Notes
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[1]
Annotation « agonie » du sonnet I, I, 37. Jean de La Ceppède, Théorèmes Spirituels, Avant-Propos, À la France. Pour les citations de l’annotation, nous avons adopté l’édition originale de Toulouse de 1613-1622 consultable à la Bibliothèque municipale de Marseille, reproduite par Jean Rousset : Jean de La Ceppède, Les Théorèmes sur le sacré mystère de notre Rédemption, Genève, Droz, 1966.
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[2]
Cette étude prend place dans une thèse à soutenir en 2021, menée sous la direction de Stéphan Geonget.
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[3]
Les annotations représentent pourtant plus de 50 % de la masse des Théorèmes.
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[4]
Christophe Bourgeois, Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1630), Paris, Champion, 2006.
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[5]
Jean-Raymond Fanlo, « Truchements : la Passion et les signes dans les Théorèmes de La Ceppède » dans Poésie et Bible de la Renaissance à l’âge classique, Paris, Champion, 1999, p. 65-80.
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[6]
Exception faite du sonnet I, II, 63.
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[7]
II, II, 38.
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[8]
« Dom Nicolas [vicaire chartreux, lecteur contemporain de La Ceppède] devait prendre des notes dans les Théorèmes pour son usage personnel, mais aussi pour l’instruction de sa communauté. Nous tenons là 67 pages de notes serrées, peu lisibles, prises dans l’ensemble du livre de 1613 en allant de l’Avant-Propos, puis du premier sonnet, jusqu’au bout, Mélanges compris. Ces notes suivent le déroulement de l’œuvre. […] On croit d’abord qu’il ne s’est intéressé qu’aux informations données par les annotations du poète, parmi lesquelles celle qui retient le plus son attention est, comme on pouvait s’y attendre, la note sur la sueur de sang. Impuissant à la résumer, il renvoie au texte intégral de la dispute (c’est le mot qu’il emploie), dispute où, dit-il, le sieur de La Ceppède “prouve particulièrement bien que cette sueur fut naturelle et non pas miraculeuse”. […] Nous avons, avec Nicolas Thienne, un lecteur qui a voulu s’instruire en lisant les Théorèmes, et qui a été pris par la force poétique de l’œuvre. […] Nicolas Thienne fut probablement un lecteur tel que La Ceppède rêvait d’en avoir : un lecteur pour qui les annotations avaient autant d’importance que les sonnets, un lecteur qui cherchait à s’instruire en lisant les Théorèmes, pour son profit et celui des moines de sa communauté », Le xviie siècle de Roger Duchêne, 2007, < http://web17.free.fr/RD03/3400.htm > (consulté le 30 avril 2020).
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[9]
Ibid.
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[10]
Julien Goeury, L’Autopsie et le Théorème, Poétique des Théorèmes de Jean de La Ceppède, Paris, Champion, 2001 et « La représentation du motif de la sueur de sang dans les Théorèmes sur le Sacré Mystère de Nostre Redemption de Jean de La Ceppède : phénomène naturel et miracle d’artifice », Dix-septième siècle, no 194, 1997, p. 145-155.
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[11]
Op. cit. Mais le texte de l’annotation ne renvoie pas à la poétique mise en œuvre dans les sonnets, raison pour laquelle nous n’avons pas assis notre étude sur ces travaux par ailleurs manifestement importants.
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[12]
Thèse peu ou prou défendue par les nestoriens et les musulmans qui pensent qu’un ange a été substitué au Christ en croix.
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[13]
Rappelons que le moine Giordano Bruno a été brûlé à Rome douze ans plus tôt, en 1600, et que le prêtre Louis Gaufridy dont La Ceppède a suivi le procès et l’exécution a été brûlé en 1611, dans sa ville d’Aix-en-Provence… Voir Jean-Raymond Fanlo, L’Évangile du démon, la possession diabolique d’Aix-en-Provence (1610-1611), Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2017.
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[14]
Saint Thomas d’Aquin, Tertia pars summae theologicae, avec les commentaires de Thomas de Vio Cajetan, Lyon, 1585, III a Pars « L’unité du Christ quant à sa volonté », article 6 « Y a-t-il eu contrariété entre les volontés du Christ ? », < https://www.thomas-d-aquin.com/Pages/Traductions/STIIIa.pdf/p.169 >.
-
[15]
Cornelius Jansenius, Commentariorum in suam Concordiam, ac totam Historiam Evangelicam, Partes IIII, Louvain, 1592, chap. 137 (référence donnée par La Ceppède).
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[16]
Dont La Ceppède (comme Montaigne) a fait partie, cf. André Tournon, Carrefour Montaigne, Pise/Genève, ETS/Slatkine, « Quaderni del seminario de Filologia francese », Université de Padoue, 1994.
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[17]
« Comment pourroit la plus héroïque vertu des Morales, qu’on appele Clémence, se trouver jamais en l’homme si ce mouvement de l’irascible luy défailloit ? puis que la clémence n’est autre chose que la tempérance & médiocrité de l’ire : comme enseigne Aristote au mesme lieu, adjoustant de mesme suitte, que celuy-ci est est vertueux & louable, qui se courrouce ainsi, quant & autant qu’il est décent pour les causes, & contre qui il doit, par les règles de sa raison : que celuy est fol qui ne s’esmeut & s’alume quand il en a du sujet, & que cette lenteur insensible est vice. »
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[18]
Maurice Sachot, L’Invention du Christ, Paris, Odile Jacob, 1998.
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[19]
Antoinette Gimaret, « La prophétie dans les Théorèmes spirituels de Jean de La Ceppède » dans Les Voix de Dieu. Littérature et prophétie en Angleterre et en France à l’âge baroque, éd. L. Cottegnies, T. Gheeraert, G. Venet, C. Gheeraert-Graffeuille, A.-M. Miller-Blaise, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 79.
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[20]
« Il est certain, qu’estant le sang le trésor de la nature, [la Nature] le retient si soigneusement, que sans une forte violence, elle ne permet pas qu’il sorte par les voyes mesmes ouvertes ; & pour empescher qu’il ne s’escoule pas facilement, elle l’a fait d’une fort espesse (ou crasse) consistance, & les pores par où la sueur sort si petits, qu’à peine la subtilité de la veuë les peut discerner. »
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[21]
Histoire du corps, t. 1. De la Renaissance aux Lumières, dir. Georges Vigarello, Paris, Seuil, 2005, p. 353.
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[22]
Stéphan Geonget, La Notion de perplexité à la Renaissance, Genève, Droz, 2006.
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[23]
« Lutetia patiorum homo quidam nobilis bene valens & sanus, audita in se capitali sententia sudore sanguino est perfusus. Aristote & maints autres attestent que cela est arrivé de leur temps. Il est doncques possible & non seulement il l’est, par leurs tesmoignages des choses advenuës mais par les raisons apportées par ces graves autheurs qui remarquent comme & pour quoy cela peut advenir : à l’authorité desquels nous adjousterons cele de Maistre Louis Duret Médecin fort célèbre en France lequel en son livre 2. Coacar. Hipp. chap.17. de la langue & des autres parties de la bouche au comm. sentent. 13. dit ces mots bien esprés. Qualis sudor gruentu, quem facit ichorosus sanguis exudans percutim talis & cruor qui ex gengivis elabitur. & sur ce propos est remarquable ce qu’escrit de Scanderberg, l’Historiographe de sa vie, que la seule appréhension du combat ne dilatoit pas selon les pores de ses lèvres mais les crevassoit & en exprimoit le sang ; tant peuvent les esprits eschauffez par la force de l’imagination : Marin Barlet a remarqué & attesté cecy véritable aux Chroniques des Turcs tome 3. livre 8. Gestes de Georges Castriot Roy des Epirot. L’auteur du livre imprimé soubs le nom de Galen (soit qu’il soit à luy ou non) dont le titre est, de l’utilité de respirer, escrit que les pores se peuvent tant dilater, que le sang s’escoulera par iceux. » Éd. citée, p. 102.
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[24]
« Jansénius mesme quoy qu’il croye y avoir du miracle en nostre cas, advouë cecy possible naturelement en deux mots : Il faut savoir que la nature du corps humain est telle qu’au lieu de suer elle peut jeter du sang délié. » Ibid.
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[25]
« Il y en a qui, de frayeur, anticipent la main du bourreau. Et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grâce, se trouva roide mort sur l’eschafaut, du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons et rougissons aux secousses de nos imaginations, et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer », Essais, I, XXI, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 95.
Curieusement, La Ceppède n’évoque jamais Montaigne, son contemporain. Aucune trace dans son œuvre ne permet d’affirmer qu’il l’ait lu, Yvette Quenot ne fait pas non plus mention de l’œuvre du magistrat bordelais dans ses lectures cf. l’ouvrage de référence sur le sujet : Yvette Quenot, Les Lectures de La Ceppède, Genève, Droz, 1986. -
[26]
Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, Paris, 1690, s.v. esmotion.
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[27]
« Houssine : est vne petite gaule ou verge de Hous, moyennement longue et grosse d’un doigt ou environ, qu’on porte communéement à cheval. Ainsi ditte, parce que les plus maniables, et moins cassantes sont de Hous, Agrifolii virga. Mais ce nom s’attribue indifferemment à toutes gaules ou verges de quelque bois qu’elles soient », Jean Nicot, Thresor de la langue française, Paris, 1606.
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[28]
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, nouvelle 65, « La fausseté d’un miracle que les prestres Saint Jean de Lyon voulurent cacher, fut découverte par la congnoissance de la sotye d’une vieille », Conteurs français du xvie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 1076.
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[29]
« Et si peut-on bien soustenir encore que Galen en a parlé, et enseigné ce que nous soustenons non seulement audit lieu suspect, de l’utilité de la respiration (qu’on n’est pas obligé de croire n’estre pas sien, puis qu’il est imprimé sous son nom) mais encore aux 5. des Méthod. chap. 2. où il dit ces mots : Diapedesis vero ex tunica quidem ipsa rarefacta, sanguine vero tenuato oritur, etc. Or ce mot Diapedesis signifie transcolatio, qui est en effet resudation ou sueur. »
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[30]
« Quant à la prétenduë détermination du Concile de Trente nous pouvons bien dire asseurement que ledit Silvatique en a parlé sans l’avoir veu, au rapport de quelqu’un qui n’en sçavoit pas plus que luy. » Éd. citée, p. 111.
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[31]
Histoire du corps, de la Renaissance aux Lumières, op. cit. p. 360.
1On célèbre volontiers les cinq-cent-vingt sonnets des Théorèmes Spirituels du poète La Ceppède, en n’accordant cependant qu’un intérêt limité aux annotations qui bourgeonnent à leur marge [3]. C’est méconnaître la crypte de cette basilique poétique, architecture souterraine qui permet de suivre le cheminement intellectuel d’un auteur engagé dans la révolution tridentine et « la conversion des Muses [4] ». Ces éléments en prose, francs de toute contrainte formelle, cristallisent admirablement dans la structure épurée des sonnets. Jean-Raymond Fanlo souligne l’importance de leur contribution dans l’approche heuristique du discours laceppédien :
La scène christique est […] point de convergence et point d’origine du discours, accomplissement du langage […]. Or c’est ce mouvement que reproduit le travail même du texte : une bibliothèque cherche forme définitive dans la densité du sonnet et cette forme se remet en question dans les commentaires et hypothèses de l’annotation […] la rencontre féconde du texte saint et de ce corpus théologique s’incarne dans le sonnet, lequel devient matière d’exégèse pour l’annotation [5].
3Les méditations constituent la mise en forme brillante de ce discours érudit, « marqueur des Écritures » qui les interroge en retour. En effet La Ceppède ne peut pas être tenu pour un mystique [6] fusionnant par transport avec le Christ mais doit être reconnu comme un pédagogue qui organise méthodiquement le parcours spirituel de son lecteur. Les annotations contribuent largement à ce travail de méditation qui accompagne l’accomplissement du « crayon des antiques figures » des textes vétéro-testamentaires en la « parlante peinture [7] » des Évangiles. Pour ses lecteurs contemporains, elles nourrissaient leur méditation comme en atteste un article de Jacqueline Plantié évoquant la figure d’un lecteur « idéal » des Théorèmes [8]. Jean-Raymond Fanlo souligne à juste titre leur rôle dans la « mise en œuvre pathétique du corpus biblique et du corpus ecclésial où se reproduit la dynamique d’incarnation » :
C’est ce passage du corpus textuel au corps présent que veut retrouver la Ceppède lorsqu’avec « l’estoffe » des auteurs chrétiens, tous les dires des Pères, des docteurs et prédicateurs que les annotations produiront, il façonne un sonnet à la manière d’un exercice spirituel de Saint Ignace, comme la composition imaginaire d’une scène religieuse où le spectateur cherche évidence sensible et participation active. [9]
5Les discours prosaïque et poétique sont les produits d’une voix unique mais diffractée. Complémentaires, ils permettent ici d’appréhender la représentation de la place du corps humain que se faisait un héritier de la Renaissance, et de ses interactions avec son milieu. L’étude de ce texte – hapax dans la littérature exégétique – ne portera pas sur la place prise par la « sueur sanglante » ni celle du motif du sang dans la poétique laceppédienne, Julien Gœury en a fait une étude précieuse – mais qui n’éclaire pas ici notre propos centré exclusivement sur l’annotation – ainsi que Jean-Raymond Fanlo dans un article lumineux [10]. Nous nous proposons plutôt de démontrer que ce texte singulier constitue un document révélateur de l’évolution conceptuelle accompagnant une nouvelle appréhension du corps. Pièce rare dans un cabinet de curiosités, ce petit traité des passions mérite de figurer dans un florilège de textes qui signalent à leur insu les révolutions scientifiques qui s’installent peu à peu dans cette époque charnière entre Humanisme, Âge Baroque et Classicisme.
6L’argumentation de cette quaestio est double. La Ceppède veut d’abord démontrer que la sueur de sang est la manifestation d’une « agonie » c’est-à-dire le syndrome extrême et visible de l’interaction violente de deux émotions qui se sont affrontées dans la personne du Christ. Cet oxymore émotionnel entre la peur et l’ire, provoque un tel dérèglement des sens que l’effusion du sang franchit les barrières naturelles de l’enveloppe corporelle. Mais il ne s’agit là que du premier volet de la démonstration : l’auteur veut aussi prouver que cette exsudation insolite est d’origine naturelle et non miraculeuse car ainsi que le souligne Jean-Raymond Fanlo, la Rédemption repose sur la célébration d’un corps d’homme torturé et de ses humeurs dans leur matérialité la plus prosaïque :
La Passion exhibe un visage meurtri, un corps torturé, les matières du corps : le sang, la sueur de sang, les crachats, la « sanglante fange ». Se donnant à voir, la Passion donne la visibilité. Sécrétions et consécration, la sueur de sang, ce chrême d’humeurs organiques, est la fontaine de Siloé qui rend à l’aveugle-né l’usage de la vue [11].
8La Ceppède annonce la démonstration comme délicate, mais ne peut envisager que le sacrifice puisse être réduit à la « gesticulation » divine qu’eût été un miracle (fort aisé pour Dieu de mettre en scène [12]). Pour qu’il y ait sacrifice avéré, les souffrances et la mort doivent nécessairement avoir été ressenties dans leur intensité tragique. Naturelle, cette exsudation sanglante est le signe sensible de la douleur authentique d’un homme parfaitement humain, réceptif à la palette des émotions les plus contrastées, souffrant atrocement dans son corps et son âme jusqu’à son dernier souffle. Pour le théologien, la vulnérabilité de ce corps abandonné à des émotions traumatisantes est le prix de la Rédemption. A contrario, défendre l’idée d’une origine miraculeuse de cette « rouge humeur » reviendrait à dénaturer l’offrande et à attenter gravement à la reconnaissance de l’amour infini de Dieu pour sa créature humaine. Il importe donc que la démonstration théologique repose sur une enquête médicale irréfutable. Elle est conduite par un amateur éclairé des sciences qui s’est substitué au poète inspiré. La démarche est exigeante car une question portant sur la nature du Christ demeure un sujet très sensible [13]. Dans un contexte politique et confessionnel encore instable, envisager un tel débat aurait pu soulever quelques réticences auprès de l’institution ecclésiastique. Avec subtilité, La Ceppède doit donc, pour convaincre, déployer ses talents de dialecticien armé de sa culture et son habitus de juriste.
Louvoyer pour éviter les écueils théologiques
9L’emploi du terme d’« agonie » entraine une aporie liée à l’ontologie divine : comment le Christ aurait-il pu rester maître de son destin inscrit de toute éternité dans la volonté divine et être, dans le même temps, la victime d’émotions portées à leur paroxysme ? Rappelant le dogme (« C’est contre la doctrine Catholique, de croire qu’il y ait eu en luy répugnance ou contradiction de volontez [14] »), La Ceppède délimite donc le périmètre licite des investigations. Pour dénouer la contradiction, il avance l’analyse de théologiens influents, les jésuites Cornélius Jansen, Beauxamis et surtout le père Suarès qui fait appel à la philologie pour concilier le dogme et le phénomène de l’exsudation sanglante. Envisageant une transcription peut-être défaillante du terme « agonia », ces théologiens suggéraient qu’une confusion entre « in agonia » (combat et contention) et « in angore » (tristesse) ait pu jouer [15]. La Ceppède esquive habilement cette proposition relativement téméraire d’une erreur philologique. Il préfère donner au vocable « agonia » le sens de « conflit » entre deux émotions extrêmement violentes qui affectent l’homme. Cette acception euphémisée ne porte plus ombrage au dogme de l’omnipotence divine. À cette fin, il se livre à un travail définitionnel (on notera le présent gnomique, les connecteurs logiques « et », « or », et « par conséquent ») et évoque le célèbre Galien pour étayer son argumentation :
Voicy comment le docte Galien au livre 2.de symptom.caus. chapitre 5. un peu devant la fin, dit que ce que nous appelons avec les Grecs, agonie, est une double passion composée de deux affections qui produisent des effets contraires ; c’est à sçavoir de la peur (qui fait une contraction ou retirement du sang, & des autres humeurs des esprits, & de la chaleur à l’intérieur vers leur principe) & de l’ire (qui au contraire les tire du centre à la circonférence, & les fait courir du cœur aux extremitez). Ces deux mouvements opposites font véritablement un conflit, dont l’homme est merveilleusement agité & cette angoisseuse agitation est proprement appelée agonie. Or l’assemblage de ces deux passions en une personne a esté en Jésus-Christ à ce coup, & par conséquent la vraye agonie.
11Cette chausse-trappe théologique évitée, La Ceppède fait ensuite état d’une nouvelle objection qui pourrait lui être opposée. Comment envisager que le Christ qui était par nature exempt de tout péché, puisse s’abandonner à une émotion possiblement peccamineuse ? Cet argument pourrait se révéler embarrassant car incompatible avec le dogme d’un Christ « impeccable », au sens étymologique du terme. On le voit, la quaestio progresse à charge et à décharge, comme dans un débat contradictoire tel qu’il est pratiqué dans le cadre de la Chambre des Enquêtes [16].
12Pour ne pas se laisser enfermer dans un débat délicat, le juriste recourt à une analyse psychologique : il découple l’« ire » de la représentation coupable qu’elle connote. Dénonçant un poncif, il remet en cause la représentation fautive attachée par nature à cette émotion ardente. Selon lui, l’« ire » naît d’un juste désir de repousser une injure injustement subie. Elle peut d’ailleurs être accompagnée d’un désir de vengeance tout aussi légitime. Se référant à l’éminent juriste Cicéron qui en défendit brillamment la thèse dans le Pro Milone, il soutient que la colère relève d’un besoin naturel, indissociable de la raison et de la vertu. Rompu aux plaidoiries où prime souvent l’efficacité de la persuasion, il ne craint pas la provocation et ramène la clémence, vertu sublime, à une colère réelle mais maîtrisée par la raison. Poussant plus loin le paradoxe, il renverse le point de vue, use d’ironie dans un raisonnement par l’absurde dont l’habileté ne masque qu’à demi le caractère quasi spécieux. Comment envisager la vertu – interroge le dialectitien en s’abritant derrière la sagesse d’Aristote – sans le vice qui en délimite les contours et que serait la clémence sans le ressentiment, puisqu’elle en est justement la maîtrise ? Malmenant la bienséance, il oppose même le vertueux colérique à l’apathique coupable : ne pas manifester de colère quand on le devrait, serait donc, à l’en croire, un vice. Par « décence » et par « raison », il assimile la carence de la colère à une défaillance condamnable [17]. Ce contre-pied intellectuel quasi stigmatisant pour la magnanimité en arrive ainsi à parer la colère, péché capital, des atours de la vertu.
13Mais en invitant implicitement les fidèles à reconnaître dans la personne du Christ une nature qui leur est commune, il les détourne de dérives philosophiques – tel le pélégianisme – qui suggèrent que l’homme se sauve lui-même. Avec virtuosité, La Ceppède démontre que vice et vertu entrent dans une combinatoire qui dépasse une relation binaire d’exclusion réciproque, il contribue ainsi efficacement à « humaniser » le Christ qui en qualité d’homme est nécessairement soumis à cette alchimie complexe.
14Quant à la vengeance qui ne serait réservée qu’à Dieu, La Ceppède répond à cette nouvelle objection en commentant les conditions de son exercice. Si la mise en œuvre de la vengeance ne vise, en priorité, qu’à corriger un vice sans s’attacher à détruire le criminel et si elle n’aspire qu’à la réparation du « tort receu par les voyes licites de la justice », elle hausse la victime, dans l’exercice de son droit, au rang de ministre de Dieu. En accord avec la doctrine des Pères, il conclut que le Christ a endossé, virtuellement dans l’Incarnation et physiquement dans la Passion, toutes les émotions humaines avec la seule réserve qu’elles fussent exemptes de tout péché. Dans cette approche psychologique de Jésus, l’habile La Ceppède ne manque pas d’une certaine audace : sans lettres de créance théologique avérées (La Ceppède est un simple laïc), il fait revivre le Christ, en ce sens qu’il lui attribue une vie intérieure et une psychologie dont ne témoignent pas explicitement les Évangiles. Pour reprendre l’expression de Maurice Sachot, il « invente » le Christ [18] à partir de ses émotions, de son humanité.
15Mais une fois démontrée la légitimité de l’exercice des passions, demeure posée la question essentielle : la sueur sanglante, est-elle physiologiquement envisageable à partir d’une origine naturelle ? Sur la réponse donnée, repose en effet un débat théologique majeur : celui du sens à donner à la Rédemption. La stratégie du magistrat va donc glisser du champ psychologique au domaine physiologique. Il s’emploie à passer au crible des critères simples de potentalité biologique pour une origine naturelle à l’aune desquels le débat sera tranché. Le juriste adosse son enquête contradictoire aux conclusions de sommités médicales antiques (Hippocrate, Galien) et contemporaines. L’expertise scientifique – et non plus le dogme – devient sa caution. La volonté de savoir partagé que la Renaissance avait exaltée, lui fait porter un regard nouveau sur le corps et ses interactions avec le milieu dans lequel il évolue. La Ceppède se révèle « passeur » infatigable au service des textes sacrés, dans toute leur plénitude, comme le souligne justement Antoinette Gimaret : « animé d’une curiosité inlassable, La Ceppède procède à une explication du texte sacré c’est-à-dire au déploiement de tous ses sens [19] ».
Une analyse contradictoire, clinique et physiopathologique
16La sueur sanglante est la manifestation d’un dérèglement majeur de l’organisme puisque le sang, véritable trésor, ne doit pas être répandu hors de l’enveloppe corporelle [20]. Si La Ceppède ne fait que rappeler une évidence, c’est pour asseoir son analyse sur un travail définitionnel indispensable à toute disputatio solidement étayée. Roy Porter et Georges Vigarello [21] rappellent combien la théorie des humeurs, et à travers elle celle du sang, est encore portée par le magistère de la médecine grecque. Adossant donc son argumentaire à la théorie humorale, La Ceppède confronte point par point les deux thèses antagonistes (origine naturelle ou miraculeuse) pour la compréhension de ce phénomène rare.
17Les tenants d’une origine miraculeuse certifient que, pour pouvoir franchir la barrière de la peau, le sang aurait dû nécessairement être « cru, ferus & tant humide, [pour] qu’il se fond[î]t en eau sanglante ». Comme concession, ils soutiennent que seule une exsudation pathologique eût pu être naturelle. À les entendre, il eût fallu que le Christ ait été auparavant déjà bouleversé par quelque émotion, que l’excès émotionnel surchauffe son sang, fluide chaud (« ou voirement pource que le sang déjà subtil fut par quelque violente tristesse & passion de l’esprit eschauffé, alumé, atténué, & de mesme suite espreint ») pour envisager une origine naturelle. Mais à ces tableaux cliniques qui auraient pu expliquer une origine naturelle, ces mêmes débatteurs opposent des « tabous » théologiques. Ainsi ils excluent que le Christ ait pu – dans sa perfection d’être incarné mais non engendré de « semence d’homme » – présenter quelque malformation ou souffrir de quelque maladie. Ils rappellent que le sang du Christ, selon le témoignage de Luc, ne se présentait aucunement fluide mais très visqueux et épais car « les gouttes de la sueur dont nous parlons estoient de sang espaissy, & comme caillé, que nous appelons communément grumeaux (qualité bien esloignée de la chaleur & subtilité) ». Un sang si épais n’aurait donc jamais pu, sans une intervention surnaturelle, traverser le barrage quasi-étanche des pores… Enfin les détracteurs d’une origine naturelle précisent que la peur ne chasse pas le sang vers les extrémités mais bien au contraire l’attire vers le cœur comme en témoigne la pâleur des personnes sous l’emprise de la terreur. Pour verrouiller le débat, ils concluent qu’il est parfaitement contre-nature de suer le sang. Ils soulignent d’ailleurs que ni Hippocrate ni Galien n’avaient jamais fait état que de tels cas cliniques fussent survenus naturellement.
18La Ceppède réplique d’abord par l’ironie :
Les autheurs de la contraire opinion semblent (sauf le respect deu à leur doctrine et mérite) impliquer une contrariété car ils advoüent les causes de cette sueur de sang toutes teles que nous les avons marquées cy-dessus, et par ainsi natureles ; et veulent toutesfois que l’effet en soit miraculeux.
20Puis il réfute point par point leurs objections, selon le principe d’élaboration d’une « opinio communis ». Il bâtit progressivement une vérité : par réfutation d’arguments insuffisamment étayés puis apport de constats scientifiquement validés. Il use de la « méthode de résolution [22] » appropriée pour réduire un « casus perplexus ». Il ramène le probable à ce qui relève du possible (« Ce nonobstant, l’opinion contraire que toute cete sueur de sang a esté sans aucun spécial miracle, semble plus probable & véritable, & par raison & par authoritez »). Il ne faut recourir, rappelle-t-il, à une explication miraculeuse qu’à l’expresse condition qu’il n’y ait pas d’alternative (« en toute bonne discipline il ne faut jamais recourir aux causes extraordinaires quand les ordinaires suffisent »). Si une explication naturelle est recevable, elle seule doit être retenue, il en va de la validité même de tout raisonnement qui n’est pas un sophisme (« la mineure de ce syllogisme est aisée à prouver ainsi : tout ce qui advient quelquefois est possible, comme ce qui advient tousjours est nécessaire »). Il suffit qu’une exsudation sanglante d’origine naturelle ait été constatée déjà par des hommes de l’art pour trancher le débat. Il récuse de pseudo-autorités, tel un obscur médecin nommé Silvatique qui voyait une origine miraculeuse à l’apparition de la sueur sanglante. Il lui substitue la caution de Guillaume Rondelet (bien connu de Rabelais), expert irrécusable. Il cite les témoignages de savants et médecins respectés (Jérôme Cardan, Cœlius Rodiginus, Jean Fernel, Louis Duret). Bref, il associe sa voix à un chœur de personnalités autorisées. En homme en quête de vérité, il la recherche lui-même à la source dans les manuscrits. Usant d’une discrète persuasion, il se met en scène confirmant qu’il a lui-même vérifié la mention de ce cas (« Il y a un vieux manuscrit dans la Bibliothèque d’Observance d’Aix (sans le nom de l’auteur) qui atteste une histoire toute pareille [23] »). Dans sa logique argumentative, il accorde autant de crédit à ces experts reconnus qu’à des théologiens (le père Maldonat, le cardinal Cajetan) ou qu’aux autorités majeures d’Aristote et Galien. Rompu à la pratique de la plaidoirie, le magistrat n’hésite pas pour déstabiliser la partie adverse, à citer un détracteur de sa thèse dont le témoignage, sur un point précis, peut cependant étayer son argumentation [24]. Dans ce memorandum composite, il associe les expertises de docteurs en théologie et de docteurs en médecine pour rappeler « qu’une violente passion, qu’une douleur véhémente peut beaucoup agiter les esprits, eschauffer et subtiliser le sang, et enfin l’espreindre par les pores dilatez, ex multo servido spiritu ». Pour autant, le théologien s’efface parfois devant le dévot bouleversé par le caractère pathétique de la kénose et le dépouillement tragique de la Croix. Une interjection indignée qui jaillit dans sa démonstration en fait foi :
Hé ! qui pourroit nier que tout cela n’aye esté en nostre pitoyable Agonisant ? qui a tesmoigné luy-mesme par sa bouche, que son ame estoit triste jusques à la mort.
22Élément de discours vibrant au beau milieu d’un exposé à dominante scientifique, elle appose une signature très personnelle. Arme rhétorique, elle est chargée émotionnellement avec le recours au registre hypocoristique. Ce registre (fréquent dans les sonnets mais rare dans les annotations) est porté par le déterminant possessif « nostre », et l’adjectif « pitoyable ». Rapporté au substantif porteur d’une majuscule « Agonisant », l’adjectif constitue avec son substantif une antonomase pathétique. L’interjection rappelle surtout avec vivacité que le Christ lui-même a donné des indications pour que la lecture de son signe d’extrême détresse ne soit pas dévoyée. Le Rédempteur est bien un homme, martèle-t-il, et non un « corps imaginaire et fantastique ». Nier l’origine naturelle de cette exsudation reviendrait à dénaturer la Rédemption, signe de l’amour divin pour la créature humaine. La condamnation d’une interprétation fautive voire hérétique est à peine voilée…
23La Ceppède va enfin répondre à un dernier argument mécaniste : l’impossibilité pour un sang épais de traverser la barrière naturelle des minuscules pores de la peau. Une fois encore, le jugement des experts (les docteurs Antoine Mérindol et Jean Fernel, médecin du roi Henri II et de la reine Catherine de Médicis) est sollicité pour lever cette objection mais le juriste y adjoint sa propre expérience : il fait maintenant état d’un cas clinique contemporain que son ami le docte Mérindol lui a rapporté. Dans la logique d’une enquête scientifique et juridique, il produit toutes les références vérifiables : la date (1596), le nom du patient (Burle), le lieu où le phénomène a été constaté (Ginacervi, bourgade située à quelques lieues d’Aix-en-Provence) et les symptômes (longue fièvre et exsudation d’un sang chaud au travers de pores dilatés, une pituite épaisse et visqueuse). Consignées avec précision, ces données garantissent la pertinence du procès-verbal.
24Reste à établir, en amont, l’origine de cette manifestation physiopathologique exceptionnelle. Il y voit la force de l’imagination et son interaction avec les émotions les plus violentes. C’est la faculté imaginante, « la fantasie », qui bouleverse toutes les certitudes sur les réactions prévisibles du corps humain.
La puissance extrême de l’imagination, chambre d’écho redoutable de toutes les passions
25On s’accorde à penser que la crainte exerce une force centripète sur le sang, le ramène vers le cœur, fait blêmir le sujet, tandis qu’au contraire la colère le fait bouillir en diffusant violemment le sang du cœur vers l’extrémité des membres. La Ceppède rappelle cette croyance largement partagée pour mieux la tempérer voire l’invalider : il veut, en effet, démontrer que l’extrême diversité des êtres humains peut induire, en réaction à de fortes émotions, des manifestations physiques et physiologiques très contrastées selon les sujets. Comme l’avait fait avant lui Montaigne [25], il commente la puissance de l’imagination qui, associée aux émotions, en amplifie les effets jusqu’à provoquer parfois la mort du sujet. Le chantre du doute et le dévot font état, l’un et l’autre, d’une prise de conscience de l’éloquence du corps. Ils ne se sont probablement jamais approchés intellectuellement ni physiquement. Ils avaient pourtant l’un et l’autre mesuré que les passions, « ces accidents d’esprit » qui altèrent le fonctionnement ordinaire de l’âme, sont intimement associées au corps, leur interprète. Pour distants qu’ils fussent idéologiquement, ils avaient perçu quelques-uns de ces signes subtils, avant-coureurs des évolutions de la pensée. Ils avaient notamment appréhendé que les passions exacerbées par l’imagination devenaient des « émotions », des « mouvements extraordinaires qui agitent le corps ou l’esprit, et qui en troublent le tempérament ou l’assiette [26] ».
Les passions meuvent les esprits et les humeurs par des mouvemens opposites et successifs, ou vicissitudinaires, et dans peu de temps elles r’amènent et meuvent aux parties externes les mesmes humeurs et chaleur qu’elles avoient retiré à l’intérieur : l’exemple de la cholère est familier et pressant pour prouver cette vérité, que chacun peut avoir observé, elle fait blesmir l’un, et rougir l’autre, et voire fait-elle maintesfois tous les deux effets en un mesme sujet en bien peu de temps : nous avons vu des hommes esmus de cholère tout à coup, paslir, trembler, devenir froids, et presque sans pous (qui sont les effets de la peur) et dans un moment après rougir jusques aux cheveux, et devenir bruslans et livides, et leur pous eslevé et fréquent extraordinairement.
27Pour étayer ce propos, le magistrat, témoin des réactions de condamnés destinés à être bientôt torturés puis exécutés, atteste de ce qu’il a pu constater de visu.
C’est la force de cette imagination qui dans une nuict blanchit entièrement le poil d’un condemné en l’avril de ses ans ; qui fit mourir deux autres condemnez, ores que le bourreau ne les touchast l’un qu’avec une houssine [27], et l’autre qu’avec linge moüillé, et qui a produit mille autres telles merveilles (que l’ignorance a creu miracles) marquées en divers endroits par les bons autheurs, et recueillies par ledit Thomas de Fieur audit traité des forces de l’imagination, quest. 8. 9. et 10.
29On relèvera la parenthèse aux accents persifleurs (« que l’ignorance a creu miracles »). Elle égratigne les esprits faibles que la crédulité conduit à célébrer un miracle dans un phénomène purement physiologique. Héritier de la Renaissance, il dénonce la bigoterie imbécile (au sens étymologique) que L’Heptaméron avait su ridiculiser en son temps [28]. La Ceppède balaie la dernière objection qui pourrait lui être opposée par « quelque esprit curieux » sur la coexistence étonnante dans l’âme du Christ d’un sentiment de peur et d’un sentiment de tristesse puisque « l’une a pour objet le mal absent et futur et l’autre le mal présent et certain ». Il fonde sa réponse sur ce qu’il a pu constater ès qualité auprès de condamnés à la peine capitale qu’il a pu côtoyer :
Le criminel avant sa condemnation craint de la première crainte, qui l’advenir : quand il est condemné, il n’a plus véritablement cette crainte, ains une certaine tristesse que luy apporte la certitude de sa prochaine mort (non toutesfois encore présente, que par l’appréhension) et en mesme temps, comme il s’imagine vivement la potence, l’espée, la rouë, et les outils de son voisin supplice ; et plus encore quand il les approche et les void, le voilà saisi d’une nouvele peur et frayeur, d’une tremblante horreur qui se trouvent en luy ensemblement, avec l’angoisseuse tristesse qu’il patit déjà de la mort asseurée. C’est de cette peur, de cet effroy, de cette horreur dont parle S. Marc et dont nous parlons, et que nous croyons concurrente avec la tristesse ou angoisse, dont fut à cette heure saisi nostre Sauveur par la certitude et vive imagination de tous ces ignominieux tourmens.
31Pour conclure sa quæstio érudite, l’humaniste cible, narquois, les basses manœuvres pour légitimer un argument trop faible. À ceux qui invoquent le silence d’Hippocrate et de Galien sur le phénomène de la sueur sanglante pour mieux en contester l’origine naturelle et qui négligent l’avancée ultérieure des sciences, il réplique froidement :
Le dernier argument basty sur qu’on ne lit point qu’Hippocrates, Galen, ny autres des Médecins anciens ayent parlé de la sueur de sang, ne conclud point : car il ne s’ensuit pas pourtant que cela ne puisse estre, puis que ceux qui sont venus après l’ont observé, et que l’expérience l’a fait voir naturelement possible, comme nous avons cotté cy-devant : aussi n’ont-ils pas cognu absolument tous les effets de la nature, que l’expérience a fait marquer à leurs successeurs.
33Plus railleur, il adresse à ces petits esprits une leçon de philologie moqueuse. Il use d’une érudition vérifiée pour corriger des demi-savants prétentieux [29] et réserve l’estocade au décidément peu apprécié médecin Silvatique. Il renvoie ce commentateur d’un Concile auquel il n’assista pas et sa source aussi ignare que lui à leur obscure médiocrité [30]. La Ceppède clôt enfin le débat sur un raisonnement par l’absurde : si les Pères n’ont jamais évoqué le phénomène de la sueur sanglante, ils n’ont pu trancher sur l’origine de cette manifestation, ils ne se sont donc pas prononcés à son sujet et leur autorité ne peut être instrumentalisée par quiconque (« Car c’est la vérité qu’il n’y a point en tout le texte dudit Concile un seul mot de la sueur de sang de Jésus-Christ tant s’en faut qu’il en aye déterminé. »)
Que retenir de cette annotation ?
34Si l’on dresse le bilan de cette annotation – probablement unique dans cette catégorie de textes que caractérise d’ordinaire leur brièveté – on constate qu’elle constitue l’atelier érudit d’une thématique essentielle pour sa poétique. La réflexion de ce juriste cultivé s’avère précieuse pour mettre en évidence l’évolution de l’outillage intellectuel de la Renaissance tardive vers une modernité qui valorise nettement l’expérimentation. La grave autorité des docteurs, si elle n’est évidemment pas remise en cause, n’est plus le critère exclusif de la réflexion. L’autorité du dogme n’est pas récusée mais elle ne peut plus suffire pour l’intellectuel qu’incarne ce dévot pourtant confirmé. Cette posture de La Ceppède rompt clairement avec l’usage. Penseur engagé dans la reconquête tridentine, il ne se limite pas à trancher si cette sueur est miraculeuse ou humaine. Son analyse scrupuleuse du maelström des humeurs est, quelque quarante ans avant Le Mystère de Jésus de Blaise Pascal, une plaidoirie pour reconnaître l’irréductible humanité d’un Christ n’a pour lui rien de « fantastique ». La nouvelle attention que La Ceppède apporte au corps dans sa matérialité, rend compte, à la place « prophétique » que littérairement il s’assigne, d’une réflexion métaphysique qui s’inscrit dans le regard nouveau que la société porte sur le corps. À ce qui n’était jusqu’aux temps modernes qu’enveloppe charnelle se voit reconnue désormais une éloquence qui lui est propre via des émotions activées non seulement par des sentiments immatériels mais aussi par une « mécanique » viscérale et humorale plus complexe que le Moyen Âge ne l’avait pressentie. Sincère homme de foi mais homme de loi avisé, La Ceppède n’est pas aveuglé par le dogmatisme doctrinal qu’il sait contourner sans le heurter. Mesuré, tolérant et respectueux de la raison, il ne sous-estime ni la logique ni la rigueur. Bien au contraire, il fonde sur elles son argumentation avec une exigence raisonnable de justesse pour conduire un débat dialectique qui s’efforce d’éviter l’écueil de l’esprit partisan.
35La Ceppède procède par un enchaînement de renversements successifs de points de vue. Il retient les témoignages solides, écarte les approximatifs, il discrédite l’opinion non assurée, la croyance aveugle. La trame juridique transparaît à chaque ligne de sa longue annotation théologique. Le premier président du Parlement d’Aix, homme cultivé et poète, réfléchit sur des matières – la théologie et la physiologie des émotions – qui, a priori, ne relèvent pas de son domaine de compétences… Il ne craint pourtant pas de les faire siennes, à sa façon, en les intégrant à son domaine d’investigation d’homme cultivé, curieux et ouvert au monde nouveau qu’il sent émerger. En effet, bien que cette réflexion de juriste traite d’une matière théologique, elle procède de façon sensiblement différente de celle qu’aurait adoptée un théologien : La Ceppède va chercher au cœur même des discours médicaux érudits de son temps de quoi étayer son opinion. Ce faisant, l’humaniste adopte une posture tout à fait originale qui peut nous éclairer sur les évolutions d’une Weltanschauung en profonde mutation. La Ceppède incarne avec finesse et mesure, et parfois humour, l’homme moderne qui « oppos[e] l’observation à l’ouï-dire, l’enquête à la tradition [31] ».
Notes
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[1]
Annotation « agonie » du sonnet I, I, 37. Jean de La Ceppède, Théorèmes Spirituels, Avant-Propos, À la France. Pour les citations de l’annotation, nous avons adopté l’édition originale de Toulouse de 1613-1622 consultable à la Bibliothèque municipale de Marseille, reproduite par Jean Rousset : Jean de La Ceppède, Les Théorèmes sur le sacré mystère de notre Rédemption, Genève, Droz, 1966.
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[2]
Cette étude prend place dans une thèse à soutenir en 2021, menée sous la direction de Stéphan Geonget.
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[3]
Les annotations représentent pourtant plus de 50 % de la masse des Théorèmes.
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[4]
Christophe Bourgeois, Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1630), Paris, Champion, 2006.
-
[5]
Jean-Raymond Fanlo, « Truchements : la Passion et les signes dans les Théorèmes de La Ceppède » dans Poésie et Bible de la Renaissance à l’âge classique, Paris, Champion, 1999, p. 65-80.
-
[6]
Exception faite du sonnet I, II, 63.
-
[7]
II, II, 38.
-
[8]
« Dom Nicolas [vicaire chartreux, lecteur contemporain de La Ceppède] devait prendre des notes dans les Théorèmes pour son usage personnel, mais aussi pour l’instruction de sa communauté. Nous tenons là 67 pages de notes serrées, peu lisibles, prises dans l’ensemble du livre de 1613 en allant de l’Avant-Propos, puis du premier sonnet, jusqu’au bout, Mélanges compris. Ces notes suivent le déroulement de l’œuvre. […] On croit d’abord qu’il ne s’est intéressé qu’aux informations données par les annotations du poète, parmi lesquelles celle qui retient le plus son attention est, comme on pouvait s’y attendre, la note sur la sueur de sang. Impuissant à la résumer, il renvoie au texte intégral de la dispute (c’est le mot qu’il emploie), dispute où, dit-il, le sieur de La Ceppède “prouve particulièrement bien que cette sueur fut naturelle et non pas miraculeuse”. […] Nous avons, avec Nicolas Thienne, un lecteur qui a voulu s’instruire en lisant les Théorèmes, et qui a été pris par la force poétique de l’œuvre. […] Nicolas Thienne fut probablement un lecteur tel que La Ceppède rêvait d’en avoir : un lecteur pour qui les annotations avaient autant d’importance que les sonnets, un lecteur qui cherchait à s’instruire en lisant les Théorèmes, pour son profit et celui des moines de sa communauté », Le xviie siècle de Roger Duchêne, 2007, < http://web17.free.fr/RD03/3400.htm > (consulté le 30 avril 2020).
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[9]
Ibid.
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[10]
Julien Goeury, L’Autopsie et le Théorème, Poétique des Théorèmes de Jean de La Ceppède, Paris, Champion, 2001 et « La représentation du motif de la sueur de sang dans les Théorèmes sur le Sacré Mystère de Nostre Redemption de Jean de La Ceppède : phénomène naturel et miracle d’artifice », Dix-septième siècle, no 194, 1997, p. 145-155.
-
[11]
Op. cit. Mais le texte de l’annotation ne renvoie pas à la poétique mise en œuvre dans les sonnets, raison pour laquelle nous n’avons pas assis notre étude sur ces travaux par ailleurs manifestement importants.
-
[12]
Thèse peu ou prou défendue par les nestoriens et les musulmans qui pensent qu’un ange a été substitué au Christ en croix.
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[13]
Rappelons que le moine Giordano Bruno a été brûlé à Rome douze ans plus tôt, en 1600, et que le prêtre Louis Gaufridy dont La Ceppède a suivi le procès et l’exécution a été brûlé en 1611, dans sa ville d’Aix-en-Provence… Voir Jean-Raymond Fanlo, L’Évangile du démon, la possession diabolique d’Aix-en-Provence (1610-1611), Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2017.
-
[14]
Saint Thomas d’Aquin, Tertia pars summae theologicae, avec les commentaires de Thomas de Vio Cajetan, Lyon, 1585, III a Pars « L’unité du Christ quant à sa volonté », article 6 « Y a-t-il eu contrariété entre les volontés du Christ ? », < https://www.thomas-d-aquin.com/Pages/Traductions/STIIIa.pdf/p.169 >.
-
[15]
Cornelius Jansenius, Commentariorum in suam Concordiam, ac totam Historiam Evangelicam, Partes IIII, Louvain, 1592, chap. 137 (référence donnée par La Ceppède).
-
[16]
Dont La Ceppède (comme Montaigne) a fait partie, cf. André Tournon, Carrefour Montaigne, Pise/Genève, ETS/Slatkine, « Quaderni del seminario de Filologia francese », Université de Padoue, 1994.
-
[17]
« Comment pourroit la plus héroïque vertu des Morales, qu’on appele Clémence, se trouver jamais en l’homme si ce mouvement de l’irascible luy défailloit ? puis que la clémence n’est autre chose que la tempérance & médiocrité de l’ire : comme enseigne Aristote au mesme lieu, adjoustant de mesme suitte, que celuy-ci est est vertueux & louable, qui se courrouce ainsi, quant & autant qu’il est décent pour les causes, & contre qui il doit, par les règles de sa raison : que celuy est fol qui ne s’esmeut & s’alume quand il en a du sujet, & que cette lenteur insensible est vice. »
-
[18]
Maurice Sachot, L’Invention du Christ, Paris, Odile Jacob, 1998.
-
[19]
Antoinette Gimaret, « La prophétie dans les Théorèmes spirituels de Jean de La Ceppède » dans Les Voix de Dieu. Littérature et prophétie en Angleterre et en France à l’âge baroque, éd. L. Cottegnies, T. Gheeraert, G. Venet, C. Gheeraert-Graffeuille, A.-M. Miller-Blaise, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 79.
-
[20]
« Il est certain, qu’estant le sang le trésor de la nature, [la Nature] le retient si soigneusement, que sans une forte violence, elle ne permet pas qu’il sorte par les voyes mesmes ouvertes ; & pour empescher qu’il ne s’escoule pas facilement, elle l’a fait d’une fort espesse (ou crasse) consistance, & les pores par où la sueur sort si petits, qu’à peine la subtilité de la veuë les peut discerner. »
-
[21]
Histoire du corps, t. 1. De la Renaissance aux Lumières, dir. Georges Vigarello, Paris, Seuil, 2005, p. 353.
-
[22]
Stéphan Geonget, La Notion de perplexité à la Renaissance, Genève, Droz, 2006.
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[23]
« Lutetia patiorum homo quidam nobilis bene valens & sanus, audita in se capitali sententia sudore sanguino est perfusus. Aristote & maints autres attestent que cela est arrivé de leur temps. Il est doncques possible & non seulement il l’est, par leurs tesmoignages des choses advenuës mais par les raisons apportées par ces graves autheurs qui remarquent comme & pour quoy cela peut advenir : à l’authorité desquels nous adjousterons cele de Maistre Louis Duret Médecin fort célèbre en France lequel en son livre 2. Coacar. Hipp. chap.17. de la langue & des autres parties de la bouche au comm. sentent. 13. dit ces mots bien esprés. Qualis sudor gruentu, quem facit ichorosus sanguis exudans percutim talis & cruor qui ex gengivis elabitur. & sur ce propos est remarquable ce qu’escrit de Scanderberg, l’Historiographe de sa vie, que la seule appréhension du combat ne dilatoit pas selon les pores de ses lèvres mais les crevassoit & en exprimoit le sang ; tant peuvent les esprits eschauffez par la force de l’imagination : Marin Barlet a remarqué & attesté cecy véritable aux Chroniques des Turcs tome 3. livre 8. Gestes de Georges Castriot Roy des Epirot. L’auteur du livre imprimé soubs le nom de Galen (soit qu’il soit à luy ou non) dont le titre est, de l’utilité de respirer, escrit que les pores se peuvent tant dilater, que le sang s’escoulera par iceux. » Éd. citée, p. 102.
-
[24]
« Jansénius mesme quoy qu’il croye y avoir du miracle en nostre cas, advouë cecy possible naturelement en deux mots : Il faut savoir que la nature du corps humain est telle qu’au lieu de suer elle peut jeter du sang délié. » Ibid.
-
[25]
« Il y en a qui, de frayeur, anticipent la main du bourreau. Et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grâce, se trouva roide mort sur l’eschafaut, du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons et rougissons aux secousses de nos imaginations, et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer », Essais, I, XXI, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 95.
Curieusement, La Ceppède n’évoque jamais Montaigne, son contemporain. Aucune trace dans son œuvre ne permet d’affirmer qu’il l’ait lu, Yvette Quenot ne fait pas non plus mention de l’œuvre du magistrat bordelais dans ses lectures cf. l’ouvrage de référence sur le sujet : Yvette Quenot, Les Lectures de La Ceppède, Genève, Droz, 1986. -
[26]
Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, Paris, 1690, s.v. esmotion.
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[27]
« Houssine : est vne petite gaule ou verge de Hous, moyennement longue et grosse d’un doigt ou environ, qu’on porte communéement à cheval. Ainsi ditte, parce que les plus maniables, et moins cassantes sont de Hous, Agrifolii virga. Mais ce nom s’attribue indifferemment à toutes gaules ou verges de quelque bois qu’elles soient », Jean Nicot, Thresor de la langue française, Paris, 1606.
-
[28]
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, nouvelle 65, « La fausseté d’un miracle que les prestres Saint Jean de Lyon voulurent cacher, fut découverte par la congnoissance de la sotye d’une vieille », Conteurs français du xvie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 1076.
-
[29]
« Et si peut-on bien soustenir encore que Galen en a parlé, et enseigné ce que nous soustenons non seulement audit lieu suspect, de l’utilité de la respiration (qu’on n’est pas obligé de croire n’estre pas sien, puis qu’il est imprimé sous son nom) mais encore aux 5. des Méthod. chap. 2. où il dit ces mots : Diapedesis vero ex tunica quidem ipsa rarefacta, sanguine vero tenuato oritur, etc. Or ce mot Diapedesis signifie transcolatio, qui est en effet resudation ou sueur. »
-
[30]
« Quant à la prétenduë détermination du Concile de Trente nous pouvons bien dire asseurement que ledit Silvatique en a parlé sans l’avoir veu, au rapport de quelqu’un qui n’en sçavoit pas plus que luy. » Éd. citée, p. 111.
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[31]
Histoire du corps, de la Renaissance aux Lumières, op. cit. p. 360.