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Alain Meyer, « Daniel Ménager à Nanterre », dans Cité des hommes, Cité de Dieu. Travaux sur la littérature de la Renaissance en l’honneur de Daniel Ménager, Genève, Droz, 2003, p. 7. L’article rappelle que l’engagement de Daniel Ménager à Nanterre ne se limite pas aux tâches pédagogiques et à l’encadrement de la recherche. Sous la présidence de René Rémond (1972-1974) puis de Jean-Maurice Verdier (1977-1981), il accepte la charge des Affaires culturelles de l’Université, dont il tient à faire, selon son expression, un « lieu de vie », y organisant notamment concerts et représentations théâtrales.
1C’est avec autant de surprise que de tristesse que les lecteurs de RHR ont appris cet été la disparition de Daniel Ménager. Elle est venue mettre fin trop rapidement à la féconde retraite d’un professeur charismatique dont les livres ont éclairé et continueront d’éclairer tous les aspects majeurs de la littérature de la Renaissance, sans d’ailleurs jamais s’y cantonner. C’est donc avec une grande émotion que nous rendons hommage à la carrière pédagogique et à l’œuvre imposante de celui qui fut, bien plus qu’un grand « seiziémiste », un véritable humaniste. En d’autres termes : un grand lecteur, un esprit encyclopédique animé d’une curiosité universelle, un chrétien engagé dans son temps, un enseignant dévoué et passionné.
2Né le 23 octobre 1936 à Lille, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de lettres classiques, d’abord soldat-professeur au Prytanée militaire de La Flèche, il consacre sa thèse de doctorat d’État (soutenue en 1973, sous la direction de Verdun L. Saulnier) à l’œuvre de Pierre de Ronsard. Il en sortira un livre qui s’impose aussitôt et durablement comme l’ouvrage de référence sur les enjeux politiques de l’œuvre du Vendômois, Ronsard : le roi, le poète et les hommes (Genève, Droz, 1979). Sans parler des dizaines d’articles qu’il a consacrés à Ronsard, comme à presque tous les auteurs importants du xvie siècle, signalons aussi sa substantielle notice « Ronsard » pour le Dictionnaire des littératures de langue française (Paris, Bordas, 1984) et ses contributions nombreuses au catalogue de l’exposition du quadricentenaire Ronsard. La Trompette et la Lyre (Paris, Bibliothèque nationale, 1985).
3Devenu enseignant-chercheur, Daniel Ménager accomplit toute sa carrière à l’Institut de français de l’Université de Paris X Nanterre, à laquelle il était si attaché que son collègue et ami Alain Meyer le définit comme un « patriote de Nanterre [1] ». De 1965 à 1998, il y développe l’enseignement de la littérature française du xvie siècle, notamment en licence, maîtrise, DEA et agrégation, mais sans jamais s’y limiter. Ses cours sur Pascal et les moralistes du xviie, sur Diderot, Rousseau, Balzac, comme sur Breton et le surréalisme, ses cours transversaux sur « Mythe et utopie » ou « Les mythes de l’écrivain » sont pour lui un plaisir qu’il partage avec les étudiants nombreux attirés par sa réputation de pédagogue. Son cours d’agrégation notamment, renommé bien au-delà de Nanterre pour sa riche efficacité, suscitera de nombreuses vocations de « seiziémistes ». De fait, avec son ami Jean Céard, qui l’a rejoint en 1983, ils feront de Nanterre l’un des hauts lieux de l’enseignement de la littérature de la Renaissance.
4Dès les années 1970, Daniel Ménager a pris l’habitude de réunir, un samedi après-midi par mois, ses doctorants et certains des docteurs qu’il a formés, dans un séminaire qu’avec un brin de légitime orgueil, il qualifiera lui-même de mythique : rétrospectivement, le séminaire frappe d’abord par la diversité des objets d’étude qui y seront abordés année après année (parfois deux ans de suite) : Érasme, la Satyre Ménippée (résultera de ces travaux le volume collectif Études sur la Satyre Ménippée, codirigé par Frank Lestringant, Genève, Droz, 1987), la littérature pamphlétaire du xvie siècle, l’œuvre de Pierre Gringore, le genre de la sottie, le genre pastoral à la Renaissance, écriture poétique et écriture religieuse, l’ordre et le mouvement, le rire, etc. En même temps que le laboratoire où s’élaborent plusieurs des grands livres qui verront le jour par la suite, ce séminaire devient rapidement une pépinière de seiziémistes, dont la vocation est favorisée non seulement par la richesse intellectuelle des débats qu’on y entend, mais aussi par l’ambiance détendue, amicale et chaleureuse, pour tout dire pantagruélique, que le maître sait y faire régner. Le dernier séminaire de chaque année est traditionnellement suivi de mémorables agapes réunissant la joyeuse bande, et qui contribueront à faire vivre autour de Daniel Ménager une véritable équipe, aussi informelle et diverse que profondément soudée. En 2003, pas moins d’une cinquantaine de collègues et amis, notamment la plupart des nombreux docteurs qu’il a formés dans ce séminaire, témoigneront à la fois de de son rayonnement et de leur gratitude en lui offrant un recueil de « mélanges » à son image : Cité des hommes, Cité de Dieu. Travaux sur la littérature de la Renaissance en l’honneur de Daniel Ménager (Genève, Droz, 2003).
5Son œuvre critique manifeste avant tout un don extraordinaire pour présenter de manière non dogmatique, avec autant de nuance que de simplicité, des réalités complexes. D’emblée, il impose à la fois sa largeur de vues et son esprit de synthèse avec sa magistrale Introduction à la vie littéraire du xvie siècle (Paris, Bordas, 1968). Revu et corrigé par ses soins, maintes fois réédité (notamment en 1997 par Dunod sous le titre Introduction à la vie littéraire au xvie siècle), ce livre demeure, un demi-siècle plus tard, l’ouvrage de référence qu’on aime à recommander à qui cherche une vue d’ensemble nuancée sur l’Humanisme et la Renaissance. Le même esprit de vulgarisation intelligente, ouvert à la diversité des courants critiques et dénué de partis pris réducteurs, inspire le lumineux Rabelais de la collection « En toutes lettres » (Paris, Bordas, 1989), puis La Renaissance et le rire (Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 1995), première tentative de synthèse sur un sujet ô combien vaste et complexe, abordé notamment à la lumière des traités médicaux et des manuels de civilité.
6L’œuvre éditoriale de Daniel Ménager n’est pas moins impressionnante. Dès 1972, il avait offert à la collection des « Nouveaux Classiques Larousse » une sélection d’extraits des Essais de Montaigne soigneusement choisis et annotés. Puis viennent Pantagruel et Gargantua (Paris, Hatier, 1978). Avec la complicité de son fidèle ami Jacques Chomarat, il édite et traduit ensuite Cinq Banquets d’Érasme (Paris, Vrin, 1981), avant de collaborer avec Claude Blum, Antoine Godin et Jean-Claude Margolin à un important recueil de traductions, assorti d’un copieux dictionnaire, sous le titre Érasme, pour la collection « Bouquins » (Paris, Robert Laffont, 1992). Puis c’est la grande aventure des Œuvres complètes de Ronsard pour la « Bibliothèque de la Pléiade », fruit d’une collaboration amicale avec Jean Céard et Michel Simonin (deux vol., 1993-1994). Daniel Ménager contribue aussi au vaste programme d’édition des « Textes de la Renaissance » lancé par Claude Blum en participant à l’édition des Œuvres poétiques d’Olivier de Magny (dir. François Rouget, 1999) puis des Neuf livres des Poëmes de Jean-Antoine de Baïf (Œuvres complètes, dir. J. Vignes, t. I, 2002). C’est encore lui qui choisit et annote les plus belles pièces de plus de cinquante poètes et poétesses du seizième siècle, dont son cher Ronsard, pour l’Anthologie de la poésie française : Moyen Âge, xvie siècle, xviie siècle de la « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 2000). Il offre ainsi à notre siècle un magnifique aperçu de ses poètes préférés (à comparer avec la non moins riche Anthologie de la poésie française du xvie siècle publiée chez le même éditeur par Jean Céard et Louis-Georges Tin en 2005).
7Affranchi en 1998 de responsabilités pédagogiques qu’il avait toujours assumées avec autant de dévouement que d’enthousiasme, si bien qu’il y avait généreusement consacré jusqu’alors la plus large part de son temps, Daniel Ménager aborde sereinement une nouvelle étape de sa carrière, qui privilégiera désormais l’écriture, sans plus se limiter à l’étude du xvie siècle. Pas moins d’une dizaine d’essais en résulteront, qui frappent à la fois par leur liberté de ton, par ce sens de la vulgarisation apprécié de tous, et par l’ampleur éclectique des lectures croisées dont ils témoignent : Diplomatie et théologie à la Renaissance (Paris, Presses universitaires de France, 2001 ; réédité en 2013 par les Classiques Garnier sous le titre original auquel tenait l’auteur : L’ange et l’ambassadeur : diplomatie et théologie à la Renaissance) ; Érasme, biographie (Paris, Desclée de Brouwer, 2003) ; La Renaissance et la nuit (Genève, Droz, 2005) ; L’incognito, d’Homère à Cervantès (Paris, Les Belles Lettres, 2009) ; La Renaissance et le détachement (Paris, Classiques Garnier, 2011) ; Le Roman de la bibliothèque (Paris, Les Belles Lettres, 2014) ; L’Aventure pastorale (Paris, Les Belles Lettres, 2017) ; Montaigne et la culture de l’âme (Paris, Classiques Garnier, 2020) ; Convalescences. La littérature au repos (Paris, Les Belles Lettres, 2020). Ironie de l’histoire : sa mort prématurée ne lui aura permis ni de goûter lui-même les ambiguïtés et les incertitudes de la convalescence, après les avoir si subtilement décelées dans la littérature, ni de savourer le succès critique mérité de ce dernier ouvrage.
8Sait-on que Daniel Ménager est aussi l’auteur d’un unique roman, dédié à ses chers amis André Gendre et Alain Meyer, Chronique vénitienne (Paris, Cerf, 2009) ? Cette fiction nous semble refléter, non moins que ses manuels et ses essais, les enquêtes et les préoccupations du chercheur. Non seulement l’action couvre la décennie ouverte en 1572 par la Saint-Barthélemy, mais l’un des personnages n’est autre qu’Arnaud du Ferrier, l’ambassadeur du roi de France auprès de la Sérénissime. Le roman aborde ainsi par des voies nouvelles les servitudes et les embarras déontologiques liées à l’exercice de la diplomatie, et plus encore peut-être les questions théologiques qui hantent l’auteur : notamment dans les conversations amicales entre le servite Fra Paolo Sarpi et son ami juif Samuel, l’objet même du récit paraît être le dialogue des religions à propos de ce qui les distingue et parfois les oppose. On songe aussi à l’essai La Renaissance et la nuit, quand le narrateur du roman observe : « La nuit est plus tendre que le jour. Elle nous invite à déposer les armes et à chercher la vérité d’une autre manière. Cela n’est pas sans importance quand il s’agit de la vérité religieuse. » Chercher la vérité d’une autre manière : comment mieux définir la tentative romanesque de Daniel Ménager ? Le narrateur ajoute à la dernière page : « Une chronique possède plus de liberté. C’est pourquoi nous avons écrit celle que voici. »
9Alors qu’il venait de « souffler 81 bougies », il s’émerveillait de sa bonne santé, et de sa puissance de travail presque intacte : « L’âge est indulgent avec moi et me permet de travailler quatre ou cinq heures par jour. Le reste, je le consacre à la lecture, à mes enfants et à mes petits-enfants. » En janvier 2019, il ajoutait, avec un brin de provocation souriante : « Je continue mon petit bonhomme de chemin. Garnier publiera à l’automne un essai que j’ai intitulé Montaigne et la “culture de l’âme”. Comme tu le sais, l’expression est de lui. Cela va un peu à contre-courant de ce que l’on écrit actuellement ! »
10Son hospitalisation le 10 juillet 2020 pour une embolie pulmonaire a révélé le cancer du pancréas qui l’a emporté de façon fulgurante. D’après le témoignage de sa famille, « il a été entouré et soigné par du personnel médical merveilleux pour lui. Ses jours se sont finis. Son lit était face à son jardin. Tout était paisible. Nous étions tous là avec lui ». Décédé le 15 août 2020, il a été inhumé le 20 août au cimetière des Bulvis à Rueil-Malmaison, non loin de la jolie maison qu’il avait habitée avec son épouse et ses enfants, et de l’université où il avait si généreusement partagé sa passion de la Renaissance et son amour de la littérature.
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Alain Meyer, « Daniel Ménager à Nanterre », dans Cité des hommes, Cité de Dieu. Travaux sur la littérature de la Renaissance en l’honneur de Daniel Ménager, Genève, Droz, 2003, p. 7. L’article rappelle que l’engagement de Daniel Ménager à Nanterre ne se limite pas aux tâches pédagogiques et à l’encadrement de la recherche. Sous la présidence de René Rémond (1972-1974) puis de Jean-Maurice Verdier (1977-1981), il accepte la charge des Affaires culturelles de l’Université, dont il tient à faire, selon son expression, un « lieu de vie », y organisant notamment concerts et représentations théâtrales.