres sont réalisées sous forme de « foyers » où des secours matériels (vêtements, nourriture) sont distribués aux plus nécessiteux et où se tiennent des réunions amicales ayant pour but de créer entre les individus de nationalités différentes une atmosphère d'entente et d'amitié. Ces idées ne sont pas sans évoquer les futurs projets théoriques des centres d'accueil du S.S.E. Promu secrétaire général adjoint de l'association, Gilbert Lesage part pour l'Allemagne pour œuvrer à la compréhension franco-allemande. Il arrive le 15 décembre 1932 au centre Quakers de Berlin.
8Très vite, il remue des montagnes et grâce, en partie, à ses efforts et son énergie, le foyer « cantine pour enfants » de chômeurs allemands ouvre le 22 décembre, dans un des quartiers les plus pauvres de Berlin. À travers ce foyer, des conférences s'organisent pour l'entraide, pour le rapprochement franco-allemand. Hélas, ces discours sont peu appréciés par le parti nazi nouvellement en place depuis janvier 1933. Le contrat du foyer qui expire le 15 avril n'est pas renouvelé et Gilbert Lesage, arrêté lors d'une réunion, est expulsé vers la France. L'Entraide ouvre un peu plus tard à Paris un foyer d'accueil pour les réfugiés allemands [1]. Après avoir pris un peu de recul par rapport à l'Entraide, il est rappelé par ses dirigeants (Barlow...) qui lui demandent, fin 1933, de revenir à Paris pour réorganiser le foyer et se joindre à leur équipe pour créer un service d'accueil et de placement pour les réfugiés dans les villes de province et dans la campagne française, car leur situation à Paris est de plus en plus difficile. Le chômage qui s'étend en France renforce la sévérité des lois contre la main-d'œuvre étrangère. Les étrangers n'ont le droit de travailler qu'une fois en possession de leur carte de travail et celle-ci est systématiquement refusée par le ministère du Travail. Il est à souligner que beaucoup sont des intellectuels ou des commerçants, mal préparés à commencer une nouvelle vie en France. Le problème se reproduira en 1940.
9L'immense tâche d'orienter les réfugiés vers les départements où il n'y a pas de chômage est confiée à Lesage. On fait confiance à son énergie, à son dévouement et à son intelligence pour régler ce problème. Et effectivement, grâce au concours du Syndicat national des instituteurs, des milieux universitaires et aussi à la bienveillance des administrations préfectorales et municipales, il parvient à trouver des solutions de logements et de placements.
10Début 1935, il quitte l'association et va multiplier les activités (courtier, conseiller technique), cherchant visiblement un but à sa vie. En 1938, il décide de revenir à la solidarité en incorporant pendant un peu plus d'un an le Service civil international. Toujours volontaire bénévole, il devient secrétaire général adjoint. Il remplit aussi les fonctions de directeur de « Pax Colony » qui est un centre d'hébergement pour les réfugiés espagnols fuyant la guerre d'Espagne et Franco.
11Comme on le constate, bien avant la guerre, Lesage s'est occupé des réfugiés étrangers fuyant leur pays, des problèmes de chômage, toujours dans un esprit de fraternité. Mais cette activité va être bouleversée par la guerre qui va constituer le deuxième grand tournant dans la vie de Gilbert Lesage.
12Lorsque la guerre est déclarée par la France et l'Angleterre le 3 septembre 1939, Lesage est mobilisé depuis le 27 août 1939. Il a longuement hésité à accepter cette mobilisation en raison de ses idées pacifistes. Mais ses seuls recours étant soit de se déclarer « objecteur de conscience » et d'être incarcéré, soit de déserter chez des amis en Suisse, il se résout à être enrôlé. Il est incorporable le 2 septembre 1939 au parc de réparation d'infanterie près de Nancy [1].
13Après divers mouvements, on démobilise le 12 juillet 1940 tous les militaires qui ont signé un contrat de travail agricole, ce qui est le cas de Lesage, en qualité de valet de ferme. Ce travail l'occupe jusqu'au 25 juillet lorsque la moisson se termine. Avec l'accord de la cultivatrice qui l'a engagé, il décide d'aller à Vichy afin de voir la nouvelle place-forte du gouvernement français et pour peut-être se rendre utile à la collectivité [2]. Il y arrive le 26 juillet 1940. À cette époque, le grand problème social et humain est celui des jeunes réfugiés qui, tout au long de la ligne de démarcation, se groupent avec le secret espoir mêlé de crainte de rentrer chez eux en zone occupée. Il faut organiser leurs ravitaillements, leurs hébergements, leurs transports. Mais, peu à peu, le courant s'établit en sens inverse et de nombreux jeunes franchissent la ligne de démarcation pour venir chercher refuge en zone Sud. L'inconvénient majeur, c'est le chômage qui sévit, désorganisant la vie de ces jeunes qui ne savent plus que faire, ni où aller.
14Dés son arrivée, Lesage rencontre devant l'Hôtel du Parc, un ami, M. Laborie. C'est un ancien secrétaire général de la préfecture de Chaumont avec qui Lesage a travaillé en 1938-1939 pour régler les problèmes de réfugiés espagnols dans son département. Il vient juste d'être nommé au ministère de l'Intérieur à Vichy. Il est d'ailleurs à noter que parmi les amis ou connaissances, connus avant la guerre par l'entremise de ses multiples activités, un certain nombre se retrouvent à Vichy dans différents services administratifs ou dans la police, ce qui lui permet d'avoir des appuis non négligeables pour l'avenir. Laborie le présente à ses amis de l'Intérieur en leur vantant ses mérites. Le lendemain, il l'envoie au ministère de la Famille et de la Jeunesse où il vient de créer les Compagnons de France. C'est un mouvement officiel pour la jeunesse. Lesage est engagé comme chargé de mission. Il doit s'occuper de la jeunesse meurtrie et désorganisée, comme il le faisait avant la guerre.
15Le 4 août, il devient chef du Service des Réfugiés Compagnons de France, à Vichy, d'abord, puis, à Lyon. Deux mois plus tard, le 26 octobre, le directeur des réfugiés au ministère de l'Intérieur, François Gillet, le nomme inspecteur général du Service des réfugiés chargé des questions de la jeunesse et donne son agrément officiel à ses fonctions de chef de service. Il doit établir un rapport sur la situation des réfugiés dans chaque département visité, faire encadrer par les mouvements de jeunesse les jeunes réfugiés sans travail et organiser des centres de réimplantation pour ces jeunes. Avec le concours d'amis comme Pierre Vernay (son adjoint), Marie-Louise Cagnaire (à Lyon) et Marion de Procè, et grâce à des moyens conséquents, il parvient à organiser un service efficace et à établir dans toute la zone Sud des centres d'accueil. Petit à petit, Lesage par la persuasion, par une bonne communication et du travail, monte dans la hiérarchie et gagne une certaine indépendance.
16C'est à cette période qu'il rencontre Robert Gamzon, dit « Castor » (1905-1961), fondateur en 1923 des Éclaireurs Israélites de France. Son mouvement a pour mission de conserver dans la tradition juive les jeunes Israélites français en voie d'assimilation. Il cherche des hommes de confiance dans la périphérie de Vichy, repère vite Lesage et le contacte en décembre 1940. Aidé par le docteur Joseph Weill (médecin en chef du comité central de l'Union des sociétés de l'OSE), Gamzon lui propose de se consacrer aux problèmes des réfugiés Israélites étrangers dont il dépeint la situation tragique, notamment dans les camps du ministère de l'Intérieur. Ils pensent que, grâce à ses relations établies dans ce ministère, il est le plus à même de les aider. Gamzon porte aussi à sa connaissance la loi du 27 octobre 1940 qui signale que les ressortissants de « race juive » peuvent être à tout moment internés dans des camps spéciaux ou assignés à résidence par les préfets.
17De plus, pour être sûr de le convaincre, Castor lui fait visiter le camp de Gurs pour qu'il prenne conscience de la souffrance et de l'angoisse de centaines de familles et de travailleurs espagnols, polonais, Israélites... Convaincu, Lesage décide de se désengager du Service des réfugiés au profit de son adjoint tout en restant en liaison avec lui (il le fait officiellement le 19 février 1941).
18Il est déterminé à sensibiliser le gouvernement de Vichy sur le problème des étrangers, ce qui est fait 16 janvier 1941. En effet, le directeur général de la Sûreté nationale, Henri Chauvin, à la demande de M. Fourcade, directeur de la police du territoire et des étrangers, le nomme directeur des équipes d'entraide et du bureau d'information, de documentation et de liaison pour l'assistance des réfugiés ; organisés en collaboration avec le Service social d'aide aux émigrants.
19Ses missions sont les suivantes : il doit organiser dans les centres d'hébergements relevant de la Sûreté nationale (il s'agit de camps) l'assistance aux enfants, aux mères de famille, aux vieillards, ainsi que préparer à l'extérieur de ceux-ci, d'autres centres pour les étrangers dont la situation est la plus critique et dont la liste est visée par la Sûreté nationale. Il doit aussi rechercher auprès des comités privés l'aide financière et matérielle pour la constitution de ces centres d'accueil et assurer, grâce à des équipes de Compagnons et autres mouvements de jeunesse agréés, la surveillance de ces foyers en liaison avec les services de police. Enfin, il doit constituer des centres d'accueil où sont rassemblés les étrangers en surnombre dans l'économie nationale que les services de police n'ont pas cru devoir diriger sur un centre d'hébergement.
20On note que le gouvernement accepte le principe de l'aide sociale mais se refuse à la financer tout en gardant le contrôle des structures.
21Rodé par ses expériences dans l'Entraide européenne et par son aide aux réfugiés espagnols, Lesage constitue avec une douzaine de camarades, des équipes d'assistance aux réfugiés dans les camps. Malgré cela, cette mission doit être rapidement abandonnée faute de moyens. Effectivement, les fonds nécessaires à cette action qui devaient être fournis par le Joint n'arrivent pas. Les Américains ne prennent pas aux sérieux Lesage et ses idées.
22Devant cette impasse, Lesage a encore la chance de rencontrer un de ses amis, Georges Demay (sous-préfet), qui lui suggère de prendre contact avec Henri Maux qui dirige le Commissariat à la Lutte contre le Chômage (CLC) en zone Sud.
23Le but de ce commissariat (créé le 11 octobre 1940), qui dépend du ministère de la Production industrielle et du Travail, est d'organiser l'emploi de la main-d'œuvre momentanément privée de travail notamment par une politique de grands travaux à travers la mise en place de chantiers. Il se doit aussi de réintégrer les travailleurs dans leurs anciennes activités ou de les reclasser dans une autre spécialité ayant des besoins de main-d'œuvre.
24Lesage rencontre donc Maux et lui expose ses idées et la situation de son association naissante. Il lui parle de sa visite dans le camp de Gurs (ouvert au printemps 1939), des conditions déplorables où vivent notamment les travailleurs étrangers dont doit s'occuper le CLC. Pour Gilbert, les camps ont été conçus (ouverture du camp de Rieucros le 21 janvier 1939) pour rétablir l'ordre public avec notamment l'arrivée massive de républicains espagnols (ouverture des camps d'Argelès et de Barcarès en février 1939 pour éviter le brigandage). Il estime que les travailleurs potentiels doivent être sortis des camps du ministère de l'Intérieur pour contribuer au bon fonctionnement de l'économie nationale. De plus, il souligne à Maux que rien n'est fait pour les familles qui s'efforcent naturellement de se rapprocher de leurs soutiens de famille qui se trouvent dans les groupements de travailleurs étrangers. Lesage tient à s'en occuper.
25Maux, intéressé par ses propos, décide de l'aider. Il le nomme le 19 février 1941, dans le cadre des travailleurs étrangers, chef du Service social des formations d'étrangers chargé de l'action sociale pour leurs familles. Il le laisse libre d'accomplir toutes les actions qu'il juge utiles pour les étrangers qui ne dépendent pas des autres services. De plus, Maux lui accorde avec effet rétroactif, à dater du 1er janvier, tous les crédits nécessaires pour régulariser le fort passif de l'association naissante et transformer les équipes d'entraide en équipe de chômeurs intellectuels pour l'action sociale (avec un salaire de cadre). Il est à noter que, parmi ces chômeurs, une trentaine de personnes juives sont admises (notamment Léon Meiss et Raymond Isay à Lyon), ce qui prouve les intentions bienveillantes du service.
26Ainsi naît ce qui va devenir rapidement le Service social des étrangers avec à sa tête, un homme à la personnalité généreuse mais pour le moins complexe, voire parfois ambiguë.
27Gilbert Lesage, c'est d'abord une personnalité débordante qui impressionne ses proches comme ses différents interlocuteurs, par sa vigueur comme par sa longévité. Elle ne va jamais l'abandonner, même quand son état physique se détériore à la fin de sa vie. Ainsi, non content de s'être occupé d'associations dans sa jeunesse ou du SSE pendant la guerre, Lesage continue son parcours atypique et multiplie les activités après 1945. Il devient entre autres directeur régional, en Allemagne fédérale (en zones américaine et britannique) de l'UNRRA et de l'IRO pour l'assistance aux personnes déplacées. De 1950 à 1955, il devient directeur du Centre de rencontres internationales. Après diverses autres fonctions, il retourne en 1970 jusqu'en 1985 vers des associations comme les Quakers, Les Petits Frères des Pauvres, puis SOS Sahel, Paris-Dakar-Jérusalem ou encore l'action sociale pour les Africains...
28À travers ses différentes expériences, il est à la recherche d'idées nouvelles, de rencontre qui peuvent donner la pleine mesure à sa vision d'entraide et lui permettre de trouver sa voie. Cette recherche spirituelle et perpétuelle du sens de la vie cache une instabilité intérieure due à une enfance perturbée.
29En effet, très vite, à cause des problèmes psychologiques de sa mère, dû peut-être à l'éloignement de sa terre d'origine, il se sent abandonné par la personne la plus importante pour un enfant. Ce sentiment d'abandon n'est pas comblé par un père, pour le moins absent, qui est obligé de travailler beaucoup pour subvenir aux besoins du foyer. Issu d'une famille bourgeoise, il accepte mal que son fils n'ait pas de métier stable et rémunéré. Le soutien ne peut venir de son frère Hubert qui supporte plus mal encore ces problèmes de communication. Gilbert ne peut donc réellement compter que sur l'amour de ses grands parents, de son oncle et de sa tante Madeleine. Déçu par sa cellule familiale, Lesage décide de fuir et de porter son attention vers l'extérieur, là où on l'accepte, là où on lui témoigne des sentiments. Cette fuite se poursuit sa vie durant, d'où son incapacité à construire réellement une famille. Pourtant, il se marie trois fois, sans aimer réellement et a cinq fils sans vraiment les désirer. Ses absences répétées, son manque d'intérêt et de responsabilités font fuir ses trois femmes.
30Incapable de se structurer dans une famille, il choisit de s'investir dans le quakerisme où il peut donner la pleine mesure à sa devise : « Tout par plaisir, rien par devoir. » Là, ses qualités vont ressurgir. Un ami Quaker dit de lui : « Gilbert rassemble le coffre de Pandora, à l'extérieur rude, mais à l'intérieur plein de trésors. » Cette richesse fait de lui un philanthrope qui n'a de cesse d'aider les autres au-delà de leurs nationalités ou de leurs races. Sa générosité, son esprit d'entreprise, sa diplomatie alliés à un charisme et à un charme certain (même si Nina Gourfinkel dans son livre [1], « L'Autre Patrie prise avec son temps », souligne plutôt son aspect antipathique) vont lui permettre de séduire et de construire à travers l'Europe, et diverses associations, un réseau d'amis éclectiques fort précieux du temps de la guerre.
31Alors que son esprit rusé, patient et tenace va souvent lui permettre de se tirer de mauvais pas et récolter pendant la guerre des renseignements aidant son service et la Résistance, certains défauts vont le desservir lors de cette période trouble. Ainsi, Lesage apparaît très vite inconstant. C'est un homme qui remue nombre d'idées, très créatif mais qui échoue également dans beaucoup d'entreprises. Ses initiatives sont souvent freinées par son manque de crédibilité qui l'empêche d'obtenir l'aide des Américains en 1940 qui le jugent « illuminé ». De même à l'intérieur du CLC, certains de ses collègues ne lui font pas confiance. Extérieurement, il n'inspire pas confiance, mais c'est encore son absence d'esprit gestionnaire qui constitue le plus grand de ses handicaps.
32Il n'a guère d'esprit pratique, et la valeur de l'argent lui est méconnue, que ce soit le sien ou celui des autres. Il peut dilapider sans compter pour un projet qui lui tient à cœur ou pour rendre service. C'est ainsi qu'on peut affirmer que sans l'appui de collaborateurs moins insouciants et plus réalistes, comme Jeramec, le Service social des étrangers n'aurait pas pu fonctionner pendant quatre ans.
33Si on ajoute un certain autoritarisme, décrit notamment par certains Quakers, dû à son besoin de diriger, à son enthousiasme et à son envie d'organiser la vie des autres (pour leur bien), on peut expliquer nombre de ses échecs et certaines difficultés rencontrées avec certains de ses collègues.
34En fait, cet homme est à la fois tolérant, diplomate mais aussi autoritaire. Tout doit se dérouler comme il le souhaite. Il aime les gens, mais il sait aussi s'en servir et en profiter quand cela lui semble utile. Il aime gérer (il s'occupe de la comptabilité dans beaucoup d'associations), alors que ses capacités dans ce domaine sont pour les moins douteuses. Il apparaît pour certains naïf et malléable, mais il sait transformer ses a priori pour s'infiltrer et se renseigner.
35Cette naïveté, si elle n'est pas toujours apparente, resurgit pendant la guerre. Elle se manifeste par un aveuglement et un désintérêt pour la politique et les agissements du régime de Vichy. Il dit : « Je ne me suis jamais senti engagé par les actes des autres, donc pas par les actes du gouvernement. »
36Sa façon de vivre dans le présent l'empêche de voir la réalité de la guerre et des rafles qu'il n'imagine pas en zone Sud, ce qui permet au gouvernement de manipuler ses projets à travers les centres d'accueil pour gagner la confiance des étrangers (et des Français), concentrer ceux qui sont dispersés et les contrôler pour enfin quelquefois les déporter.
37Ce manque de recul perdure jusqu'à la fin de sa vie puisqu'il ne tient aucunement rigueur au maréchal Pétain de ses actes, accusant Pierre Laval de l'avoir manipulé.
38Le Service social des formations d'étrangers (futur SSE) tire sa légitimité de la loi du 27 septembre 1940. Elle est relative à la situation des étrangers « en surnombre » dans l'économie nationale. Il est précisé dans ce texte que les étrangers, de sexe masculin, âgés de plus de 18 ans et de moins de 55 ans, peuvent aussi longtemps que les circonstances l'exigent être rassemblés dans des groupements d'étrangers lorsqu'ils sont « en surnombre » dans l'économie nationale et qu'ayant cherché refuge en France ils se trouvent dans l'impossibilité de regagner leur pays d'origine.
39À l'origine, le but du service social est d'améliorer le sort des travailleurs étrangers sur les chantiers, en veillant au respect de la législation sociale, de faciliter le regroupement familial, de soutenir financièrement et moralement les femmes et les enfants des travailleurs des groupements de travailleurs étrangers (GTE) et d'organiser leurs suivis médicaux. Pendant quatre ans (du 19 février 1941 au 26 juin 1944), le service passe par trois phases d'évolutions successives, au gré des problèmes mouvants des étrangers, qui développent ses fonctions, qui vont l'amener de l'assistance au reclassement, puis au placement et enfin à un contrôle strict des étrangers.
40Le Service social des formations d'étrangers (SSFE) constitue la première phase [1]. Il est créé le 19 février 1941, se met en place à partir du 31 mai et entre en fonction officiellement le 4 juillet 1941. Il est chargé de s'occuper des familles d'étrangers que l'incorporation soudaine de leur soutien prive du jour au lendemain de tout moyen d'existence. Ainsi, le décret du 31 mai stipule que les étrangers, placés dans un groupe de formation sous l'égide du SSFE, peuvent, s'ils sont sans ressources, bénéficier pour leurs familles à charge d'un secours soit en espèces (7 F maximum par jour pour le conjoint et 4,50 F pour les enfants âgés de moins de 16 ans et pour les ascendants à charge), soit en nature (hébergement dans un centre d'accueil avec les mêmes règles que dans un GTE). Très vite, seul le secours en nature (moins onéreux et plus judicieux pour les visées du gouvernement) perdure.
41La circulaire interministérielle du 18 novembre 1941 donne au service sa nouvelle dénomination le « Service social des étrangers », et précise ses nouvelles attributions par rapport notamment à l'extension de son champ d'action. L'activité du service est progressivement étendue à tous les étrangers, s'agissant toujours des réfugiés ayant perdu la protection de leur pays d'origine, que leur sexe, leur âge, leur inaptitude physique ou leur situation particulière écarte définitivement ou temporairement du champ d'application du 27 septembre 1940 (vieillards, enfants, invalides, Juifs...).
42Ce nouveau service a un double rôle. En plus d'assurer l'application des lois, le regroupement familial et la surveillance des conditions de vie et d'hygiène en collaboration avec le service médical du CLC, il doit insister sur le reclassement professionnel et héberger dans ces centres d'accueil tous les étrangers non concernés par les mesures d'incorporation dans les formations de TE. Il se doit aussi pour améliorer la situation des étrangers de rechercher un complément d'assistance auprès de grands organismes (Secours national...) et des œuvres et comités français et étrangers (OSE). Le service retrouve ces organismes dans les camps. Là, le SSE est habilité à prendre en main les intérêts des Israélites (avec la collaboration des œuvres). Il doit apporter assistance aux vieillards, invalides, « trier » les inaptes, regrouper et donner son appui pour les requêtes que les étrangers veulent présenter en vue de bénéficier d'une exemption et de sortir du camp. Le rôle d'intermédiaire du service dans les camps nous amène à son deuxième grand rôle.
43Le service sert aussi d'agent de liaison. Il doit assurer les relations nécessaires entre les différents services administratifs qui ont à connaître la situation des étrangers (ministère, préfectures, GTE, comités privés, Croix-Rouge). Le SSE est là pour jouer le rôle de médiateur en rendant compte de l'évolution de la situation, mais aussi pour coordonner l'action des divers organismes appelés à assister à un titre ou à un autre les étrangers.
44Le 1er janvier 1943, le SSE devient le Contrôle social des étrangers [1] et est rattaché au ministère du Travail le 1er mai 1943 à la disparition du CLC.
45Son action est orientée vers la remise au travail du plus grand nombre d'étrangers. En effet, le besoin de main-d'œuvre se faisant de plus en plus sentir, des efforts sont entrepris pour reclasser professionnellement les étrangers inaptes aux GTE ou réduits physiquement. Des cours sont donnés dans les centres. Les charges du CSE deviennent de plus en plus importantes et contraignantes pour un service qui occupe près de 300 personnes.
46Ainsi, la gestion des camps du ministère de l'Intérieur, où « croupissent » des vieillards, des malades et des invalides en quantité, est confiée au service le 1er juillet 1943. De même, il est demandé au service un contrôle plus strict, plus direct et permanent sur tous les étrangers qui dépendent de ses attributions. L'étau se resserre sur les étrangers.
47L'arrestation de Lesage le 7 avril 1944 [2], pour avoir prévenu les Polonais d'une rafle dans leurs rangs, sonne le glas progressif du service. La dissolution du CSE est effective le 26 juin 1944 et est officiellement prise dans le cadre d'une meilleure répartition des tâches, dans le domaine de la main-d'œuvre, entre les diverses administrations intéressées.
48Officiellement, cette dissolution apparaît comme une sanction contre un service qui a trop souvent désobéi aux ordres du gouvernement. Il apparaît plus nécessaire à celui-ci de masquer ces agissements contre les étrangers, en tolérant un service social humanitaire.
49Cette disparition marque aussi la fin d'une ambiguïté pour ce bureau qui travaillait autant pour le gouvernement que pour les étrangers, ce qui était parfois très difficilement conciliable.
50En effet, il ne faut jamais oublier que le SSE fait partie intégrante de l'État. Ses initiatives ont des limites, surtout à partir de 1943, où le service n'est plus protégé par le CLC et est rattaché directement au gouvernement.
51Pour continuer d'exister, le SSE doit obéir aux ordres et Lesage se conformer à ses devoirs de fonctionnaire même s'ils sont contraires à sa mission d'entraide. Cette impuissance les oblige parfois à collaborer passivement. Ainsi, la plupart du temps, le personnel n'a pas de pouvoir propre de décisions, il peut simplement donner son avis. C'est le cas des commissions qui sont créées au niveau départemental pour statuer sur les demandes de secours. Au milieu des considérations politiques et économiques, le délégué reste impuissant (criblage) [1] et est obligé de subir les conséquences des arrêtés.
52En fait, la plupart du temps, le SSE a un pouvoir législatif qui ne peut rivaliser avec un pouvoir exécutif. À cette impuissance s'ajoute une complicité involontaire du service envers le gouvernement.
53On peut estimer sans se tromper que ce service qui ne correspond pas vraiment aux idées du gouvernement et de l'occupant a été créé pour gagner la confiance des Juifs, des étrangers et de différents organismes sociaux dont certains se méfient du SSE. Le SSE et Lesage servent de couverture sociale au pouvoir et permettent à celui-ci de gagner du temps et d'apaiser les craintes de la population.
54Le gouvernement s'est servi de l'image bienfaitrice de Lesage en manipulant notamment ses idées. Si on y ajoute l'aide involontaire apportée par le SSE pour la préparation des listes (rendue obligatoire par le gouvernement) dans les centres d'accueil aboutissant à des déportations, on s'aperçoit que le service a souvent eu des difficultés à remplir sa mission devant l'administration, la manipulation et son devoir d'obéissance au régime de Vichy.
55Mais en parallèle à cette situation une résistance se crée, dans et par le service, et son fondateur, surtout à partir des rafles de 1942, pour sauver notamment des Juifs.
56Lesage montre l'exemple en multipliant les actes de sauvetage. À l'intérieur de son service, il accueille des Juifs (Jeramec) et des résistants malgré les directives de Vichy. De plus, pendant quatre ans, il aide activement les Polonais en remplaçant la Croix-Rouge polonaise, permettant de protéger (en les prévenant de rafles éventuelles, STO à partir de février 1943) l'élite sociale et intellectuelle polonaise, les familles des soldats et officiers engagés dans la Résistance ainsi que de nombreux réfugiés polonais en France. Pour ces actions, Lesage reçoit la Croix du mérite polonais (avec épée) en juillet 1945 [1].
57Mais ce sont surtout ses interventions lors des rafles de 1942 qui précipitent Lesage vers la Résistance. Avant cette date, Lesage entreprend une résistance passive en essayant d'améliorer le sort des étrangers dans un cadre somme toute légal. Mais, dès qu'il apprend que les rafles surviennent en zone non occupée, c'est pour lui une révélation et il comprend subitement la réalité des agissements du gouvernement et le poids de l'influence allemande. Dès lors, il rentre dans un combat clandestin en faveur des droits de l'homme.
58Alors que les rafles ont débuté en zone Nord d'une manière intensive au début de l'été 1942, Lesage apprend le 16 août qu'une grande rafle est prévue bientôt en zone Sud. Il décide d'avertir l'organisation des Éclaireurs Israélites de France qu'une rafle visant les Juifs étrangers arrivés en France après le 1er janvier 1936 va avoir lieu du 26 au 28 août. Il alerte tout particulièrement Édouard Simon, qui dirige les maisons d'enfants, Shatta et Bouli [2], par un code secret pour sauver les enfants du centre de Moissac, notamment. Ils sont immédiatement évacués (même si une partie était déjà absente) et, quand la police arrive, les enfants soi-disant partis camper ont disparu et restent introuvables.
59Ce geste de résistance permet à Lesage d'être récompensé de la médaille des Justes par Yad Vashem en 1986 (décernée à ceux qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre).
60De même, dans la nuit du 28 au 29 août 1942, lors du criblage de Vénissieux (après que la police a raflé et regroupé près de 1 200 Juifs dans une caserne désaffectée), Lesage aide l'abbé Glasberg et les organismes sociaux (OSE, Amitiés chrétiennes) à protéger des enfants menacés. Ils subtilisent un télégramme, daté du 18 août [3], provenant de Vichy diminuant de 11 à 6 les exemptions accordées jusque-là. Ce geste permet le sauvetage de 84 enfants (et 20, clandestinement) de la déportation qui les attendait. Cette intervention faillit entraîner son arrestation et la dissolution du SSE, déjà suspecté d'avoir à maintes reprises aidé des Israélites à échapper à des convois.
61En dehors de son action personnelle, Lesage a toujours encouragé son personnel à prendre des initiatives et à agir selon leur conscience, ce qui a eu pour effet entraîner régionalement et individuellement des membres du SSE vers une résistance aux lois du gouvernement [1].
62Ils ont prévenu des Juifs de rafles éventuelles et leur ont fourni de faux papiers. De plus, ils ont évité à de nombreux jeunes le STO (Service du travail obligatoire) et ont expédié des hommes vers le maquis, ce qui a permis à certains étrangers d'échapper à la mort.
63Même si ses initiatives ne se sont pas généralisées, elles existent au sein de ce service gouvernemental qui ne va pas cesser d'hésiter entre l'impuissance, la connivence et une tentative de résistance, relayée en particulier, y compris dans son ambiguïté, par les centres d'accueil.
64Ainsi, le système des centres qui a secouru et aidé des milliers d'étrangers s'est peu à peu fissuré au fil du temps sous la pression gouvernementale pour laisser place à un système d'internement plus clément que les camps du ministère mais non moins pernicieux, où les Allemands pouvaient venir chercher des hébergés, sans que le personnel du SSE n'ait son mot à dire.
65Prompt à s'intéresser aux autres et à relever des défis, Gilbert Lesage n'a pas compris la spécificité de la Seconde Guerre mondiale, et il s'est heurté à la réalité du régime de Vichy. Ses qualités l'ont aussi bien servi que desservi.
66Il est indéniable que son esprit généreux, entreprenant, son dégoût de l'injustice l'ont aidé à sauver et à protéger des milliers d'étrangers qui, abandonnés, ont vu en son service une oasis prête à les assister. Ce havre de paix s'est transformé par instants en un piège mortel.
67Il a été habilement manipulé et contrôlé par Vichy. Ses centres, son service et parfois lui-même sont critiquables. Ils ont amené, surtout à partir de 1943, ceux qui avaient confiance en eux et qu'ils devaient protéger vers une mort certaine. Lesage peut être d'autant plus incriminé que certaines tentatives de manipulations qu'on retrouve dans ses témoignages ou ses dossiers pour cacher la face obscure de son service demeurent troublantes.
68Mais le service, même s'il n'a fait que différer l'inévitable, même s'il n'a pas complètement rempli sa tâche, a eu le mérite d'exister. Un Service Social au cœur d'un régime autoritaire, ce n'était peut-être pas la meilleure solution pour réussir, mais c'était déjà une solution. On dit : « Sauver une vie, c'est sauver l'humanité tout entière. » Gilbert Lesage l'a fait. Il a été récompensé (par Yad Vashem), puis critiqué, il a dû se justifier en pensant, toutefois, jusqu'à la fin de sa vie qu'il avait fait pour le mieux.
Notes
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[1]
Une maîtrise sur le sujet « Gilbert Lesage et le Service social des étrangers » est disponible au CDJC.
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[2]
La plupart des informations contenues dans cet article proviennent du fonds laissé par Gilbert Lesage au CDJC.
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[1]
Rencontre relatée dans la « Vie Quaker », mars 1970, n° 268. Fonds Lesage.
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[2]
Cote CCCLXIII-80. Fonds divers. CDJC.
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[1]
« Vie Quaker », nos 344 et 345. Fonds Lesage. Dossier 693.
-
[1]
Souvenirs de Lesage. Fonds Lesage. Dossier 693.
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[2]
Fonds Lesage. Dossier 696.
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[1]
Pages 213-214.
-
[1]
Fonds Lesage. Dossier 689.
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[1]
Fonds Lesage. Dossier 684.
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[2]
Fonds Lesage. Dossier 690. Témoignage sur cassette transmis par Mme Maux.
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[1]
Les Miradors de Vichy, Alexis Monet Laurette, pp. 52-56.
-
[1]
Attestation de Joseph Jakubowski. Fonds Lesage. Dossier 697.
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[2]
DLXXII-46, 47. Fonds Latour. CDJC
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[3]
Vichy-Auschwitz, Serge Klarsfeld, p. 165.
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[1]
René Nodot, Les enfants ne partiront pas, pp. 19-26.