Couverture de RHSHO1_159

Article de revue

François Delpech, historien militant

Pages 183 à 195

Notes

  • [1]
    B. Blumenkranz, "In niemoriam François Delpech”, Archives juives, 1982, n° 2.
  • [2]
    Gilbert Dahan, "Hommage à François Delpech (Société des Études juives)”, Revue des études juives, janvier-juin 1983, p. 231.
  • [3]
    "La Révolution et l'Empire” et, "De 1815 à 1894”, Histoire des Juifs en France, sous la direction de Bernhard Blumenkranz, Privat, 1972, p. 265-304 et 305-346. Le second chapitre est reproduit dans le recueil posthume (aujourd'hui épuisé) : François Delpech, Sur les Juifs. Etudes d'histoire contemporaine, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, p. 101-141.
  • [4]
    Denis Richet, "Être juif en France". Le Nouvel Observateur, 9 avril 1973.
  • [5]
    Histoire des Juifs en France, op. cit., p. 346.
  • [6]
    – "Du catéchisme impérial aux premiers catéchismes juifs : le projet de catéchisme impérial Israélite de Joseph Johlson”, dans Religion et politique. Mélanges offerts à M. le doyen André Latreille, Lyon, Audin, 1972, p. 117-129 ; “Les Juifs en France et dans l'Empire et la genèse du Grand Sanhédrin”, dans Le Grand Sanhédrin de Napoléon, dir. B. Blumenkranz et A. Soboul Toulouse, Privat, 1979. p. 1-26 (Sur les Juifs, op. cit., p. 65-99).
  • [7]
    Les Juifs et la Révolution française. Problèmes et aspirations, sous la direction de B. Blumenkranz et A. Soboul, Toulouse, Privat, 1976, p. 223 (Sur les Juifs, op. cit., p. 62-63).
  • [8]
    – "Notre-Dame de Sion et les Juifs. Réflexions sur le Père Théodore Ratisbonne et sur l'évolution de la congrégation de Notre Dame de Sion depuis les origines”, Le Lien, éd. française, Rome, 1971, (Sur les Juifs, op. cit., p. 322-371).
  • [9]
    "La persécution des Juifs et l'Amitié chrétienne" dans Églises et chrétiens dans la Seconde Guerre mondiale. I. La région Rhône-Alpes, sous la direction de X. de Montclos et al., Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978 (texte remanié “Les Églises chrétiennes et les Juifs pendant l'Occupation dans la région Rhône-Alpes". Archives juives, 1979. n°1, p. 1-22) ; “Les Églises et la persécution raciale" suivi de “L'épiscopat et la persécution des Juifs et des étrangers" dans Églises et chrétiens... II. La France, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982 (Sur les Juifs, op. cit., p. 223-264 et 265-295).
  • [10]
    Publiée dans La France et la question juive 1940-1944, éd. Sylvie Messinger, 1981, p. 197- 209, et reprise avec de légères modifications dans L'Histoire, n° 32, mars 1981, p. 25-36 (Sur les Juifs, op. cit., p. 209-221).
  • [11]
    Ibid., p. 255 à 264 et 295-296.
  • [12]
    Le Monde, 8 mars 1979.
  • [13]
    P. Vidal-Naquet, "Un Eichmann de papier”, Esprit, septembre 1980, repris dans Les Assassins de la mémoire, La Découverte. 1987, p.12.
  • [14]
    "La persécution nazie et l'attitude de Vichy”, Historiens et Géographes, revue de l'association des professeurs d'histoire et de géographie de l'enseignement public, n° 273, mai-juin 1979, p. 591-635 (Sur les Juifs, op. cit., p. 177-204).
  • [15]
    Gilbert Dahan, texte cité note 2, p. 230. Cf aussi : Jean Peyrot, président de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie de l'enseignement public, "Hommage à François Delpech”, Historiens et Géographes. n° 292, décembre 1982, p. 273-274 ; Bernhard Blumenkranz, "In memoriam François Delpech". Archives Juives, art. cité ; Yves Chevalier. Hubert Tison, articles liminaires à "François Delpech". n° spécial de Sens, revue de l'Amitié judéo-chrétienne de France, 1983, n° 2, p. 25-26.
  • [16]
    "Du sionisme à l'État d'Israël. Quelques précisions sur un passé controversé". Lumière et Vie, Lyon. n° 92, 1969, p. 35- 58 (Sur les Juifs, op. cit., p. 373-389).
  • [17]
    "Les chrétiens et la Terre Sainte : suggestions pour une meilleure approche du problème de Jérusalem”, S.I.D.I.C. (Bulletin du Service international de documentation judéo-chrétienne), Rome, IV, 1971-2, p. 3-22 (Sur les Juifs, op. cit., p. 391-417).
  • [18]
    Ibid., conclusion de l'article. p. 414-417.
  • [19]
    "A l'écoute des Juifs d'aujourd'hui”, L'Arche-Rencontre (Bulletin du Fonds Social Juif Unifié, éd. Rhône-Alpes), 28, mars-avril 1972, p. 1-16 ; repris dans A. Merad, A. Abecassis, D. Pezeril, N'avons-nous pas le même Pète ?. Lyon, Chalet, 1974, p. 51-67 (Sur les Juifs, op. cit.p. 419-429).
  • [20]
    Archives juives, cité note 1.

1L'historien lyonnais François Delpech, disparu prématurément le 1er août 1982, aurait à peine atteint aujourd'hui l'âge de la retraite universitaire. Son souvenir est très vivant dans la pensée de ses nombreux amis, de ses collègues et anciens étudiants ; ses travaux sont cités dans les ouvrages savants. Mais il n'a pas achevé les thèses qu'il préparait, ni publié le grand livre personnel qui en aurait fait un auteur incontournable, parce qu'il a donné la priorité aux travaux collectifs et à la présence active sur le terrain de l'éducation et du combat des idées. Aussi les jeunes générations le connaissent-elles mal. Ces quelques pages d'un collègue qui a été son ami, et pendant une dizaine d'années un proche collaborateur, voudraient rappeler qui a été François Delpech et son apport à la connaissance historique du judaïsme comme aux progrès de la compréhension entre Juifs et chrétiens.

2Né en 1935 dans une famille de juristes aux solides ascendances universitaires, François Delpech a passé son enfance et son adolescence à Toulouse à l'époque de la Seconde Guerre mondiale, puis a suivi à Lyon sa mère, magistrat, en 1951. C'est dans cette ville qu'il fait les études de droit, puis d'histoire qui le mènent à l'agrégation d'histoire en 1960. Au lycée puis à la faculté, il a milité dans la Jeunesse étudiante chrétienne, dont il a été le responsable à Lyon de la branche étudiante. Il a fait là l'apprentissage du travail collectif et de l'action militante. C'est l'époque de la guerre d'Algérie et de l'engagement pour la décolonisation du grand syndicat étudiant, l'UNEF, à la tête duquel les chrétiens de gauche formés par la JEC sont un élément décisif, en relation de collaboration conflictuelle avec les communistes, et en francs tireurs par rapport à un milieu catholique moins engagé. Les évêques ont du mal à admettre cet engagement sur le terrain politique d'un mouvement d'action catholique censé agir en leur nom, dont ils attendent une action essentiellement religieuse de "christianisation" du milieu étudiant.

3On est avant le concile Vatican II, et la fin du pontificat de Pie XII est une période de raidissement, avec le souci obsessionnel de combattre l'esprit "progressiste" qui semble faire le jeu du communisme et de freiner les innovations intellectuelles et spirituelles qui paraissent mettre en péril la transmission de la doctrine catholique. Delpech est de ces militants catholiques engagés dans des actions et des négociations complexes, s'efforçant d'aller de l'avant sans perdre le contact avec les éléments moins audacieux, d'agir en pleine responsabilité et autonomie sans rompre avec des autorités ecclésiastiques qui n'approuvent pas leur action. Il tirera profit de cette expérience formatrice, en même temps qu'il nouera entre jécistes et dans le milieu étudiant des amitiés durables. Sur le plan religieux, il bénéficie du mouvement d'idées et d'initiatives qui caractérise le catholicisme français, et particulièrement le foyer lyonnais depuis les années 30 : renouvellement intellectuel animé par des théologiens, notamment jésuites, et des universitaires, attention à une société en mouvement et réflexion sur la forme de présence et de témoignage de leur foi que peuvent y donner les chrétiens. Delpech acquiert ainsi, dans la ligne de Mounier et de son combat pour la révolution personnaliste, les convictions qui marqueront toute son action ultérieure.

4Elève du professeur André Fugier, qui a dirigé son diplôme d'études supérieures sur "l'Opinion publique, la presse et les partis à Lyon de 1879 à 1896" (1958), il a appris de ce maître des études napoléoniennes, outre les techniques éprouvées de la recherche historique, le culte de la précision et d'une rigoureuse objectivité. Marié avec une de ses camarades d'études devenue professeur d'histoire (ils auront quatre filles), il fait son service militaire en Algérie à la fin de la guerre puis enseigne en lycée à Mâcon et à Lyon avant d'être appelé en 1966 comme assistant à la Faculté des lettres par le doyen Latreille. Décidé depuis plusieurs années à faire une thèse, il a exploré plusieurs pistes avant de choisir définitivement son domaine : l'histoire des communautés juives en France à l'époque contemporaine. Comment l'idée de ce thème lui était venue ? Aucun de ses proches n'a pu le dire, mais on voit bien les raisons qui l'ont amené à s'y fixer, raisons d'opportunité et de conviction.

5En 1963-1964, les études d'histoire juive sont peu développées en France, et le concile n'a pas encore adopté la déclaration Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes, avec son paragraphe alors en discussion sur le judaïsme et le peuple d'Israël. Étudier les formes de la présence juive dans la société française depuis 1791, à l'heure où la problématique des rapports entre émancipation, assimilation et déjudéisation est en voie de renouvellement, c'est tentant pour un esprit entreprenant qui ambitionne de s'attaquer à un sujet neuf et délicat ; c'est aussi une perspective attachante pour le chrétien soucieux de contribuer à l'ouverture d'une Église auparavant enfermée dans ses certitudes qui a oublié, et parfois renié, ses racines juives. Et surtout, comme l'a constaté dès son premier contact avec le jeune chercheur le maître Blumenkranz, "parce que très profondément français autant que catholique, il voulait assumer personnellement la part qu'il jugeait lui incomber de dette morale envers les Juifs [1]". Son étude du judaïsme français sera en effet constamment liée à celle de l'antisémitisme et de ses racines chrétiennes, et à l'interrogation sur le génocide : comment l'abomination a-t-elle été possible, pourquoi l'Europe chrétienne a-t-elle laissé faire ? Comment réparer, prévenir le retour, extirper les germes de la haine ? Qu'ont à dire et à faire les chrétiens ? Questions ouvertement exprimées dans ses interventions pédagogiques, et sous-jacentes dans les travaux scientifiques dont l'auteur, se situant sur le terrain de l'objectivité et de l'examen rationnel, ne laisse jamais oublier qu'il est aussi un homme de cœur, attentif aux joies et aux souffrances humaines et indigné par l'injustice. C'est ce qu'ont compris les historiens juifs, ses aînés et devanciers, de Léon Poliakov à Bernhard Blumenkranz et Georges Wellers, qui lui ont fait confiance et l'ont accueilli avec amitié, à la Société des études juives et à la Commission française des Archives juives comme au CDJC. Il a vite pris sa place au premier rang, dans ce domaine où les chrétiens étaient alors presque absents ; selon un de ses collègues et amis, "il était parvenu à une compréhension du judaïsme français que peu de Juifs possèdent [2]".

6En moins de vingt ans, Delpech entame une œuvre historique considérable et mène simultanément une intense activité d'animation de travaux collectifs et de diffusion pédagogique, de vulgarisation au meilleur sens, auprès de ses collègues comme des milieux juifs et chrétiens, et de plus s'engage efficacement dans la vie universitaire, avant et après la crise de mai 68. Sur tous ces plans, il déploie un ensemble exceptionnel de qualités, en premier lieu une intelligence rapide, lucide, pénétrante dans l'appréciation des situations et des hommes, sachant voir à quoi et comment peuvent servir leurs qualités. Intelligence tournée à la fois vers l'étude, avec une grande puissance de travail, et vers l'action – capacité de lancer les idées et de rassembler les compétences et les bonnes volontés, art de prendre et de garder l'initiative, de suivre les développements d'une affaire avec ténacité jusqu'à la conclusion. Doué d'une grande facilité de parole publique, claire et hardie, il n'hésite pas à dire le premier bien haut ce que pensent les autres tout bas en cherchant leurs mots ; dans un milieu universitaire sur lequel pèse le respect des hiérarchies et dont les manières feutrées recouvrent bien des oppositions et des rivalités, son art de parler clair et de crever les abcès, son habileté à influencer les individus et à manier les assemblées en font un partenaire efficace et redouté. Ces qualités de vigueur et d'aisance se retrouvent dans ses travaux historiques et pédagogiques, alliées à une pondération de jugement, à un souci de mesure et d'équilibre qui donnent à ses conclusions une grande sûreté. Jacques Madaule octogénaire, se souvenant des débats auxquels participait Delpech à l'Amitié Judéo-Chrétienne de France, écrira : "J'ai rarement vu un homme si jeune manifester autant d'autorité" ; une autorité faite à la fois de compétence, de sagesse lucide et de profonde conviction. Pour ma part, l'ayant beaucoup observé dans les assemblées et commissions universitaires où nous collaborions, connaissant ses qualités offensives et stratégiques, j'ai été frappé, en lisant ensuite les premiers travaux historiques qu'il a publiés, par ce style très mesuré dans la fermeté et ces jugements nuancés, soucieux de tenir compte de tous les facteurs et de toutes les interprétations et de pratiquer la justesse avec la justice en rendant, sur le plan historique, à chacun son dû.

7L'œuvre historique de Delpech s'est développée en trois directions. La première correspond au sujet de la thèse d'État qu'il a mise en chantier en 1964 sur "Les communautés juives en France au XIXe siècle". Ayant assimilé l'ensemble de la littérature historique sur ce sujet et effectué le dépouillement de diverses archives publiques et privées encore inexplorées, ayant aussi confronté les différentes interprétations de cette histoire et perçu les enjeux historiographiques et philosophiques de ces débats, il est en mesure de donner un premier bilan de ce travail : ce sont les deux chapitres de l'Histoire des Juifs en France (1972) consacrés à la Révolution et au XIXe siècle [3]. Dans une ample synthèse, fermement pensée et clairement écrite, il associe le récit des événements au tableau de la vie des communautés juives dans tous leurs aspects, de l'économique au culturel et religieux. L'historien Denis Richet saluera comme "les plus précieux de ce livre" [4] ces chapitres où apparaît la marque de l'historien de classe : érudition maîtrisée, sensible aux spécialistes sans être pesante pour le public moins savant, et aisance dans l'évocation des controverses historiographiques et des positions idéologiques qui les inspirent. Il affirme sa manière, en s'engageant, nettement et lucidement, à la recherche d'un équilibre de raison. La conclusion de son étude, après une dernière page sur Drumont et la réactivation de l'antisémitisme français dans les années qui précèdent l'affaire Dreyfus, ne fuit pas le grand débat qui divise les historiens et les penseurs juifs à propos du XIXe siècle, époque heureuse de l'assimilation : réussite partielle, ou duperie pour un judaïsme français fondamentalement incompris et menacé ? Delpech se refuse à donner une réponse simple, et rappelle au passage que si "la tolérance était réelle et les progrès furent réels”, il n'est pas moins vrai que "la tolérance est toujours fragile, l'installation comporte toujours un danger d'engourdissement" [5]. Une telle conclusion, inspirée par le bon sens et le souci de comprendre le climat de chacun des moments historiques, a le mérite de donner des repères solides, au-delà des controverses et des corrections qu'amène normalement le progrès de la recherche.

8D'autres travaux réalisés peu après, éléments de sa thèse en préparation, sont plus proches de l'érudition, comme ses études sur un projet de catéchisme impérial israélite et sur la situation des Juifs dans l'Empire napoléonien lors de la réunion du Grand Sanhédrin de 1807 [6]. Chargé de l'exposé d'ouverture d'un colloque sur "Les Juifs et la Révolution française" tenu à la Sorbonne en 1974 à l'initiative des professeurs Blumenkranz et Soboul, il y présente un état des questions et directions de recherches sur la longue période 1789-1840 où il donne la preuve de sa maîtrise. Répondant à une remarque d'Albert Soboul après son exposé, il n'hésite pas à exprimer sa philosophie et sa déontologie d'historien d'une minorité : "... Je demande que cet effort de compréhension et de décentration absolument nécessaire soit réciproque. Il y a un abîme et une dissymétrie entre nos héritages culturels. Les traditions majoritaires, chrétiennes ou laïques, sont connues de tous – plus ou moins bien, mais nous en avons tous été nourris. Les cultures minoritaires sont beaucoup moins bien connues. (...) M. Soboul a tout à fait raison d'inviter les historiens des Juifs à tenir le plus grand compte de l'histoire générale. Mais il me paraît encore plus nécessaire que les historiens chrétiens ou laïques prêtent l'oreille à ce que les Juifs disent d'eux-mêmes. Ce colloque représente à cet égard un premier pas. Il reste beaucoup à faire pour progresser dans la bonne direction”. [7]

9Ce ton, dont on verra d'autres exemples, justifie la remarque de Madaule, citée plus haut, sur l'autorité dont faisait preuve le jeune Delpech au milieu de ses aînés. Son intrépidité de jugement et sa capacité d'interpellation auraient pu le faire taxer d'arrogance, sans la courtoisie et la franche cordialité envers les personnes qui étaient l'autre face de sa maîtrise et de son habile assurance.

10Une deuxième série de recherches, entamée peu après la première en vue du doctorat de troisième cycle, concerne l'histoire de la congrégation féminine de Notre – Dame de Sion, fondée à Paris au milieu du XIXe siècle. A-t-il été attiré d'abord par la personnalité et la pensée controversées du fondateur le P. Ratisbonne, Juif alsacien déjudaïsé converti au catholicisme et soucieux de la conversion des Juifs, ou par la spécificité de cette famille religieuse, la seule dans l'histoire de l'Église dont la papauté ait accepté qu'elle s'occupe principalement du rapport avec les Juifs ? Entré en relation au lendemain du Concile avec les responsables de cette congrégation en plein travail de réorientation, il s'est vu ouvrir libéralement l'accès à leurs archives. Il a perçu dans cet ordre un témoin privilégié de l'évolution sur un siècle de l'attitude catholique devant le judaïsme, l'antisémitisme et l'avenir des Juifs, entre l'assimilation, la conversion et la fidélité à l'identité juive. Situant son travail dans la perspective de l'histoire des relations judéo-chrétiennes jusqu'en 1945, il le mène en lien amical avec des religieuses soucieuses de mieux connaître leur propre histoire et d'en comprendre les enjeux au moment où elles effectuent un retour à leurs sources spirituelles pour mieux faire face aux exigences des temps nouveaux. Il leur donnera la primeur de ses recherches en présentant à leur chapitre général de 1970 un premier bilan de son enquête historique, précieuse contribution et appui efficace pour leur effort de renouvellement dans la fidélité à l'esprit de leur tradition. Il y décrit l'itinéraire et la pensée de Théodore Ratisbonne, converti à vingt-cinq ans et ordonné prêtre en 1830, grand spirituel et directeur de conscience, qui a fondé et dirigé jusqu'en 1884 cette congrégation vouée dans la pauvreté évangélique à aider les Juifs et à développer des maisons d'éducation en climat pluriconfessionnel en accueillant les conversions. Il retrace ensuite l'évolution complexe de la congrégation, à laquelle ses responsables successives imposent leur marque, infléchissant les orientations et développant diverses réalisations.

11Ce texte bref est un excellent exemple de la manière de Delpech, à plusieurs égards. Son exposé n'a rien d'une œuvre de complaisance ou d'apologétique, il vise à éclairer ses auditrices en leur faisant partager une connaissance formée sous la seule règle de la vérité historique. Delpech a le souci, dans la recherche de cette vérité, de comprendre les personnes et les enjeux, de restituer pour chaque étape le large contexte – situation générale des Juifs et du judaïsme, état des relations judéo-chrétiennes, courants de pensée dans l'Église – et de relier les idées aux personnes qui les vivent. De plus il a ouvert cet exposé par des "remarques de méthode”, rappel de quelques principes déontologiques des historiens, qu'il présente avec tact et sens pédagogique de manière à éveiller et introduire à la démarche de l'histoire, sans les choquer, des religieuses accoutumées à la pratique de la méditation spirituelle davantage qu'à celle de la critique historique. Il leur explique donc comment "celui qui aborde le passé avec le souci de le comprendre vraiment et d'en tirer profit" doit "faire preuve de sang froid et de lucidité (...), étudier attentivement l'ensemble des sources disponibles (...), tenir compte des conditions de l'époque (... et) ne pas conclure trop vite". Il ajoute pour conclure ces recommandations :

12"Je sais par expérience que la réflexion historique est un art difficile et que l'objectivité véritable ne va jamais de soi. La réflexion critique et le dialogue sont absolument nécessaires pour approcher la vérité". [8]

13Il a abordé dans cette étude des thèmes fondamentaux : l'antijudaïsme théologique, le prosélytisme chrétien et leur rapport avec l'antisémitisme populaire ou idéologique ; le discernement du véritable esprit évangélique ; le sens pour les chrétiens du "mystère du peuple d'Israël" et de la permanence dans l'histoire du peuple élu, sa place spécifique dans l'économie du salut redécouverte au XXe siècle. A travers l'histoire de la congrégation, de ses maisons d'éducation, de ses relations avec les Juifs et des secours prodigués lors du massacre nazi, Delpech évoque le cheminement d'une prise de conscience chez les chrétiens, le retournement des perspectives qui mène à la reconnaissance de l'autre dans le respect de son identité et du mystère de sa vocation propre.

14Malheureusement l'œuvre ainsi esquissée n'a pas vu le jour sous la forme achevée, essai ou thèse, qu'elle devait prendre. Delpech était trop attentif à l'actualité et soucieux de prendre ses responsabilités dans les débats publics pour s'enfermer dans la tour d'ivoire propice aux œuvres de science ; l'urgence du travail collectif et la pression de l'actualité l'ont amené à partir de 1975 à donner son attention à la connaissance et à l'enseignement du génocide perpétré par les Allemands (à cette époque où le mot "shoah” n'est pas courant en France, il parle quelquefois de l'holocauste, le plus souvent de la persécution raciale ou du génocide).

15Il contribue d'abord activement, au sein du Centre régional d'histoire religieuse dont il est un des animateurs à l'université Lyon II aux côtés du doyen André Latreille, au lancement d'un programme de recherches sur "Églises et chrétiens dans la Seconde Guerre mondiale". Aux colloques du Centre organisés à Grenoble en 1976 et à Lyon en 1978, il présente, avec un tableau de la double persécution raciale provoquée par les lois antisémites de Vichy et par l'application en France de la “Solution finale”, la première synthèse sur l'action de solidarité des chrétiens dans la région Rhône-Alpes et des aperçus significatifs sur l'attitude globale de l'épiscopat et des milieux catholiques [9]. Ces interventions en entraînent d'autres à divers colloques, notamment ceux de Lille, du CDJC en 1979 avec sa contribution sur "La Papauté et la persécution nazie" [10], puis du Sénat et de la LICRA ; la maladie interrompt enfin la mise au point d'un important article "Comment les Alliés, les neutres et le Vatican ont été informés du génocide ?”, qu'il avait présenté oralement au Centre. Dans ces exposés, il fait état des enquêtes orales qu'il a menées auprès des acteurs et témoins survivants après avoir dépouillé la documentation et les archives accessibles (encore rares à l'époque). Son aisance à tracer de larges synthèses et à énoncer des jugements fermes et nuancés éclate sur ces sujets difficiles ; ses propos sur le cardinal Gerlier, sur Pie XII et sur les responsabilités chrétiennes manifestent, une fois de plus, la forte conviction morale, le souci de justice et d'équilibre et la netteté d'expression qu'on a déjà relevées [11].

16C'est au colloque de Lyon, en janvier 1978, que Robert Faurisson, prenant la parole à l'improviste, ouvre la campagne révisionniste qu'il poursuivra dans différents médias pour nier l'existence des chambres à gaz dans les centres d'extermination nazis et la réalité du génocide. Et c'est Delpech qui, au nom des organisateurs indignés, improvise aussitôt la première riposte. Il est désormais habité par le souci de rétablir la vérité bafouée, de contribuer à l'établir sur les points encore mal connus, et surtout de la faire connaître. Après avoir présenté dans Le Monde "La vérité sur la solution finale" [12], il multiplie les interventions auprès de divers publics pour diffuser la synthèse des connaissances et des questions qu'il est un des premiers à avoir produite, salué par Pierre Vidal-Naquet en 1980 comme un des rares historiens à s'être mis au travail face aux soi-disant "révisionnistes" [13]. Cherchant particulièrement à atteindre les jeunes, il s'adresse aux professeurs d'histoire, donnant à la revue de leur association un dossier de près de cinquante pages où il résume l'ensemble de la question du génocide : l'antisémitisme nazi, le déroulement de la persécution, l'attitude du gouvernement de Vichy, la campagne "révisionniste" et ses procédés, le point sur les questions controversées [14]. Il participe en 1979 au colloque d'Orléans sur l'enseignement de l'histoire des crimes nazis et aux Journées de Rennes, il diffuse les "thèses d'Orléans" et crée à Lyon en 1980 une association "pour l'étude des Droits de l'Homme, des crimes nazis et des crimes contre l'humanité". Il serait injuste d'oublier aujourd'hui ce rôle pionnier, dans la lutte des historiens contre le négationnisme, de celui dont la maladie a interrompu les activités à l'automne 1981. Les bibliographies actuelles citent à bon droit des ouvrages savants plus récents, mais c'est justice de rappeler aussi que Delpech et Vidal-Naquet ont été les premiers historiens français à opposer aux “thèses” négationnistes de Faurisson et consorts des études critiques récapitulant les éléments de notre connaissance du génocide. Les hommages qui lui ont été rendus au lendemain de sa mort, de divers côtés, soulignent assez « le rôle décisif que François Delpech a joué dans ce qu'on a appelé “l'affaire Faurisson” » [15].

17Avant ce combat qui a occupé ses dernières années, Delpech s'était souvent adressé au public chrétien, par des conférences et des articles, en artisan du rapprochement entre chrétiens et Juifs. Au lendemain de la “Guerre des Six jours”, il présente dans une revue de théologie le sionisme et les débuts de l'État d'Israël [16], et un peu plus tard dans une revue d'information internationale le problème de Jérusalem, héritage de la vieille "question des Lieux Saints" [17]. Dans ces deux textes, il joint à l'étude historique des recommandations de méthode, comme dans l'étude sur Notre-Dame de Sion, et surtout, en "tirant quelques leçons des fautes passées”, des règles de conduite pour ce qu'il appelle le "nécessaire redressement de l'attitude chrétienne" : "Réagir contre le juridisme et le triomphalisme. Chercher avant tout la paix et la justice pour tous. Progresser sur la voie de la reconnaissance des autres. Inciter humblement au dialogue" [18].

18Cet appel à la conversion des chrétiens, il l'a développé dans une brève et dense intervention, en introduction à une conférence de son ami Abecassis prononcée à Lyon à l'occasion d'une semaine de réflexion chrétienne consacrée au Dieu des Juifs, des musulmans et des chrétiens ; s'exprimant ici explicitement en chrétien, mais avec toute sa culture historique et sa connaissance du monde juif, il explique avec force et rigueur "pourquoi et dans quel esprit un certain nombre de chrétiens, dont je suis, se tournent vers les Juifs et vers le judaïsme actuel ?" [19] Après avoir exposé les raisons profondes qu'ont les chrétiens de se tourner vers le judaïsme et les difficultés, actuelles et permanentes, de la rencontre, il intitule sa conclusion "Pour un réel aggiornamento". Constatant que "la rencontre judéo-chrétienne est presque impossible, mais nécessaire”, il propose une fois de plus des lignes de conduite :

19"Pour que la rencontre judéo-chrétienne soit possible, les chrétiens doivent trouver au préalable une attitude spirituelle authentiquement évangélique : une attitude de repentance, de respect et de méditation. (...) Pour que l'aggiornamento soit réel et durable, il faut une conversion totale des chrétiens et de l'Église et un réenracinement".

20Il interprète et prolonge ainsi justement le mouvement d'une Église qui a reconnu à Vatican II sa solidarité avec le peuple d'Israël, au nom du patrimoine spirituel commun et comme une exigence fondamentale de l'identité chrétienne. La fermeté de pensée, l'élan à la rencontre des Juifs et la force spirituelle de ces interventions ont valu à Delpech une autorité exceptionnelle dans les relations judéo-chrétiennes. Membre de l'Amitié judéo-chrétienne de France, il partage avec son ami Charles Favre la présidence du groupe lyonnais. Du côté catholique, le Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme l'associe à l'élaboration de sa déclaration de 1973 qui marque une avancée importante dans la voie amorcée par Nostra Aetate, tandis que du côté juif on lui demande de prendre la parole lors de l'hommage rendu au Grand Rabbin Jacob Kaplan.

21Cette intense activité ne l'empêche pas d'exercer à l'université aussi, où ses enseignements sont remarqués, une fonction d'éveil, d'animation et d'innovation, contre les routines, les cloisons et les incompréhensions. Membre actif du syndicat Snes-sup et attentif aux questions pédagogiques, qu'il étudie au sein d'un groupe amical d'échanges et de réflexion, "Enseignement 70”, il est intensément présent et actif dans la crise universitaire de mai 68 et le travail de réforme des études qui s'ensuit. Il joue ensuite un rôle majeur dans la réorganisation et l'animation du Centre d'histoire religieuse où il assiste, comme secrétaire général, le directeur Xavier de Montclos. Participant aux échanges franco-polonais développés à Lyon II, il inaugure un enseignement d'histoire de la Pologne ; il crée aussi et assure pour la partie moderne un enseignement d'histoire juive. En 1979, au moment où s'ajoute déjà à ses deux thèses en chantier le combat contre les négationnistes, il prend la direction de l'UER de l'université Lyon II qui réunit historiens, géographes, historiens de l'art, archéologues et musicologues ; attaché à un fonctionnement démocratique qui associera tous les acteurs au débat et à la décision, il s'attaque aux problèmes les plus ardus : l'interdisciplinarité, les débouchés des étudiants.

22"Historien militant" : Blumenkranz, rappelant que c'était à ses yeux le plus grand éloge qu'il puisse décerner à Jules Isaac, l'adressait également à François Delpech [20]. Emouvante et juste association de ces deux historiens universitaires, citoyens de la République, l'un Juif mort à quatre-vingt-six ans à la veille de la déclaration conciliaire qu'il avait souhaitée et préparée après avoir subi la Shoah dans ses plus proches affections, l'autre chrétien enlevé à quarante-sept ans après vingt années de travaux pour inciter les chrétiens à réfléchir, apprendre et changer leur regard. Tous deux aussi attachés à la justice enseignée par la Bible qu'à la démocratie, convaincus que l'éradication de l'antisémitisme et de tous les préjugés raciaux passe par la connaissance et l'ouverture à l'autre, pour dissiper l'ignorance et les préjugés.

23Il est rare que les fortes convictions vigoureusement affirmées et l'aptitude au combat aillent de pair avec l'effort de connaissance objective, de jugement pondéré et de pacification. François Delpech, historien et militant, historien militant, a su, trop brièvement, donner l'exemple de cette rare synthèse.

Notes

  • [1]
    B. Blumenkranz, "In niemoriam François Delpech”, Archives juives, 1982, n° 2.
  • [2]
    Gilbert Dahan, "Hommage à François Delpech (Société des Études juives)”, Revue des études juives, janvier-juin 1983, p. 231.
  • [3]
    "La Révolution et l'Empire” et, "De 1815 à 1894”, Histoire des Juifs en France, sous la direction de Bernhard Blumenkranz, Privat, 1972, p. 265-304 et 305-346. Le second chapitre est reproduit dans le recueil posthume (aujourd'hui épuisé) : François Delpech, Sur les Juifs. Etudes d'histoire contemporaine, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, p. 101-141.
  • [4]
    Denis Richet, "Être juif en France". Le Nouvel Observateur, 9 avril 1973.
  • [5]
    Histoire des Juifs en France, op. cit., p. 346.
  • [6]
    – "Du catéchisme impérial aux premiers catéchismes juifs : le projet de catéchisme impérial Israélite de Joseph Johlson”, dans Religion et politique. Mélanges offerts à M. le doyen André Latreille, Lyon, Audin, 1972, p. 117-129 ; “Les Juifs en France et dans l'Empire et la genèse du Grand Sanhédrin”, dans Le Grand Sanhédrin de Napoléon, dir. B. Blumenkranz et A. Soboul Toulouse, Privat, 1979. p. 1-26 (Sur les Juifs, op. cit., p. 65-99).
  • [7]
    Les Juifs et la Révolution française. Problèmes et aspirations, sous la direction de B. Blumenkranz et A. Soboul, Toulouse, Privat, 1976, p. 223 (Sur les Juifs, op. cit., p. 62-63).
  • [8]
    – "Notre-Dame de Sion et les Juifs. Réflexions sur le Père Théodore Ratisbonne et sur l'évolution de la congrégation de Notre Dame de Sion depuis les origines”, Le Lien, éd. française, Rome, 1971, (Sur les Juifs, op. cit., p. 322-371).
  • [9]
    "La persécution des Juifs et l'Amitié chrétienne" dans Églises et chrétiens dans la Seconde Guerre mondiale. I. La région Rhône-Alpes, sous la direction de X. de Montclos et al., Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978 (texte remanié “Les Églises chrétiennes et les Juifs pendant l'Occupation dans la région Rhône-Alpes". Archives juives, 1979. n°1, p. 1-22) ; “Les Églises et la persécution raciale" suivi de “L'épiscopat et la persécution des Juifs et des étrangers" dans Églises et chrétiens... II. La France, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982 (Sur les Juifs, op. cit., p. 223-264 et 265-295).
  • [10]
    Publiée dans La France et la question juive 1940-1944, éd. Sylvie Messinger, 1981, p. 197- 209, et reprise avec de légères modifications dans L'Histoire, n° 32, mars 1981, p. 25-36 (Sur les Juifs, op. cit., p. 209-221).
  • [11]
    Ibid., p. 255 à 264 et 295-296.
  • [12]
    Le Monde, 8 mars 1979.
  • [13]
    P. Vidal-Naquet, "Un Eichmann de papier”, Esprit, septembre 1980, repris dans Les Assassins de la mémoire, La Découverte. 1987, p.12.
  • [14]
    "La persécution nazie et l'attitude de Vichy”, Historiens et Géographes, revue de l'association des professeurs d'histoire et de géographie de l'enseignement public, n° 273, mai-juin 1979, p. 591-635 (Sur les Juifs, op. cit., p. 177-204).
  • [15]
    Gilbert Dahan, texte cité note 2, p. 230. Cf aussi : Jean Peyrot, président de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie de l'enseignement public, "Hommage à François Delpech”, Historiens et Géographes. n° 292, décembre 1982, p. 273-274 ; Bernhard Blumenkranz, "In memoriam François Delpech". Archives Juives, art. cité ; Yves Chevalier. Hubert Tison, articles liminaires à "François Delpech". n° spécial de Sens, revue de l'Amitié judéo-chrétienne de France, 1983, n° 2, p. 25-26.
  • [16]
    "Du sionisme à l'État d'Israël. Quelques précisions sur un passé controversé". Lumière et Vie, Lyon. n° 92, 1969, p. 35- 58 (Sur les Juifs, op. cit., p. 373-389).
  • [17]
    "Les chrétiens et la Terre Sainte : suggestions pour une meilleure approche du problème de Jérusalem”, S.I.D.I.C. (Bulletin du Service international de documentation judéo-chrétienne), Rome, IV, 1971-2, p. 3-22 (Sur les Juifs, op. cit., p. 391-417).
  • [18]
    Ibid., conclusion de l'article. p. 414-417.
  • [19]
    "A l'écoute des Juifs d'aujourd'hui”, L'Arche-Rencontre (Bulletin du Fonds Social Juif Unifié, éd. Rhône-Alpes), 28, mars-avril 1972, p. 1-16 ; repris dans A. Merad, A. Abecassis, D. Pezeril, N'avons-nous pas le même Pète ?. Lyon, Chalet, 1974, p. 51-67 (Sur les Juifs, op. cit.p. 419-429).
  • [20]
    Archives juives, cité note 1.
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