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Article de revue

Les dessins des concentrationnaires français : témoins de la résistance spirituelle dans les camps nazis

Pages 96 à 126

Notes

  • [1]
    Jean Clair, “Todtfarben”, in Music. L'œuvre graphique, Paris, ADAGP, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1988, p. 6.
  • [1]
    Ibid, p. 6.
  • [2]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, New York Rutledge, Layla Productions, 1981, p. 23.
  • [3]
    Music. L'œuvre graphique, op. cit., p. 33.
  • [1]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 202. Traduction : “Je me sens bien ; pour la première fois depuis quatre ans, j'ai recommencé à dessiner... La vie acquière à nouveau un sens et un but”.
  • [2]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 34.
  • [3]
    Miriam Novitch, Rezistanza Spirituale, 1940-1945, Milan, 1979, p. 15. Traduction : “Vous ne disparaîtrez pas” ou “Vous ne périrez pas”.
  • [4]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 29.
  • [5]
    Traduction : “Ce que je n'ai pas dessiné, je ne l'ai pas vu”,
  • [6]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 33.
  • [7]
    Ibid, p. 24.
  • [1]
    Ibid, p. 21.
  • [2]
    Boris Taslitzky, 111 dessins faits à Buchenwald. 1944-1945, Paris, La Bibliothèque Française, 1946.
  • [3]
    Pamieci Ludzkiej tragedii. In memory of human tragedy, 1976, p. 13.
  • [1]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 142.
  • [2]
    Interview de Violette Rougier-Lecoq, 28 janvier 1991.
  • [3]
    Miriam Novitch, Spiritual Resistance, Art front concentration camps 1940-1945. The collection of kibbutz Lohamei Haghetaot, Israël, Manufactured in the United States of America, 1981, p. 15.
  • [4]
    Interview de Violette Rougier-Lecoq, op. cit.
  • [5]
    Léon Delarbre, Croquis clandestins de Léon Delarbre, Paris, Éd. Michel de Romilly, 1945, p. XI.
  • [1]
    Jean Clair, “Todtfarben”, in Music. L'œuvre graphique, op. cit., p. 5.
  • [2]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 24.
  • [1]
    La Déportation, Paris, FNDIRP, 1967, p. 151.
  • [2]
    Ibid, p. 150.
  • [3]
    Ibid, p. 148.
  • [4]
    Ibid, p. 126.
  • [1]
    Jeannine Baticle, Goya d'or et de sang, Paris, Gallimard, 1986, p. 130. (Commentaires de Charles Baudelaire sur la peinture et les dessins de Goya).
  • [2]
    David Rousset, L'Univers concentrationnaire, Paris, Éd. de Minuit, 1965, p. 181.
  • [1]
    J.O. Hebb, Psychophysiologie du comportement, Paris, PUF, 1958, p. 183 à 218.
  • [2]
    Aldous Huxley, L'art de voir, Paris, Payot, 1984, p. 135 à 161.
  • [3]
    Interview de Jeannette l'Herminier, 7 février 1991.

1Nous pourrions penser que quarante ans après les camps nazis, l'Histoire a tout dépouillé, recensé, étudié dans ce domaine. Alors pourquoi une approche graphique de la Shoah ? La réponse est simple : parce que les dessins ont rarement fait l'objet d'une étude historique pour cette période. Il est cependant évident que l'Art ne peut être posé sur le piédestal de l'étude historique de l'univers concentrationnaire puisqu'il est inconcevable de considérer que cette période ait suscité une importante production artistique. Néanmoins, nous ne pouvons négliger l'existence de nombreux dessins comme preuves de la déportation et de la résistance spirituelle au système nazi. Jean Clair souligne à ce propos que “les orchestres de musiciens jouant Mozart ou Beethoven pour accueillir les déportés à la sortie de leurs wagons plombés sont aussi une invention du romantisme noir” et que “Hitler... aura réussi à incarner l'une des créations les plus folles de Hugo, le personnage, dans l'Homme qui rit, qui se vante de sculpter directement dans la chair humaine '' [1].

2Les dessins des concentrationnaires français ne peuvent donc en aucun cas s'inscrire dans le large domaine de l'Histoire de l'Art. Leurs auteurs ne faisaient pas de l'Art pour l'Art. Ils risquaient leurs vies pour témoigner et brandir ces preuves à la face du monde, après la Libération. Mais ils ne l'ont pas fait. Aujourd'hui, il paraît indispensable d'utiliser ces dessins pour aborder la Shoah par un de ses aspects méconnus et de comprendre comment ces artistes se sont arrangés pour réaliser ces dessins dans des conditions de vie concentrationnaire.

3De tout temps l'homme a répondu au réflexe de représenter les scènes dont il était témoin. Il semble que la volonté de témoigner dans les camps nazis, quand paraissait échu le terme de l'Humanité, était redevenu pareille à celle qui s'était manifestée à son aurore [1]. Dans l'univers des camps, où la torture physique s'accompagnait, à chaque instant, d'une torture psychologique, rien a priori, ne laissait supposer l'existence d'une volonté de vivre, de survivre. Mais même ce besoin de vivre, qui pouvait paraître contradictoire avec l'idée que les victimes des nazis se faisaient de la vie, l'emportait chez de nombreux déportés  [2]. Ce sentiment de nécessité absolue de se battre était susceptible de s'affirmer à travers le dessin. Pour tous ceux qui ont dessiné, cet acte apparaissait sans doute, comme une résistance spirituelle. Néanmoins, cette forme de résistance pouvait être motivée par diverses raisons ; et ce sont ces dernières qui nous intéressent tout particulièrement.

I. Aspects techniques et moraux de la résistance spirituelle

4Pourquoi avoir dessiné dans les camps ? Répondre à cette interrogation ne peut en aucun cas, se faire d'une seule et même voix. Le fonctionnement de l'esprit humain nous est encore inconnu pour une large part. Sa fragilité nous fascine autant que sa capacité de résistance. C'est à cette dernière qu'il convient de s'intéresser de plus près. Au regard de la résistance spirituelle, il apparaît clairement que l'entreprise de dégradation des nazis n'a pas réussi à cent pour cent. Malgré leur système de réduction des hommes à l'état animal, les SS n'ont pu empêcher l'esprit de certains déportés de continuer à inventer, créer, penser et reproduire. Les nombreux dessins recensés sont la preuve que les bourreaux ont échoué en partie : ils n'ont pu anéantir l'une des principales fonctions de l'homme : créer. Mieux, ils ont transformé ce besoin en une fonction vitale. Il en est pour preuve cette déclaration de Zoran Music, déporté à Dachau : “Pour un artiste il est impossible de ne pas créer... l'art m'a donné la force de survivre'' [3]. De même que dans une lettre à un ami, écrite le 10 juillet 1944, le dessinateur Xawery Dunikowski exprimait ce qu'il avait ressenti après avoir dessiné : “I feel good ; for the first time in four years, I have once again begin to draw... Life once again acquiress meaning and purpose”[1]. Dessiner était non seulement un moyen de survivre, mais également la seule manière pour les déportés de conserver le contrôle de leur mental. Dans un monde où les hommes avaient perdu tout pouvoir de décision, le dessinateur lui, était le maître absolu de son œuvre. Il décidait seul de ce qui devait ou ne devait pas être immortalisé. Grâce aux dessins, l'artiste retrouvait et préservait son savoir-faire et sa dignité. Par ce biais, chaque dessin constituait une arme contre la machine de déshumanisation nazie.

5Dans ce domaine d'aliénation mentale et de vide supposé de l'esprit, ces dessins étaient aussi une volonté de se rattacher au passé  [2]. Dans cet univers concentrationnaire, la créativité faisait figure de vestige d'un autre monde interdit. La création artistique devenait donc un lien avec le monde antérieur et les dessins étaient le moyen pour les déportés de faire pénétrer une des valeurs humaines de ce monde au sein d'un univers inhumain.

6Lien avec le passé, les dessins apparaissaient aussi comme un pont de témoignages vers le futur. Miriam Novitch souligne que chaque dessin est un “You shall not pass” [3]. Derrière cette expression jaillissent les portraits et les croquis des déportés comme autant de pierres tombales jamais honorées. Honneur aux victimes bien souvent inconnues, ces dessins sont donc aussi des preuves pour les futures générations. Janet Blatter rapporte à cet égard l'histoire d'une petite fille de douze ans, douée pour le dessin à qui son père avait dit un jour : “Dessine ce que tu vois'' [4]. À cet égard, le mot de Goethe, qui n'aurait pu imaginer qu'à quelques lieues de Weimar s'édifierait Buchenwald, comporte une singulière résonance : “Was ich nicht gezeichnet, habe ich nicht gesehen”[5]. Il en va de même pour l'artiste Buresova, déterminée à “s'opposer à ce désastre par la beauté et à reproduire toutes les choses incroyables qu'elle voyait” [6]. Ceci rejoint l'idée de Janet Blatter selon laquelle dessiner était “un moyen de transcender le présent en transformant le quotidien des victimes en art”[7].

7Mais au-dessus de toutes ces raisons trônait la volonté de s'échapper. Le dessin était, pour l'esprit des déportés, le moyen d'enjamber les barbelés et de goûter à nouveau la liberté.

8Bien qu'incomplet, l'ensemble de ces hypothèses témoignent de la complexité de l'esprit humain. Face aux mêmes conditions d'existence, l'homme réagit de la même manière, mais pour des raisons sensiblement différentes. Toutefois, un point commun relie ces dessins : ils surgissent tous du néant concentrationnaire comme autant d'âmes dont la vertu était de juguler le processus nazi d'aliénation mentale. Pour ces dessins, les déportés mettaient leur vie en péril afin de trouver le matériel nécessaire à leur réalisation.

9Où se procurait-on le matériel pour dessiner ? Quelle sorte de matériaux trouvait-on dans les camps ? Et de quelles ruses les déportés usaient-ils pour les obtenir ?

10L'établissement des camps générait une bureaucratie indispensable. Celle-ci impliquait la présence de centaines d'employés, de techniciens, d'architectes, de charpentiers et d'autres employés spécialisés. La bonne tenue et la mise à jour quotidienne des fichiers de l'administration concentrationnaire nécessitaient une énorme quantité de papiers, crayons, d'encre et d'autres fournitures du même genre. La variété de matériaux utilisés par l'administration des camps était grande. Tout papier, quel qu'il soit, était un support potentiel pour quiconque désirait ardemment dessiner. De la toile au verso des circulaires SS  [1], en passant par le papier d'emballage ou les “blancs” que la censure créait dans les journaux allemands, tout servait. Quant aux crayons, là encore, bon nombre d'artistes ont eu l'opportunité d'en utiliser un éventail relativement diversifié. Si le crayon et le fusain (bien souvent un morceau de charbon de bois) étaient le plus couramment répandus, il faut souligner que certains dessinateurs ont réalisé des peintures à l'huile, des dessins à la plume et à l'encre et même certaines aquarelles  [2]. Les déportés utilisaient aussi des matériaux de fortune : brosses à dents, tissus, ficelle, morceaux de fil de fer, etc. [3] Le matériel était donc sur place, encore fallait-il se le procurer. Des bureaux à l'artiste, le chemin était pavé de risques. Un véritable marché noir s'installait parfois dans les camps. Un morceau de papier ou un crayon valait son pesant d'or en nourriture – ce qui était cher payé lorsque l'on connaît le prix d'un trognon de pain rassi qui prolongeait d'à peine quelques jours la survie d'un homme – un vêtement, ou tout ce qui était susceptible de s'échanger. Le besoin de dessiner valait plus que la survie du dessinateur. La mémoire graphique était plus précieuse que les vies des concentrationnaires. Troquer signifiait prendre un risque incalculable. Voler soi-même était un crime.

11Une fois le papier et le crayon en sa possession, le dessinateur n'avait plus qu'à croquer ce qu'il voulait, ce qu'il pouvait. Dès lors se posait le problème de l'instant propice pour dessiner. Pour Karol Konieczny, le soir était son instant de prédilection  [1]. La nuit enveloppait son travail d'artiste-témoin d'un sombre voile protecteur. Violette Rougier-Lecoq profitait aussi du moment de répit après le travail pour dessiner : “... Après le travail, à partir de huit heures et demi, quand on était rentrées dans notre block, sur notre lit... nous parlions. Alors moi, j'ai commencé à dessi- ner” [2].

12Une fois le dessin terminé, il fallait le préserver de la destruction. De nombreux lits se muèrent en autant de cachettes inimaginables. Certains dessins furent glissés dans les parois de doubles murs [3] ou enfouis sous les paillasses en copeaux qui ne faisaient pas l'objet de fouilles systématiques  [4]. Néanmoins, laisser les dessins dans les blocks les mettaient à la merci d'une perquisition des Stubendienst ou du chef de block. Certains furent portés par les déportés sous leurs vêtements des mois durant. Cette autre solution comportait de plus grands risques encore [5] car à chaque instant, une fouille inopinée des Lagerschutz privait les déportés de leurs objets personnels. Le danger de mort était parfois si proche que certains concentrationnaires se virent contraints de brûler leurs dessins. Véritables clichés de l'horreur concentrationnaire, ces dessins criaient une réalité crue et accablante.

II. Qu'expriment les dessins ?

13Que représentent exactement ces dessins ? Comment les considérer ? Œuvres d'art ? Témoignages ? Preuves ? Ou tout cela à la fois ?

14Ils ne semblent pas appartenir au monde des musées, ni à tout autre monde d'ailleurs. Ils n'appartiennent curieusement à aucun domaine de façon exclusive, mais plutôt à plusieurs. Le plus juste serait de dire qu'ils reviennent d'un monde qui nous sera à jamais impénétrable. Jean Clair les nomme “la face obscure de l'art, celle qui ne se montre pas parce qu'elle est celle que l'art lui-même ne peut éclairer” [1].

15Tout se passe comme s'ils détenaient le pouvoir de rendre supportable l'insupportable. La preuve photographique possède, dans l'acte machinal de son enregistrement, quelque chose d'intolérable. C'est le privilège du dessin d'être à la fois irréfutable et innocent : son témoignage n'est ni complaisant, ni indifférent. Ces dessins doivent toutefois être considérés comme des clichés que prenaient les yeux des déportés et que leurs mains développaient lorsqu'elles en avaient l'occasion. Chaque dessin est donc une représentation fidèle du quotidien des camps. Cette représentation étant dépouillée de tout enjolivement pour découvrir simplement le nu de la mort. Dans cet univers installé dans un but de destruction, ces dessins apparaissent comme un paradoxe : ce sont de véritables créations  [2].

16L'un des principaux thèmes représenté est la vie quotidienne dans les camps. Il regroupe diverses scènes figurant entre autres, l'arrivée au camp, la tonte du système pileux, les conversations entre les hommes, les rares instants de repos, les innombrables appels, les alertes et... la libération inespérée. Cette thématique permet d'imaginer ce qu'était une journée dans un camp allemand. Chaque geste, chaque fait, ont été immortalisés par quelques artistes.

17Un second thème englobe l'ensemble des dessins et croquis des vues des camps. Grâce à ces vues reproduites par les déportés, il est possible de reconstituer l'intérieur des “box” (baraques) et la configuration architecturale des divers camps représentés. Allées, cabanes, tentes, les entrées et le célèbre “chêne de Goethe” du camp de Buchenwald. Certains croquis nous font pénétrer à l'intérieur des baraques où la promiscuité rendait chaque mouvement insupportable. Ces dessins révèlent l'univers concentrationnaire dans lequel vivaient les déportés tout en traduisant graphiquement l'étouffement et l'entassement des hommes en raison de la surpopulation.

18Une autre thématique est consacrée aux hommes et aux femmes. Cette catégorie de dessin rassemble un éventail de “sous-thèmes” considérablement diversifiés. Certains dessinateurs ayant choisi d'immortaliser leurs camarades ou tout simplement d'autres détenus, l'ont fait de diverses manières. Jeannette l'Herminier faisait signer ses “modèles” mais n'en représentait pas les visages (par manque de technique). D'autres précisaient qu'ils s'agissait de résistants, de camarades. Boris Taslitzky accordait de l'importance à la nationalité des hommes. Edmond Goergen a croqué des inconnus. Malgré cette multiplication de catégories, tous ces dessins sont liés par une même volonté qui animait les artistes : représenter l'homme.

19À l'intérieur de ce grand thème sont inclus les portraits. En effet, les dessinateurs de métier ont pu réaliser quelques portraits édifiants de leurs camarades. Boris Tazlitsky a rapporté de Buchenwald six portraits de personnages renommés.

20À l'opposé des concentrationnaires, se situent les représentations graphiques du personnel dirigeant des camps. Les kapos, les SS et autre personnel apparaissent rarement sur les dessins. Ce qui peut s'expliquer en partie par le fait qu'il était doublement dangereux de se faire prendre en possession d'un tel dessin : dessiner était un acte proscrit, à plus forte raison dessiner un SS...

21Autre thème graphique : le travail. De la sélection pour le travail au retour du kommando le soir, en passant par les innombrables travaux que l'on faisait exécuter aux hommes et aux femmes (diverses scènes représentent le “kommando des routes”, des femmes portant des colis, le déchargement des briquettes, des femmes vidant les toilettes), il existe une palette considérable de représentations. Cette thématique inclut également les corvées que les déportés devaient effectuer. À cet ensemble de dessins, s'ajoute aussi le croquis de Boris Tazlitsky qui, en surchargeant un précédent dessin montre les outils que les hommes utilisaient.

22Lorsque les déportés avaient un court instant de répit, il leur arrivait de s'occuper l'esprit ou les mains en s'adonnant à la couture ou au tricot pour les femmes. Autre forme d'occupation, les SS autorisaient à Buchenwald certains dimanches, l'organisation de concerts. Ce qui était aussi l'occasion pour d'autres, de laisser la fatigue les gagner et de s'assoupir quelques moments. Tous ces instants apparaissent sous les traits tracés par les dessinateurs.

23L'une des principales préoccupations des concentrationnaires était la nourriture. Se nourrir au vu et su des gardes, trouver un trognon de pain, des épluchures de pommes de terre, etc, est vite devenu une idée obsessionnelle. Il est donc normal de trouver ce thème parmi les dessins. Le pain et la soupe reviennent comme un leitmotiv dans les dessins des déportés. Ce thème témoignait des difficultés que les hommes affrontaient, non sans risque, pour chaparder un “petit quelque chose de plus” dérisoire.

24Les sentiments humains, les réactions humaines faisaient aussi partie de la thématique graphique. On ne peut pas retenir exclusivement les dessins de luttes entre les concentrationnaires pour une écuelle de soupe. Si ce monde avait, entre autre but, celui de rabaisser les hommes au-dessous de l'espèce animale, notons que rarement, ailleurs, le mot “solidarité” n'a recueilli plus fort écho. Cette solidarité, c'était la mince tranche de pain ou la cuillerée de soupe que les moins affaiblis acceptaient de prélever sur leur part afin de sauver ceux qui en avaient le plus besoin  [1] ; c'était le prêtre qui, secrètement, accordait aux croyants les dernières consolations de la foi. C'était le cordonnier réparant les chaussures en cachette  [2]. Tous ces actes, aussi insignifiants soient-ils dans un monde “normal”, voyaient signification et leur portée pratique décupler dans l'univers concentrationnaire. Cela permettait à l'homme de conserver sa dignité. Les dessinateurs ont su – grâce à la magie des traits – rendre cette atmosphère d'entraide. Des rêveries aux angoisses partagées, en passant par l'amitié, ce sont autant de preuves d'une forte croyance en l'être humain.

25Survivre dans les camps allemands supposait avoir une résistance physique exceptionnelle. Les conditions d'hygiène étaient telles qu'il relevait du miracle de ne pas contracter une maladie ou être atteint par une épidémie quelconque. Les hommes et les femmes détenues devaient donc subir des inspections régulières afin de déceler toute trace de maladie. Les Allemands y apportaient des solutions radicales. Le revier, appelé aussi “lazaret” dans certains camps, était tout à la fois infirmerie et hôpital, lieu de convalescence et de “sélection”. La vie plus qu'ailleurs s'y jouait à pile ou face. La vie du malade dépendait de son état physique et moral, de la nature des soins et de la compétence du personnel. On y opérait parfois sans anesthésie. Le traitement des malades s'accompagnait souvent de cris, de menaces ou parfois de coups. Les incurables et les infirmes, irrémédiablement condamnés, étaient abandonnés à leur sort ou assassinés collectivement par ordre supérieur  [3]. Les dessins représentent assez bien le monde terrifiant du revier et les maladies dont souffraient les déportés. Dysenterie, typhus, tuberculose étaient les affections les plus fréquentes. Et lorsque maladies et épidémies ne tuaient pas leur lot quotidien de déportés, les SS s'adonnaient à des expériences pseudo-médicales : ablations des muscles, castrations et stérilisations, inoculations de maladies, créations de plaies infectieuses, etc.  [4] Un “bloc de cobayes humains” était souvent aménagé à cet effet. Ces expériences dites “médicales” menaient quasiment toujours à la mort.

26Quoi qu'on en pense, nombreuses étaient les façons de mourir dans les camps. Pour tuer, l'imagination de l'homme est un terreau fertile qui ne cesse de nourrir et d'entretenir des caprices plus fantasmagoriques les uns que les autres. Des châtiments aux tortures, sans oublier les exécutions diverses sur simple lubie d'un garde, le meurtre a revêtu une infinie panoplie macabre. Pendaisons, suicides forcés ou délibérés, mais aussi et surtout l'implacable “sélection” pour la chambre à gaz qui, dans certains camps, allait de paire avec le krematorium. Cette thématique de la mort a été la plus représentée par les dessinateurs. Elle semble avoir hanté les esprits par le biais de ces innombrables images de cadavres décharnés jetés dans des charrettes. L'ensemble de ces thèmes constitue un résumé graphique de l'univers concentrationnaire.

III. Une victoire sur la mort

27Chaque article a adopté un style particulier qui lui est propre et auquel il restait fidèle du premier au dernier dessin. L'ensemble des dessins réalisés dans les camps de concentration peuvent être replacés dans la problématique plus vaste de la “peinture macabre”. L'étude des tableaux de Goya ou de Bruegel peut apporter un éclairage intéressant sur l'art de la Shoah. “Le Triomphe de la Mort” de Bruegel, les visages portant les stigmates de la mort, “ces physionomies humaines étrangement réalisées par les circonstances”[1] dessinées par Goya et également les non moins étonnants dessins visionnaires de Jean Moulin (amas de corps décharnés, personnification de la torture et de la mort) ont un point commun avec les dessins de la Shoah : les représentations de la mort.

28Une constante dualité vie/mort (homme/mort) apparaît dans les dessins des camps. Sans cesse, l'homme côtoie la mort sous tous ses aspects (corps décharnés, visages inexpressifs, fours crématoires) ; elle devient un thème obsessionnel qui façonne les formes. David Rousset écrit à ce propos : “La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché tous ses dépouillements” [2]. La mort est rarement représentée par la symbolique. De même qu'elle est rarement sous-entendue, exceptée dans un dessin de Boris Tazlitsky montrant les visages des hommes sur lesquels se lit la mort lorsqu'ils regardent passer le corps d'un des leurs. L'ombre de la mort se reflète sur leurs visages.

29Les dessins des concentrationnaires comportent donc peu d'imaginaire et encore moins de part de rêve comparés à ceux réalisés par des enfants dans les camps nazis. Les artistes passaient le peu de temps qu'ils avaient pour dessiner à représenter majoritairement les scènes qui les entouraient, en se référant à leurs conditions. S'ils ne représentaient que le monde environnant, cela signifie qu'ils vivaient essentiellement dans le présent en donnant toute priorité aux images du camp. L'artiste était comme coupé physiquement à la fois du passé et du “futur”. Des études de psychologie sont susceptibles d'apporter des éléments d'analyse pour comprendre la présence de thèmes récurrents dans les dessins. Selon Hebb, il existe un concept de motivation incluant la “faim biologique” et la douleur comme facteurs capables de modifier toute motivation humaine  [1]. De la même manière, les recherches d'Aldous Huxley concernant l'aspect mental de la vue peuvent apporter une contribution à l'analyse des dessins  [2]. A. Huxley dissèque minutieusement les relations entre l'imagination, la mémoire et leur perception comme corollaire.

30Les messages véhiculés par les dessins sont parfois doubles. Au-delà du simple témoignage, certains révèlent un désir d'exprimer quelque chose de plus profond. L'évidence de traumatismes se manifeste par la récurrence de certains thèmes (les nombreux pendus dessinés par Léon Delarbre en sont un exemple).

31Existait-il des tabous dans les représentations graphiques, par exemple, les proches dont il était impossible d'avoir des nouvelles ou les quelques cas d'“anthropophagie” qui ont eu lieu dans certains camps ? Les artistes pratiquaient-ils parfois l'autocensure et dans quels cas ? L'exemple des dessins de Jeannette l'Herminier est significatif sur ce point. Elle s'interdisait de reproduire l'aspect famélique de ses camarades afin de ne pas porter atteinte à leur moral. Si par curiosité l'un de ses modèles le lui faisait remarquer, Jeannette l'Herminier mettait cette “infidélité” graphique sur le compte de son manque d'expérience en dessin  [3]. Cela signifie que certains dessinateurs refusaient de reproduire la réalité lorsqu'elle transgressait les lois de la dignité humaine. Nombreux sont les artistes qui ont exécuté des portraits de leurs compagnons. Ces portraits résistent parfois à l'abstraction et à la symbolique. Tous les efforts ont été rassemblés par les dessinateurs pour tracer les traits des visages les plus fidèles possibles (parfois en idéalisant quelque peu le modèle, afin de ne pas l'effrayer quant à son état physique). Il existe une exception à cette constante : les portraits dessinés par France Audoul. L'artiste reproduisait la dégradation des visages de ses camarades en montrant pour chacune, la progression à travers deux ou trois croquis de la même femme. Le premier était une représentation fidèle de la personne sans doute peu de temps après son arrivée au camp de Ravensbrück, puis les suivants reflètent les traits de cette même femme quelques temps après.

32Sur la majorité des dessins, l'homme est représenté. Cette présence humaine semble narguer la mort sur son propre terrain. Que ce soit ces visages aux simples contours ovales ou les portraits fidèles de Boris Taslitzky, de Mania ou de Favier, les dessins ont tous ce point commun : l'homme. Ces portraits semblent avoir une signification magique pour l'ensemble des dessinateurs de la Shoah. Pour chacun d'entre eux, le portrait et la représentation de l'homme en général, préservaient à jamais le souvenir de ces concentrationnaires. De ces quelques coups de crayon surgit l'immortalité de dizaines d'hommes et de femmes. Ces visages sont autant d'hommages rendus aux victimes. Ces portraits extirpaient les modèles de l'anonymat dans lequel les avait plongé l'univers concentrationnaire. Ils sont là pour rappeler que dans ce monde créé pour détruire tout ce qu'il y avait d'humain, l'homme dessinait par-dessus tout. Grâce à ces dessins, l'homme et l'humanisme survivent dans un lieu où ces deux réalités ne recevaient plus aucun écho.

33Cet art constitue aussi un moyen d'unité entre les hommes. C'est un “art assimilateur” car si les portraits sortent les déportés de l'anonymat, en revanche, l'ensemble des représentations d'hommes ne trahit aucune distinction, aucune discrimination entre les modèles. Ce ne sont pas les jolis nœuds que Jeannette l'Herminier demandait à ses modèles de porter pour démontrer que la féminité et la fierté n'étaient pas mortes, ni l'allure de mannequins que Boris Taslitzky prêtait à ses modèles français qui apportent un changement radical dans la portée du message face aux dessins de Juifs hongrois faits par Léon Delarbre. L'unique différence est le message de dignité humaine que l'artiste a voulu transmettre par le biais de ses dessins. Cet art rappelle trop bien que les hommes sont égaux face à la mort, quels que soient leur rang social, leur richesse, leur religion et leur nationalité. Ces dessins transcendent toutes les nationalités et abattent les barrages linguistiques.

34Mais ces dessins transcendent aussi la mort par l'importante présence de l'homme sur chaque représentation graphique qui apparaît alors comme un défi à l'entreprise d'anéantissement nazie. Bien que la mort semble planer au-dessus de chaque dessin, l'homme, par son omniprésence rappelle que ce combat n'est pas perdu d'avance. Le simple fait que ces dessins existent et aient été réalisés pour servir de preuve, témoigne d'une croyance infiniment puissante en l'humanité, comme si la mort ne pouvait pas tout réduire à néant. Ces dessins révèlent un espoir que les artistes avaient placé dans l'espèce humaine, une croyance indestructible en l'homme, un éternel besoin de croire.

LD 2

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Léon Delarbre : Le commando sur la place d'appel avant le départ pour le tunnel. Dora. Janvier 45.

LD 42

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Léon Delarbre : Le lendemain de la Libération ; trop tard. Bergen-Belsen. 16 avril 45. Dimensions 27 × 26.

PM 19

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PM 19

Pierre Mania : La chute de l'arbre de Gœthe. Lors du bombardement des usines du camp (24 août 44) quelques bombes ou fusées incendiaires tombèrent dans le camp. Celles-ci mirent feu au bâtiment du lavage et douches, ainsi qu'au “Chêne de Gœthe”, qui fut abattu le lendemain.

BT 29

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Boris Taslitzky : Jeune français. Buchenwald.

BT 24

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Boris Taslitzky : Hongrois sortant des douches. Buchenwald.

LD 5

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Léon Delarbre : Le grand Georg, Kapo général de la Werk II. Dora. Décembre 44. Dimensions : 17,5 × 13,5.

VRL 22

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Violette Rougier-Lecoq : Sélection pour le travail. Ravensbrück.

LD 5

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Léon Delarbre : La corvée de vidange. Par tous les temps, douze heures d'affilée, ils transportaient sans trêve, les lourds bassins sur des trajets boueux de plus d'un kilomètre. Dora. Hiver 44-45.

BT 39

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Boris Taslitzky : Couture. Buchenwald.

LD 35

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Léon Delarbre : Koula resquilleur. Buchenwald. Juillet 44. Dimensions : 17,5 × 13,5.

BT 40

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Boris Taslitzky : “Évocation de Paris”. Conversation. Buchenwald.

VRL 16

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Violette Rougier-Lecoq : Amitié. Ravensbrück.

VRL 17

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35Violette Rougier-Lecoq : “Inspection”. Ravensbrück.

LD 29

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Léon Delarbre : Au “petit camp”, dysentrie : pendant que sèche le pantalon. Buchenwald. Juin 44. Dimensions 17,5 × 13,5.

BT 16

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Boris Taslitzky : Le block 51 et le block des “cobayes humains”. Buchenwald.

PM 21

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Pierre Mania : Supplice d'un Français absent à l'heure de l'appel. Il fut attaché 4 jours et nuits à la porte de la tour, sans nourriture. Buchenwald. Janvier 44.

LD 10

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Léon Delarbre : Les pendus. À gauche, le secrétaire du block 132 accusé de complot politique et de sabotage. Dora. 21 mars 45.

VRL 30

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Violette Rougier-Lecoq : Sélection pour le gaz. Rameaux 45. Ravensbrück.

AF 19

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A. Favier : Petit bâtiment où les blocks du “petit camp” apportaient leurs morts. Buchenwald. Avril 45.

BT 12

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Boris Taslitzky : Arrivants regardant passer un mort. Buchenwald.

Date de mise en ligne : 31/12/2020

https://doi.org/10.3917/rhsho1.162.0097

Notes

  • [1]
    Jean Clair, “Todtfarben”, in Music. L'œuvre graphique, Paris, ADAGP, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1988, p. 6.
  • [1]
    Ibid, p. 6.
  • [2]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, New York Rutledge, Layla Productions, 1981, p. 23.
  • [3]
    Music. L'œuvre graphique, op. cit., p. 33.
  • [1]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 202. Traduction : “Je me sens bien ; pour la première fois depuis quatre ans, j'ai recommencé à dessiner... La vie acquière à nouveau un sens et un but”.
  • [2]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 34.
  • [3]
    Miriam Novitch, Rezistanza Spirituale, 1940-1945, Milan, 1979, p. 15. Traduction : “Vous ne disparaîtrez pas” ou “Vous ne périrez pas”.
  • [4]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 29.
  • [5]
    Traduction : “Ce que je n'ai pas dessiné, je ne l'ai pas vu”,
  • [6]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 33.
  • [7]
    Ibid, p. 24.
  • [1]
    Ibid, p. 21.
  • [2]
    Boris Taslitzky, 111 dessins faits à Buchenwald. 1944-1945, Paris, La Bibliothèque Française, 1946.
  • [3]
    Pamieci Ludzkiej tragedii. In memory of human tragedy, 1976, p. 13.
  • [1]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 142.
  • [2]
    Interview de Violette Rougier-Lecoq, 28 janvier 1991.
  • [3]
    Miriam Novitch, Spiritual Resistance, Art front concentration camps 1940-1945. The collection of kibbutz Lohamei Haghetaot, Israël, Manufactured in the United States of America, 1981, p. 15.
  • [4]
    Interview de Violette Rougier-Lecoq, op. cit.
  • [5]
    Léon Delarbre, Croquis clandestins de Léon Delarbre, Paris, Éd. Michel de Romilly, 1945, p. XI.
  • [1]
    Jean Clair, “Todtfarben”, in Music. L'œuvre graphique, op. cit., p. 5.
  • [2]
    Janet Blatter & Sybil Milton, Art of the Holocaust, op. cit., p. 24.
  • [1]
    La Déportation, Paris, FNDIRP, 1967, p. 151.
  • [2]
    Ibid, p. 150.
  • [3]
    Ibid, p. 148.
  • [4]
    Ibid, p. 126.
  • [1]
    Jeannine Baticle, Goya d'or et de sang, Paris, Gallimard, 1986, p. 130. (Commentaires de Charles Baudelaire sur la peinture et les dessins de Goya).
  • [2]
    David Rousset, L'Univers concentrationnaire, Paris, Éd. de Minuit, 1965, p. 181.
  • [1]
    J.O. Hebb, Psychophysiologie du comportement, Paris, PUF, 1958, p. 183 à 218.
  • [2]
    Aldous Huxley, L'art de voir, Paris, Payot, 1984, p. 135 à 161.
  • [3]
    Interview de Jeannette l'Herminier, 7 février 1991.

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