Notes
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[1]
Skarzhisko-Kamienna. OP : Skarzysko-Kamienna.
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[2]
« Vallée des Larmes ». H : Emek Habakha. Ps. LXXXIV. 7. Allusion au célèbre ouvrage de Joseph Hakohen (1496-1578) publié en Italie sous ce titre en 1558. C'est une histoire générale des Juifs et de leurs tribulations au cours des âges. À été traduit en français en 1881 par Julien See sous le titre : La Vallée des Pleurs.
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[1]
« Contremaître ». A : Meister.
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[2]
« Allemand de souche ». A : Volksdeusch. Ressortissant d'un État non allemand mais d'ascendance allemande.
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[3]
Tshenstokhov. OP : Cestochow. Keltz. OP : Kielce. Blizhin. OP : Blizyn. Starakhovitze. OP : Starachowice. Stalova-Volia. OP : Stalowa-Wola. Piontki. OP : Pionki. Ostrovtze. OP : Ostrowiec.
-
[1]
Lemberg. OP : Lwow. Ukrainien : Lviv.
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[1]
« Action ». A : Aktion. Terme utilisé par les Allemands pour désigner une action planifiée de rafle systématique de Polonais, pour les envoyer travailler en Allemagne, ou de Juifs, pour les envoyer dans des camps.
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[1]
« Vers l'Est ». A : Nach Osten.
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[2]
« Transplantation des Juifs ». A : Judenaussiedlung. Euphémisme utilisé par les Allemands pour désigner la déportation des Juifs vers les camps de la mort.
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[3]
Apt. OP : Opatow.
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[4]
Ornshteyn. OA : Orenstein. OP : Or(e) nsztajn/sztejn.
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[1]
Tzoyzmer. OP : Sandomierz.
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[2]
Tzinamon. OP : Cynamon.
-
[3]
« Milice ». A : Werkschutz. Littéralement, « protection des ateliers ». En pratique, milice chargée de la surveillance des ouvriers.
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[4]
« Judenrat ». A : Littéralement, « Conseil juif ». Organisme créé par les Allemands dans chaque ghetto. Il était chargé de son administration et responsable de la bonne exécution des ordres des Allemands. Il devait aider à la déportation des Juifs avant d'être lui-même finalement liquidé.
-
[1]
« Nettoyage des Juifs ». A : Judenrein. En allemand, rein machen signifie « faire propre », « nettoyer ».
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[1]
Bodzentin. OP : Bodzentyn. Rakev. OP : Rakow. Stopnitze. OP : Stopnica Pokshivnitze. OP : Pokrzywnica. Stashev. OP : Staszow.
-
[1]
« Chef de la milice ». A : Werkschutzleiter.
-
[2]
Battenschleger. Autres orthographes possibles : Bat (t) enschläger.
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[3]
« Groupe d'intervention juif ». A : Judeneinsatz.
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[4]
« Doyen de camp ». A : Lagerältester. Les Juifs n'avaient pas droit aux mêmes dénominations que les Allemands pour la fonction de chef, telles que : Chef, Führer, Leiter.
-
[1]
Zaltzman. OA : Salzman (n). OP : Zalcman.
-
[2]
Teperman. OA : Tep (p) erman (n), Töpfermann.
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[3]
Kzhepitzki. OP : Krzepicki.
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[4]
« Le Rouleau de Buchenwald ». H/Y : Megilat Bukhenvald. Le terme hébreu de megila fait référence à l'un des cinq « rouleaux » de la Bible hébraïque (lus à l'occasion de diverses fêtes ou commémorations), à savoir : Megilat Eykha, en français : le Livre des Lamentations.
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[5]
« Chef d'équipe ». A : Vorarbeiter.
-
[6]
« Intelligentsia juive assimilée ». Il s'agit essentiellement de Juifs détachés du judaïsme et du yiddish et parlant polonais, souvent convertis. Ils méprisaient les autres Juifs et les convertis étaient généralement antisémites.
-
[1]
« Bannissement ». H : Geyrush. Terme utilisé pour désigner des expulsions massives, par exemple, l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492.
-
[1]
Ivaneyko. OP : Iwanejko. Kozlovski. OP : Kozlowski.
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[2]
Tshapek. OP : Czapek. Sovtshuk. OP : Sowczuk.
-
[1]
« Villes juives ». A : Judenstädte.
-
[2]
Shidlovietz. OP : Szydlowiec. Uyezd. OP : Ujazd.
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[3]
Hans Frank. Chef du Gouvernement général de Pologne créé par les Allemands et dont la capitale était Cracovie et non Varsovie. Fut condamné à la pendaison par le Tribunal international de Nuremberg à l'issue de la guerre.
-
[1]
Vayntroyb. OA : Weintraub. OP : Wajntrojb/trob/traub. Zvolin. OP : Zwolen Yuzef. OP : Jozef. Vaysblut. OA : Weissblut. OP : Wajsblut. Milshteyn. OA : Milstein, Mühlstein. OP : Milsztajn/sztejn/sztein. Sukhdinov. OP : Suchedniow. Shtark. OA : Stark. OP : Sztark.
-
[1]
Milkhman. OA, OP : Milchman (n). Zilberberg. OA : Silberberg. OP : Zylberberg.
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[1]
Baranov. OP : Baranow.
-
[2]
Zamoshtsh. OP : Zamosc.
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[1]
Novak. OP : Nowak.
-
[2]
Zayontz. OP : Zajac.
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[1]
« Commando de la forêt ». A : Waldkommando.
-
[2]
« Camp juif ». A : Judenlager.
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[3]
« Bassin industriel du Centre ». A : Zentral Industriegebiet.
-
[4]
Kurtz. OA : Kurz. OP : Kurc.
-
[1]
« Le Rouleau d'un Ghetto ». Y : Di megile fun a geto. Cf. note 5, p. 109, supra. La destruction de Zamoshtsh. H/Y : Khurban/Khurbn Zamoshtsh. Le terme hébreu de khurban fait référence à la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor en 586 avant l'ère chrétienne.
-
[1]
« S.A. » A : Sturmabteilung. « Section d'assaut ».
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[1]
« Anges du châtiment ». H : Malakhey Khabala. Anges chargés en enfer du châtiment des méchants.
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[1]
« La veste verte ». Y : di grine marinarke.
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[1]
Kotlenga. OP : Kotlenga, Kotlega. (?).
-
[2]
« Kashe ». P : Kasza. Sorte de semoule à gros grains, en général de sarrasin.
-
[1]
Posen. OP : Poznan. Cette ville faisait partie de l'Allemagne avant la Première Guerre mondiale et était fortement germanisée. Elle avait été incorporée à la Pologne lors de sa reconstitution après la guerre.
-
[2]
Plotzk. OP : Plock. Piotrkov. OP : Piotrkow. Klimentov. OP : Klimontow. Radomishl. OP : Radomysl. Bilitz. OP : Bilcza.
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[1]
Ayznberg. OA : Eisenberg. OP : Ajzenberg.
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[1]
Markovitsh. OA : Markowitsch. OP : Markowicz.
-
[1]
Anzlevitsh. OP : Anzlewicz.
Avant-propos
1Le présent texte est la préface du livre « Dans les usines de mort » (In di fabrikn fun toyt) de Mordekhai Strigler (1921-1998) publié en yiddish à Buenos Aires en 1948 par les soins de l'Union des Juifs polonais en Argentine dans la collection « Le Judaïsme polonais » dirigée par Mark Turkov. Dans ce livre, il relate sous forme romancée sa vie dans le camp de travail de Skarzysko-Kamienna (à 40 km au sud-ouest de Radom) à l'atelier C, où il avait été envoyé après avoir passé sept semaines à Maidanek. Dans sa préface, il fait l'historique de la création du camp, décrit la nature du travail, les méthodes utilisées par les Allemands pour recruter la main-d'œuvre, les conditions de vie au camp et donne des précisions sur la politique des Allemands dans la région.
2Les particularités de ce camp de travail, pratiquement inconnu sauf des spécialistes, m'ont incité à traduire la préface pour la présenter au grand public et aux historiens. Comme il s'agit d'une traduction intégrale, je n'ai pas voulu supprimer certains passages qui renvoient à d'autres ouvrages ou qui ne sont plus d'actualité.
3Pour mémoire, je rappelle que l'auteur dirigeait à New York depuis 1986 le journal Jewish Forward (ex-Forvertz).
4Maurice PFEFFER
Problèmes de transcription
5Le yiddish s'écrivant en caractères hébraïques, tous les noms propres d'origine germanique ou slave sont orthographiés phonétiquement, alors que les mots d'origine hébraïque conservent leur orthographe propre. Tout choix de transcription est plus ou moins arbitraire. Voici les dispositions que j'ai adoptées sans que ce soit une règle absolue :
- Mots yiddish ou polonais : transcription phonétique.
- Mots allemands : restitution de l'orthographe allemande.
- Mots hébreux : transcription suivant la prononciation israélienne.
- Noms de lieu de la Pologne d'avant-guerre : noms yiddish. Je reste ainsi fidèle à la mémoire de l'auteur, très attaché à sa langue maternelle.
7Dans les notes, j'ai restitué dans la mesure du possible les orthographes allemande et/ou polonaise.
8Prononciation des transcriptions :
- e : jamais muet. Son compris entre é et è.
- g : toujours comme dans « gris ».
- kh : comme la jota espagnole ou le ch de l'allemand « Bach ».
- sh : comme l'anglais short.
- s : toujours comme dans « se ».
- zh : comme le français « je ».
- Les lettres ou diphtongues non mentionnées se prononcent comme en français.
10Abréviations utilisées dans les notes :
- A : allemand. OA : orthographe allemande.
- H : hébreu.
- P : polonais. OP : orthographe polonaise.
- Y : yiddish.
I
12Le présent ouvrage a été rédigé sous une forme semi-romancée mais tous les faits, événements et descriptions relatés se fondent sur l'expérience personnelle de l'auteur.
13Parmi les divers camps où il a été interné dans la Pologne occupée par les nazis ou en Allemagne, l'auteur a vécu quinze mois dans l'usine Hassag de Skarzhisko-Kamienna [1] près de Radom. Là, il avait en secret beaucoup écrit et amassé toute la documentation devant lui permettre de rédiger ultérieurement une histoire détaillée de cette « Vallée des Larmes » [2]. Malheureusement tous ses papiers ont été perdus, comme d'ailleurs ses autres ouvrages, conséquence de ses tribulations d'un camp à l'autre.
14C'est la raison pour laquelle ce livre repose sur des souvenirs et ne rapporte qu'une faible partie de ce qui s'est réellement passé. Je pense qu'il subsiste encore à travers le monde un certain nombre de personnes qui ont séjourné à l'atelier C plus longtemps que moi et que je réussirai à écrire une histoire complète de ce terrible enfer. En attendant, je me contenterai ici d'un bref et sec aperçu sur l'usine Hassag à Skarzhisko, à titre d'introduction au livre. Le lecteur se familiarisera ainsi avec les descriptions du roman qui sont un reflet fidèle de mon expérience personnelle et de l'observation de mon entourage.
15Lors de l'entrée des troupes allemandes en Pologne en 1939, celles-ci s'emparèrent non seulement des grandes fabriques de textile et des usines de l'industrie lourde, mais aussi de plusieurs usines d'armement situées dans la partie occidentale du pays. Le gouvernement polonais qui produisait, d'une façon générale, de faibles quantités d'armes, avait laissé ces usines en parfait état de marche. Les Allemands purent aussitôt reprendre la production de munitions de toute sorte. Ils réussirent, grâce à leur sens de l'organisation et en usant des méthodes les plus brutales et les plus contraignantes vis-à-vis du personnel, à agrandir les usines et les transformer en centres de production d'armements de première importance. Pour les aider dans cette tâche, ils eurent à leur disposition des contremaîtres [1] polonais qui les faisaient marcher du temps de la Pologne indépendante et qui, à l'arrivée des Allemands, se révélèrent être des espions allemands de longue date ou bien des Allemands de souche [2]. Ils connaissaient parfaitement les usines, leurs capacités techniques, lesquelles n'avaient pas été complètement exploitées par les Polonais, ainsi que les ouvriers sur lesquels ils pouvaient compter.
16C'est la raison pour laquelle les usines de Tshenstokhov, Skarzhisko-Kamienna, Radom, Keltz, Blizhin, Starakhovitze, Stalova-Volia, Piontki, Ostrovtze [3], etc., qui étaient groupées dans le « Bassin industriel du Centre » polonais (C.O.P.) fournirent une importante contribution à la machine de guerre nazie lors de leur attaque à l'Est.
17Pour autant que je sache, les usines furent immédiatement transférées dans leur grande majorité à des entreprises privées de l'industrie de guerre allemande sous la direction d'un commissariat et, entre autres, à la Hermann Göring Werke et à la Hugo Schneider Aktiengesellschaft (Eisen und Metallwerke Hassag) dont la maison-mère était à Leipzig. Le directeur général de toutes les usines Hassag était Paul Budin et tous les ordres et directives étaient signés de son nom. Mon récit sera consacré à l'usine Hassag de Skarzhisko (où la production de grenades était estampillée K.. A.M.) Mais qu'on veuille bien à nouveau noter que ce que je décris ici et dans mes autres ouvrages n'est en fait qu'un pâle reflet de ce qui s'est réellement passé chez Hassag.
Il
18L'usine de Skarzhisko était divisée en trois parties qui étaient éloignées les unes des autres de quelques kilomètres. Elles étaient dénommées ateliers A, B, C. Entre l'entrée des Allemands en Pologne fin 1939 et le milieu de 1941, n'y travaillèrent que des Polonais, travailleurs forcés ou volontaires (qui craignaient d'être envoyés en Allemagne pour le travail obligatoire). On leur avait également adjoint un certain nombre de Juifs du ghetto de Skarzhisko mais qui étaient uniquement chargés de nettoyer les grandes places de l'usine, de construire les baraques annexes dans la forêt où se trouvait l'usine ainsi que d'autres tâches du même genre. Les Juifs n'étaient pas admis dans les halles proprement dites des ateliers pour la production des armes. Ils étaient amenés très tôt le matin au travail et ramenés le soir au ghetto pour y passer la nuit. Ils ne pouvaient, de ce fait, avoir la moindre idée des conditions de travail dans l'usine.
19C'est seulement vers le mois de novembre 1941 que la SS autorisa la direction de Hassag à rafler des Juifs dans les villes et bourgades de Pologne pour les besoins de ses usines. L'autorisation avait été accordée conformément à un arrangement global entre la SS et l'ensemble des entreprises semi-civiles de toute nature. Selon une ordonnance du Gouverneur général de Pologne, le Reichsminister Dr. Hans Frank, tous les Juifs devaient être astreints au travail physique forcé pour le compte de l'État allemand. Les Juifs devinrent ainsi automatiquement dans toute l'étendue du Gouvernement général (comprenant les anciens districts polonais de Varsovie, Keltz, Lublin, Cracovie et ultérieurement Lemberg [1]) la propriété, en tant qu'esclaves, de la SS et de la Gestapo. N'eurent le droit d'utiliser les Juifs comme ouvriers que les firmes, usines et entreprises qui avaient obtenu leur contingent par l'entremise de l'office allemand du travail et avaient versé à la SS le salaire journalier de la main-d'œuvre juive.
20La Gestapo et la SS virent aussitôt dans ces Juifs une source de revenus et les firmes qui avaient « payé » pour le privilège de s'en servir voulurent utiliser à fond leur journée de travail, sachant que le Juif n'était rien de plus qu'un animal qui travaille, dont personne ne se souciait ni ne protégeait la vie. Quand l'un s'affaissait, un autre le remplaçait, de sorte qu'ils étaient exploités de toutes les manières.
21Quand un Juif était affaibli au point de ne pouvoir remplir la norme exigée ou bien tombait malade et ne pouvait se présenter à son poste de travail quotidien, l'usine estimait qu'il ne valait plus le salaire que la SS réclamait et il était signalé « là où il fallait ». La SS, de son côté, voyant en lui un objet dont on ne pouvait tirer un profit journalier, le fusillait aussitôt car impropre au travail. Tous les quelques jours, il était procédé à une sélection des plus faibles qui étaient emmenés au « stand de tir » (où l'on expérimentait les produits nouvellement fabriqués) dans un endroit spécial où ils étaient fusillés et enterrés. De nombreux Juifs furent également tués et dissimulés au cœur de la forêt dans l'emprise de l'usine face à la halle 96 de l'atelier C. Quelques centaines furent enterrés dans le camp entre les clôtures de barbelés. Tout dépendait des circonstances de la mort.
22Cela contraignait les Juifs à redoubler d'efforts pour rester productifs et utilisables. Ce système en vigueur dans des dizaines de camps a fonctionné de la façon la plus exemplaire chez Hassag. Mais voyons d'abord la chronologie.
23Début 1942, fut déclenchée une grande « action » [1] en vue d'envoyer des travailleurs polonais en Allemagne où la production de guerre était en plein essor. De nouvelles usines furent créées, qui nécessitaient toujours plus de monde. La direction de Hassag ouvrit également de nouvelles annexes où furent envoyés des ouvriers allemands de l'usine-mère de Leipzig comme contremaîtres. Il s'ensuivit, tant à Leipzig que dans les annexes, une grande pénurie de main-d'œuvre à laquelle on essaya de remédier par l'emploi de travailleurs forcés en provenance des pays occupés de l'Est. Bien que les Juifs fussent soumis à l'ordonnance sur le travail obligatoire, ils ne furent pas envoyés en Allemagne. Le plan d'extermination du judaïsme européen avait déjà été soigneusement mis au point et il ne fallait pas les disperser et les disséminer mais au contraire les concentrer dans le futur cimetière de masse, à savoir l'ancien État polonais. C'est pourquoi il fut procédé dans les usines polonaises et ukrainiennes à une sélection de main-d'œuvre qualifiée et non qualifiée en vue de l'envoyer en Allemagne afin d'y remplacer les travailleurs allemands partis au service militaire ou dans les annexes comme contremaîtres. De nombreux contremaîtres et directeurs d'usine se retrouvèrent donc dans les usines polonaises dont le rôle fut grandissant dans l'économie de guerre allemande en raison du conflit avec l'URSS. Hassag se lança alors dans une intense campagne de propagande, indépendamment des moyens de contrainte, afin de recruter de nouveaux ouvriers pour ses usines. Dans les brochures spéciales de Hassag qui me sont plus tard tombées entre les mains, j'ai trouvé de splendides descriptions et illustrations de la vie paradisiaque des travailleurs de l'Est dans les belles régions boisées où les filiales avaient été reléguées. (Les usines d'armement étaient le plus souvent implantées dans des forêts afin que, camouflées, elles soient à l'abri des bombardements aériens.) C'est alors que fut conçu le plan consistant à remplacer localement par des Juifs les ouvriers polonais afin de pouvoir en expédier le plus grand nombre possible en Allemagne, en particulier quand débuta à une grande échelle la production de picrine et de trotile. C'étaient des produits toxiques qui rongeaient le cœur et les poumons, aussi les ouvriers polonais se détournaient-ils de ce travail. Par crainte des poursuites de la Gestapo, nombreux furent ceux qui s'enfuirent dans les forêts où ils créèrent des groupes de partisans. La direction en conclut que les Polonais travailleraient mieux s'ils se trouvaient en Allemagne. On pouvait en revanche assigner aux Juifs les tâches les plus pénibles et les plus dangereuses : il suffisait d'obtenir l'autorisation de la Gestapo de Radom dont le chef, Schipper, considérait les Juifs de son district comme sa propriété personnelle, pour que l'appareil de capture des Juifs se mette en branle.
III
24Ce fut le début des grandes déportations en masse de Juifs « vers l'Est » [1]. Ceux-ci surent très vite qu'ils étaient envoyés dans des chambres à gaz pour y être asphyxiés. La population des ghettos, désespérée, chercha des moyens pour y échapper. L'un des moyens provisoires de salut consista à aller dans un camp de travail important pour l'effort de guerre. On croyait que ceux qui étaient affectés à ce type d'installations seraient épargnés.
25Au moment où, dans la région de Radom-Keltz, commença la « transplantation des Juifs [2] », le chef de camp de Hassag à Skarzhisko, le Sturmführer SS Infling, se mit à parcourir les bourgades juives pour se présenter comme l'ange sauveur et recruter des « volontaires ». Il confiait discrètement à quelques privilégiés que les Juifs étaient de toute façon voués à la mort. Les jeunes seraient dans le meilleur des cas envoyés dans de terribles camps de concentration. Ils pouvaient cependant être assurés que personne ne les ferait sortir de l'usine.
26Voici ce qu'il déclarait à Apt [3] :
27« [...] Il n'y a qu'un seul moyen de s'en tirer pour un jeune qui est volontaire ! S'il veut avoir une chance de salut, il doit s'inscrire pour aller travailler dans les usines de Hassag où sa vie sera assurée [...] ». (D'après le récit de Yidl Ornshteyn [4] et d'autres.)
28Pourquoi avaient-ils besoin de faire de la propagande pour que l'on s'inscrive comme « volontaire » en un temps où les Juifs ne jouissaient d'absolument aucun droit, où ils étaient tous soumis à l'arbitraire et condamnés à mort sans exception ? Lorsque nous aborderons plus loin les négociations menées par la SS avec utilisation subtile de méthodes commerciales classiques, nous ne nous étonnerons plus de rien.
29C'est ainsi, par exemple, que s'exprimait Infling à Tzoyzmer [1] (d'après les récits de Moniek Kuperblum, Yekhiel Tzinamon [2] et d'autres) :
30[...] Les jeunes, tout comme l'ensemble des Juifs, sont voués à une mort certaine. Dans le meilleur des cas, c'est une mort lente de souffrances au lieu d'une mort immédiate dans les chambres à gaz qui les attend dans les camps de concentration. Même s'ils sont conduits dans un camp, ils ne pourront conserver aucun de leurs biens. Ce qu'ils se seront épuisés à transporter leur sera confisqué à l'arrivée. Parce que là-bas, quand on laisse quelqu'un en vie, on commence par le mettre complètement nu [...] Lui, en revanche, autorise tous ceux qui s'inscrivent comme volontaires à emporter du linge, leurs meilleurs vêtements, de la nourriture et même, discrètement, de l'argent et des objets de valeur. Ils doivent aussi savoir que le ghetto sera entièrement liquidé. Il ne leur restera que ce qu'ils auront emporté. Ils pourront chez lui vivre mieux et plus normalement. Ils auront aussi droit à un salaire journalier pour leur travail. Ses ouvriers n'auront pas à troquer leurs vêtements civils contre une tenue de déporté. Les cheveux longs sont autorisés. Si des jeunes femmes souhaitent se présenter comme volontaires, elles peuvent également venir travailler et elles habiteront avec leur mari [...] « C'est le seul endroit où vous pourrez vivre normalement », assurait-il.
31Mais dans les premiers temps, ce genre de discours n'eut pratiquement pas d'effet. Après la déportation dans chaque localité d'un certain nombre de Juifs, l'orage s'était momentanément arrêté. Dans les ghettos, les Juifs étaient ressortis de leurs cachettes et avaient recommencé à se déplacer et à commercer. Aussi étaient-ils hésitants. Comme de toute façon ils n'avaient pas grande confiance dans les propos tenus par un Allemand, surtout quand la vie dans le pire des ghettos était plus supportable que dans le meilleur des camps, ils ne voulaient pas se préoccuper de l'avenir et il n'y avait pas de volontaires en nombre suffisant. Infling dut alors faire des descentes avec ses miliciens [3] pour compléter par la force ses effectifs. Il fit également usage des méthodes habituelles de la SS à l'aide du Judenrat [4]. Dans chaque ghetto, la police juive dut fournir un contingent déterminé de travailleurs pour les usines de Hassag.
32Je sais, par exemple, par l'un des habitants de Tzoyzmer dont j'ai parlé, que le Judenrat livra en premier dans ce but des membres de la pègre et des individus aux activités douteuses, considérés comme dangereux pour la communauté. On leur adjoignit des gens avec lesquels les membres du Judenrat avaient des comptes à régler. Le reste fut recruté parmi la masse des pauvres qui n'avaient pas assez d'argent pour se racheter auprès des employés du Judenrat et qui n'avaient rien à perdre, sachant qu'en cas de coup dur ils seraient les premières victimes, aussi se présentèrent-ils volontairement ou bien n'opposèrent-ils aucune résistance quand on vint les chercher. Cela se passa de la même manière dans bon nombre de localités du district.
33Des informations en provenance de la région de Lublin, où l'action « nettoyage des Juifs [1] » avait démarré de façon particulièrement cruelle, commencèrent peu à peu à se propager, ce qui dissipa les derniers doutes optimistes sur le sort réservé aux Juifs. Le sang se glaçait dans les veines et on sentit dans l'air l'imminence du danger de mort pour tous. C'est alors que s'accrut rapidement le nombre de volontaires au travail, seule planche de salut contre une mort certaine.
34L'office allemand du travail d'Ostrovtze près de Keltz devint le principal centre de recrutement des volontaires. Des camions étaient spécialement mis à leur disposition, dans lesquels ils pouvaient entasser tous leurs biens pour les emporter dans leur nouveau foyer, Hassag. La panique était générale, car on voyait bien que, sous peu, toutes les bourgades juives auraient disparu.
35Les pères et les mères qui ne pouvaient se résoudre à abandonner leurs quatre murs ou qui, à cause de leur âge, n'étaient pas acceptés comme travailleurs, demeuraient les yeux gonflés de larmes en voyant les autobus emmener sous bonne garde leur trésor le plus précieux qui leur avait coûté tant d'années d'efforts, d'espoir et de sang. Ils n'avaient plus la force de se lamenter à haute voix, seuls leurs yeux brillaient silencieusement, interrogatifs : nous reverrons-nous un jour ? Dans d'autres foyers, on avait longuement réfléchi et on était arrivé à la conclusion qu'il fallait se partager les rôles : certains membres de la famille, les plus jeunes, partiraient chez Hassag et les autres resteraient au ghetto en attendant. Au cas où l'on y vivrait mal, il y aurait au moins une personne au ghetto en mesure d'envoyer un colis de nourriture ou un paquet de linge... et si l'un d'eux réussissait à s'évader, il saurait auprès de qui chercher refuge... sauf si l'on n'était plus en vie... Et inversement, au cas où la situation deviendrait « brûlante » dans le ghetto, il y aurait un proche connaissant les conditions de vie chez Hassag et sachant à quelle porte frapper, qui s'efforcerait de faire venir les siens restés sur place ou même de les faire sortir d'un convoi de la mort. C'est ainsi que dans les ghettos clos des différentes bourgades s'écoulaient des journées chargées de peurs et de craintes diffuses mais aussi d'évaluations claires et réalistes en vue de sauver au moins un membre de la famille... On se ménageait ainsi une porte de sortie en toute circonstance.
IV
36Vers le mois de mai 1942, commencèrent à affluer chez Hassag à Skarzhisko des milliers de Juifs raflés ou volontaires en provenance de localités telles que : Bodzentin, Rakev, Stopnitze, Apt, Pokshivnitze, etc. [1]
37À leur arrivée, ils subissaient tous un contrôle sévère exercé par les miliciens allemands, ukrainiens et polonais. Ceux-ci retiraient des paquets tout ce qui leur plaisait, mais ils en laissaient suffisamment pour donner à d'autres l'envie de venir. Ils savaient que les habitants des ghettos restaient en contact épistolaire par diverses voies détournées avec leurs proches dans le camp et qu'ils s'y précipiteraient sûrement en cas de danger ; autant qu'ils apportent avec eux tout ce qu'ils possèdent puisqu'on leur en laisse une partie... et, tôt ou tard, tout finira par rester chez Hassag.
38Les SS et miliciens du camp avaient encore d'autres méthodes pour exploiter les Juifs. La première consistait à les informer qu'ils pouvaient recevoir de chez eux des colis de nourriture et de linge. Il suffisait d'écrire un mot pour ses proches et de le remettre aux miliciens qui parcouraient spécialement à cet effet les bourgades. Les Juifs du camp n'avaient aucune illusion sur les intentions de leurs « bienfaiteurs », mais ils savaient parfaitement ce qu'il adviendrait de leurs biens au bout de quelques jours ou quelques semaines et il y avait ainsi moyen d'en récupérer un minimum. Personne ne pouvait ni ne voulait songer au futur proche et voir qu'en utilisant cette opportunité on s'attirerait les pires ennuis...
39Régulièrement, à quelques jours d'intervalle, des miliciens avec de gros camions se rendaient dans les ghettos pour prendre tout ce qu'ils pouvaient et le ramener au camp. Pour inspirer confiance aux détenus, ils emmenaient à chaque voyage plusieurs Juifs du camp pour les aider à convaincre les habitants des bourgades de leur remettre le maximum d'affaires. Les miliciens recevaient en outre sur place de coûteux cadeaux « pour qu'ils traitent mieux les Juifs ». Ils fouillaient ensuite soigneusement les paquets pour en extraire tout ce qui avait à leurs yeux de la valeur ou encore confisquer la bonne nourriture bien appétissante. Mais les Juifs qui récupéraient ainsi la majeure partie de leurs paquets étaient intéressés à ce qu'on aille le plus souvent possible dans les ghettos. Il y avait aussi au camp des Juifs provenant de bourgades qui, depuis, avaient été entièrement liquidées et ils voulaient sauver quelques bribes de leurs biens laissés à l'abandon. Le « mieux » était d'aller avec un milicien dans la demeure devenue vide ou occupée par un Polonais, de le remercier avec une certaine somme d'argent pour pouvoir rechercher l'or ou l'argent qui avait été enterré et l'emporter avec soi. Bien qu'il y eût déjà à l'époque des cas où on les tuait, les Juifs, dans l'ensemble, n'étaient pas encore traités de façon particulièrement sanguinaire. On avait l'impression que, si l'on disposait d'argent ou d'objets de valeur permettant de s'acheter un supplément de nourriture auprès des Polonais ou des miliciens, on tiendrait le coup jusqu'à ce que les temps changent... Les miliciens, eux, connaissaient tous ceux qui possédaient quelque bien et ils les avaient à l'œil afin de pouvoir en tirer profit à la première occasion.
V
40Le directeur général des trois ateliers de Skarzhisko était le Standartführer SS Dolski. Sous le régime polonais, il était colonel dans l'armée. En temps de paix, il avait été directeur de ces mêmes usines d'armement et il est le principal responsable de tout ce qui s'y est passé. (Il aurait été capturé ainsi que Budin par les Américains en Thuringe en mai 1945.) Le chef de la milice [1] était le HauptSturmführer Krause. (Il fut remplacé ultérieurement, début 1944, par le Sturmführer Polmer.) Ensuite, venaient l'Oberwachführer Battenschleger [2] (resta jusqu'au bout chez Hassag à Tshenstokhov) et le lieutenant S.A. Eisenschmitz. Ils avaient pour adjoint le contremaître civil Heinrich, chef du Judeneinsatz [3]. Tous ces individus, et d'autres dont je parlerai plus en détail, perpétrèrent les pires forfaits à l'atelier A et en partie à l'atelier C. Pour les aider, ils avaient mis sur pied une police juive structurée avec ses propres commandants et un doyen de camp [4]. Au début, le commandant de l'atelier A fut un Juif de Lemberg, Zaltzman [1] qui fut plus tard tué par la SS. Le commandant de la police était un Juif de Radom, Teperman [2] (abattu en même temps que le commandant ultérieur de l'atelier A, Kzhepitzki [3] et d'autres provocateurs juifs par l'Organisation secrète juive à Buchenwald en août 1944. Plus de détails à ce sujet dans mon livre « Le Rouleau de Buchenwald » [4]). La police juive démarra à l'atelier A avec 30 personnes pour atteindre le chiffre de 70. Leur rôle était d'aider à la surveillance nocturne du camp, distribuer la nourriture, mettre à disposition le nombre exact d'ouvriers requis à l'atelier et, fréquemment aussi, les affecter à leur poste de travail. C'étaient, après les SS et les miliciens, les hommes les plus puissants du camp. On trouvait aussi des Juifs dans les bureaux à l'intérieur du camp en tant que commandants chargés de l'approvisionnement, de l'habillement et d'autres fonctions du même genre. Ils avaient sous leurs ordres les chefs d'équipe [5] et les simples employés juifs du camp. Les SS se servaient souvent d'eux pour leurs sinistres besognes. Il faut d'ailleurs noter que les policiers et commandants avaient été pour la plupart recrutés parmi les premiers arrivés au camp. S'y trouvant depuis longtemps déjà, ils en connaissaient toutes les règles et savaient qui il fallait flatter pour faire carrière comme « chef ». Comme je l'ai déjà signalé, les premiers à être renvoyés des ghettos étaient dans leur écrasante majorité les membres de la pègre des grandes et petites villes. C'est pourquoi ils furent les premiers à obtenir la casquette de policier, d'autant plus qu'ils n'avaient aucun scrupule à exécuter tous les ordres de la SS. C'étaient les hommes qu'il fallait à la place qu'il fallait. À cela s'ajouta une fraction de l'intelligentsia juive assimilée [6] qui, depuis toujours, avait considéré les Juifs ordinaires comme des êtres inférieurs à qui l'on pouvait en conséquence, d'un « cœur » plus léger, infliger des supplices variés ou que l'on pouvait envoyer à la mort (comme je l'ai signalé dans mon livre « Maidanek »). C'était là un trait de caractère commun à tous les policiers des différents ghettos et camps. Il y eut pourtant quelques rares exceptions, d'un point de vue psychologique ou moral, sur lesquelles je m'arrêterai.
41Ceux qui arrivèrent par les convois ultérieurs eurent à souffrir de leurs propres compatriotes venus précédemment qui avaient entre-temps acquis un « grade ». Certains comportements de la police étaient aussi dus à l'exaspération, la colère ou le désir de revanche. C'est précisément ce que l'auteur de ces lignes estime de son devoir de faire connaître sous forme littéraire dans ses futurs écrits.
42Pour avoir une idée du fonctionnement du « tamis pour êtres humains » chez Hassag, il suffit de donner quelques exemples :
43Apt, près de Keltz, devait fournir un contingent de 700 personnes. Comme le Judenrat ne parvenait pas à rassembler la quantité requise, les policiers se chargèrent eux-mêmes de rafler tous ceux qui leur tombaient sous la main. Pour obtenir le chiffre exigé, ils capturèrent en toute hâte bon nombre d'enfants de dix à douze ans et les emmenèrent. (Grâce à cette circonstance, un petit nombre passèrent de camp en camp et furent finalement sauvés.)
44De ce groupe, il restait encore en vie en août 1944 environ 70 personnes. C'est le seul dont la proportion ait été aussi élevée, car les habitants d'Apt avaient réussi à passer en fraude davantage d'argent et avaient pu survivre plus aisément. Quant aux autres convois de milliers de personnes, il n'en subsistait au bout d'un court laps de temps que très peu d'individus.
45Le groupe d'Apt, par exemple, fut affecté à l'atelier A à la presse des grenades lourdes (15,2 cm) et au transport de la production ; on ne fit, bien entendu, aucune exception pour les plus jeunes. Une grande partie des Juifs qu'on venait d'amener fut entassée dans l'ancienne école technique à moitié détruite à proximité de Skarzhisko, dénommée « Économie ». Tous ne purent trouver place sur les châlits qui s'étageaient sur cinq niveaux et ressemblaient à d'étroites cages. Aussi, des centaines de personnes dormaient à terre. Le toit était ouvert et à la moindre pluie la baraque était remplie d'eau de sorte que tout le monde pataugeait dans la boue. Les moins chanceux qui n'avaient pu se caser sur les dures planches devaient se coucher dans la saleté. Il est parfaitement compréhensible que se soit développé un grand trafic de places et que le policier de garde ait pu les vendre au prix qui lui plaisait. Tous étaient infestés de poux et les vêtements tombaient rapidement en lambeaux. Il n'était pas question de laver sa chemise car il n'y avait pas d'eau et, après une dure journée de travail, 14 à 17 heures en moyenne, on n'avait ni le temps, ni la patience nécessaires. Il était donc naturel que les gens tombent comme des mouches ou soient affaiblis au point de renoncer à lutter. (D'après Barukh Goldberg de Varsovie et Khanina Balter d'Apt.)
46Le 3 octobre 1942, eut lieu le « bannissement [1] » des Juifs subsistant encore dans le ghetto de Skarzhisko. Ils furent tous rassemblés sur une place et les plus robustes ainsi que les hommes et les femmes bénéficiant de « protections » furent mis à part. Ce même jour, Battenschleger et Eisenschmitz procédèrent à la première grande sélection de l'atelier A. Sur 4 000 personnes qui s'y trouvaient alors, ils en sélectionnèrent avec l'aide des miliciens et des contremaîtres civils allemands un millier environ. C'étaient essentiellement des individus qui étaient à bout de force suite au travail pénible, qui avaient mauvaise mine ou qui étaient misérablement vêtus. Ils furent emmenés hors du camp dans la forêt en direction de l'atelier C. En cours de route, plusieurs centaines furent fauchés à la mitrailleuse par les miliciens et les autres furent conduits sur la place de rassemblement du ghetto. Ils furent ce jour-là expédiés avec les Juifs de Skarzhisko à Treblinka. Pour les remplacer, on amena au camp les hommes et les femmes jeunes et bien portants qui avaient été sélectionnés. (D'après Yosl Goldberg né en 1926 à Skarzhisko.)
47Je n'ai pu déterminer si les bruits qui couraient étaient exacts, à savoir que le projet d'échange avait été réalisé moyennant d'énormes sommes d'argent versées à la SS par des personnes intéressées...
48C'est ainsi que démarrèrent les atrocités à une grande échelle.
VI
49C'est à ce moment que débuta au camp le régime sévère. Il y eut des contrôles approfondis au cours desquels on confisquait tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur. Plus d'une fois, le travail fut interrompu afin de réunir tous les ouvriers dans une grande halle de l'usine et les fouiller individuellement.
50Personne ne laissait quoi que ce soit dans les baraques car, vu l'entassement, tout disparaissait en un rien de temps. Aussi chacun emportait-il ses affaires au travail et les ramenait, de sorte qu'il était facile au contrôleur de s'approprier ce que bon lui semblait. Le responsable de ces « actions » était Heinrich, déjà mentionné.
51Avant le contrôle, on faisait savoir que chacun était tenu de remettre l'argent, l'or et les objets de valeur en sa possession. Celui qui s'abstiendrait et sur qui l'on trouverait quoi que ce soit serait abattu sur place. Après les premières exécutions par Battenschleger, beaucoup apportèrent spontanément leur argent, impressionnés par cette mort immédiate. Psychologiquement, la vue du sang provoque le désir d'échapper le plus vite possible à ce spectacle. « Si l'on reste en vie, se consolaient-ils, on finira bien par avoir encore de l'argent. » Mais beaucoup d'autres avaient compris que se retrouver chez Hassag les mains vides, c'était de toute manière la mort assurée mais dans d'horribles conditions. Aussi ne remettaient-ils rien et dissimulaient leur argent dans des endroits inimaginables ; ils avaient ainsi par la suite la possibilité d'acheter très cher un peu de pain auprès des chefs d'équipe polonais et de reprendre quelques forces. Cependant, certains, par jalousie, espionnaient ceux qui pouvaient manger chaque jour un morceau de pain supplémentaire et ils allaient les dénoncer à la milice. Ces derniers étaient alors conduits dans la salle des gardes allemande où ils étaient si longtemps torturés et martyrisés qu'en fait ils rendaient non seulement l'argent mais aussi l'âme. Souvent, ils devaient livrer le nom de leurs camarades qui possédaient encore quelque bien. Dans tous les camps, on trouvait de ces « rapporteurs » juifs qui dénoncèrent des centaines de leurs frères. (Un certain nombre de délateurs de Skarzhisko furent plus tard exécutés par l'Organisation juive clandestine de Buchenwald.)
52Certains miliciens, de leur propre initiative, tuèrent quantité de Juifs. C'est ainsi que l'Ukrainien Ivaneyko et son camarade Kozlovski [1] assassinèrent durant leur temps de service chez Hassag près d'un millier de Juifs en diverses circonstances mais surtout par goût du meurtre. On peut encore citer des scélérats tels que les miliciens Schneider (Allemand), Tshapek (Ukrainien), les frères Sovtshuk (Polonais) [2] et des dizaines d'autres démons dont je n'ai pu établir le nom avec certitude. Les deux premiers cités devaient officiellement ne tuer que ceux qui avaient mauvaise mine et étaient donc considérés comme inaptes au travail (et pour avoir « mauvaise mine » il suffisait d'avoir un accoutrement dépenaillé !), mais ils tuaient également beaucoup de vigoureux jeunes gens et jeunes filles qui avaient bonne mine et étaient correctement vêtus sous prétexte que, s'ils avaient si belle allure, c'était la preuve qu'ils avaient de l'argent. Les belles bottes et les belles vestes étaient ainsi devenues des messagères de mort. On se trouvait pris entre deux feux : on tremblait quand l'aspect était misérable et squelettique, mais c'était pire quand il était trop avenant. Et nombreuses furent les victimes qui n'avaient pas su trouver la juste mesure...
53Entre-temps, on annonça dans la région de Radom que quatre « villes juives » [1] allaient être établies dans le district. Tous les Juifs, était-il dit dans les communiqués officiels, qui vivaient cachés illégalement dans les villes grandes ou petites, les villages ou les forêts pouvaient se présenter sans crainte dans ces quatre villes où « seraient concentrés et demeureraient vivants les derniers restes »... Cette rouerie fut utilisée par les Allemands dans toutes les régions de la Pologne occupée et j'en reparlerai plus spécialement. Elle permit à une Gestapo retorse d'abuser nombre de Juifs en les faisant sortir de leur refuge pour les rassembler en un même lieu afin qu'il lui soit ultérieurement plus facile de les capturer. On leur assigna les quatre villes suivantes : Radomsko, Shidlovietz, Uyezd et Tzoyzmer [2]. Elles étaient officiellement censées être à l'abri d'éventuelles « actions » contre les Juifs. Comme ceux qui étaient cachés avaient très peu confiance dans les manigances de la Gestapo, les rusés criminels décidèrent de laisser provisoirement ces villes en paix.
54Dans ces lieux réservés à travers toute la Pologne, se reconstituèrent des Judenräte avec une police juive et toutes les caractéristiques des ghettos comme au « bon vieux temps » avant la constitution des premiers convois de déportés. La Gestapo et la police allemande faisaient mine de détourner les yeux de ces nouvelles localités, les contrôles aux portes des ghettos s'étaient relâchés et les paysans pouvaient plus aisément y pénétrer avec quelques produits de leur village. Et, effectivement, le commerce « s'épanouit » à nouveau, on gagna à nouveau de l'argent et la vie reprit malgré tout. Ceux qui étaient restés avaient oublié (ou faisaient semblant) la catastrophe qui était survenue un mois plus tôt et recommençaient à assembler des planches pour fabriquer des tables, à équiper leur demeure.
55Le despote, maître de la Pologne, le Gouverneur général Hans Frank [3], prononça vers cette époque un discours à Cracovie où il faisait un exposé sur divers problèmes administratifs dans son « royaume » et il déclara entre autres :
56« [...] On ne voit plus de Juifs dans le Gouvernement général [...] et, s'il en reste quelques-uns, ce ne sont plus les usuriers qui suçaient le sang de nos travailleurs allemands [...] »
57Les Juifs, avec leur optimisme invétéré, prirent ces paroles pour argent comptant. On voulut croire que la conscience mondiale s'était quelque part éveillée... et qu'on avait sûrement envoyé un ultimatum à Hitler... « Sous diverses menaces », il aurait promis de ne plus envoyer de Juifs à la mort et de mieux les traiter. Tels étaient les rumeurs et commentaires, ainsi que d'autres semblables, qui circulaient à propos de la fondation des villes juives et la Gestapo entretenait et diffusait ce genre de suppositions.
58Des officiers de la Gestapo, qui avaient « leurs » Juifs à qui ils confiaient « tout » sous le sceau du secret sous peine d'une balle dans la tête en cas de révélation à qui que ce soit, « en avaient entendu parler » dans les très hautes sphères. Ils riaient sous cape, sachant parfaitement que, dans la demi-heure qui suivrait, même les enfants à la mamelle en parleraient dans le ghetto. C'était un moyen d'affaiblir, à l'approche des jours de danger, l'attention et la vigilance récemment mises en éveil.
59Et même si, dans un premier temps, ceux qui s'étaient cachés n'ajoutèrent pas foi aux rapports qui circulaient, ils durent peu à peu admettre que quelque chose avait changé en voyant le ghetto si paisible depuis une semaine ou deux.
60La création de ces villes eut un impact bien plus magique encore sur les détenus des camps. Si, auparavant, ils supportaient tout avec résignation, conscients de ne pas avoir d'autre issue, ces ghettos les tentaient et les attiraient comme des mondes enchantés. Le bruit se répandit qu'il subsistait encore des Juifs à Radom et ailleurs et qu'on y vivait en liberté. Cela signifiait donc... les victimes qui étaient mortes, eh bien, tant pis... mais les vivants avaient toutes chances de tenir jusqu'à la fin de la guerre... dès lors, pourquoi demeurer ici sur place ?
61Sur des êtres affamés, fatigués et épuisés, en permanence dans la saleté et les immondices, menacés sans cesse de coups, ces nouvelles firent dans les camps l'effet de boissons enivrantes. Les rumeurs se transmettaient de bouche à oreille, embellies par l'imagination : « Dieu avait eu pitié des derniers débris de Son Peuple », « Aux portes de Shidlovtze, Il leur avait donné du pain à satiété ». Pourquoi donc rester ici parmi les victimes désignées ?
62Débuta alors une fuite en masse du camp bien que la plupart des fuyards aient été rattrapés en cours de route par les Allemands ou capturés par les Polonais sur les chemins de la région pour les livrer aux Allemands qui les tuaient. La vie au camp était devenue si insupportable que beaucoup cherchaient le salut de l'autre côté des barbelés malgré un pour cent de chances de parvenir à Shidlovtze toute proche ou à Tzoyzmer un peu plus éloignée pour s'y faire « légaliser ».
63Battenschleger, conformément au règlement de tous les camps de concentration, rendit alors dix hommes responsables pour chaque évadé. Dans les premiers temps, après chaque évasion, il faisait aligner tout le camp, recherchait les plus jeunes et les plus beaux et les tuait sur place à titre d'avertissement. Mais cela ne servit à rien et ne fit que renforcer la psychose de fuite. Ils étaient tués par centaines sur les routes, mais ils continuaient à fuir par centaines. Apprenait-on que quelqu'un n'était pas rentré le soir à la baraque, cela suffisait pour que des milliers de détenus se jettent sur leur dure couchette le cœur battant avec un sentiment d'inquiétude et de regret.
64Ce mouvement de fuite fit peur aux membres des Judenräte. Même quand un évadé réussissait à s'introduire dans une ville juive, ils craignaient de l'enregistrer officiellement. Il y eut même des cas où la police juive remit des évadés aux Allemands, « de peur qu'à Dieu ne plaise ils n'attirent le malheur sur la communauté ».
65Les miliciens Ivaneyko, Kozlovski et Schneider avaient coutume de rechercher les Juifs un peu mieux vêtus ou qu'on pouvait soupçonner de posséder quelque argent. (Ils étaient aidés en cela par des mouchards tels que Mendl Vayntroyb de Zvolin, Yuzef Vaysblut et Zenek Milshteyn de Sukhdinov, Moyshl Shtark de Radom [1].) (Pour plus de détails à leur sujet, voir plus loin.) Ils les faisaient sortir des rangs, les amenaient jusqu'aux barbelés puis les abattaient pour « tentative de fuite » et les dépouillaient complètement.
66Certains miliciens profitaient différemment de la psychose d'évasion. Ils se liaient d'amitié avec les arrivants des nouveaux convois, lesquels étaient pour la plupart affectés aux tâches les plus pénibles, ce qu'ils ne pouvaient endurer très longtemps. Ils étaient donc les premiers à songer à s'évader. Il se trouvait toujours des intermédiaires parmi les Polonais et certains Juifs pour dénicher un milicien « sympathique » prêt pour quelques milliers de zlotys à faciliter le franchissement des barbelés. Le candidat à l'évasion devait simplement repérer l'endroit où celui-ci montait la garde. Ce cas se terminait habituellement de la façon suivante :
67L'argent était versé au milicien. Le Juif se glissait de nuit près des barbelés et lui demandait une dernière fois s'il était entièrement satisfait de la somme qu'il avait reçue ; ils se faisaient alors des adieux « sincères », le milicien s'écartait de dix pas de la clôture afin de s'assurer que personne ne voyait rien et le Juif s'approchait lentement en toute sécurité des barbelés. Mais... une balle inattendue l'empêchait à la dernière minute de la franchir.
68Le milicien recevait en outre une décoration spéciale et une petite permission ainsi qu'une somme d'argent à titre de récompense pour avoir surpris un Juif en train de s'enfuir. Quant aux centaines de cas individuels d'exécution « hors justification » pendant le travail, je n'en parlerai pas ici.
VII
69Fin 1942, la ville juive de Radomsko fut liquidée. La plus grande partie des Juifs fut expédiée à Treblinka et une petite partie des jeunes les plus robustes fut sélectionnée pour Hassag. Plusieurs centaines d'hommes furent conduits à Skarzhisko et répartis entre les trois ateliers. La plupart étaient d'anciens policiers avec leur famille. Les accompagnèrent une partie des membres les plus riches de l'intellingentsia qui avaient réussi à demeurer jusqu'à la dernière minute au ghetto puis à être sauvés en allant chez Hassag. Certains parvinrent à devenir policiers, d'autres à remplir diverses fonctions dans le camp. L'un d'eux, le tristement célèbre Kzhapitzki, réussit même, grâce à son comportement brutal et à sa « bonne » conduite vis-à-vis de la direction SS, à occuper le poste de commandant à l'atelier A.
70Comme chef de camp de l'atelier A, on avait désigné le garde Kinnemann (connu sous le sobriquet « Le Bossu » ; jusque vers la fin de la guerre, il fut surveillant à l'usine Schlieben près de Leipzig). Il se distinguait par ses penchants sadiques et sa cruauté. Étant le seul et unique maître à l'intérieur du camp, il reçut une aide précieuse des membres de la pègre juive et il leur accorda en conséquence un pouvoir illimité au détriment de leurs frères martyrisés.
71Un fait qui remonte à cette époque mérite d'être rapporté :
72Deux Juifs de Radom s'étaient évadés avec plusieurs autres. Un milicien ukrainien, Katula, les avait poursuivis et rattrapés. Il voulut les conduire au stand de tir de l'atelier C qui servait pour les trois ateliers. En cours de route, les deux Juifs se jetèrent sur lui. L'un fut tué par Katula, mais le second réussit avec un petit canif à lui trancher la gorge et à s'enfuir. À titre de représailles, la milice se saisit de trois Juifs pris au hasard dans l'usine et les fusilla près du portail. Le même jour, le chef de la milice fit aligner tous les Juifs de l'atelier A. On s'attendait à de sévères sanctions, mais cela se termina par une simple fouille rigoureuse au cours de laquelle furent confisqués tous les canifs. C'est le seul cas de résistance active avec un couteau à l'atelier A qui me soit connu. Il y eut aussi des cas isolés où le fusillé parvint à s'en tirer avec une blessure alors que le milicien le tenait pour mort. C'est précisément de certains d'entre eux que je tiens les détails rapportés.
73En janvier 1943, une épidémie de typhus se répandit dans le camp. La direction juive réserva pour les malades une baraque où ils étaient laissés à l'abandon sans la moindre assistance ou surveillance médicale d'aucune sorte. Ils croupissaient dans leurs saletés et leurs déjections jusqu'à ce qu'ils expirent. Il n'y avait personne pour évacuer les cadavres qui restaient ainsi de nombreux jours durant au milieu des survivants en empuantissant l'air de la baraque. Battenschleger prit alors sur lui d'éliminer l'épidémie. Il tua de sa propre main plus d'une centaine de malades et ordonna à la milice de tuer tous ceux qu'on pouvait soupçonner d'être contaminés. C'est ainsi que furent tués nombre de gens se rendant au travail ou en revenant : il suffisait qu'un milicien observe une certaine faiblesse dans la démarche ou un manque apparent de souplesse dans les mouvements. Battenschleger ordonna aussi qu'on lui fournisse la liste de tous les malades qui étaient guéris. Cette tâche fut confiée aux contremaîtres civils allemands qui étaient les mieux placés pour savoir qui n'était pas venu travailler pendant plusieurs jours ; le contremaître Dumin s'en acquitta avec un zèle tout particulier. Toutes ces personnes robustes et en bonne santé (je n'en connais pas le nombre exact) furent conduites à l'atelier C où Battenschleger, lors de l'exécution, en tua plus que tous les miliciens réunis. À la suite de quoi, les gens allèrent travailler, même gravement malades, jusqu'à ce qu'ils tombent en chemin.
VIII
74Près de la moitié des Juifs de l'atelier A (dont le nombre était toujours compris entre quatre et sept mille) était composée de femmes. Hormis quelques rares femmes d'âge mûr ou même âgées bénéficiant de protections (mères ou sœurs de commandant, de policier ou d'employé), elles étaient toutes dans la fleur de l'âge. Elles avaient dans l'ensemble entre 16 et 35 ans. Chacune, le plus souvent, avait déjà été sélectionnée à plusieurs reprises de sorte que la plupart étaient belles et en bonne santé. Il est aisé d'imaginer les abus sexuels sur les femmes auxquels se livraient certains contremaîtres allemands et polonais ainsi que des commandants juifs. On peut ainsi mieux comprendre la démoralisation qui s'était emparée des esprits dans ce chaos et cette atmosphère épouvantables (que je dépeindrai dans mes futurs ouvrages en me fondant sur mes propres expériences et observations). Je veux, à titre de simple exemple, rapporter le fait suivant :
75Le 3 janvier 1943, le « gratin » de la direction organisa une espèce de fête. Après s'être copieusement enivrés, Battenschleger et Eisenschmitz se rendirent au camp. Il était midi. Les femmes de l'équipe de nuit étaient endormies. Les deux ivrognes pénétrèrent dans leurs baraques et les réveillèrent toutes. Ils leur ordonnèrent de s'aligner à moitié nues et les examinèrent longuement. Finalement, ils choisirent les trois plus belles (une certaine Milkhman de Sukhdinov, Zilberberg d'Apt et une autre dont le nom m'est inconnu [1]). Ils ne les laissèrent même pas s'habiller et les emmenèrent aux trois quarts nues à travers le camp jusque chez eux. Là, on leur ordonna de se dévêtir intégralement et chacun les viola à plusieurs reprises. Vers quatre heures de l'après-midi, Battenschleger conduisit les deux premières dans le petit bois et les tua complètement nues puis il fit venir deux hommes du camp à qui il ordonna de les enterrer et de préparer une nouvelle tombe. Le soir, il amena la troisième qu'il tua également de sa propre main. (D'après le récit de mon camarade Barukh Goldberg et d'autres.) Cela n'est qu'un cas parmi des dizaines d'autres survenus dans les ateliers A et B que j'ai entendus des témoins les plus fiables. Mais je veux essentiellement rapporter ce que mes propres yeux ont vu. Je n'en parlerai ici qu'en termes généraux.
76Il y eut de nombreux cas où des miliciens, des contremaîtres et d'autres gradés du même genre se choisirent des femmes juives, eurent avec elles des relations pendant un temps plus ou moins long, puis les tuèrent de leur propre main ou les expédièrent à l'atelier C. Aujourd'hui encore, mon cœur saigne à l'évocation de notre plus abominable honte, mais je dois le faire, ne serait-ce qu'en passant et sans insister, afin de faire participer quelque peu le lecteur à cette atmosphère que je dépeins dans mes ouvrages.
77C'est ainsi, par exemple, qu'à l'atelier B un contremaître avait jeté son dévolu sur la plus belle fille de l'atelier. Il l'avait prise comme femme de ménage de son bureau et il s'en servit assez longtemps. Au bout d'un certain temps, elle devint enceinte. Il attendit alors le moment propice : lorsqu'on procéda à une sélection et qu'on mit à part un grand groupe de femmes malades, épuisées, à moitié nues, il partit à sa recherche et, de sang-froid, la joignit à la colonne. Elle se jeta à ses pieds, lui baisa ses bottes cirées et le supplia dans les termes les plus émouvants de la laisser vivre. Elle lui dit qu'elle avait tout juste vingt et un ans et qu'elle était encore pleine de vie et de santé. Dans son désarroi, elle lui rappela d'une voix forte que la veille encore, il l'avait cajolée, pourquoi voulait-il à présent lui retirer la vie ? Mais, avec un sourire mauvais, il se borna à lui répliquer cyniquement : « Là-bas, la Juive, tu seras mieux... » Il sortit tranquillement son revolver et, devant tout le monde, il tua « la maudite Juive hystérique ».
78De tels faits – mais tous ne se terminaient pas par la mort –, j'en connais un grand nombre et ils me servent de canevas pour certains chapitres de ce livre.
IX
79Le 10 janvier, eut lieu la liquidation de la ville juive de Shidlovtze. Ce jour-là, personne n'en savait encore rien au camp, hormis la direction allemande qui avait eu l'information. Dès le matin, on annonça que, puisque beaucoup de Juifs s'enfuyaient pour se précipiter dans le ghetto de Shidlovtze, la direction du camp avait décidé, pour éviter de tuer inutilement des fugitifs, d'enregistrer tous les volontaires qui voudraient y retourner, on supprimerait ainsi au camp l'agitation et le chaos consécutifs à une évasion ; ils seraient tous renvoyés calmement chez eux, afin que ceux qui restent puissent travailler en paix.
80Mais très rares furent les « mécontents » qui acceptèrent de se faire connaître. Personne n'ajoutait foi à ces étranges assurances de « libération » qui survenaient si soudainement. C'est pourquoi les miliciens aidés des policiers durent s'emparer de force de « volontaires » au retour à Shidlovtze. À l'atelier A, on rafla 160 personnes qui furent expédiées par train à Shidlovtze où elles furent aussitôt incorporées au convoi en partance pour Treblinka ; de même à l'atelier C, dont 300 « volontaires » durent rejoindre le convoi.
81Cette fois également, ils furent remplacés uniquement par des jeunes en bonne santé, sélectionnés sur le lieu de rassemblement de Shidlovtze au nombre d'un millier environ. On notera qu'il fut procédé ici au même genre « d'échange » qu'à Skarzhisko. Personne ne peut dire avec certitude si ce fut uniquement l'œuvre d'un individu intéressé à la chose.
82La dernière des villes juives à subsister officiellement était Tzoyzmer. (Ceux qui se trouvaient à Uyezd furent expédiés ailleurs et j'ignore la date de la liquidation.) Les habitants réussirent par les moyens les plus divers à s'y maintenir jusque dans les premiers mois de 1943. Mais en apprenant ce qui était arrivé aux autres villes, ils comprirent que le sol sous leurs pieds était devenu brûlant, et ils se mirent à la recherche d'autres échappatoires.
83Quelques-uns avaient construit dans la forêt voisine de profonds bunkers où ils avaient apporté des réserves de nourriture et qu'ils avaient aménagés (y compris avec des postes de radio pour avoir des informations sur la situation politique), afin de pouvoir tenir pendant une longue période, et où ils se retirèrent. Nous avions encore quelques faibles échos de ces gens en 1944, mais la plupart furent découverts par des Polonais à la recherche de gains « faciles » et livrés aux Allemands.
84D'autres se firent interner dans un camp de la firme locale Rolnik, parce que le directeur allemand avait assuré qu'il n'arriverait rien à ses Juifs tant qu'il vivrait. Aussi, y vinrent en grand nombre des membres du Judenrat, des policiers et ceux qui disposaient des grosses sommes nécessaires à l'achat de leur admission. Ces derniers auraient eu de la peine à s'éloigner de leur bourgade natale et de leur chère Vistule et, de cette manière, ils restaient au moins proches de leur ancien foyer, désormais détruit. Il était d'ailleurs parfois possible de s'échapper pour aller retrouver un paysan chez qui on avait caché quelques biens et à qui on pouvait en vendre une partie en échange de nourriture. Nous avions régulièrement de leurs nouvelles. Ils subirent comme partout des sélections, mais une partie d'entre eux s'y trouvait encore à la mi-1944. J'ignore ce qu'il advint d'eux lors de l'offensive russe sur la Vistule dans cette direction (près de Baranov [1]).
85Mais il n'était pas donné à tout le monde de se faire accepter chez Rolnik ; d'autre part, beaucoup hésitaient à rester sur place. On avait l'impression que, pour avoir une chance d'être sauvé, il fallait être transféré au moins une fois dans un autre lieu, comme s'il avait été nécessaire de s'acquitter de l'obligation d'être envoyé ailleurs. Ce sentiment instinctif renfermait effectivement une part de vérité : même les Juifs que les Allemands désiraient maintenir en vie pendant quelque temps étaient envoyés ailleurs. C'est ainsi, par exemple, que nous avons été emmenés de Zamoshtsh [2] à Maidanek tandis qu'un groupe de détenus de Maidanek a ensuite été « prêté » à « notre » camp de Zamoshtsh pour terminer notre travail inachevé. Les Allemands ne voulaient pas que nous demeurions près de notre lieu de naissance qui nous était plus familier et où il était plus facile de trouver une cachette sûre en cas d'évasion. C'est pourquoi il se présenta un groupe de jeunes gens et de quelques jeunes filles volontaires pour partir chez Hassag à Skarzhisko. Beaucoup venaient de se marier ou bien se mariaient dans ce but... Et la séparation était difficile. On emportait un oreiller, un paquet avec quelques chemises, on insérait quelques pièces d'or dans les talons des chaussures ou des bottes, puis on s'en remettait au destin...
86C'est avec les habitants de Tzoyzmer que s'acheva le chapitre des transports depuis les villes juives jusqu'à l'atelier A. À l'arrivée de chaque convoi, on procédait à une double sélection : on séparait, lors de la première, ceux qui étaient voués à une mort immédiate et, lors de la seconde, ceux qui pouvaient être encore de quelque utilité et qui étaient transférés au camp-dépotoir de l'atelier C. On y exploitait leurs dernières forces jusqu'à épuisement et jusqu'à ce que mort s'ensuive.
87L'atelier A était le plus important des trois et il s'y trouvait le plus grand nombre de Juifs, entre quatre et sept mille, puis venait l'atelier C et ses fabrications toxiques avec une moyenne comprise entre mille cinq cents et trois mille personnes et, enfin, l'atelier B, le plus petit, avec cinq à huit cents personnes. Les chiffres variaient constamment à cause de la mortalité et ils dépendaient de l'arrivée plus ou moins rapide de nouveaux convois.
88Le « paradis » des camps était l'atelier A décrit jusqu'à présent et tous rêvaient d'y parvenir. Et de fait, comparées à celles de l'atelier C, les conditions de vie y étaient « extraordinairement bonnes », mais il suffisait de la moindre peccadille pour être, à titre de punition, fusillé ou, pire encore, transféré à l'atelier C pour travailler à la picrine ou au trotile.
X
89Le camp de l'atelier A était situé tout près de la route menant à la ville. On pouvait voir à travers les barbelés circuler les voitures, les autobus ainsi que les piétons sur les trottoirs. Ce spectacle renforçait la nostalgie de la liberté perdue mais avait en même temps un effet apaisant. On avait l'impression de maintenir le contact, ne serait-ce que par la vue, avec le monde libre. On s'y trouvait et on le voyait, seuls les barbelés faisaient obstacle. En revanche, l'atelier C était reclus au fin fond d'une forêt isolée. Non loin du camp A, il y avait des boutiques de toute sorte ainsi que la boulangerie de Hassag. Il était fréquemment possible d'accompagner un policier pour acheter des denrées qui étaient ensuite ramenées en fraude au camp. L'usine elle-même était plus grande et comportait davantage de travailleurs civils. Quand on commença à envoyer les jeunes Polonais en Allemagne, beaucoup de membres de la haute aristocratie s'engagèrent comme simples ouvriers à l'usine. La plupart bénéficiaient de protections et se retrouvaient à l'atelier A où le travail était moins pénible et plus propre. Ils apportaient de chez eux de la meilleure nourriture et à midi ils n'avalaient pas la soupe de l'usine. Des Juifs faisaient ou les aidaient à faire leur travail et recevaient en échange leur ration de soupe et parfois aussi un morceau de pain, ce qui permettait à nombre d'entre eux de se maintenir en vie plus longtemps. Mais à l'atelier C de telles occasions se présentaient rarement.
90À l'atelier A, où l'on rencontrait le plus de membres de l'intelligentsia, lesquels avaient des relations et des contacts étendus, il était parfois possible par leur intermédiaire, et moyennant naturellement de fortes sommes, d'entrer en rapport avec une famille réfugiée au loin ou avec un chrétien chez qui on avait caché sa fortune et dont ils rapportaient quelques bribes. Cela ne se passait pas toujours sans vols ou provocations diverses, mais cela permit à certains de survivre.
91À l'atelier A, les ouvriers polonais étaient un peu moins brutaux que ceux de l'atelier C où ils assommaient personnellement des centaines de Juifs. La plupart des Polonais de l'atelier A étaient encore novices dans le métier et cherchaient uniquement une « couverture », c'est pourquoi ils n'étaient pas agressifs. Certains apportaient du pain à vendre ou acceptaient d'envoyer un mot à un « Aryen » de nom. Quelques-uns furent surpris et expédiés en camp de concentration. Le Polonais Novak [1] fut même pendu en public pour avoir introduit du pain dans l'usine pour le vendre aux Juifs.
92Mais comme personne ne voulait mourir de faim – mort particulièrement horrible –, chacun se débarrassait de tout ce qui lui restait afin de se procurer du pain. On s'efforçait d'intéresser des relations même très lointaines susceptibles de fournir un secours en les implorant par lettre, en leur faisant des promesses quand la liberté serait revenue. Et, de leur côté, les Polonais étaient tentés par les gros gains et prenaient des risques pour faire passer en fraude du pain ou des lettres. Telle était la situation à mon arrivée en juillet 1943.
XI
93Dès le premier semestre de 1941, les Allemands entreprirent la réalisation de l'atelier C et en firent une usine de grandes dimensions. Pour les travaux de construction, ils utilisèrent les Juifs de Skarzhisko. L'un des premiers fut Zayontz [2] de Lodz qui dirigea les travaux jusqu'à la fin. En décembre 1941, arrivèrent les premiers convois de Juifs raflés fournis par les communautés. Ils travaillaient dans le « commando de la forêt [1] ». Leur tâche consistait à abattre les antiques arbres de l'épaisse forêt de Skarzhisko afin de faire place nette pour les nouvelles halles de l'atelier et pour le « camp juif [2] ». Les premières centaines de Juifs dormaient, en attendant, dans une grande baraque de l'usine. La nourriture consistait en 200 grammes de pain par jour et en trois quarts de litre de soupe claire. Vu la saleté, les poux pullulaient et dévoraient pour ainsi dire vivants les travailleurs. La direction de l'usine ne se préoccupait pas de répondre aux besoins les plus élémentaires des Juifs. Il lui suffisait qu'ils accomplissent leur tâche et, pour le reste, peu lui importait leur sort. Les travaux intérieurs étaient du ressort des Juifs ; seuls deux gendarmes de la section de gendarmerie de la ville les surveillaient. Ce n'est qu'un peu plus tard que fut organisée une milice avec des gardes allemands, ukrainiens et polonais. Le directeur des travaux de construction était à l'époque l'ingénieur Schmitz de Leipzig. Il dirigea également la construction d'une nouvelle voie ferrée entre les ateliers A et C ainsi que la réalisation de baraques pour un service qui dépendait de lui dans l'usine.
94Le bureau allemand du travail d'Ostrovtze, comme déjà mentionné, se chargeait de mettre des ouvriers-esclaves juifs à la disposition de toutes les usines du « Bassin industriel du Centre [3] ». C'est lui qui répartissait les contingents entre les différentes usines d'armement. L'inspecteur adjoint Seifmann, qui était au courant des projets concernant les Juifs, faisait de la publicité auprès des habitants des ghettos pour les inciter à s'inscrire comme volontaires pour les camps, fût-ce pour les travaux les plus pénibles ! C'était une méthode de recrutement très particulière propre à cette région car, dans les autres, on n'a jamais demandé ni dit à l'avance aux Juifs ce qu'ils auraient à faire.
95« Les seuls qui ont des chances de demeurer en vie, ajoutait-il discrètement, ce sont les Juifs des usines d'armement. Ce seront en tout cas les derniers Juifs. » (D'après l'ingénieur Yaakov Kurtz [4] de Varsovie, venu de Stashev, mort à Buchenwald après la Libération.)
96Dans les ghettos était venu le temps des désillusions. Jusqu'alors, on se cachait pour éviter d'être raflé et envoyé au travail, on se construisait même de profonds bunkers, mais la situation politique montrait à l'évidence que la guerre serait encore longue et les événements qui survenaient dans toutes les localités prouvaient que les ghettos ne subsisteraient plus très longtemps. Aussi commença-t-on à comprendre que la seule chance de salut ne consistait pas à se cacher dans une cave bien aménagée mais à quitter le ghetto et il se présenta plus de volontaires que nécessaire. Le Judenrat servait d'intermédiaire avec le bureau du travail et les membres de la Communauté entrevirent là une nouvelle source de revenus. On mit aux enchères le faible nombre de places d'ouvriers offertes pour des prix de plus en plus élevés. D'énormes sommes affluèrent dans les poches des intermédiaires au Judenrat et au bureau du travail d'Ostrovtze. On dut littéralement bourrer d'or et de grosses sommes d'argent l'inspecteur pour qu'il déniche de nouveaux endroits où l'on pourrait caser les Juifs des ghettos.
97Dans les derniers temps, certains Juifs riches s'étaient rendu compte que leurs biens étaient fragiles et que leur fortune serait de toute façon perdue, aussi venaient-ils au Judenrat avec d'importantes sommes d'argent en demandant qu'elles ne soient pas réparties parmi les nécessiteux car personne ne serait sauvé de cette manière mais qu'on s'en serve pour inciter le bureau du travail à envoyer ses agents dans les usines allemandes afin de les persuader qu'il était de leur intérêt d'accueillir des ouvriers juifs. Ce serait sûrement un moyen au moins provisoire de salut. J'ai eu connaissance de cette forme de dons dans plusieurs ghettos.
98Mais chacun cherchait aussi, avec son argent, à tirer le meilleur parti du pire. Il y avait des usines comme, par exemple, les Hermann Göring Werke à Starakhovitze où les Juifs, au début, demeuraient en ville dans des habitations convenablement aménagées à une époque où à Skarzhisko ils crevaient de faim et de saleté. Aussi était-on plus « attiré » par Piontki ou Blizhin que par Skarzhisko où la vie n'avait de toute façon aucune valeur. Il est donc compréhensible qu'à cette époque il ait été encore nécessaire de rechercher des volontaires pour Skarzhisko ; en effet, le bureau du travail n'autorisait pas toujours les rafles car, pour faire des affaires, il fallait que les flots d'esclaves soient canalisés exclusivement par son intermédiaire... et les Juifs cherchèrent jusqu'à la dernière minute la meilleure option.
99« Pour le même prix, pensaient-ils, autant vivre comme des êtres humains. » Mais beaucoup ne voulaient à aucun prix quitter le ghetto où, dans les derniers temps, ils menaient une vie insouciante comme des condamnés à une mort aléatoire. (Voir mon livre « Le Rouleau d'un Ghetto – La Destruction de Zamoshtsh [1]. ») « Ce qui doit m'arriver, ajoutaient d'autres avec résignation, autant que ça m'arrive ici sur place, chez moi. »
100« Je ne veux pas être fusillé n'importe où dans une forêt avec sur moi des haillons remplis de poux », disaient d'autres pessimistes. Cependant, il y avait surabondance de candidats qui se ruaient pour être envoyés dans les usines.
101Afin d'illustrer la situation de l'époque avant mon arrivée, je rapporterai les récits de mon ami disparu, l'ingénieur Yaakov Kurtz, l'un des héros de mon prochain livre. Il avait l'intention de raconter la préhistoire des ateliers A et C car il en connaissait parfaitement tous les tenants et aboutissants, mais il est mort à Buchenwald aussitôt après la Libération, épuisé après tant d'années passées dans les camps. Je mentionnerai seulement quelques faits saillants de ses récits ; puissent-ils être considérés comme une stèle dédiée à la mémoire de cette personnalité juive hors du commun.
XII
102Voici ce que m'a raconté Kurtz.
103À Stashev, comme dans toutes les localités des environs, l'atmosphère était devenue fiévreuse. Chacun cherchait le moyen d'échapper à l'inexorable destin juif. Nous décidâmes de nous faire admettre à Starakhovitze. Bien que nous eussions déjà déposé au Judenrat une grosse somme à cet effet, notre groupe de 280 personnes dut verser 100 zlotys supplémentaires par tête pour faire avancer les choses. Après le dépôt de cet argent, on nous assura à Ostrovtze que nous serions envoyés là où nous le désirions. Le surlendemain de notre démarche, arrivèrent dans le ghetto trois gros camions portant une grande inscription : « Hassag ». Personne parmi nous ne savait au juste ce que cela signifiait ni n'avait compris qu'il s'était produit un changement. On nous chargea sur les camions avec nos paquets et on nous emmena en direction d'Apt. C'est à ce moment seulement que nous nous rendîmes compte qu'on nous conduisait à Skarzhisko. Nous fûmes frappés de terreur : est-ce que l'on ne nous emmène pas à l'atelier C ? Mais il n'y avait plus rien à faire.
104À Skarzhisko, on nous introduisit dans une grande bâtisse de l'usine où nous attendîmes qu'on statue sur notre sort. Dans la soirée, arriva le Standartführer et directeur général Dolski, avec aux lèvres un sourire fier et cynique. Il était accompagné du chef de la milice, Krause, et de vingt à trente hommes appartenant à la section des officiers S.A. [1], « Sturm 102 », qui était casernée près de l'usine. Arborant une mine de guerrier vainqueur, il grommela :
105« Eh bien, vous êtes enfin ici. »
106Il sortit alors son browning d'officier et déclara :
107« Vous avez trois minutes pour remettre tout ce que vous possédez : l'or, l'argent, les dollars, les montres... Je sais que vous en avez pas mal ! Dans trois minutes, nous procéderons à une fouille individuelle... et alors, malheur à celui chez qui l'on trouvera quoi que ce soit... Ne vous imaginez pas que le pire, ce soit la mort ! » Il tenait à la main son revolver braqué d'un air théâtral ; il sortit en regardant sa montre. Prirent alors la parole Krause, les autres gradés à épaulettes... De leurs phrases hurlées à toute vitesse, ne ressortaient que les mots : argent, or, dollars, dollars !!! On entendait en outre répéter sans cesse : « On vous abattra comme des chiens ! ».
108En l'espace de ces quelques minutes, on remplit une pleine caisse d'or et de devises rien qu'auprès des 280 hommes de Stashev. Les uns jetaient leur argent comme des fous, ils se débarrassaient de leur or comme si cela avait été un poison, un danger mortel et la seule vue des « anges du châtiment [1] » en uniforme rendait la chose vraisemblable. Pour d'autres, c'était l'effet d'un raisonnement éclair : il faut les rassasier, qu'ils en aient le plus possible devant eux, peut-être n'auront-ils plus envie de contrôler systématiquement tout le monde et ce qui aura été profondément enfoui sera préservé. Mais aussitôt après, la fouille se poursuivit des heures durant. On pratiqua des sondages dans les paquets où furent encore trouvées diverses affaires à confisquer. Quand cela fut terminé, on nous transféra dans une seconde halle. La milice ordinaire nous prit alors en main à l'extérieur. Pendant plusieurs heures, nous dûmes tous participer à des exercices punitifs : nous déplacer au pas de course, tomber, nous relever, courir à nouveau, retomber. Ceux qui portaient un meilleur costume ou de meilleures bottes étaient dépouillés et relâchés à moitié nus ou pieds nus. Nous fûmes finalement introduits dans une autre halle qui faisait face à la précédente. Par les fenêtres, on pouvait voir passer au-dehors, largement éclairés, des contingents de Juifs. Il arrivait des masses de milliers d'hommes et de femmes qui étaient poussés nus dans les halles. Au bout d'une heure, on en faisait sortir une partie qui étaient remplacés par d'autres.
109Plus tard, il s'avéra qu'il ne s'agissait que d'une fouille (filzung) normale et habituelle pour laquelle les Juifs des trois ateliers avaient été rassemblés. Nous passâmes la nuit sur place comme nous pûmes. On voyait sans cesse des miliciens surgir en pleine nuit pour repérer des victimes à qui ils dérobaient tout, sans parler de leurs coups meurtriers. Le matin, Dolski revint avec ses accompagnateurs de la veille et les mêmes scènes de rapines se reproduisirent. Finalement, Dolski lança un ordre : « Emmenez-moi 200 hommes à la véranda ! ». Jusqu'à la dernière minute, nous n'avons pas su qu'on nous conduisait à l'atelier C.
110Ce récit n'est que la description d'un événement quotidien qui est survenu en septembre 1942. Il témoigne du déracinement des derniers Juifs des ghettos de la région et des circonstances de leur arrivée dans les usines de Hassag. C'est ainsi qu'ils finirent par entrer dans la gueule de l'énorme machine de mort.
XIII
111Comme je l'ai déjà dit, on n'acceptait pas jusqu'alors de Juifs à l'intérieur de l'usine proprement dite. Certains travaillaient à la construction des baraques, mais un plus grand nombre (900 environ) faisaient partie du commando de la forêt. C'est seulement en septembre 1942 qu'on choisit dans le groupe des originaires de Stashev les quarante premiers hommes pour des tâches dangereuses. Ce furent les plus jeunes et les plus robustes qui furent affectés au trotile, le matériau explosif des grenades. Comme l'essai fut concluant et que les Juifs furent rapidement qualifiés pour ce travail, on en prit de plus en plus pour leur assigner des tâches à l'intérieur de l'usine. On ne garda qu'un petit nombre de travailleurs polonais en tant que surveillants, contremaîtres ou techniciens.
112Pendant quelque temps, le surveillant du camp fut un garde allemand, Schneider, à l'esprit « ouvert » qui acceptait de discuter, mais quand il devenait furieux – et cela très vite – il ne lâchait plus sa victime avant qu'elle ne tombe morte entre ses mains. Frapper était pour lui une sorte de sport. Le surveillant du commando de la forêt était Zimmermann, une « terreur », connu sous le sobriquet « la veste verte » [1]. À lui seul, il a exterminé, selon certaines estimations, plus d'un millier de Juifs. Sa méthode favorite consistait à venir sur les lieux de travail et à observer les ouvriers de loin. Il ne servait à rien de l'avoir repéré à distance et de faire des efforts surhumains issus des profondeurs de son être, il lui fallait chaque jour trouver des victimes.
113Il faisait sortir sa victime du groupe d'ouvriers et lui ordonnait : « Courbe-toi ! ». Il se mettait alors à le battre posément d'un mouvement régulier avec un mince arbuste. Tous les coups étaient ciblés et ce qu'il visait, c'était la colonne vertébrale. Il achevait très rarement d'une balle sa victime. Le plus souvent, il aimait la voir se tordre en tout sens dans d'épouvantables souffrances. C'était un grand spécialiste ès coups et après avoir passé une heure entre ses mains, tous les os jusqu'aux plus petits étaient littéralement brisés. C'est avec un plaisir effréné et intense qu'il observait et se régalait de chaque cri de douleur, de chaque râle d'agonie. Telle était sa manière de se promener dans les rangs pour chercher des victimes.
114Il surgissait souvent au camp où il choisissait quelques personnes qu'il conduisait au stand de tir pour les tuer, puis il revenait en prendre d'autres. Ce second groupe qui marchait résigné, tout tremblant, il n'arrêtait pas de l'affoler en cours de route par ses questions.
115Il demanda une fois à l'un : « Dis-moi, as-tu peur de moi ? ». C'était un homme du « milieu » qui prit son courage à deux mains, mais, afin de ne pas porter atteinte à son honneur, il se fit naïf : « Pourquoi aurais-je peur de toi ? n'es-tu pas un être humain ? ». Mais, pour cette réponse, il fut copieusement rossé : « Quoi ? tu oses nier que tu trembles ? espèce d'âne bâté ! c'est maintenant que tu te demandes “pourquoi” ? tu ne me connais donc pas ? tu n'as pas peur devant moi, devant moi ? c'est bien fait pour toi et connais-moi mieux. » Le second qui avait répondu qu'il était effectivement effrayé reçut lui aussi une grêle de coups : « Pourquoi faudrait-il avoir peur de moi, hein ? suis-je une bête sauvage, un vampire ou quoi ? ».
116Le plus souvent, il faisait venir le second groupe pour enterrer ceux qui avaient été tués, mais personne, jusqu'à la dernière minute, ne savait s'il n'aurait qu'à creuser une tombe ou s'il devrait s'y allonger aussi. Il appelait alors ceux qu'il venait de battre et d'effrayer, leur donnait l'argent qu'il avait volé aux précédentes victimes et leur ordonnait de retirer à celles-ci leurs affaires telles que : chaussures, pantalons, chemises, pull-overs... Une fois leur travail achevé, il les ramenait lui-même du stand de tir, les faisait passer par la cuisine où il ordonnait qu'on leur verse de pleines gamelles de nourriture puis les renvoyait au camp au pas de course.
117Ce qui lui procurait le plus grand bonheur, c'était le sentiment que tous tremblaient devant lui, qu'il était ici le maître de la vie et de la mort de chacun. Un sourire diabolique se dessinait sur ses lèvres quand il voyait qu'à son approche tous les dos se courbaient dans une agitation fiévreuse. Un de ses sports favoris consistait à venir au camp pour observer comment chacun s'écartait de lui, terrifié ; mais son plus grand plaisir, c'était de rattraper l'un des fuyards et de lui dire un seul mot : « Viens ! ».
118Un chapitre particulièrement sanglant était dû à ses chefs d'équipe et sous-ordres polonais. Le chef d'équipe Kotlenga [1], son adjoint, qu'il avait également chargé de distribuer la nourriture à son équipe, avait sur la conscience la mort de centaines de Juifs. Je décrirai ses activités à l'aide de quelques illustrations, d'après divers camarades.
119« À midi, coup de sifflet : déjeuner ! Nous nous hissons avec nos corps squelettiques à moitié nus hors de nos tranchées et nous nous mettons en rang en file indienne. Kotlenga se promène le long de la file avec un énorme bâton. Neuf cents paires d'yeux regardent vers les chaudrons de bouillie claire de kashe [2] brûlante. Enfin, Kotlenga prend la louche. Après avoir versé les trois premières portions, il pose la louche et prend son bâton chéri. Un coup puissant sur la tête abat le premier qui se présente, un deuxième... un quatrième... tous la tête fendue. Puis il se remet à distribuer la nourriture. L'un après l'autre, chacun tend en silence sa gamelle rouillée. Soudain : stop ! Kotlenga examine de la tête aux pieds le dernier qui se tient devant lui : “Jette ta gamelle !” L'ordre est exécuté sans un murmure. De grands yeux exorbités par la faim interrogent, muets : quoi encore ? Kotlenga ordonne : “Ôte ton bonnet !” Comme un automate, l'autre le retire. Un nouvel ordre : “Présente-le !” Mécaniquement, il le tend et Kotlenga verse dedans une portion de soupe brûlante. Enfin, le dernier ordre : “Remets ton bonnet !” Effrayé et presque inconscient, il le remet plein de soupe sur la tête. Un cri sauvage et désespéré troue l'air. Mais déjà le suivant dans la file doit prendre sa place. Apeurés, ceux qui sont derrière cherchent des yeux par où ils pourraient s'esquiver. Ils préféreraient jeûner, mourir de faim, plutôt que d'être exposés dans la queue à de telles tortures. Mais une silhouette verte en embuscade entre les arbres met en garde, avec la crainte des innombrables anges de la mort, contre un retrait. Le rire diabolique qui retentit de l'autre côté cloue tout le monde sur place. Ah ! Ça lui plaît là-bas ! Il rit de plaisir au spectacle, Zimmermann la veste verte !
120« Kotlenga jette un coup d'œil sur sa montre : la demi-heure du repas est écoulée. Une grande partie de ceux qui font la queue n'ont pas encore reçu leur ration. Tous regardent, tendus. D'une poussée, il renverse la nourriture qui restait dans le chaudron ; la queue se disloque instantanément. Tout le monde se précipite sur la nourriture répandue qui se mêle de terre et de boue. On gratte le sol avec sa cuiller qu'on porte vite à la bouche. Des centaines de langues lèchent consciencieusement la terre, on y enfonce la cuiller pour en ramener des bouchées qu'on suce afin d'extraire les dernières traces d'humidité de la soupe qui l'imbibe. Et, au-dessus d'eux, Kotlenga. Avec un jeune arbuste, il tombe à bras raccourcis sur les corps, les bras, les jambes et les dos entremêlés. Des têtes sont fendues, des membres saignent... et la grande créature aux multiples têtes se tord en convulsions sur le sol en hurlant de faim. Le sang se mélange à la soupe renversée, mais les langues desséchées continuent à laper et avaler aveuglément tout ce qu'il y a par terre, y compris la saleté et le sang. »
121Du florilège des divers récits sur les agissements pervers de Kotlenga, j'ai seulement extrait une « petite fleur » semblable à celles auxquelles j'ai assisté sous différentes formes à l'atelier C et qui étaient quotidiennes.
122Plus tard, quand j'ai connu Kotlenga, il se contenait davantage et faisait même quelques affaires avec les Juifs. Nous étions un jour assis à une petite table de la baraque où il cuvait son ivresse et il s'épancha :
123« Je sais que les Russes se rapprochent. S'ils arrivent ici et si l'un de vous est encore vivant, c'est sûr qu'il me pendra et peut-être à juste titre. Il y a une chose que je veux vous dire : tout ce que j'ai fait, c'est parce que j'y étais obligé. Je suis originaire de Posen [1]... un patriote polonais... (ainsi que cela s'avéra plus tard, il travaillait, comme nombre d'autres assassins polonais de Juifs, pour le mouvement clandestin). Mais pour eux, je suis un Allemand de souche, en particulier pour la veste verte. Vous avez parfaitement le droit de me pendre... si vous vivez jusque-là, mais souvenez-vous d'une chose : depuis le départ de Zimmermann, j'ai changé de comportement avec vous. »
124Et il n'était pas le seul. Les criminels de toutes sortes parmi lesquels il nous a fallu vivre et qui seront décrits plus loin se comptaient ici par centaines, plus ou moins criminels. Ce ne sont, dans l'ensemble, que quelques prototypes qui se détachent sur l'arrière-plan des espaces ensanglantés de la Pologne.
XIV
125L'atelier C engloutissait un convoi après l'autre. Les Juifs étaient amenés des localités les plus éloignées : de Plotzk, Piotrkov, Klimentov, Radomishl, Bilitz, Lodz, etc. [2] Mais le travail dévorait rapidement tout le monde. La direction faisait venir des convois de tous les endroits possibles, mais même les plus jeunes et les plus robustes dépérissaient inexorablement très vite. Le linge n'était pas changé, celui qui le pouvait lavait sa chemise avec un peu d'eau froide, mais la plupart n'avaient même pas cette ressource et devenaient terriblement sales. Comme ils dormaient sur un peu de vieille paille moisie ou sur des planches dures sans se déshabiller pendant des mois, il était naturel qu'ils soient infestés de poux et atteints de typhus. Il n'y avait aucune assistance médicale en dehors de deux garçons sans compétence aucune mais bénéficiant de protections et qui passaient officiellement pour infirmiers. Leur tâche consistait plutôt à établir la liste des malades en vue des fréquentes sélections à venir. Ils n'avaient aucun pansement leur permettant de fournir l'aide « légale » pour de petites plaies guérissables, tout était laissé à l'action de la nature. Ceux qui ne s'écroulaient pas immédiatement mais se traînaient au travail au prix de mille efforts n'échappaient cependant pas au regard vigilant du chef des gardes Kisling qui emmenait chaque semaine des groupes de malades au stand de tir. Beaucoup de gens cherchaient leur salut dans l'évasion. Ils espéraient parvenir à un autre camp, à Keltz ou Ostrovtze ou tout au moins à l'atelier A. Ces tentatives se terminaient généralement par la mort. J'ai eu néanmoins connaissance de quelques cas d'heureuse réussite à rejoindre un autre camp. Ce fut l'un des chapitres les plus riches en événements de l'atelier C.
126Comment Kisling réagissait-il en l'occurrence, je l'illustrerai par un seul cas qui m'a été rapporté par mes camarades de Tzoyzmer :
127« Une journée de printemps à l'atelier C. L'équipe de nuit se prépare à aller travailler. Chacun prend rapidement son morceau de pain avec le “café” amer et, en le mâchant à peine, veut en venir à bout le plus vite possible avant d'être obligé de sortir. Soudain, un coup de sifflet. Aha ! Quoi de neuf encore... est-ce que ça ne serait pas en rapport, par hasard, avec l'évasion, la nuit, d'un groupe de gens de Tzoyzmer ? Toutes les équipes sont à présent alignées, mais on sent d'instinct qu'on n'est pas près de partir. Il doit d'abord se passer quelque chose. On voit arriver de loin Kisling avec l'enquêteur de l'atelier, Sonder, accompagné de plusieurs miliciens. Il dit quelques mots au commandant juif Ayznberg [1] que celui-ci, tout troublé, transmet aux policiers juifs et aussitôt des dizaines de bouches se mettent à crier de tous côtés :
128– Ceux qui viennent de Tzoyzmer, sortez du rang ! »
129Tous savent ce que cela signifie. Un mur bien droit de jeunes gens sélectionnés reste sur place, séparés et isolés. Les originaires de Tzoyzmer forment le groupe le plus fort et le plus beau du camp. Ils avaient réussi, lors de la fouille, à dissimuler un peu d'argent ; ils étaient en outre restés secrètement en contact avec les Juifs de Rolnik à Tzoyzmer d'où ils recevaient de temps en temps de l'argent et des objets précieux qui leur permettaient de subsister plus facilement et d'avoir meilleure mine.
130Kisling se tient raide et contemple avec ses yeux ternes de criminel cet alignement modèle.
131« ... Neuf... dix ! » Son doigt s'arrête sur un jeune homme dont la figure de héros semble taillée dans le granit. « Trois pas en avant. » Celui-ci fait trois pas en avant et demeure aussi impassible qu'une statue.
132« ... Dix-huit... dix-neuf... vingt... » Et à nouveau un garçon de vingt-et-un ans. « ... Trente... cinquante... soixante-dix. » Comme si une main mystérieuse secrète codirigeait la sinistre pièce et jonglait avec les chiffres pour faire sortir du rang par ses envoûtements les plus beaux enfants de Tzoyzmer. Tous avaient la même pensée :
133« Va-t-il effectivement ?... » Tous caressent délicatement des yeux, comme pour un dernier adieu, les superbes corps alignés en face d'eux. C'était la dernière fois qu'on pouvait les admirer : quelle stature ! quelle dignité !... Un geste de la main de Sonder et l'épanouissement à venir de l'esprit d'un jeune est stoppé net :
134Clac ! Clac ! Clac !... Telles des colonnes de marbre que l'on abat, les formes tombent les unes après les autres.
135« Au travail ! » Tout le monde doit passer devant l'endroit où gisent dix corps chauds fraîchement tués, derniers restes pleins de fierté d'une jeunesse juive anéantie.
136« Un... deux... trois... » Comme chaque jour, la police juive compte au portail les équipes qui sortent, mais, cette fois, elles défilent tête basse, très basse.
XV
137À la tête de l'atelier C se trouvait comme doyen de camp juif une femme, Markovitsh [1], un être d'une complexité extraordinaire. Son adjoint était son beau-frère Ayznberg qui avait amené au camp sa femme et son enfant. Un troisième beau-frère était directeur des approvisionnements. Lui aussi avait au camp sa femme et ses deux enfants ainsi que la mère des trois sœurs qu'elles avaient réussi à sauver. Ils demeuraient tous dans une même baraque et c'était la seule famille du camp. Leur baraque était ironiquement surnommée la Maison blanche. En face d'elle, se trouvait l'habitation des policiers et des divers sous-commandants. Il y avait une section de la police interne dont la tâche consistait à maintenir l'ordre à l'intérieur du camp et une autre partie appelée « police d'usine » qui était répartie selon les lieux d'implantation de l'usine. Chaque section de policiers avait son propre doyen, dont la casquette s'ornait d'étoiles différentes. Tous avaient, en ce qui concerne la vie intérieure du camp, un pouvoir illimité ; ils étaient mieux vêtus et vivaient mieux. Il y avait aussi des groupes de privilégiés qui avaient de meilleurs postes de travail où l'on pouvait faire du commerce et gagner de l'argent. Certains d'entre eux bénéficiaient de la protection d'un contremaître allemand et pouvaient par son intermédiaire obtenir divers avantages. Ces gens-là vivaient en vase clos, gonflés d'orgueil, et ne frayaient pas avec ceux qui étaient affamés et épuisés, sauf quand il s'agissait de leur racheter leur dernière dent en or. Cette catégorie d'individus, avec la police, comportait deux à trois cents personnes. Ils étaient assurés d'une certaine sécurité, étaient à l'abri des sélections et ne souffraient jamais de la faim ; ils avaient même un train de vie luxueux, comparé aux conditions générales d'existence du camp. Ils pouvaient aussi se permettre d'avoir des relations amoureuses, se choisir une jeune femme ou une jeune fille qui voulait vivre mieux et qu'ils achetaient pour un morceau de pain ou de viande, une robe ou un meilleur poste de travail à l'usine. Les scènes décrites dans le livre ne sont que de pâles reflets de ce qui s'est effectivement passé de ce point de vue. Les portraits dépeints, bien que, pour certaines raisons, sous d'autres noms, sont réels. La forme littéraire adoptée rend moins abrupts les personnages et les faits. L'auteur s'est contenté, sur certains points, de les interpréter et de les approfondir mais en restant toujours dans les limites de la triste réalité.
138C'est avec un cœur lourd qu'il a entrepris la tâche malaisée d'ériger un monument véridique dédié à l'enfer que fut l'atelier C, bien que certains des héros décrits vivent encore et puissent y retrouver leur passé récent. Il sait aussi qu'il y a une tendance, peut-être délibérée, en tout cas compréhensible, à vouloir couvrir certains faits et compromissions. Cet ouvrage, qu'il estime objectif, suscitera peut-être mécontentement et polémique, mais il ne peut faire autrement que de mettre à nu la réalité dans toute sa brutalité dans la mesure où sa sensibilité propre le lui permet. Cela contribuera peut-être à fixer les limites extrêmes du sublime et de la bassesse de l'âme humaine.
139C'est une introduction suffisante pour décrire l'atmosphère dans laquelle ont vécu, souffert et succombé les ultimes restes des ghettos et pour permettre aux lecteurs de mieux comprendre ceux-ci.
140Je n'ai pas été parmi les premiers à être envoyé chez Hassag à Skarzhisko. Aussi ne puis-je indiquer avec certitude le nombre de Juifs qui y ont péri de mort lente. La commandante, Mme Markovitsh, m'a communiqué avant l'atroce liquidation du camp le chiffre de 50 000 morts (y compris ceux qui s'évadaient et étaient régulièrement abattus en chemin). Selon mes propres recherches, je considère ce chiffre comme quelque peu surévalué. En revanche, David Anzlevitsh [1] (qui fut à la fin secrétaire du bureau du camp à l'atelier C ; aujourd'hui en Israël) m'a confié qu'il avait vérifié la liste des noms (avant le massacre final) de ceux qui étaient « morts » ou avaient été « tués lors d'une tentative d'évasion » et il a établi que la liste officielle des morts du seul atelier C comportait à l'époque 21 000 noms. De mon temps, je n'ai rencontré que très peu de rescapés des dizaines de convois et j'ai perdu les chiffres précis des déportés transportés dans chacun. C'est seulement à la mi-juillet, quand toutes les réserves de Juifs furent épuisées, qu'il ne resta à la direction de l'usine qu'une unique ressource : Maidanek. Nous fûmes ainsi amenés le 28 juillet de Maidanek à Skarzhisko. Ce fut l'un des rares convois qui sortirent vivants de Maidanek. Le 3 novembre 1943, les 22 000 Juifs environ qui restaient encore furent tués sur une des places du camp. Mais cela, c'est aux rares témoins survivants de le raconter.
141L'action du présent livre débute en effet avec les événements que l'auteur a personnellement vécus. Il se borne à disparaître pour se confondre avec l'un de ses héros.
Notes
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[1]
Skarzhisko-Kamienna. OP : Skarzysko-Kamienna.
-
[2]
« Vallée des Larmes ». H : Emek Habakha. Ps. LXXXIV. 7. Allusion au célèbre ouvrage de Joseph Hakohen (1496-1578) publié en Italie sous ce titre en 1558. C'est une histoire générale des Juifs et de leurs tribulations au cours des âges. À été traduit en français en 1881 par Julien See sous le titre : La Vallée des Pleurs.
-
[1]
« Contremaître ». A : Meister.
-
[2]
« Allemand de souche ». A : Volksdeusch. Ressortissant d'un État non allemand mais d'ascendance allemande.
-
[3]
Tshenstokhov. OP : Cestochow. Keltz. OP : Kielce. Blizhin. OP : Blizyn. Starakhovitze. OP : Starachowice. Stalova-Volia. OP : Stalowa-Wola. Piontki. OP : Pionki. Ostrovtze. OP : Ostrowiec.
-
[1]
Lemberg. OP : Lwow. Ukrainien : Lviv.
-
[1]
« Action ». A : Aktion. Terme utilisé par les Allemands pour désigner une action planifiée de rafle systématique de Polonais, pour les envoyer travailler en Allemagne, ou de Juifs, pour les envoyer dans des camps.
-
[1]
« Vers l'Est ». A : Nach Osten.
-
[2]
« Transplantation des Juifs ». A : Judenaussiedlung. Euphémisme utilisé par les Allemands pour désigner la déportation des Juifs vers les camps de la mort.
-
[3]
Apt. OP : Opatow.
-
[4]
Ornshteyn. OA : Orenstein. OP : Or(e) nsztajn/sztejn.
-
[1]
Tzoyzmer. OP : Sandomierz.
-
[2]
Tzinamon. OP : Cynamon.
-
[3]
« Milice ». A : Werkschutz. Littéralement, « protection des ateliers ». En pratique, milice chargée de la surveillance des ouvriers.
-
[4]
« Judenrat ». A : Littéralement, « Conseil juif ». Organisme créé par les Allemands dans chaque ghetto. Il était chargé de son administration et responsable de la bonne exécution des ordres des Allemands. Il devait aider à la déportation des Juifs avant d'être lui-même finalement liquidé.
-
[1]
« Nettoyage des Juifs ». A : Judenrein. En allemand, rein machen signifie « faire propre », « nettoyer ».
-
[1]
Bodzentin. OP : Bodzentyn. Rakev. OP : Rakow. Stopnitze. OP : Stopnica Pokshivnitze. OP : Pokrzywnica. Stashev. OP : Staszow.
-
[1]
« Chef de la milice ». A : Werkschutzleiter.
-
[2]
Battenschleger. Autres orthographes possibles : Bat (t) enschläger.
-
[3]
« Groupe d'intervention juif ». A : Judeneinsatz.
-
[4]
« Doyen de camp ». A : Lagerältester. Les Juifs n'avaient pas droit aux mêmes dénominations que les Allemands pour la fonction de chef, telles que : Chef, Führer, Leiter.
-
[1]
Zaltzman. OA : Salzman (n). OP : Zalcman.
-
[2]
Teperman. OA : Tep (p) erman (n), Töpfermann.
-
[3]
Kzhepitzki. OP : Krzepicki.
-
[4]
« Le Rouleau de Buchenwald ». H/Y : Megilat Bukhenvald. Le terme hébreu de megila fait référence à l'un des cinq « rouleaux » de la Bible hébraïque (lus à l'occasion de diverses fêtes ou commémorations), à savoir : Megilat Eykha, en français : le Livre des Lamentations.
-
[5]
« Chef d'équipe ». A : Vorarbeiter.
-
[6]
« Intelligentsia juive assimilée ». Il s'agit essentiellement de Juifs détachés du judaïsme et du yiddish et parlant polonais, souvent convertis. Ils méprisaient les autres Juifs et les convertis étaient généralement antisémites.
-
[1]
« Bannissement ». H : Geyrush. Terme utilisé pour désigner des expulsions massives, par exemple, l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492.
-
[1]
Ivaneyko. OP : Iwanejko. Kozlovski. OP : Kozlowski.
-
[2]
Tshapek. OP : Czapek. Sovtshuk. OP : Sowczuk.
-
[1]
« Villes juives ». A : Judenstädte.
-
[2]
Shidlovietz. OP : Szydlowiec. Uyezd. OP : Ujazd.
-
[3]
Hans Frank. Chef du Gouvernement général de Pologne créé par les Allemands et dont la capitale était Cracovie et non Varsovie. Fut condamné à la pendaison par le Tribunal international de Nuremberg à l'issue de la guerre.
-
[1]
Vayntroyb. OA : Weintraub. OP : Wajntrojb/trob/traub. Zvolin. OP : Zwolen Yuzef. OP : Jozef. Vaysblut. OA : Weissblut. OP : Wajsblut. Milshteyn. OA : Milstein, Mühlstein. OP : Milsztajn/sztejn/sztein. Sukhdinov. OP : Suchedniow. Shtark. OA : Stark. OP : Sztark.
-
[1]
Milkhman. OA, OP : Milchman (n). Zilberberg. OA : Silberberg. OP : Zylberberg.
-
[1]
Baranov. OP : Baranow.
-
[2]
Zamoshtsh. OP : Zamosc.
-
[1]
Novak. OP : Nowak.
-
[2]
Zayontz. OP : Zajac.
-
[1]
« Commando de la forêt ». A : Waldkommando.
-
[2]
« Camp juif ». A : Judenlager.
-
[3]
« Bassin industriel du Centre ». A : Zentral Industriegebiet.
-
[4]
Kurtz. OA : Kurz. OP : Kurc.
-
[1]
« Le Rouleau d'un Ghetto ». Y : Di megile fun a geto. Cf. note 5, p. 109, supra. La destruction de Zamoshtsh. H/Y : Khurban/Khurbn Zamoshtsh. Le terme hébreu de khurban fait référence à la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor en 586 avant l'ère chrétienne.
-
[1]
« S.A. » A : Sturmabteilung. « Section d'assaut ».
-
[1]
« Anges du châtiment ». H : Malakhey Khabala. Anges chargés en enfer du châtiment des méchants.
-
[1]
« La veste verte ». Y : di grine marinarke.
-
[1]
Kotlenga. OP : Kotlenga, Kotlega. (?).
-
[2]
« Kashe ». P : Kasza. Sorte de semoule à gros grains, en général de sarrasin.
-
[1]
Posen. OP : Poznan. Cette ville faisait partie de l'Allemagne avant la Première Guerre mondiale et était fortement germanisée. Elle avait été incorporée à la Pologne lors de sa reconstitution après la guerre.
-
[2]
Plotzk. OP : Plock. Piotrkov. OP : Piotrkow. Klimentov. OP : Klimontow. Radomishl. OP : Radomysl. Bilitz. OP : Bilcza.
-
[1]
Ayznberg. OA : Eisenberg. OP : Ajzenberg.
-
[1]
Markovitsh. OA : Markowitsch. OP : Markowicz.
-
[1]
Anzlevitsh. OP : Anzlewicz.