Notes
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[1]
Il est reçu bachelier en médecine à Montpellier le 1er novembre 1530 et y donne un cours comme stagiaire du 17 avril au 24 juin 1531.
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[2]
On peut se faire une idée assez précise du Lyon qu’a connu Rabelais grâce au superbe plan scénographique, constitué de 25 planches mesurant en tout 1,70 m × 2,20 m. Ni daté ni signé, il reproduit avec minutie l’image de la ville entre 1548 et 1553. Les 50 000 ou 60 000 habitants sont implantés sur la presqu’île (dont l’église Saint-Martin d’Ainay marque alors la limite sud, avant les travaux de remblaiement de l’ingénieur Perrache à la fin du xviiie siècle), ainsi que sur la rive droite de la Saône, dans l’actuel vieux Lyon. La rue Mercière, artère principale de la presqu’île, commence à la descente du pont sur la Saône, en face de l’église Saint-Nizier, et mène jusqu’à l’église Notre-Dame-de-Confort (aujourd’hui détruite, sur l’actuelle place des Jacobins). En empruntant ensuite la rue de Confort, on arrive devant l’Hôtel-Dieu, près du pont sur le Rhône.
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[3]
Pour un bilan sur l’histoire éditoriale, en grande partie lyonnaise, des deux premiers livres (jusqu’en 1553), voir nos notices « Pantagruel » et « Gargantua » dans la base ELR, Éditions Lyonnaises de Romans du xvie siècle (1501-1600), sur le site de l’association RHR <http://www.rhr16.fr/>.
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[4]
Voir à ce sujet Mireille Huchon, Rabelais, Gallimard, « NRF Biographies », 2011, p. 109-111, qui montre à quel point le premier livre de Rabelais témoigne d’une connaissance intime de Paris. Le géant se rend en effet dans la capitale à la fin de son tour de France universitaire et ne la quitte que pour rejoindre le royaume d’Utopie, menacé par les Dipsodes. La séquence parisienne occupe les chapitres vii à xxii de l’édition Juste de 1542, soit 16 chapitres sur 34.
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[5]
Nous citons le texte de Rabelais d’après l’édition des Œuvres complètes procurée par Mireille Huchon dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1994. Sauf mention contraire, toutes les références proviennent du chapitre xxx de Pantagruel : le numéro de page est indiqué entre parenthèses.
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[6]
Le texte est en constante évolution : les damnés sont 46 en 1532, 82 en 1534 et 86 en 1542 (en fait 83 car les noms d’« Achilles », de « Romule » et d’« Artaxercés » sont utilisés deux fois). Les élus sont 4 en 1532 et 6 en 1534 puis en 1542 (ajout d’Épictète et du franc-archer de Bagnolet).
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[7]
« Tarquin tacquin » (322) ; « Piso paisant » (322) ; « Nicolas pape tiers estoit papetier » (324).
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[8]
Edwin Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, New Haven et Londres, Yale University Press, 1991, p. 103-107 et p. 116-119.
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[9]
La bibliographie sur les romans médiévaux imprimés aux xve et xvie siècles est très riche. Voir les références fournies dans la note 90, p. 61, de l’article de Sergio Cappello, « L’édition des romans médiévaux à Lyon dans la première moitié du xvie siècle », RHR, n° 71, 2011, p. 55-71.
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[10]
La première édition connue de cet opuscule anonyme à grande diffusion, auquel Rabelais a peut-être participé en tant qu’auteur ou qu’éditeur, est datée de 1532 et mentionne la ville de Lyon au colophon.
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[11]
Gaëlle Burg, « De Paris à Lyon, les mutations éditoriales du Lancelot du Lac », in Via Lyon : parcours de romans et mutations éditoriales au xvie siècle, dir. Pascale Mounier et Anne Réach-Ngô, Carte romanze, vol. 2, n° 2, 2014, p. 287-311.
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[12]
Laurence Harf-Lancner, « Le Bel Inconnu et sa mise en prose au xvie siècle. L’Histoire de Giglan : d’une esthétique à l’autre », in Le Chevalier et la Merveille dans le Bel Inconnu ou le beau jeu de Renaut, dir. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1996, p. 69-89.
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[13]
Nicole Cazauran, « Artus de Bretagne : un succès de librairie au xvie siècle », in Le Roman à la Renaissance, Actes du colloque international dirigé par Michel Simonin, Université de Tours, CESR, 1990, publiés par Christine de Buzon, Lyon, site RHR, 2012.
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[14]
Pour un recensement et une analyse comparative des éditions de tous ces romans au xvie siècle, voir la base ELR, Éditions Lyonnaises de Romans du xvie siècle (1501-1600) du site RHR, ou les notices du site La Vie en proses. « Riscrivere in prosa nella Francia dei secoli xiv-xvi ».
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[15]
François Suard, « Pierre Desrey et la Genealogie de Godefroy de Bouillon », in Chanson de geste et Tradition épique en France au Moyen Âge, Orléans, Paradigme, 1994, p. 387-398.
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[16]
Laurence Harf-Lancner, « Le roman de Mélusine et le roman de Geoffroy à la grand dent : les éditions imprimées de l’œuvre de Jean d’Arras », BHR, t. L, 1988, p. 349-366.
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[17]
Roger Dubuis, « Jehan de Paris et l’art du roman bref », in Narrations brèves, dir. P. Salwa et E. D. Zolkiewska, Genève, Droz, 1993, p. 83-97.
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[18]
Voir les trois articles de Jean Céard : « L’Histoire écoutée aux portes de la légende : Rabelais, les fables de Turpin et les exemples de saint Nicolas », in Études seiziémistes offertes au Professeur V. L. Saulnier, 1980, p. 91-109 ; id., « Rabelais et la matière épique », in La Chanson de geste et le Mythe carolingien. Mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Vézelay, 1982, p. 1259-1276 ; id., « Rabelais, lecteur et juge des romans de chevalerie », Études Rabelaisiennes, XXI, 1988, p. 237-248. Pour les références épico-chevaleresques dans Pantagruel, on consultera également Denis Bjaï, « Rabelais et la matière épique : Pantagruel en guerre contre les Dipsodes », in L’Épique médiéval et le Mélange des genres, 2005 p. 199-212 ; et Paul J. Smith, « Rabelaisian Medievalisms : Pantagruel and Amadis », in Early Modern Medievalisms. The Interplay between Scholarly Reflection and Artistic Production, dir. A. Montoya, S. van Romburgh et W. van Anrooij, Leiden-Boston, Brill, 2010, p. 139-164.
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[19]
Marot qualifie ainsi Lancelot de « tresplaisant menteur » dans l’élégie XVII. Et Antoine du Saix, dans L’Esperon de discipline, Lyon, Claude Nourry, 1532, f. I2 v°-I3 r°, condamne ce type de romans, en citant plusieurs exemples qui se retrouvent dans l’enfer d’Epistemon : « J’estimerois que ignorants n’eussent loy/que d’imprimer le Compte Meleusine, […] Le testament maistre François Villon/Jehan de Paris, Godefroy de Billon,/Artus le preux, ou Fierabras le quin, […] Ce sont traitez qu’on ne doibt estimer,/Scavants ou non les peuvent imprimer ». Voir Nicole Cazauran, « Les romans de chevalerie en France : entre exemple et récréation », dans Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, dir. M. T. Jones-Davies, Paris, 1987, p. 29-48.
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[20]
Dans la Vita Merlini de Geoffroi de Monmouth (composée vers 1148), Morgue soigne Arthur mourant dans l’île d’Avalon. Et dans le Roman d’Ogier en prose, imprimé à partir de 1496, elle arrache Ogier vieillissant à la mort, lui redonne jeunesse et devient son amante dans l’île d’Avalon. Après une disparition de deux siècles, il reviendra prendre la tête des Francs contre les Sarrasins, avant de regagner l’au-delà. Voir Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge, Paris, Champion, 1984, p. 279-288.
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[21]
Roland terrasse le géant d’un coup dans le nombril, son point faible, dans un passage de la Chronique du pseudo-Turpin, repris par Jehan Bagnyon dans la troisième partie de l’Histoire de Charlemagne (ou Roman de Fierabras) ou encore dans l’Orlando furioso de l’Arioste. Voir Jean Céard, « L’histoire écoutée aux portes de la légende », art. cit., p. 94-96.
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[22]
Le motif de l’eau (pays entourés d’eau et de marais, rivières, gués, lacs, mers…) joue toutefois un rôle important dans les aventures des chevaliers de la Table Ronde. Voir Micheline de Combarieu du Grès, « L’eau et l’aventure dans le cycle du Lancelot-Graal », in L’Eau au Moyen Âge, Senefiance, n° 15, 1985, p. 111-147.
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[23]
Francesco Montorsi, « La Mise en prose de Morgante il Gigante : le “vieux roman” et la croisade autour de 1517 », RHR, n° 75, 2012, p. 29-40. Le critique montre à quel point le poème italien, teinté d’humanisme et très ironique, est considérablement altéré par l’adaptateur, qui lui fait épouser l’idéologie de croisade des romans carolingiens.
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[24]
Voir par exemple dans Le Pardonneur, le Triacleur et la Tavernière, in Recueil de farces (1450-1550), éd. A. Tissier, Genève, Droz, t. V, 1989, p. 229-273. La tavernière dit à propos de son mari : « C’était le plus habile arracheur de dents ». Le pardonneur (prêtre vendeur de reliques qui prétend obtenir pour les pécheurs le pardon de leur faute) lui répond : « Palsambleu ! il était de nos gens. »
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[25]
Marcellus (iiie s. av. J.-C.), général romain, héros de la deuxième guerre punique, est escorté dans l’Énéide par un autre Marcellus, le neveu de l’empereur Auguste, mort à l’âge de dix-huit ans, trop tôt pour avoir pu montrer sa grandeur.
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[26]
Ancus Martius, Camillus, Marcellus et Drusus, cités à la suite, sont les quatre noms de la liste ajoutés en 1542.
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[27]
Le portrait d’un Démosthène hydromane et lychnobien, qui « plus en huyle que en vin despendoit » (G, Prol.), est diffusé dans l’Antiquité par Plutarque dans sa Vie de Démosthène mais aussi par Lucien dans son Éloge de Démosthène (Encomium Demosthenis). Érasme reprend cette tradition à plusieurs reprises dans son œuvre, notamment dans les adages 671 (Olet lucernam) et 3351 (Lychnobii).
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[28]
C’est ce que souligne cette occurrence tirée de Gargantua : « Car le peuple de Paris est tant sot, tant badault, et tant inepte de nature : q’un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avecques ses cymbales, un vielleuz au mylieu d’un carrefour assemblera plus de gens, que ne feroit un bon prescheur evangelicque » (G, xvii, 48).
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[29]
Voir Romain Menini, « Rabelais et les mystères d’Égypte », Actes du colloque Hieroglyphica. Cleopatra e l’Egitto tra Italia e Francia nel Rinascimento (Vérone, 4-6 novembre 2015), dir. R. Gorris Camos, à paraître.
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[30]
Urbain II (1088-1099), Nicolas III (1277-1280), Boniface VIII (1294-1303), Calixte III (1455-1458), Sixte IV (1471-1484), Alexandre VI (1492-1503), Jules II (1503-1513).
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[31]
Jean Lemaire de Belges, Traicté de la différence des schismes et des conciles de l’Eglise, avec l’Histoire du prince Sophy et autres œuvres, éd. Jennifer Britnell, Genève, Droz, 1997.
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[32]
Rabelais devait connaître également le Julius exclusus e coelis, pamphlet très virulent contre Jules II, attribué à Érasme et publié de manière anonyme par Jakob Schmitt à Spire en 1517.
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[33]
Jean Balsamo, « La collection des anciens poètes français de Galliot du Pré (1528-1533) », L’Analisi linguistica e letteraria, VIII, 1-2, 2000, p. 179-194.
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[34]
Abel Lefranc, « La descente d’Epistemon aux Enfers et le “calendrier des Bergers” », in Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie offerts à Paul Laumonier par ses élèves et ses amis, Paris, Droz, 1935, p. 121-129.
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[35]
Francesco Montorsi, « “Et mille aultres petites joyeusettez toutes véritables” : le dernier chapitre de Pantagruel et Guérin Mesquin », L’Année rabelaisienne, n° 1, 2016, p. 357-364
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[36]
Le même phénomène se produit, nous semble-t-il, dans les deux autres listes de Pantagruel. La généalogie du chapitre i ne renseigne pas seulement sur l’origine du héros mais aussi sur la genèse du livre : les noms des géants renvoient en effet à des ouvrages littéraires qui ont inspiré Rabelais (les recueils de miscellanées, les ouvrages mythographiques, le texte biblique et ses commentateurs, les romans de chevalerie et leur parodie, les chroniques, les mystères dramatiques). De même, le « repertoyre » de Saint-Victor, quoique très majoritairement fictif, multiplie les allusions à des ouvrages réels. Les trois listes qui rythment Pantagruel sont toutes, à leur manière, des bibliothèques qui en disent long sur la familiarité de Rabelais avec le monde de l’édition.
1Rabelais arrive à Lyon à une date indéterminée, après son séjour à Montpellier en 1530-1531 [1]. Il y exerce en tout cas une carrière de correcteur et d’éditeur scientifique à partir du printemps 1532, peu avant d’être nommé médecin au « grand hostel Dieu de Nostre Dame de Pitié du Pont-du-Rhône », le 1er novembre 1532. Le monde de l’imprimerie humaniste est alors en pleine effervescence à Lyon, dans la rue Mercière et les rues avoisinantes. Le marché du livre bénéficie en effet d’une excellente conjoncture : la prospérité commerciale et bancaire de la ville, sa situation géographique privilégiée (entre les cités italiennes et les Pays-Bas, à proximité des contrées germaniques, et au confluent de la Saône et du Rhône), mais aussi ses quatre foires annuelles permettent de constituer une très large clientèle, à la fois française et européenne (Allemagne, Pays-Bas, Espagne surtout). Rabelais travaille pour Sébastien Gryphe, rue Mercière, où il donne des textes savants de l’Antiquité grecque et latine (les médecins Galien et Hippocrate, les œuvres de Macrobe et d’Apicius) ou des textes néo-latins de la Renaissance (Manardo, Marliano, Politien). Chez François Juste, à quelques pas de là, devant Notre-Dame-de-Confort, il édite aussi des textes poétiques en vernaculaire (Jean Marot, Clément Marot, Guillaume Coquillart). Ces ateliers d’imprimerie sont alors de véritables foyers intellectuels où Rabelais peut rencontrer les savants européens de son époque [2].
2Mais Rabelais fréquente également les ateliers d’imprimerie de Lyon en tant qu’auteur : c’est en effet chez l’imprimeur-libraire lyonnais Claude Nourry, dit le Prince, sis près de Notre-Dame-de-Confort, qu’il fait paraître la première édition connue de Pantagruel, transmise par un seul exemplaire (BnF, Rés. Y² 2 146) et que l’on peut dater de 1531-1532. Rabelais fera par la suite appel à François Juste pour publier les versions remaniées successives de Pantagruel (1533, 1534, 1537 et 1542) et de Gargantua (1534-1535, 1535, 1537, 1542). Il a également recours aux services de Pierre de Sainte-Lucie, le successeur de Nourry, pour publier une réédition de Pantagruel en 1535. Enfin, il a été démontré que les éditions Juste 1542 de Pantagruel et de Gargantua, considérées comme les dernières approuvées par Rabelais, sont revues à partir des éditions non autorisées données en 1537-1538 par un autre concurrent lyonnais : Denis de Harsy [3].
3Les deux premiers livres rabelaisiens sont donc indissociables du milieu éditorial lyonnais qui les a vu naître. Il se peut également que Rabelais ait fréquenté auparavant les imprimeurs et les marchands libraires de Paris, où il a pu faire une partie de ses études durant la période où on perd sa trace, entre 1526 et 1530 [4]. Quoi qu’il en soit, l’étude des rapports entre Rabelais et le monde de l’édition humaniste n’intéresse pas seulement les biographes, les spécialistes de bibliographie matérielle ou les historiens du livre. Elle permet aussi de mieux comprendre la genèse de son œuvre. Les livres rabelaisiens sont en effet nourris par l’actualité éditoriale la plus proche : ils sont en dialogue constant avec des œuvres éditées ou rééditées à l’époque. C’est ce que nous chercherons à montrer en prenant pour exemple la deuxième partie du chapitre xxx de Pantagruel dans laquelle Epistemon, décapité à la fin du combat contre les trois cents géants puis ressuscité par Panurge, témoigne de ce qu’il a vu lors de son séjour en enfer : les grands de « ce monde cy » sont réduits « de par delà » à exercer de petits métiers manuels, cependant que les « philosophes, et ceulx qui avoient esté indigens en ce monde » deviennent de « gros seigneurs [5] ». Les noms des damnés – 86 dans l’édition Juste de 1542 – et ceux des élus – 6 dans cette même édition [6] – gagnent à être lus à la lumière de la production imprimée de l’époque, en particulier lyonnaise et parisienne. D’ailleurs, les « vilz et salles mestiers » (xxxi, 328) qui leur sont attribués, parfois suscités par un simple jeu sonore [7], sont très souvent motivés par un clin d’œil livresque. L’épisode, dans lequel Edwin Duval voit une réécriture lucianesque et évangélique du topos épique de la catabase [8], se révèle aussi une plongée dans les ateliers des imprimeurs et les boutiques des marchands-libraires du xvie siècle.
Les romans de chevalerie ou d’aventures à la manière médiévale
4Parmi les damnés, on trouve tout d’abord dix-neuf noms de héros de romans de chevalerie ou d’aventures à la manière médiévale, qui constituent de grands succès éditoriaux à l’époque de Rabelais. Il s’agit pour la plupart de remaniements de romans arthuriens ou d’anciennes chansons de geste, imprimés depuis le milieu des années 1470 [9]. La ville de Lyon se distingue dans ce domaine, avec des imprimeurs comme Guillaume le Roy (actif de 1473 à 1493), Jacques Maillet (c. 1482 à 1515), Jean de Vingle (c. 1492-1513), Pierre Mareschal et Barnabé Chaussard (associés de 1492 à 1515), Claude Nourry (c. 1500 à 1533), Jacques Arnoullet (c. 1495 à 1504), puis son fils Olivier Arnoullet (1517 à 1567). Paris est également un très haut lieu de diffusion de cette production romanesque, avec Antoine Vérard (actif de 1485 à 1512), Michel Le Noir (c. 1486-1520), Jean Petit (c. 1492-1530), Jean Trepperel (c. 1492 à 1511) puis sa veuve, associée à son gendre Jean Jehannot (1511-1519), Philippe Le Noir (c. 1520 à 1551) et le libraire Galliot Du Pré (1512 à 1561).
5Parmi les dix-neuf héros, qui se croisent ici dans un joyeux désordre, on peut tout d’abord distinguer les personnages du cycle arthurien, auquel se rattachent les grandes et inestimables Chronicques du grant et enorme geant Gargantua, citées dans le prologue [10]. Les « chevaliers de la table ronde » (323) sont évoqués collectivement et remplacent la figure mythologique de Charon dans le rôle de nochers infernaux. Trois chevaliers de la table ronde, « Lancelot du Lac » (323), « Giglan et Gauvain » (324), sont même cités nominalement, et ce choix n’est pas innocent. Lancelot du Lac, qui remanie le cycle du Lancelot-Graal (début xiiie siècle), est imprimé à sept reprises à Paris, des débuts de l’imprimerie jusqu’à 1533 [11]. Quant à L’histoire de Giglan filz de messire Gauvain qui fut roy de Galles. Et de Geoffroy de Maience son compaignon : tous deux chevaliers de la table Ronde, adaptation en prose de deux romans arthuriens en vers des xiie et xiiie siècles (le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu et le Jaufré provençal), elle est publiée à Paris dans l’atelier des Trepperel entre 1512 et 1519, et à deux reprises chez Claude Nourry, entre 1512 et 1530, puis en 1530 [12]. Rabelais mentionne également, à la suite l’un de l’autre, un héritier (« Artus de Bretaigne ») puis un ancêtre des chevaliers de la table ronde (« Perceforest ») (324). Artus de Bretagne, roman arthurien tardif, rédigé au xive siècle par un auteur anonyme, est publié quatre fois à Lyon aux xve et xvie siècles (1493, 1496, s. d., 1556) et dix fois à Paris entre 1502 et 1584 [13]. Il raconte l’histoire d’un descendant de Lancelot, baptisé « Artus » en souvenir du roi Arthur. Perceforest, roman-fleuve en six livres conservé dans des manuscrits datés du xve siècle, est publié à Paris en 1528 par Nicolas Cousteau pour Galliot du Pré, et en 1531-1532 chez Gilles de Gourmont. Il raconte la « préhistoire » du monde arthurien, en établissant une continuité entre Alexandre le Grand, censé avoir conquis l’Angleterre, et Arthur : Betis, lieutenant d’Alexandre, devient roi d’Angleterre, et doit son surnom de Perceforest au fait d’avoir percé (traversé) une forêt maléfique.
6Il y a ensuite les héros du cycle carolingien : « Charlemagne », son père « Pepin » (Pépin le bref) et les « douze pers » disparaissent certes dans l’édition de 1534, de même que Pharamond, l’ancêtre mythique des rois de France, mais il reste encore « Valentin et Orson », neveux de Pépin qui appartiennent à la période qui précède l’avènement de Charlemagne, ainsi que des contemporains de l’empereur : « Fierabras », « Morgant », « Huon de Bordeaulx », « Ogier le Dannoys », « Galien Restauré » et les « quatre filz Aymon » (324). Ce sont tous des héros éponymes de romans de chevalerie largement diffusés à l’époque de Rabelais. L’Hystoire des deux nobles et vaillans chevaliers Valentin et Orson, mise en prose d’un original en vers aujourd’hui perdu, est publiée au moins 16 fois entre 1489 et c. 1600. L’Histoire de Charlemagne (ou Roman de Fierabras) de Jehan Bagnyon, constituée de trois livres qui mettent en prose la Chanson de Fierabras (fin xiie siècle) et d’autres épisodes de la vie de Charlemagne (notamment l’expédition d’Espagne d’après une traduction de la chronique du Pseudo-Turpin), connaît pas moins de 28 éditions entre 1478 et 1600. L’adaptation française du Morgante Maggiore de Pulci (1478), roman burlesque où figurent quelques-uns des principaux héros du cycle carolingien, est publiée 11 fois entre 1519 et 1596. Huon de Bordeaux, remaniement en prose d’une version en décasyllabes de la chanson de Huon de Bordeaux (xiiie siècle) et de quelques-unes de ses continuations, connaît au moins 12 éditions entre 1513 et 1587. Ogier le Dannoys, adaptation en prose de la fin du xve siècle, très fidèle au récit en alexandrins du xive siècle, est publié 18 fois entre 1496 et 1599. Galien Rethoré, ou restauré, mise en prose d’une chanson de geste qui met en scène le fils d’Olivier et de la princesse byzantine Jacqueline, est publié 19 fois entre 1500 et 1589. Enfin, Les Quatre Filz Aymon, remaniement en prose de la version dite « traditionnelle » de la chanson de geste de Renaut de Montauban (fin du xiie siècle), est connu par 31 éditions publiées entre c. 1485 et 1586 [14].
7Il faut ajouter la présence parmi les damnés de quatre personnages romanesques qui appartiennent également à l’actualité éditoriale la plus proche : « Geoffroy à la grand dent » et « Godeffroy de Billon » (324), cités à la suite l’un de l’autre, puis « Melusine » et « Matabrune » (325), qui sont les deux premières des dix femmes énumérées à la fin de la liste. Ces quatre noms évoquent les légendes des Lusignan et des Bouillon, deux lignages qui se sont illustrés dans les croisades et qui seraient issus d’un ancêtre surnaturel bienveillant. Dans La Genealogie avecques les gestes et faitz d’armes du trespreux et renommé prince Godeffroy de Boulion, remaniement réalisé par Pierre Desrey [15], dont la première édition connue date de 1500 et qui fut imprimé à sept autres reprises à Paris au xvie siècle, « Godeffroy de Billon », héros de la première croisade (1096-1099), a en effet pour ancêtre le chevalier au cygne, lui-même petit-fils de la maléfique Matabrune. Et dans L’Histoire de Melusine, première édition en français du roman de Jean d’Arras (1393), imprimée en 1478 à Genève par Adam Steinschaber, la fée « Melusine » est l’aïeule de la maison de Lusignan et la mère de dix fils dont « Geoffroy à la grand dent », d’une très grande taille et affublé d’une dent qui sort de sa bouche de plus d’un pouce. À partir de 1517, l’imprimeur parisien Michel Le Noir propose cependant une version remaniée de L’Histoire de Mélusine, supprimant bon nombre d’épisodes qui sont toujours en lien avec les aventures de Geoffroy. L’Histoire de Geoffroi à la grand dent fera ensuite l’objet d’un roman à part, imprimé pour la première fois à Paris (Jean Trepperel, s. d. [c. 1527-32]) ou à Lyon (Olivier Arnoullet, s. d. [c. 1530]) [16]. Chez Rabelais, la fée et son fils apparaissent à une grande distance l’un de l’autre, ce qui n’est pas sans évoquer cette séparation de l’œuvre de Jean d’Arras en deux romans distincts.
8Enfin, « Jan de Paris » est le héros éponyme du Roman de Jehan de Paris, court récit joyeux en prose, composé vers 1494 ou 1495, qui conserve des liens avec le genre du roman de chevalerie tout en s’en distinguant par de nombreux traits [17]. Il raconte l’histoire du jeune, beau et spirituel roi de France qui se fait passer pour un très riche bourgeois de Paris. Il voyage vers l’Espagne en compagnie du vieux roi d’Angleterre, qui s’est fiancé à la princesse-héritière. Celle-ci avait pourtant été promise quinze ans auparavant à l’héritier de France mais le roi d’Espagne a oublié sa promesse. Il s’agit donc pour Jehan de Paris de reprendre au roi d’Angleterre ce qui lui appartient. Rabelais, qui mentionne « Jan de Paris » dès l’édition Nourry (1531-1532), se montre là encore très au fait de l’actualité éditoriale : la première édition connue du Roman de Jehan de Paris, également issue des presses de Nourry, est en effet produite dans la même période [s. d., 1533 ?].
9Derrière ces 19 noms, Rabelais met ainsi en avant un important genre éditorial de la Renaissance, qui nourrit ses deux premiers livres, mais auquel il reproche de se prétendre véritable et même de se réclamer de prétendues sources historiques, alors qu’il ne s’agit que de fictions fabuleuses, d’autant plus dangereuses qu’elles véhiculent une vision de la guerre et de l’homme avec laquelle il est en profond désaccord [18]. Les romans arthuriens et les romans issus des chansons de geste, avec leurs êtres féériques, leurs lutins, leurs créatures fantastiques, leurs magiciens, leurs nains, leurs géants, mais aussi leurs épées, boucliers, coffres ou anneaux enchantés sont en effet très riches en éléments merveilleux et suscitent la méfiance des lecteurs du xvie siècle [19].
10Dans Pantagruel, Rabelais fait d’ailleurs allusion à certains de ces épisodes fabuleux : le combat d’Olivier et de Fierabras, puis celui d’Ogier le Danois et de Bréhier (P, i, 220-221), la colère meurtrière de Geoffroy de Lusignan lorsqu’il apprend que l’un de ses frères, Fromont, souhaite devenir moine et se retire à l’abbaye de Maillezais (P, v, 230), le séjour d’Ogier et celui d’Arthur dans l’île d’Avalon, auprès de la fée Morgue (P, xxiii, 298) [20], les prouesses du cheval de bois volant fabriqué par le magicien Pacolet dans Valentin et Orson (P, xxiv, 302), le combat de Roland et de Ferragus [21] (P, xxix), la guérison miraculeuse de Richard par Maugis dans Renaut de Montauban (ou les Quatre Fils Aymon) (P, xxx, 321-322), les nombreuses péripéties vécues par les pairs de France sur le pont de Mautrible, gardé par le géant Galaffre, passage obligé pour se rendre dans la citadelle d’Aigremore, et frontière symbolique entre le monde chrétien et celui des Sarrasins d’Espagne dans le Roman de Fierabras (P, xxxii, 330).
11Dans l’enfer d’Epistemon, le halo de rêve et de merveilleux que les lecteurs de l’époque associent à cette production romanesque est comiquement remplacé par des réalités terre à terre. Lancelot, initié par la dame du Lac aux principes de la chevalerie afin de devenir le meilleur chevalier du monde, n’est plus qu’un « escorcheur de chevaulx mors ». Les chevaliers de la Table Ronde, privés du cheval qui fait leur essence, se retrouvent nochers [22]. Le géant sarrasin Fierabras, qui se bat aux côtés de Charlemagne après sa conversion au christianisme, est le valet de Néron, persécuteur des chrétiens. Les deux frères jumeaux Valentin et Orson, fils de Bellissant (la sœur du roi Pépin) et d’Alexandre (empereur de Grèce), sont « ragletorelz » dans les étuves publiques : ils nettoient les tourets de nez (= masques) des femmes, activité qui prête à sourire quand on sait qu’Orson, enlevé par une ourse à sa naissance puis allaité par elle, est un être velu et sauvage. Giglan, le « bel inconnu » en quête de son identité, et son père Gauvain sont de « pauvres porchiers », peut-être parce que Claude Platin, le remanieur, se déclare dans le prologue de L’histoire de Giglan « humble religieux de l’ordre Monseigneur Sainct Antoine » : les Antonins passaient en effet pour guérir les porcs malades et quêtaient en échange des morceaux de jambon. L’ordre était dirigé alors par Antoine du Saix, « commandeur jambonnier de sainct Antoine », que Rabelais place parmi ses amis (G, xvii, 49). Geoffroy à la grande dent est un « allumetier », par allusion à l’épisode, mentionné plus haut, où, pris d’une rage destructrice, il brûle l’abbaye de Maillezais avec tous les moines qui s’y trouvent, y compris son frère Fromont. Godeffroy de Bouillon, qui, sous la plume de Pierre Desrey, entretient au xvie siècle le souvenir glorieux de la croisade, est « dominotier », c’est-à-dire marchand ou fabricant de papiers imprimés en couleur (dominos). Le géant Morgant, qui dans l’adaptation française anonyme du romanzo de Pulci, imprimée pour la première fois en 1519, est également animé par l’esprit de croisade et manifeste un véritable plaisir à massacrer ses ennemis païens [23], est un « brasseur de byere ». Huon de Bordeaux, en butte à l’injustice de Charlemagne et aidé par Auberon, petit génie bienfaisant, est « relieur de tonneaulx » (il met des cercles à des tonneaux), par allusion à l’activité viticole de la région bordelaise. Jean de Paris, le fastueux roi de France qui se fait passer pour un riche bourgeois, est « gresseur de bottes ». Par antithèse, Artus de Bretagne est « degresseur de bonnetz ». Perceforest, présenté dès le titre de l’édition de 1528, comme « la source et decoration de toute chevalerie, culture de vraye noblesse, prouesses et conquestes infinies », est « porteur de coustretz » (= fagots de bois) : il ne « perce » les forêts que pour y ramasser du bois à chauffer. Ogier le Dannoys, à défaut de s’illustrer au combat et de goûter aux délices d’Avalon, est « frobrisseur de harnoys » : il confectionne, monte et polit les armes blanches et les armures. Galien restauré, qui, selon l’auteur du remaniement publié en 1500 par Vérard, doit son énigmatique participe passé restauré au fait qu’il fera revivre un jour la chevalerie en France après la mort des Pairs de Charlemagne, est un « preneur de taupes ». Les Quatre Filz Aymon, indissociablement liés au « cheval-fée » Bayard et à l’enchanteur-voleur Maugis qui use de charmes pour endormir ses ennemis ou pour ramener Richard à la vie, sont des « arracheurs de dentz », figures de charlatans dans la littérature des xve-xvie siècles [24]. Mélusine, condamnée à se transformer en serpent tous les samedis et que son mari Raymondin finit par observer en secret alors qu’elle prend son bain dans une cuve, est « souillarde de cuisine ». Et la cruelle Matabrune, qui voue une haine immense à sa belle-fille Béatrix et à ses enfants-cygnes, est « lavandiere de buées », c’est-à-dire blanchisseuse. L’aventure chevaleresque, l’esprit de croisade et la magie ont laissé la place aux réalités les plus prosaïques.
Les épopées classiques
12La liste des damnés doit également beaucoup aux grandes épopées classiques, très diffusées par l’imprimerie humaniste. Les souvenirs de L’Énéide sont en particulier très nombreux. En plus d’« Eneas » (323) et de « Dido » (325), on retrouve dans l’enfer d’Epistemon de nombreux noms de héros entrevus par Énée lors de sa catabase, au chant 6 : « Romule », « Numa », « Tarquin » (322), « Fabie », « Ancus Martius », « Camillus », « Marcellus [25] », « Drusus [26] », « Scipion Africain » (323), « Julles Cesar », « Pompée » et bien sûr « Octavian » (324) – séparé de son épouse « Livie » (325). De fait, les Opera Vigiliana, imprimées par Josse Badius Ascensius à Paris chez Jean Petit en 1501, à partir des éditions italiennes accompagnées de cinq commentaires, connaissent un succès durable. Et l’Énéide est même traduite en français par Octavien de Saint-Gelais [Paris, Antoine Vérard, 1509].
13On trouve également plusieurs souvenirs de L’Iliade : quatre héros grecs sont cités à la suite (« Achilles », « Agamenon », « Ulysses », « Nestor »), puis trois héros troyens (« Priam », « Hector », « Paris ») (323) et enfin « Helene » (325), objet de leur conflit, ainsi que « Panthasilée », reine des Amazones, venue combattre aux côtés des Troyens et vaincue par Achille qui s’en éprend et la tue en même temps.
14Enfin, la quête de la Toison d’or est présente à travers le personnage de « Jason » (324) qui ne parcourt plus les mers mais devient un simple « manillier » (marguillier, chargé de l’entretien d’une église). Il existe à l’époque de Rabelais de nombreuses éditions humanistes des trois récits argonautiques anciens : les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (Florence, 1496 ; Venise, 1521 ; Paris, 1541), les Argonautiques orphiques (Florence, 1500 ; Venise, 1517 ; Florence, 1519) et les Argonautiques en latin de Valerius Flaccus (Bologne, 1474 ; Florence, c. 1481 ; Bologne, 1498 ; Paris, 1500 ; Venise, 1501 ; Paris, 1517 ; Bologne, 1519 ; Paris, 1532).
15On notera cependant que plusieurs de ces héros classiques font l’objet d’une réappropriation romanesque aux xve-xvie siècles, comme en témoignent L’Histoire de Jason de Raoul Lefèvre (6 éditions entre c. 1476 et c. 1530), L’Histoire du tres vaillant noble, preux et hardy roy Alexandre le grand (11 éditions entre 1506 et 1587) et L’Histoire du noble preux et puissant Hector (2 éditions connues au xvie siècle). Par ailleurs, le prénom d’« Helene » peut renvoyer à la fois l’épouse de Ménélas et à l’héroïne d’une chanson de geste intitulée La Belle Hélène de Constantinople (xive siècle), mise en prose à deux reprises au xve siècle et plusieurs fois imprimée au xvie siècle, notamment à Lyon chez Olivier Arnoullet en 1524 et en 1528. La frontière entre l’épopée médiévale et l’épopée classique est brouillée, dans la production imprimée de l’époque comme dans l’enfer d’Epistemon.
Les histoires antiques
16La liste des damnés joue par ailleurs avec l’image des grands personnages léguée par les « histoires antiques tant Grecques que Romaines » (G, x, 31), pour lesquels les imprimeurs humanistes manifestent un très grand intérêt. Six noms de la liste des damnés évoquent ainsi les Histoires d’Hérodote, publiées en grec (Venise, Alde Manuce, 1502) et dans une traduction latine par Valla (Venise, 1474 ; Rome, 1475 ; Venise, 1494 ; Paris, 1510 ; Gryphe, 1542). Rabelais en a lui-même traduit le premier livre, comme en témoigne André Tiraqueau dans l’édition de 1524 du De legibus connubialibus. Ces six noms sont ceux de « Xercés », « Cyre » (322), « Artaxercés », « Darie » et « Cambyses » (323), mais aussi du général athénien « Themistocles » (322) qui détruisit la flotte perse devant l’île de Salamine, bataille décrite dans le livre VIII des Histoires. Plusieurs rois de Perse se sont appelés ainsi entre le vie et le ve siècle av. J.-C., et la liste d’Epistemon ne permet pas toujours de les identifier avec certitude. Quoi qu’il en soit, la signification de ces noms, explicitée par Hérodote dans le livre VI, 98 (Darius, « le Puissant » ; Xerxès, « le Guerrier » ; Artaxerxès, « le grand Guerrier »), rend encore plus frappante la déchéance des puissants. « Cyre » désigne très certainement Cyrus II, le fondateur de l’empire perse, devenu « vachier » parce qu’il a été élevé jusqu’à l’âge de dix ans par un bouvier et sa femme, selon le premier livre des Histoires (110-122). « Cambyse » est peut-être le fils et successeur de Cyrus, ou alors son père, ce qui expliquerait pourquoi il devient « muletier » : en effet, dans ce même premier livre (55), Cyrus est qualifié de « mulet » par l’oracle de Delphes, parce qu’il est né d’un perse (Cambyse) et d’une mède (Mandane).
17De même, quinze des damnés font l’objet d’une des Vies de Plutarque, imprimées en traduction latine à Rome en 1470 puis à Venise en 1496, avant de l’être en grec (Philippe Giunta, Florence, 1517 ; Alde Manuce, Venise, 1519) : « Alexandre », « Romulus », « Numa », « Sylla », « Themistocles », « Demosthenes » (322), « Ciceron », « Fabie », « Artaxerxés », « Camillus », « Marcellus », « Luculle » (323), « Cesar », « Pompée » et « Pirrhus » (324). Le métier qui leur est attribué pourrait bien faire allusion à certains passages de ces vies. Ainsi, Démosthène devient ironiquement un « vigneron » (322) parce qu’il était fustigé par les humanistes pour son côté laborieux, écrivant à la lueur d’une lampe à huile et non sous l’inspiration joyeuse de Bacchus [27]. Cicéron, qui est cité juste après l’orateur grec, hérite aussi d’un métier oxymorique : décrit par Plutarque comme un ardent défenseur de la paix civile, ne se déclarant pour Pompée qu’en dernier recours, il devient ici « atizefeu ». De manière plus attendue en revanche, « Fabie » est « enfileur de patenostres » (323) parce qu’il est surnommé « cunctator », le temporisateur, du fait de sa tactique prudente contre Hannibal, après la défaite de Trasimène (Plutarque, Vie de Fabius Maximus, 5 et 17). De même, « Luculle » est « grillotier » (323) (mot attesté uniquement chez Rabelais, construit à partir du mot « gril », et que l’on peut traduire par « rôtisseur »), parce que son raffinement gastronomique est devenu proverbial (Plutarque, Vie de Lucullus, 40-41). Enfin, César et Pompée sont « guoildronneurs de navires » (324) parce qu’ils se sont notamment affrontés sur mer et qu’ils ont été à la tête de flottes immenses.
18Par ailleurs, Néron est « vielleux » (323), c’est-à-dire joueur de vielle, parce que des historiens comme Tacite, Suétone et Dion Cassius se moquent de sa folle passion pour le chant et la cithare. Ils le montrent plus soucieux de se produire en public dans d’interminables récitals que de s’occuper des affaires de l’empire. Chez Rabelais, la figure d’Apollon citharède à laquelle s’identifiait l’empereur mégalomane cède comiquement la place à celle du joueur de vielle, associée au peuple des villes [28]. Cléopâtre est « revenderesse d’oignons » (325) parce qu’en latin le mot « uniones » peut désigner tout à la fois des perles et des oignons, et que Pline raconte dans son Histoire naturelle (ix, 119-121) la fameuse anecdote où elle avale une perle pour gagner un pari avec Marc-Antoine [29]. Lucrèce, qui se donna la mort pour éviter le déshonneur après avoir été violée par son hôte Sextus Tarquin (Tite-Live, Histoire romaine, i, 58-60), devient « hospitaliere » (325), métier qui consiste à recueillir les hospites (hôtes, voyageurs) et à soigner les malades. L’ironie est d’autant plus forte que le métier était très souvent confié à des prostituées repenties. Hortensia, championne du féminisme militant et auteur d’un fameux discours retranscrit par Appien (Guerres civiles, iv, 32-34) puis par Valère-Maxime (viii, 3, 1-3), est « filandiere » (325), c’est-à-dire réduite à la quenouille. De manière générale, les dix damnées qui figurent en fin de liste, loin des hommes avec lesquels elles ont été liées, parodient la tradition des recueils de femmes illustres, qui remonte à l’antiquité (Mulierum virtutes de Plutarque) et connaît un large succès à la Renaissance. On peut citer notamment le De claris mulieribus de Boccace (composé vers 1360-1374 ; publié à Ulm chez Jean Zainer, 1473), La Nef des dames vertueuses de Symphorien Champier (Lyon, Jacques Arnoullet, 1503) ou la compilation du De memorabilis et claris mulieribus de Ravisius Textor (Paris, Simon de Colines, 1521).
Les textes gallicans
19L’enfer d’Epistemon fait aussi écho à la vogue des textes gallicans produits dans les années 1511-1513 lors de la crise entre le pape Jules II et le roi Louis XII. On compte en effet, parmi les 86 damnés, sept papes de différentes époques, critiqués pour leur caractère guerrier, lascif ou criminel [30], et, parmi les élus, le gallican Jean Lemaire de Belges, transformé en pape de carnaval qui se fait baiser les pieds par les « pauvres roys et papes de ce monde ». Il est l’auteur d’un Traicté de la différence des schismes et des conciles de l’Église (1511) qui soutient que ce sont les papes qui ont en général provoqué les schismes, et les princes chrétiens, en particulier les rois de France, qui ont mis en l’œuvre les conciles pacificateurs [31]. Le texte, écrit pour défendre Louis XII dans sa lutte contre Jules II [32], est publié à de nombreuses reprises, d’abord sous une forme séparée puis, à partir de 1524, dans des éditions collectives (avec les Illustrations et L’Epistre du Roy). Preuve de son succès, il paraît même en 1532 puis en 1533, dans une version en petit format et en lettres romaines, imprimée à Lyon par Denis de Harsy pour Romain Morin, sous le titre Le Promptuaire des Conciles de l’Eglise catholique avec les scismes et la difference d’iceulx.
20Cette édition, contemporaine du Pantagruel de Nourry, contient plusieurs bois représentant papes, empereurs et rois. On notera toutefois qu’Urbain II, le seul pape à échapper aux critiques de Lemaire de Belges, qui le loue pour avoir lancé la première croisade contre les musulmans au concile de Clermont, est bien présent dans l’enfer rabelaisien, qui plus est en position privilégiée, à la fin de la liste des damnés de sexe masculin. Il devient « crocquelardon » (325), comme les moines parasitaires de la tradition satirique. C’est que Rabelais, on l’a vu, n’a pour sa part aucune complaisance pour l’idéologie de la croisade.
Les ouvrages philosophiques, poétiques et dramatiques
21Mais au-delà du seul Lemaire de Belges, c’est l’ensemble de la liste des élus qui nous semble en lien avec l’actualité éditoriale. Elle comporte dans l’édition Juste de 1542 deux philosophes grecs (Diogène et Épictète), deux poètes français (Lemaire et Villon) et deux personnages du théâtre comique du xve siècle (Pathelin et le franc-archer de Bagnolet). Le passage consacré à Épictète est ajouté en 1534, juste après la saynète avec Diogène, de manière à réunir le cynique et le stoïcien, comme dans l’adage Sileni Alcibiadis des Adagiorum Chiliades d’Érasme [Venise, Alde Manuce, 1508]. C’est également en 1534 que Rabelais ajoute en fin de liste le passage consacré au franc-archer de Bagnolet – en même temps que le titre Stratagemata Francarchieri de Baignolet de la bibliothèque Saint-Victor (P, vii, 237). L’irruption du héros du monologue dramatique, juste après Villon, pourrait bien s’expliquer pour des raisons éditoriales. Le Monologue du Franc Archier de Baignollet venait en effet d’être imprimé in-8 en 1532 à Paris pour Galliot du Pré, à la suite des Œuvres de Villon. Par ailleurs, le prolifique libraire parisien, qui constitue entre 1528 et 1533 une collection de textes français [33], fait paraître la même année Maistre Pierre Pathelin restitué à son naturel, dans le même format in-8 et avec les mêmes lettres rondes. On lui connaît également une édition des Illustrations de Gaule de Lemaire de Belges datée de 1531. Dans la lignée de l’entreprise éditoriale de Galliot du Pré et à l’instar d’un ouvrage comme le Champ Fleury de Geoffroy Tory (1529) qui célèbre l’excellence des lettres françaises, Rabelais semble manifester ici son nationalisme linguistique, en décidant de refermer sa bibliothèque infernale sur quatre grands succès éditoriaux en langue vernaculaire.
Conclusion
22L’enfer d’Epistemon constitue ainsi un miroir de la production imprimée de l’époque, particulièrement foisonnante à Paris et à Lyon. Derrière les noms des damnés et des élus se cachent des livres et des genres éditoriaux qui alimentaient les boutiques des marchands libraires. On peut même se demander dans quelle mesure le chapitre xxx, constamment revu jusqu’en 1542, ne dialogue pas avec certains correcteurs, éditeurs, imprimeurs et auteurs que Rabelais fréquentait. Claude La Charité fait ici même l’hypothèse très séduisante d’un jeu d’échos entre ce chapitre et la production de Claude Nourry. De fait, l’imprimeur de la première édition connue de Pantagruel, a commis une édition d’Ogier le Dannoys (1525), de Galien restauré (1525), de Jan de Paris (s. d. [1533 ?]), deux éditions de Giglan et Gauvain (entre 1512 et 1530, puis en 1530) et trois éditions des Quatre Filz Aymon (1506, 1526, 1531). De plus, dans un article de 1935 [34], Abel Lefranc faisait remarquer que l’enfer rabelaisien prenait volontairement le contre-pied du terrifiant récit fait par Lazare, après sa résurrection, de sa visite en enfer, à la fin de la seconde partie du Compost et Kalendrier des bergiers. Or, Claude Nourry a fait de cet ouvrage une de ses spécialités : il le fait paraître à au moins six reprises entre 1502 et 1530. Rabelais devait également connaître le Voyage du puys sainct Patrix auquel lieu on voit les peines de purgatoire et aussi les joyes de paradis, traduction du texte latin du Tractatus de purgatorio sancti Patricii (c. 1190), jalonnée de gravures en bois représentant les peines et les tourments du Purgatoire, et publiée en 1506 par le même Claude Nourry. Précisons toutefois que le marché du livre lyonnais ou parisien pouvait fournir à Rabelais d’autres représentations littéraires et iconographiques de l’enfer ou du purgatoire comme lieu de terribles supplices. Par exemple, la traduction française par le marchand lyonnais Jean de Cucharmois du roman de chevalerie Guerino il Meschino, qui comprenait également un voyage dans le purgatoire de saint Patrick, venait d’être imprimée à Lyon en 1530 par Olivier Arnoullet pour Romain Morin. On y trouve de nombreux bois gravés, dont deux, représentant les tourments du Purgatoire, spécialement conçus pour cette édition [35].
23Quoi qu’il en soit, tous ces livres, cités par le biais des personnages qu’ils mettent en scène, ont fortement stimulé la créativité de Rabelais, et la catabase d’Epistemon plonge aussi le lecteur dans l’atelier de l’écrivain [36]. On peut ainsi lire sur un plan métalittéraire l’achronie absolue de ce chapitre et le mélange entre l’enfer chrétien et les enfers païens, entre les héros de romans de chevalerie et les héros d’épopées classiques, entre les personnages historiques et les personnages de fiction. Si les diables voyagent sur des barques dirigées par les chevaliers de la Table Ronde, si Fierabras est le valet de Néron, si Cyrus vient mendier une pièce auprès d’Épictète, si Pathelin bat Jules II, si Villon pisse dans le baquet de moutarde de Xerxès, ou si le franc-archer de Bagnolet terrorise Perceforest et Morgant, c’est parce que Rabelais se plaît à croiser dans son œuvre des genres très différents. Les dialogues des morts de l’enfer rabelaisien sont aussi des rencontres génériques. La littérature épico-chevaleresque et sa parodie, les histoires antiques, les libelles gallicans, la philosophie, la poésie et le théâtre comique fusionnent pour créer un texte inédit. Pantagruel est l’œuvre d’un écrivain très au fait des différentes politiques éditoriales de son temps et qui ose des mélanges jamais tentés auparavant.
Notes
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[1]
Il est reçu bachelier en médecine à Montpellier le 1er novembre 1530 et y donne un cours comme stagiaire du 17 avril au 24 juin 1531.
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[2]
On peut se faire une idée assez précise du Lyon qu’a connu Rabelais grâce au superbe plan scénographique, constitué de 25 planches mesurant en tout 1,70 m × 2,20 m. Ni daté ni signé, il reproduit avec minutie l’image de la ville entre 1548 et 1553. Les 50 000 ou 60 000 habitants sont implantés sur la presqu’île (dont l’église Saint-Martin d’Ainay marque alors la limite sud, avant les travaux de remblaiement de l’ingénieur Perrache à la fin du xviiie siècle), ainsi que sur la rive droite de la Saône, dans l’actuel vieux Lyon. La rue Mercière, artère principale de la presqu’île, commence à la descente du pont sur la Saône, en face de l’église Saint-Nizier, et mène jusqu’à l’église Notre-Dame-de-Confort (aujourd’hui détruite, sur l’actuelle place des Jacobins). En empruntant ensuite la rue de Confort, on arrive devant l’Hôtel-Dieu, près du pont sur le Rhône.
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[3]
Pour un bilan sur l’histoire éditoriale, en grande partie lyonnaise, des deux premiers livres (jusqu’en 1553), voir nos notices « Pantagruel » et « Gargantua » dans la base ELR, Éditions Lyonnaises de Romans du xvie siècle (1501-1600), sur le site de l’association RHR <http://www.rhr16.fr/>.
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[4]
Voir à ce sujet Mireille Huchon, Rabelais, Gallimard, « NRF Biographies », 2011, p. 109-111, qui montre à quel point le premier livre de Rabelais témoigne d’une connaissance intime de Paris. Le géant se rend en effet dans la capitale à la fin de son tour de France universitaire et ne la quitte que pour rejoindre le royaume d’Utopie, menacé par les Dipsodes. La séquence parisienne occupe les chapitres vii à xxii de l’édition Juste de 1542, soit 16 chapitres sur 34.
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[5]
Nous citons le texte de Rabelais d’après l’édition des Œuvres complètes procurée par Mireille Huchon dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1994. Sauf mention contraire, toutes les références proviennent du chapitre xxx de Pantagruel : le numéro de page est indiqué entre parenthèses.
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[6]
Le texte est en constante évolution : les damnés sont 46 en 1532, 82 en 1534 et 86 en 1542 (en fait 83 car les noms d’« Achilles », de « Romule » et d’« Artaxercés » sont utilisés deux fois). Les élus sont 4 en 1532 et 6 en 1534 puis en 1542 (ajout d’Épictète et du franc-archer de Bagnolet).
-
[7]
« Tarquin tacquin » (322) ; « Piso paisant » (322) ; « Nicolas pape tiers estoit papetier » (324).
-
[8]
Edwin Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, New Haven et Londres, Yale University Press, 1991, p. 103-107 et p. 116-119.
-
[9]
La bibliographie sur les romans médiévaux imprimés aux xve et xvie siècles est très riche. Voir les références fournies dans la note 90, p. 61, de l’article de Sergio Cappello, « L’édition des romans médiévaux à Lyon dans la première moitié du xvie siècle », RHR, n° 71, 2011, p. 55-71.
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[10]
La première édition connue de cet opuscule anonyme à grande diffusion, auquel Rabelais a peut-être participé en tant qu’auteur ou qu’éditeur, est datée de 1532 et mentionne la ville de Lyon au colophon.
-
[11]
Gaëlle Burg, « De Paris à Lyon, les mutations éditoriales du Lancelot du Lac », in Via Lyon : parcours de romans et mutations éditoriales au xvie siècle, dir. Pascale Mounier et Anne Réach-Ngô, Carte romanze, vol. 2, n° 2, 2014, p. 287-311.
-
[12]
Laurence Harf-Lancner, « Le Bel Inconnu et sa mise en prose au xvie siècle. L’Histoire de Giglan : d’une esthétique à l’autre », in Le Chevalier et la Merveille dans le Bel Inconnu ou le beau jeu de Renaut, dir. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1996, p. 69-89.
-
[13]
Nicole Cazauran, « Artus de Bretagne : un succès de librairie au xvie siècle », in Le Roman à la Renaissance, Actes du colloque international dirigé par Michel Simonin, Université de Tours, CESR, 1990, publiés par Christine de Buzon, Lyon, site RHR, 2012.
-
[14]
Pour un recensement et une analyse comparative des éditions de tous ces romans au xvie siècle, voir la base ELR, Éditions Lyonnaises de Romans du xvie siècle (1501-1600) du site RHR, ou les notices du site La Vie en proses. « Riscrivere in prosa nella Francia dei secoli xiv-xvi ».
-
[15]
François Suard, « Pierre Desrey et la Genealogie de Godefroy de Bouillon », in Chanson de geste et Tradition épique en France au Moyen Âge, Orléans, Paradigme, 1994, p. 387-398.
-
[16]
Laurence Harf-Lancner, « Le roman de Mélusine et le roman de Geoffroy à la grand dent : les éditions imprimées de l’œuvre de Jean d’Arras », BHR, t. L, 1988, p. 349-366.
-
[17]
Roger Dubuis, « Jehan de Paris et l’art du roman bref », in Narrations brèves, dir. P. Salwa et E. D. Zolkiewska, Genève, Droz, 1993, p. 83-97.
-
[18]
Voir les trois articles de Jean Céard : « L’Histoire écoutée aux portes de la légende : Rabelais, les fables de Turpin et les exemples de saint Nicolas », in Études seiziémistes offertes au Professeur V. L. Saulnier, 1980, p. 91-109 ; id., « Rabelais et la matière épique », in La Chanson de geste et le Mythe carolingien. Mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Vézelay, 1982, p. 1259-1276 ; id., « Rabelais, lecteur et juge des romans de chevalerie », Études Rabelaisiennes, XXI, 1988, p. 237-248. Pour les références épico-chevaleresques dans Pantagruel, on consultera également Denis Bjaï, « Rabelais et la matière épique : Pantagruel en guerre contre les Dipsodes », in L’Épique médiéval et le Mélange des genres, 2005 p. 199-212 ; et Paul J. Smith, « Rabelaisian Medievalisms : Pantagruel and Amadis », in Early Modern Medievalisms. The Interplay between Scholarly Reflection and Artistic Production, dir. A. Montoya, S. van Romburgh et W. van Anrooij, Leiden-Boston, Brill, 2010, p. 139-164.
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[19]
Marot qualifie ainsi Lancelot de « tresplaisant menteur » dans l’élégie XVII. Et Antoine du Saix, dans L’Esperon de discipline, Lyon, Claude Nourry, 1532, f. I2 v°-I3 r°, condamne ce type de romans, en citant plusieurs exemples qui se retrouvent dans l’enfer d’Epistemon : « J’estimerois que ignorants n’eussent loy/que d’imprimer le Compte Meleusine, […] Le testament maistre François Villon/Jehan de Paris, Godefroy de Billon,/Artus le preux, ou Fierabras le quin, […] Ce sont traitez qu’on ne doibt estimer,/Scavants ou non les peuvent imprimer ». Voir Nicole Cazauran, « Les romans de chevalerie en France : entre exemple et récréation », dans Le Roman de chevalerie au temps de la Renaissance, dir. M. T. Jones-Davies, Paris, 1987, p. 29-48.
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[20]
Dans la Vita Merlini de Geoffroi de Monmouth (composée vers 1148), Morgue soigne Arthur mourant dans l’île d’Avalon. Et dans le Roman d’Ogier en prose, imprimé à partir de 1496, elle arrache Ogier vieillissant à la mort, lui redonne jeunesse et devient son amante dans l’île d’Avalon. Après une disparition de deux siècles, il reviendra prendre la tête des Francs contre les Sarrasins, avant de regagner l’au-delà. Voir Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge, Paris, Champion, 1984, p. 279-288.
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[21]
Roland terrasse le géant d’un coup dans le nombril, son point faible, dans un passage de la Chronique du pseudo-Turpin, repris par Jehan Bagnyon dans la troisième partie de l’Histoire de Charlemagne (ou Roman de Fierabras) ou encore dans l’Orlando furioso de l’Arioste. Voir Jean Céard, « L’histoire écoutée aux portes de la légende », art. cit., p. 94-96.
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[22]
Le motif de l’eau (pays entourés d’eau et de marais, rivières, gués, lacs, mers…) joue toutefois un rôle important dans les aventures des chevaliers de la Table Ronde. Voir Micheline de Combarieu du Grès, « L’eau et l’aventure dans le cycle du Lancelot-Graal », in L’Eau au Moyen Âge, Senefiance, n° 15, 1985, p. 111-147.
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[23]
Francesco Montorsi, « La Mise en prose de Morgante il Gigante : le “vieux roman” et la croisade autour de 1517 », RHR, n° 75, 2012, p. 29-40. Le critique montre à quel point le poème italien, teinté d’humanisme et très ironique, est considérablement altéré par l’adaptateur, qui lui fait épouser l’idéologie de croisade des romans carolingiens.
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[24]
Voir par exemple dans Le Pardonneur, le Triacleur et la Tavernière, in Recueil de farces (1450-1550), éd. A. Tissier, Genève, Droz, t. V, 1989, p. 229-273. La tavernière dit à propos de son mari : « C’était le plus habile arracheur de dents ». Le pardonneur (prêtre vendeur de reliques qui prétend obtenir pour les pécheurs le pardon de leur faute) lui répond : « Palsambleu ! il était de nos gens. »
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[25]
Marcellus (iiie s. av. J.-C.), général romain, héros de la deuxième guerre punique, est escorté dans l’Énéide par un autre Marcellus, le neveu de l’empereur Auguste, mort à l’âge de dix-huit ans, trop tôt pour avoir pu montrer sa grandeur.
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[26]
Ancus Martius, Camillus, Marcellus et Drusus, cités à la suite, sont les quatre noms de la liste ajoutés en 1542.
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[27]
Le portrait d’un Démosthène hydromane et lychnobien, qui « plus en huyle que en vin despendoit » (G, Prol.), est diffusé dans l’Antiquité par Plutarque dans sa Vie de Démosthène mais aussi par Lucien dans son Éloge de Démosthène (Encomium Demosthenis). Érasme reprend cette tradition à plusieurs reprises dans son œuvre, notamment dans les adages 671 (Olet lucernam) et 3351 (Lychnobii).
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[28]
C’est ce que souligne cette occurrence tirée de Gargantua : « Car le peuple de Paris est tant sot, tant badault, et tant inepte de nature : q’un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avecques ses cymbales, un vielleuz au mylieu d’un carrefour assemblera plus de gens, que ne feroit un bon prescheur evangelicque » (G, xvii, 48).
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[29]
Voir Romain Menini, « Rabelais et les mystères d’Égypte », Actes du colloque Hieroglyphica. Cleopatra e l’Egitto tra Italia e Francia nel Rinascimento (Vérone, 4-6 novembre 2015), dir. R. Gorris Camos, à paraître.
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[30]
Urbain II (1088-1099), Nicolas III (1277-1280), Boniface VIII (1294-1303), Calixte III (1455-1458), Sixte IV (1471-1484), Alexandre VI (1492-1503), Jules II (1503-1513).
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[31]
Jean Lemaire de Belges, Traicté de la différence des schismes et des conciles de l’Eglise, avec l’Histoire du prince Sophy et autres œuvres, éd. Jennifer Britnell, Genève, Droz, 1997.
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[32]
Rabelais devait connaître également le Julius exclusus e coelis, pamphlet très virulent contre Jules II, attribué à Érasme et publié de manière anonyme par Jakob Schmitt à Spire en 1517.
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[33]
Jean Balsamo, « La collection des anciens poètes français de Galliot du Pré (1528-1533) », L’Analisi linguistica e letteraria, VIII, 1-2, 2000, p. 179-194.
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[34]
Abel Lefranc, « La descente d’Epistemon aux Enfers et le “calendrier des Bergers” », in Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie offerts à Paul Laumonier par ses élèves et ses amis, Paris, Droz, 1935, p. 121-129.
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[35]
Francesco Montorsi, « “Et mille aultres petites joyeusettez toutes véritables” : le dernier chapitre de Pantagruel et Guérin Mesquin », L’Année rabelaisienne, n° 1, 2016, p. 357-364
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[36]
Le même phénomène se produit, nous semble-t-il, dans les deux autres listes de Pantagruel. La généalogie du chapitre i ne renseigne pas seulement sur l’origine du héros mais aussi sur la genèse du livre : les noms des géants renvoient en effet à des ouvrages littéraires qui ont inspiré Rabelais (les recueils de miscellanées, les ouvrages mythographiques, le texte biblique et ses commentateurs, les romans de chevalerie et leur parodie, les chroniques, les mystères dramatiques). De même, le « repertoyre » de Saint-Victor, quoique très majoritairement fictif, multiplie les allusions à des ouvrages réels. Les trois listes qui rythment Pantagruel sont toutes, à leur manière, des bibliothèques qui en disent long sur la familiarité de Rabelais avec le monde de l’édition.