Couverture de RHSHO1_169

Article de revue

Éditorial

Pages 4 à 8

Notes

  • [1]
    Cité in Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Hachette, 1994, p. 153.

1Dans la France de l'entre-deux-guerres, le fait communautaire est marginal. Alors que la région parisienne rassemble environ 200 000 Juifs, 7 000 seulement sont adhérents du Consistoire de Paris en 1938. Entre 1934 et 1938, le Consistoire Central refuse de boycotter les produits allemands. Il s'agit, dit-il, de ne pas mélanger politique et religion, et de ne pas donner prise à l'accusation de bellicisme au noms d'intérêts “étrangers” à ceux d'une patrie pour le salut de laquelle on prie chaque office de shabbat. Jacques Helbronner est alors président du Consistoire et Isaïe Schwarz Grand Rabbin de France. Le Consistoire pratique une politique de retenue et de prudence, il accepte de voisiner avec les Croix de Feu, invités à la synagogue de la Victoire, comme il tend à se démarquer de Léon Blum. L'arrivée massive des Juifs immigrés d'Europe orientale entre les deux guerres interroge ce judaïsme à la française, dont le Consistoire est le porte-parole officiel : être juif, est-ce un fait religieux seulement ? Quelques années auparavant, le Consistoire Central avait déjà été bouleversé par la déclaration Balfour et plus généralement par le mouvement sioniste qui propose une tout autre définition de l'identité juive.

2Arrivent la guerre, la débâcle, l'armistice et l'Occupation. Le désastre fond sur le judaïsme français. Secoué par la tragédie, le Consistoire Central va devoir s'adapter à une situation imprévisible, et dont il faut rappeler, une fois encore, que nul ne peut prévoir l'aboutissement. Les leçons de lucidité politique a posteriori sont de peu d'intérêt pour comprendre ce que pouvaient ressentir les hommes pris dans cette tourmente. Du fait de la présence allemande et des autorités de Vichy, le Consistoire s'autocensure dans sa correspondance et c'est pourquoi, comme le rappelle Arlette Lévy, ici moins qu'ailleurs encore on ne peut sacrifier au culte de l'archive, tant des informations essentielles ne pouvaient être consignées par écrit.

3L'Occupation réorganise géographiquement le judaïsme religieux. En Dordogne, par exemple, où ne vivaient en 1938 que 9 familles juives, on compte plus de 8 000 Juifs à la fin de 1941. La persécution s'abat soudainement, venue d'abord de Vichy. Comme le rappelle Claude Singer, entre le Premier Statut des Juifs (3 octobre 1940) et la création de l'UGIF (29 novembre 1941), le gouvernement de Vichy n'adopte pas moins de soixante lois ou décrets relatifs aux Juifs. Cette législation antisémite vise d'abord les Juifs d'Afrique du nord comme le rappelle Claude Nataf : on ne perd pas un instant pour retirer aux Juifs d'Algérie leur nationalité. Le 7 octobre 1940, la loi abroge le décret Crémieux. Elle est publiée au Journal officiel le lendemain, tandis que le Premier Statut des Juifs, décidé le 3 octobre 1940, est publié au JO le 18 courant.

4Le Consistoire réagit d'abord très prudemment. Il proteste de façon mesurée, persuadé que la mesure est temporaire. Helbronner, de surcroît, entretient une ancienne amitié avec le maréchal Pétain. Le 22 octobre 1940, la protestation solennelle est publiée qui met en lumière le refus du Consistoire de sortir d'une définition religieuse de la judéité : “Nous affirmons que nous ne sommes ni une minorité raciale, ni une minorité politique, mais une communauté religieuse.”

5Fin octobre 1940, un grand notable israélite, l'avocat Armand Dorville, écrit au Grand Rabbin Schwarz : “Quelle que soit l'opinion personnelle de chacun d'entre nous, nous avons, en tant que membres du Consistoire, le devoir impérieux de ne susciter le moindre trouble, voire aucune gêne, au régime actuel de l'État français.” Dorville précise ensuite que les Juifs étrangers doivent être pris en charge par des “œuvres particulières”. En décembre 1940, le Consistoire publie le mémorandum suivant :

6“Quelle que soit votre amertume, et sans rien accepter de ce qui vous a mis hors de la loi commune, subissez régulièrement les obligations qui vous sont faites par les lois, arrêtés et règlements du gouvernement français, en en appelant dans votre conscience de la France généreuse et libre de toujours.

7“Ne cachez pas votre qualité d'israélite. Non seulement vous vous exposez dans le cas très fréquent de sa découverte à de sérieuses sanctions, mais l'absence de courage et de franchise dont vous feriez preuve en l'occurrence, risque de nuire, par sa généralisation hâtive, à la réputation de l'ensemble de vos coreligionnaires.

8“[...] Vivez avec le plus de modestie possible. Évitez l'ostentation [...] qui n'est compatible ni avec la sauvegarde de notre dignité, ni avec le respect dû aux malheurs de ceux qui vivent dans la misérable promiscuité des compagnies de travailleurs et des camps d'internement [1].”

9Au printemps 1941 pourtant, le Consistoire se fait plus méfiant et secret vis-à-vis du gouvernement de Vichy. La protestation, comme l'action, monte d'un ton en particulier contre les décrets de dénaturalisation de nombreux Juifs. Reste pourtant que l'attitude longtemps légaliste de l'institution cause finalement beaucoup de dommages aux populations traquées. La lucidité politique ne peut pas être le fort d'une communauté dénuée d'expérience de la souveraineté, et habituée à l'intercession et à la négociation. L'analyse du général André Boris est rare, qui déclare en 1941 : “Le but réel est l'extermination totale des Juifs.” Il faut alors beaucoup de lucidité et de courage à ceux qui sont exclus de tant de professions, qui sont privés de moyens d'existence, et qui doivent pourtant continuer à assumer les charges qui leur incombent. À preuve le cas de l'ancien magistrat Léon Meiss, âgé de 44 ans en 1940 et qui, révoqué de la fonction publique en octobre 1940, apprend un métier manuel à Lyon où il a trouvé refuge et finit par y obtenir son CAP d'ajusteur.

10Fin 1941, le Consistoire appelle à refuser de rejoindre l'UGIF. Ce “Non” n'est pas au premier chef un refus de l'accommodement, il exprime d'abord la résistance du Consistoire à une définition nationale et raciale de la judéité. Il s'agit de ne pas dévier du diptyque ancien “Religion et Patrie”. Le vieux débat est réveillé qui avait déjà déchiré les premiers temps du sionisme : qu'est-ce qu'être juif ? Les divergences sur l'essence de l'identité juive qui opposent le Consistoire aux mouvements de jeunesse en particulier ne peuvent pourtant faire oublier que l'essentiel est alors de faire face à des persécutions aggravées. En Alsace-Lorraine annexée, les Allemands se déchaînent contre les lieux de culte systématiquement saccagés. Ce qu'ils n'osent pas faire directement en France même, ils le font faire parfois par des activistes de la Collaboration (attentats contre les synagogues). La communauté de la région parisienne se trouve rapidement dans une situation dramatique. De nombreux rabbins (il y en avait 61 en 1939) et dirigeants sont brutalisés par les Allemands. L'étiolement de la communauté, comme le départ aussi des plus jeunes vers la clandestinité, se traduit dans ces chiffres froids : durant quatre ans, à Paris, on célèbre 69 bar-mitsvah, 55 mariages et 2 294 inhumations. Au printemps 1944, le judaïsme religieux est moribond. Le Consistoire Central ferme ses portes à Lyon le 13 juin 1944 après avoir longtemps débattu sur la nécessité ou non de poursuivre des offices qui transformaient les synagogues en autant de pièges. Quant à l'Afrique du Nord, le débarquement allié en Algérie et au Maroc, le 8 novembre 1942, ne met pas fin à l'exclusion des Juifs en particulier en Algérie où les mesures antisémites ont rencontré l'assentiment d'une bonne partie de la population européenne. Les lois raciales y restent en vigueur jusqu'au 14 mars 1943. Il faut attendre le 21 octobre 1943 pour voir le général de Gaulle rétablir le décret Crémieux en Algérie, près d'un an après le débarquement anglo-américain.

11Mais la réalité du judaïsme religieux, c'est d'abord, c'est surtout peut-être l'humble travail quotidien, le travail de terrain réalisé, entre autres, par les aumôniers israélites. Le Consistoire Central refuse longtemps de laisser naître des associations cultuelles dirigées par des aumôniers auxiliaires étrangers. Il faut s'y résoudre, pourtant, vu la pénurie de cadres et les immenses besoins d'une population abandonnée, besoins liturgiques compris (livres de prières, matzoth de Pessah, nourriture casher, etc.). Plusieurs intervenants au colloque d'octobre 1999 ont rappelé l'activité et le dévouement de l'aumônier général René Hirschler jusqu'à son arrestation en décembre 1943. Lui comme tous les autres engagés sur le terrain des camps d'internement ont dit dans leurs témoignages le désespoir des partants et leur sentiment d'aller vers “une mort certaine”, comme dit l'un d'eux en septembre 1942. Ils disent aussi les attitudes contrastées des gendarmes et de la population locale. Ainsi, par exemple, dans le camp des Milles, en août 1942, lors d'un départ vers Drancy, certains gendarmes volent les détenus, tandis que d'autres les aident au point que deux d'entre eux sont même, pour ces faits, relevés de leurs fonctions. À côté de mille périls, il faut aussi compter avec la tentation du prosélytisme chrétien souvent dénoncée par les aumôniers, comme il faut compter également avec l'antique haine de soi dont témoigne par exemple ce capitaine Lévy, Juif converti au catholicisme, qui se montre particulièrement brutal (faut-il ajouter évidemment ?) envers ses prisonniers juifs du GTE de Mauriac (Cantal).

12La persécution commune a fini par rassembler Français israélites et Juifs immigrés. En 1944, le Consistoire est obligé de reconnaître que la guerre, Vichy et la violence allemande ont mis fin à un certain “franco-judaïsme”. L'identité juive, admet-il in fine, est plurielle et il aura fallu cette tragédie pour que le judaïsme d'Europe occidentale apprenne, à son tour, ce que l'Europe orientale savait depuis longtemps. La création du CRIF en 1944, comme le montre Jacques Fredj, s'inscrit dans la stratégie sioniste de l'Agence juive. C'est qu'il s'agit pour elle d'éviter le désastre que fut en 1919 l'intervention du professeur Sylvain Lévi, membre de l'Alliance, à la conférence de Versailles. Lévi avait alors dénoncé le sionisme comme un danger pour les Juifs, exactement comme eût pu le faire le Grand Rabbin Jellinek de Vienne au temps de Léon Pinsker en 1882. La naissance du CRIF marque à certains égards la défaite du franco-judaïsme et plus encore peut-être d'un judaïsme consistorial qui n'aura retenu du fait juif que la foi seule. Le CRIF relaie un Consistoire qui ne peut plus répondre à une identité brisée et éclatée. Il témoigne d'un monde de plus en plus laïcisé mais aussi de la fin de cent cinquante ans de jacobinisme israélite.

13Outre les actes du colloque organisé par le Centre, les 9 et 10 octobre 1999, cette livraison compte aussi quelques études et témoignages. Sur l'œuvre de deux peintres d'abord, Arbit Blatas, récemment disparu, et Devi Tuszynski. Un double témoignage ensuite sur la personnalité d'Adam Czemiakow, président du Judenrat de Varsovie, celui de Felicja Czemiakow, sa veuve, et de Haïm Szoszkies en 1946, traduits, présentés et annotés par Nathan Weinstock. Enfin, nous donnons à lire le récit-témoignage (qui est aussi, en seconde partie, une analyse très rigoureuse) de Claudine Cohen-Naar sur l'arrestation de ses parents, des Juifs espagnols, à Paris, dans la nuit du 25 novembre 1943. Czemiakow avait refusé de fuir tout comme, dans cette nuit de novembre 1943, le père de Claudine avait refusé d'abandonner son épouse aux policiers français venus les arrêter. Sur la vérité de Czemiakow, il n'y a guère à revenir sinon pour constater que les jugements longtemps hostiles et à l'emporte-pièce témoignent d'abord de l'intensité du désastre. Quant à l'arrestation de ce couple de Juifs espagnols dont la survie menaçait le Reich, il faut se contenter de lire les paroles mûries de Claudine Cohen-Naar, gardées par elle au secret cinquante ans durant, et dites enfin ici. Pour montrer l'essentiel, il n'est besoin ni de charniers, ni de fosses communes, il nous suffit de lire cette écriture blanche qui raconte trois enfants saisis de froid, d'angoisse et de chagrin dans l'escalier de service d'un immeuble parisien et qui, figés dans la nuit, entendent leur mère hurler qu'elle “ne veut pas mourir”. Laquelle leur écrira de Drancy, quelques semaines plus tard, la veille même de sa déportation : “[...] Et quoiqu'il arrive, sachez que nous partons pleins de courage et de volonté. L'espoir de vous revoir tous, vous que j'aime et que je ne peux nommer, nous fera supporter bien des choses. Ne soyez pas découragés ni accablés de chagrin, remontez-vous et pensez à nous. Nous nous reverrons, je n'en peux douter.”


Date de mise en ligne : 31/12/2020

https://doi.org/10.3917/rhsho1.169.0005

Notes

  • [1]
    Cité in Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Hachette, 1994, p. 153.

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