Couverture de RHPS_005

Article de revue

La jeunesse en crise : acteurs et projets transnationaux face au problème du chômage des jeunes durant l’Entre-deux-guerres

Pages 47 à 59

Notes

  • [1]
    Saunier Pierre-Yves, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 57, 2007, p. 110-126. Pour une discussion plus générale, voir « AHR Conversation : On Transnational History », The American Historical Review, 111, 5, 2006, p. 1440-1464.
  • [2]
    Nardinelli Clark, Child Labor and the Industrial Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 1990.
  • [3]
    Pierrard Pierre, Enfants et jeunes ouvriers en France (XIXe – XXe siècles), Paris, Editions Ouvrières, 1987.
  • [4]
    Bureau international du travail, Conférence internationale du travail, 1ere session, Genève, 1919.
  • [5]
    En 1930, 6 pays membres de l’OIT ont encore un âge de fin de scolarité inférieur à quatorze ans. Cf. Bureau international du travail, Conférence internationale du travail, 1930, Genève, p. 182-183.
  • [6]
    Selon Marjatta Rahikainen, la contribution du travail des enfants au budget familial au XIXe siècle était non pas liée au gain rapporté (très bas), mais au fait que ceux vivant hors du foyer allégeaient les charges d’entretien du foyer. Cf. Rahikainen, Marjatta, Centuries of Child Labour : European Experiences from the 17th to the 20th Century, London, Ashgate, 2004.
  • [7]
    En Angleterre en 1914, 40 % des enfants quittent l’école primaire avant l’âge de quatorze ans. Cf. John Lawson & Harold Silver, A Social History of Education in England, London, Methuen and Co., 1979, p. 384.
  • [8]
    Sur la protection de l’enfance au XIXe siècle en Europe, voir Dupont Bouchat, Marie-Sylvie et Pierre Eric (éd.), Enfance et justice au XIXe siècle : essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance (1820-1914), Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
  • [9]
    Sur les conventions de l’OIT de 1933 concernant l’assurance-chômage et les bureaux de placement voir Lespinet-Moret Isabelle et Liebeskind Ingrid, « A. Thomas, le BIT et le chômage : expertise, catégorisation et action politique internationale », in Alya Aglan et al. (éd..), Albert Thomas, société mondiale et internationalisme. Réseaux et institutions des années 1890 aux années 1930, Paris, Les Cahiers Irice, n° 2, 2008.
  • [10]
    Archives d’Etat de Genève (AEG), AUISE, AP 92 R/12/1 : Mémorandum du BIT, 20 février 1934.
  • [11]
    AEG, AUISE, AP 92/1/9 : Comité exécutif du 2 septembre 1931.
  • [12]
    Archives du BIT (ABIT), Y 7/01/2/1, UISE : lettre de G. Thelin du BIT à l’UISE, 26 février 1931.
  • [13]
    Elle a en effet des comités affiliés dans les pays centre-européens qui sont les premières à visibiliser ce phénomène. ABIT, Y 7/01/2/1, UISE : Commission du chômage des jeunes gens, 13 septembre 1932.
  • [14]
    ABIT, U22/0 : Rapport au conseil d’administration sur le chômage des jeunes, février 1933.
  • [15]
    ABIT, Y 7/01/2/1, UISE : Enquiry on children and unemployment, 18 november 1932.
  • [16]
    Voir à ce sujet les analyses contemporaines dans Duthil Gérard et Paquet Estelle, Le chômage des jeunes en Europe, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [17]
    Bouneau Christine, « La jeunesse socialiste et l’action internationale durant l’Entre-deux-guerres », Le Mouvement social, n° 223, 2008, p. 42.
  • [18]
    Bureau international du travail, Procès verbaux de la 61e et de la 62e session du conseil d’administration du Bureau international du travail (1933), Genève, BIT, 1933.
  • [19]
    Sur cette organisation, voir Wynants Paul, « La Jeunesse ouvrière chrétienne face au chômage des jeunes (1931-1936) », Revue belge d’Histoire Contemporaine, 10, 3, 1979, p. 461-482.
  • [20]
    De Laubier Patrick, Histoire et sociologie du syndicalisme (XIXe-XXe siècle), Paris, Masson, 1985.
  • [21]
    ABIT, D 600/529 : rapports du BIT avec la CISC, notamment D600/529/12 : conseil de direction de la CISC, Strasbourg, juillet 1933.
  • [22]
    ABIT, D 600/529/14 : Réunion du Conseil de la CISC, mai 1935 à Metz.
  • [23]
    Bureau international du travail, Procès verbaux de la 62e session du conseil d’administration du Bureau international du travail, Genève, avril 1933, p. 146.
  • [24]
    C’est le conseil d’administration du BIT qui décide deux ans à l’avance de l’agenda de la CIT.
  • [25]
    ABIT, U 22/0 : Note de Fuss du 9 juin 1933. Le BIT aurait pu aussi proposer de baisser l’âge de la retraite, mais les systèmes d’assurance sociale qui ont été développés suivant les conventions de l’OIT durant les années vingt sont encore trop récents pour que des modifications du système soient envisageables sans remettre en cause leur fragile équilibre budgétaire.
  • [26]
    Un deuxième axe d’intervention cible le domaine parascolaire en préconisant un nouvel encadrement du « temps libre » des jeunes chômeurs et la création, d’ailleurs très contestée, de camps de travail dispensant une formation à la fois morale et professionnelle.
  • [27]
    AEG, AUISE, AP 92/1/10 : Comité exécutif du 30 octobre 1934. G. Thélin du BIT suggère justement à l’UISE de choisir comme sujet d’étude la question du chômage des jeunes en relation avec la prolongation de la scolarité obligatoire.
  • [28]
    ABIT, RL 01/4 : relations entre le BIT et le Comité d’entente des grandes organisations internationales, novembre 1933.
  • [29]
    AEG, AUISE, AP 92/1/10 : Résolution de l’UISE au CPE sur la prolongation de la scolarité obligatoire, 16 janvier 1935.
  • [30]
    ABIT, UISE, D 600/406/14 : Congrès balkanique de la protection de l’enfance, avril 1936. G. Thélin, membre de l’UISE et fonctionnaire du BIT assiste au congrès en tant que représentant du BIT. Le déroulement du congrès et les résolutions prises sur la question des jeunes chômeurs lui doivent beaucoup : par l’ensemble de ses résolutions, le congrès endosse en effet les mesures prônées par la CIT de 1935 et encourage les organisations privées qui y sont représentées à tout faire pour en hâter l’adoption dans leur propre pays.
  • [31]
    ABIT, ED 1000/13/8 : Educational activities. « La prolongation de la scolarité obligatoire » (note de Piaget pour le comité de liaison du 6 mars 1931).
  • [32]
    Piaget explique comment le partage des tâches d’expertise entre le BIE et le BIT devrait suivre les sphères de compétence et de légitimité scientifique des deux organisations. Le BIE se bornerait à étudier les expériences en vigueur dans les écoles des divers pays et à recueillir les opinions de psychologues, d’éducateurs, des autorités scolaires et des organisations pédagogiques. Sur les questions éducatives, le BIT s’occuperait des problèmes touchant au monde du travail et notamment à l’attitude du patronat et des organisations ouvrières. Voir ABIT, ED 1000/13/8, Educational activities. Comité de liaison entre le BIT et le BIE (1930-1946), 6 mars 1931.
  • [33]
    Dans ce sens, la présence du BIT à la Conférence internationale de l’instruction publique est conçue comme un moyen de pression sur les gouvernements nationaux. ABIT, ED 1000/13/8 : IIIe Conférence internationale de l’instruction publique, Genève, 1934.
  • [34]
    BIT, op. cit., 1935, p. 32.
  • [35]
    En 1931, le comité international de celui-ci regroupe les principaux responsables de l’enseignement technique français et belge, auxquels s’ajouteront en 1932-1933 un représentant allemand, anglais et italien.
  • [36]
    ABIT, ED1000/41/2 : « L’enseignement technique. Son rôle dans le redressement économique », 1936
  • [37]
    Chapoulie Jean-Marie, « Représentations de la main d’œuvre, actions parlementaires et administratives. Le développement de l’enseignement technique entre les deux guerres », Vingtième Siècle, n° 88, 2005, p. 33.
  • [38]
    Pour d’autres exemples de « relation symbiotique » entre le BIT et des associations internationales, voir Kott Sandrine, « Une « communauté épistémique » du social ? Experts de l’OIT et internationalisation des politiques sociales dans l’Entre-deux-guerres », Genèses, n° 71, 2008, p. 40-41 et Rosental Paul-André, « Géopolitique et État providence. Le BIT et la politique mondiale des migrations dans l’Entre-deux-guerres », Annales. Histoire, sciences sociales, 61, 1, 2006, p. 113.

1 La question du chômage des jeunes en tant que problème social est apparue brutalement sur la scène internationale durant la période de crise économique qu’a traversé le monde entre les années 1929 et 1936. Le présent article vise à étudier la façon dont cette question a été envisagée comme un terrain propice d’une action normative internationale : menée par l’Organisation internationale du travail (OIT), celle-ci élabore en 1935 une recommandation sur le chômage des jeunes destinée à offrir aux États un réservoir de solutions ad hoc pour lutter contre les effets de ce fléau social. L’article abordera tout particulièrement le problème de l’interface entre institution scolaire et marché du travail, tel que contribuent à le formuler pour la première fois dans l’histoire les milieux internationaux à l’époque de la Grande dépression. C’est en effet durant cette période qu’a été brutalement mis en lumière le problème de la compatibilité entre politiques sociales et scolaires, et son corollaire : l’émergence d’une catégorie spécifique de victimes que sont les jeunes chômeurs. C’est aussi à ce moment que le rôle des systèmes scolaires tout à la fois dans l’alimentation du phénomène et dans son éventuelle résorption a été pour la première fois questionné sur les scènes nationales et internationales.

2 En s’intéressant au traitement scolaire du chômage juvénile et à sa fabrication en tant que problème international durant l’Entre-deux-guerres, le présent article vise à appliquer la démarche transnationale à la question de l’évolution des politiques éducatives contemporaines [1]. L’accent sera mis sur les acteurs qui conceptualisent le problème du chômage et contribuent à le transformer en une catégorie digne d’une action normative internationale. L’article se penchera ainsi sur les antagonismes, les complémentarités et le déploiement de stratégies qui se nouent à cet égard entre le Bureau international du travail (BIT) et les réseaux internationaux actifs dans le domaine de l’enfance. Après avoir replacé la question des mutations du processus de socialisation de la jeunesse dans le long terme nous mettrons en relief comment la crise économique des années 1930 contribue à mobiliser des réseaux et des milieux jusqu’alors peu connectés. Nous étudierons enfin la convergence de ces réseaux vers le pôle d’attraction que représente le BIT, et qui se traduit par les débats sur le rôle de l’école dans le traitement du chômage des jeunes.

L’évolution des parcours d’insertion professionnelle des jeunes, entre école et marché du travail (1900-1930)

3 Au début des années 1930, la question du chômage des jeunes n’était pas totalement nouvelle : dès le milieu des années 1920, à l’issue de la première grave crise de chômage de 1921 à 1923, plusieurs organisations internationales s’étaient déjà préoccupées du statut du travail juvénile, signe d’un malaise persistant sur le marché du travail quant à ses capacités d’intégration des jeunes classes d’âge. Ces interrogations étaient révélatrices que l’évolution structurelle du marché du travail juvénile posait de nouveaux types de problèmes auxquels les conventions internationales du travail élaborées à la fin de la Première guerre en la matière peinaient à répondre. La baisse régulière du taux d’activité des jeunes dans la plupart des économies industrialisées, du fait de la mécanisation et de la division croissante du travail depuis la fin du XIXe siècle, avait précédé et à plus d’un titre incité les États à s’engager en faveur d’une politique ambitieuse en matière de législation sur le travail des enfants [2]. Parallèlement, les politiques de scolarisation obligatoire mises en œuvre dans l’ensemble des pays occidentaux contribuaient à la marginalisation du travail infantile en établissant clairement le primat de l’école dans le parcours de vie des classes d’âge infantiles. Par la double combinaison du progrès technique et des politiques scolaires volontaristes, les offres de travail infantile se réduisirent assez rapidement dans l’ensemble des pays les plus industrialisés dès la fin du XIXe siècle [3]. Toutefois, si tout le monde est d’accord pour interdire le travail des enfants, la catégorie « enfant », pas plus que celle de « jeune », n’est définie de façon similaire selon les pays considérés. D’où la situation paradoxale face à laquelle se retrouvent les réseaux réformateurs soucieux de définir des normes internationales communes en matière de protection des Etats travailleurs : le principe fait l’unanimité, mais son application crée des divisions.

4 Ces facteurs expliquent que le consensus autour des normes internationales de protection des enfants travailleurs qui va se dessiner dès 1919 ne soit que de façade. En 1919 en effet, la première Conférence internationale du travail (CIT) va se réunir à Washington, convoquée par la toute nouvelle Organisation internationale du travail (OIT). Reprenant le fil des travaux menés avant la guerre en matière de protection des enfants, la CIT adopta une convention sur l’âge d’admission des enfants aux travaux industriels, fixant cet âge plancher à quatorze ans [4]. Or, entre 1919 et 1930, seuls 18 Etats vont la ratifier. Dans plusieurs pays en effet (dont la France et l’Allemagne), la ratification bute sur la question de l’âge de fin de scolarité obligatoire. C’est le passage entre la catégorie « enfant » (synonyme d’obligation scolaire) et la catégorie « jeune » (individu apte au travail salarié) qui crée des tensions. Ainsi, dans les pays où l’âge de fin de scolarité est de douze ou treize ans [5], le fait d’interdire de travailler aux moins de quatorze ans laisserait toute une part de cette classe d’âge livrée à l’oisiveté, et leurs familles privées d’une source de gains nécessaire à l’équilibre de leur budget [6]. L’allongement du cursus scolaire et le gonflement des effectifs poseraient en outre à certains de ces Etats un défi matériel insurmontable (engagement d’enseignants, création d’écoles). C’est ce qui explique le nombre relativement faible des ratifications de la convention de Washington sur l’âge minimum.

5 Dès lors, dans les pays occidentaux tout au moins, le parcours de socialisation des jeunes classes d’âge est le suivant : maintenus à l’école primaire obligatoire jusqu’à douze ou à quatorze ans (les limites d’âge et les taux de fréquentation effective variant d’un pays à l’autre), ils font pour certains leur entrée sur le marché du travail dès avant la fin du cycle primaire pour contribuer à l’entretien de leurs familles. Puis dès leur sortie du primaire, une minime partie d’entre eux sont canalisés vers le degré secondaire, et la grande majorité va trouver une position sur le marché des emplois industriels ou des services [7]. Or, du fait de la crise des apprentissages, bon nombre de ces jeunes ne vont recevoir au cours de leurs premiers emplois ni véritable qualification, si ce n’est une formation sur le tas, ni une véritable protection. En effet, lorsqu’ils atteignent l’adolescence (plus de seize ans), le coût de leur salaire et leur faible qualification peut inciter les patrons à les remplacer par une main d’œuvre plus jeune et plus économique. Leur réinsertion professionnelle ne pose pas forcément de problèmes en cas de croissance économique, mais il n’en est pas de même en cas de crise. Du fait de ce difficile parcours d’insertion sur le marché du travail productif, les adolescents constituent désormais un problème tant pour leur famille (qui doit les entretenir sans pouvoir les faire contribuer au budget familial) que pour les acteurs de la protection de l’enfance, obsédés par le risque de voir ces cohortes de jeunes traîner dans les rues, exposées à toutes les tentations [8]. Si le grand problème des réformateurs et des philanthropes du XIXe siècle était la limitation voire l’abolition du travail des enfants, la politique sociale du XXe siècle est désormais confrontée à la question de l’insertion des jeunes sur le marché du travail. L’adaptation du système éducatif à de nouvelles exigences économiques acquiert elle aussi une toute autre dimension. Dorénavant, la question de l’enseignement technique, jusqu’alors peu étudiée eu égard à la priorité qu’était la structuration de l’enseignement primaire, devient d’autant plus centrale qu’elle est investie d’une mission précise au cœur du processus d’interface entre temps scolaire et insertion professionnelle : celle de former des acteurs économiques compétents, dans un tissu économique en pleine mutation du fait des processus liés à la rationalisation du travail.

6 Face à ces nouveaux enjeux, la question du travail des jeunes figure durant les années vingt à l’agenda de plusieurs réseaux actifs dans le domaine de la protection de l’enfance et de la réforme sociale : réseaux liés à la réforme éducative et scolaire visant à mettre sur pied des programmes d’enseignement techniques adaptés à la nouvelle situation du marché du travail ; réseaux des professionnels du placement et de l’orientation professionnelle visant à faire coïncider de manière plus rationnelle les offres et les demandes de travail ; réseaux des réformateurs sociaux et réseaux philanthropiques favorables à l’élévation de l’âge de fin de scolarité. C’est la situation née de la grande crise qui va faire converger ces réseaux vers l’OIT et le BIT en leur offrant un terrain privilégié où s’exprime leur expertise : celui, inédit, du chômage de masse des jeunes.

La crise économique des années 1930 et l’émergence de la catégorie sociale du jeune chômeur

7 La question du travail des jeunes va en effet radicalement évoluer avec la survenue brutale de la crise économique de 1929, dont les effets sur les populations vont mobiliser toute l’attention des fonctionnaires internationaux. Le chômage se trouve au cœur des préoccupations [9]. Mais au-delà de ses effets sociaux, la crise économique va contribuer à faire éclater le fragile consensus politique sur lequel la société internationale s’était reconstituée au lendemain de la guerre, inversant la logique de coopération internationale relancée dès 1919.

8 C’est dans ce contexte de relative fragilité du système des relations internationales que va émerger une nouvelle problématique, celle du chômage des jeunes, qui va mobiliser l’attention des réseaux internationaux gravitant autour du BIT. Le processus d’émergence de ce thème se joue en deux temps : c’est tout d’abord une interrogation sur les effets du chômage sur le bien-être des familles, et tout particulièrement des enfants, qui focalise l’attention de plusieurs organisations. Au sein de la Société des Nations (SDN) notamment, des enquêtes sont diligentées par la section d’hygiène et par le Comité de protection de l’enfance (CPE) pour évaluer l’impact de la crise sur l’état de santé des populations, et notamment sur les enfants [10]. Se saisissant à leur tour de la question, des ONG comme l’Union internationale de secours aux enfants (UISE) mobilisent leurs réseaux pour collecter des données et produire leurs propres expertises [11], débouchant sur des résultats paradoxaux. Alors qu’on s’attendait à collecter des données alarmistes, les enquêtes révèlent au contraire que dans l’ensemble, les populations infantiles tiennent bien le choc, grâce notamment aux mesures de protection sociale et sanitaire ancrées dans les systèmes scolaires (repas et services médicaux) et aux systèmes d’assurance sociale [12].

9 Par contre, le flux d’informations contribue à dégager un problème jusqu’alors insoupçonné : non pas celui, indirect, des effets du chômage des parents sur leurs enfants, mais celui, bien direct, du chômage des jeunes gens eux-mêmes. En effet, à la différence des travailleurs adultes relativement bien couverts par les systèmes d’assurance chômage, les jeunes qui sortent du système scolaire ne sont le plus souvent pas couverts contre le risque chômage. Condamnés à l’oisiveté forcée, ils sont des milliers à se retrouver sans ressources. Détentrice de données originales sur ce sujet, l’UISE va devenir une des premières sources d’informations des grandes organisations internationales traitant de ce sujet, comme le BIT et le CPE de la SDN [13]. Il est vrai que la nouveauté du phénomène suscite parmi les experts une soif d’informations : tous soulignent en effet la difficulté à s’en saisir du fait de l’absence de statistiques fiables. Mis à part quelques données nationales éparses, aucune administration ne génère de statistiques spécifiques sur la question, et pour cause : ne recevant pas d’indemnités chômage, les jeunes chômeurs ne rentrent ni dans les statistiques officielles basées sur les données des systèmes d’assurance chômage, ni dans celles de l’assistance dont ils ne sont pas habilités à profiter [14]. Cette vacuité alimente l’angoisse des experts sur un phénomène qu’on suppose d’autant plus grave que ses conséquences morales sont alors considérées comme plus ravageuses que le seul effet du poids social des individus qui en sont victimes. Les réseaux réformistes s’inquiètent notamment des effets de l’oisiveté forcée sur l’augmentation de la criminalité juvénile et de l’agitation sociale [15]. Or, aucun de ces arguments n’est nouveau : depuis le début du siècle, on l’a dit, la question de la difficulté d’insertion des jeunes sur le marché du travail était dans l’air, mais ne semblait pas préoccupante au point de justifier l’intervention simultanée de diverses instances internationales, et encore moins l’élaboration de normes spécifiques de protection ou d’intervention sociale. Durant ces années par contre, la crise contribue à focaliser le regard sur ces classes d’âge juvéniles et à les identifier comme de véritables populations d’ajustement sur le marché du travail, démontrant la fragilité du processus d’insertion sur lequel repose leur socialisation [16].

10 Or, cette prise de conscience d’une catégorie nouvelle de « victimes » de la crise par des instances expertes exogènes va voir ses effets d’audience démultipliés par une prise de conscience endogène, issue des jeunes eux-mêmes, et tout particulièrement de certains mouvements de jeunesse. Bien structurés, informés et déterminés à faire entendre leur voix, les mouvements de jeunesse sont particulièrement bien placés pour tirer la sonnette d’alarme sur la question du chômage. Ce sont essentiellement deux mouvements qui vont s’illustrer à cet égard : le mouvement des jeunesses socialistes et le mouvement de la Jeunesse ouvrière chrétienne. L’Internationale de la jeunesse socialiste (IJS), créée initialement en 1907, est reconstituée en 1923 avec un secrétariat central à Berlin [17]. Au milieu des années vingt, près de la moitié des adhérents viennent d’Allemagne et d’Autriche. Il ne faut pas s’étonner dès lors si ce mouvement est un des premiers à prendre conscience et à visibiliser la question du chômage des jeunes, puisque ces deux nations sont les premières touchées en Europe par la crise et le chômage. Dès août 1932, l’IJS demande que cette question soit mise à l’ordre du jour de la CIT pour tenter de trouver des solutions spécifiques afin de l’endiguer [18]. Le recours à l’expertise du BIT s’explique de plusieurs façons : tout d’abord par le mandat spécifique de l’OIT en matière de protection sociale, qui canalise toute action dans ce domaine ; ensuite par la communauté idéologique et de destins entre le BIT et l’IJS : ces deux organisations sont toutes deux des terreaux du pacifisme et du réformisme, au même titre que les partis socialistes et la fédération syndicale internationale. L’IJS s’efforce aussi de faire valider par le BIT ses propres solutions à la crise du chômage des jeunes : réduction du temps de travail, prolongation de la scolarité obligatoire et amélioration de la formation professionnelle. Autant de mesures visant à favoriser l’insertion des jeunes travailleurs par une politique publique ambitieuse : institutionnaliser un partage du travail créateur d’emplois, et améliorer les conditions d’insertion professionnelle des jeunes.

11 Plus étonnant est le rôle de catalyseur joué par les organisations nationales de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), fondée en 1924 [19]. C’est essentiellement de la JOC belge que proviennent les premières enquêtes sur le chômage des jeunes, et les premières tentatives de mesures visant à endiguer le phénomène. Certaines de ses actions sont directement issues du patrimoine charitable chrétien (assistance sociale et médicale, distribution de nourriture ou de vêtements), mais d’autres sont plus innovantes : c’est le cas des camps volontaires de travail offrant une variété de services (travail, études et prières), organisé en collaboration avec des membres du clergé, et avec le soutien des syndicats chrétiens. Particulièrement bien représentés en Belgique et en Hollande, les syndicats chrétiens s’étaient unis en 1920 en une Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC) siégeant à Utrecht [20]. Celle-ci défend initialement un programme très différent de celui de la Fédération syndicale internationale, qui s’oppose au dogme de la lutte des classes au profit du schéma corporatiste. Le programme de la CISC insiste sur les mesures de protection de la famille, et sur l’interdiction de travail des femmes mariées. C’est pourquoi les rapports entre CISC et BIT furent longtemps tendus (les représentants des syndicats chrétiens réclamant un siège au Conseil d’administration du BIT, et les syndicalistes et mouvements de gauche s’y opposant). Ce n’est qu’à la fin des années vingt qu’un rapprochement s’esquisse, qui se concrétise à partir de 1933 avec la condamnation du régime nazi par les organes directeurs de la CISC [21]. En conséquence de cette convergence idéologique, la CISC obtient en 1934 une représentation au sein du conseil d’administration du BIT, ce qui explique la manœuvre hautement médiatique que la JOC va diriger vers l’OIT : en collaboration avec la CISC, la JOC va en effet préparer de longs mois durant une campagne de pétition de jeunes chômeurs qu’elle déposera solennellement devant les délégués de la CIT de 1935, en réclamant que des normes internationales soient édictées pour répondre à ce problème [22].

12 Le début des années trente voit donc converger vers l’OIT des mouvements qui sont concernés à des titres divers par la question du chômage des jeunes : chacun à leur niveau, ils contribuent à la visibilisation du phénomène en produisant des données, en proposant des mesures, en s’efforçant de provoquer une action normative internationale sur la question. La forte demande dont est saisi le BIT ne peut se comprendre en dehors du contexte international qui prévaut alors : face à la menace des Etats autoritaires qui oppriment les consciences et intègrent de force leur jeunesse dans des structures liberticides et paramilitaires, face aux menaces portées sur les modes de collaboration pacifiques instaurés sous l’égide des institutions sociétaires, le BIT devient le point de ralliement et de convergence d’une demande d’action démocratique dont la jeunesse est tout à la fois le prétexte et le support. Le directeur du BIT, Harold Butler, qui succède à Thomas après le décès de ce dernier en 1932, a bien conscience de l’ampleur des enjeux, tant pour l’avenir des démocraties que pour celui du BIT lui-même : « il s’agit d’un des problèmes les plus importants et les plus angoissants de l’heure présente. Si le BIT ne pouvait apporter une contribution active à la solution des problèmes qui assaillent la jeune génération, il verrait son influence diminuer graduellement dans le monde » [23].

L’expertise à l’œuvre : l’encadrement scolaire du chômage des jeunes

13 En préparant la recommandation sur le chômage des jeunes gens, l’objectif du BIT n’est pas d’édicter une norme internationale, mais plutôt de canaliser les débats nationaux vers un « paquet » de solutions jugées consensuelles par les réseaux d’experts internationaux qui ont contribué à son élaboration. Le BIT va s’efforcer de répondre aux demandes qui convergent vers lui afin de formuler des propositions incarnant illustration de la démocratie et défense du modèle d’intervention sociale dont il s’est fait l’expert. C’est ainsi que dès 1933, alors que le conseil d’administration du BIT commence à peine à débattre du chômage des jeunes [24], les experts du BIT formulent leur ordre de priorité ; la lutte contre le chômage des jeunes ne peut s’opérer que par deux stratégies complémentaires : d’une part, à court terme, le réduire à la source en retardant l’entrée de certaines classes d’âge dans le monde du travail par une prolongation de la scolarité obligatoire [25] ; d’autre part, à long terme, améliorer ses conditions d’insertion dans l’entreprise par une politique ambitieuse de formation professionnelle. En tout état de cause, la question des connexions entre système scolaire et marché du travail devient centrale dans la stratégie d’action du BIT : l’école peut jouer un rôle clé dans la résorption de ce problème social, pour autant qu’elle intègre les objectifs de la nouvelle politique économique dirigiste ambitionnée par le BIT.

14 La première urgence consiste donc à gérer l’afflux des nouveaux travailleurs qui chaque année se présentent sur le marché du travail une fois achevée leur scolarité obligatoire. A cet égard, le BIT propose d’intégrer les systèmes scolaires et parascolaires dans les dispositifs de maîtrise du chômage des jeunes en leur conférant une mission sociale, celle d’absorber et d’encadrer les classes d’âge spécifiquement affectées par le manque de travail. L’axe d’intervention principal touche au cadre scolaire par un allongement de la scolarité obligatoire à quinze ans, consacré au développement de l’orientation professionnelle et au renforcement de l’enseignement technique et professionnel [26]. Cette prolongation permettrait en effet de diminuer le volume global de l’offre de main-d’œuvre juvénile et de parvenir ainsi à un meilleur équilibre entre travailleurs jeunes et adultes. La stratégie du BIT durant le long processus de préparation de la CIT de 1935 va ainsi consister à renforcer le consensus des réseaux d’experts internationaux autour de cette mesure de prolongation de la scolarité obligatoire, pour la construire comme un enjeu non pas seulement pédagogique, mais surtout comme une priorité sociale. Dans un premier temps, le BIT va donc s’efforcer de gagner à la cause de la prolongation de la scolarité toute une série de réseaux représentant les intérêts des milieux philanthropiques ou spirituels. C’est pourquoi, une fois la question du chômage des jeunes portée à l’agenda de la CIT pour 1935, les fonctionnaires du BIT mettent à profit leur représentation dans les plus influents de ces réseaux pour les orienter vers des propositions conformes à la stratégie du BIT, et tout particulièrement sur la question de la prolongation de la scolarité : que ce soit à l’UISE ou au Comité d’entente des grandes organisations internationales, ou encore auprès des mouvements internationaux de jeunesse, l’intervention de fonctionnaires du BIT a été déterminante pour les amener à porter cette question à leurs ordres du jour respectifs [27]. Dans certains cas, les fonctionnaires du BIT vont même jusqu’à rédiger les résolutions que ces réseaux présenteront par la suite devant d’autres organisations internationales [28] : le BIT est ainsi assuré que ses propres positions seront défendues devant ces forums tant par ses propres rapports internes que par ceux des ONG avec qui il est relié. C’est ainsi que l’UISE, habilement influencée par ses contacts au BIT, va contribuer à faire adopter par le Comité de protection de l’enfance de la SDN des résolutions sur le chômage des jeunes qui sont une copie conforme des mesures prônées par le BIT [29]. Le BIT ne se contente pas de préparer en amont le terrain des conférences de la CIT en utilisant la force de pression des ONG, mais il les activera aussi en aval : pour reprendre l’exemple de l’UISE, c’est encore par le biais d’une intervention du BIT que ses propres conférences internationales se concluent par des résolutions favorables à l’implémentation des normes de l’OIT sur la protection des jeunes travailleurs en général, et sur la prolongation de la scolarité obligatoire en particulier [30].

15 L’autre problème majeur pour le BIT est d’opérer une pression horizontale sur les ministères responsables des questions d’éducation. Or, le BIT n’est pas compétent pour se prononcer sur des questions ayant trait à la sphère scolaire, alors même que l’axe principal de ses propositions de lutte contre le chômage des jeunes passe par une réforme d’envergure des systèmes éducatifs. Pour sortir de cette aporie, le BIT va s’appuyer sur les nombreuses associations réformatrices internationales avec lesquelles il a patiemment tissé des liens depuis sa création. C’est d’abord avec le Bureau international d’éducation (BIE), fondé à Genève en 1925, que le BIT met en place une véritable synergie destinée à étudier scientifiquement les volets économiques, sociaux et scolaires liés à cette proposition [31]. Dès 1931, les deux organisations avaient créé un comité de liaison pour travailler sur un certain nombre de questions intéressant les deux institutions, parmi lesquelles la prolongation de la scolarité obligatoire. Cette convergence d’intérêts entre les experts des deux organisations se renforce durant le processus de préparation de la CIT de 1935 traitant du chômage des jeunes : elle s’exprime notamment en 1934 lors de la Conférence internationale de l’instruction publique organisée à Genève par le BIE, précédée par un imposant travail d’enquête auquel les fonctionnaires du BIT participent activement [32]. La conférence elle-même élabore une résolution en faveur de la prolongation de la scolarité au delà de quatorze ans, et souligne que l’âge de la fin des études doit coïncider avec celui de l’âge de l’admission au travail, qui devrait lui aussi être relevé [33]. Autant de points de convergence qui peuvent contribuer, sur les terrains nationaux, à rapprocher les positions et les politiques respectives des ministères du Travail et de l’Instruction Publique. Cette collaboration avec le BIE prépare donc le terrain pour le volet scolaire du paquet de mesures proposé par le BIT à la CIT de 1935 : élévation de l’âge de la scolarité obligatoire et de l’admission au travail dès que les circonstances dans les différents pays le permettront ; mise en place d’une coordination plus structurée entre les administrations de l’instruction publique et du travail.

16 Par ailleurs, la question de la prolongation de la scolarité pose également le problème du contenu et du type d’enseignement qui devra être dispensé pendant cette année supplémentaire. Or, les informations récoltées par le BIT et le BIE depuis le début des années trente révèlent que 75 % des jeunes qui sortent des écoles primaires et accèdent au marché du travail dès l’âge de quatorze ans seront absorbés comme main d’œuvre peu qualifiée par le secteur industriel [34]. C’est pourquoi la recommandation de 1935 propose de consacrer la prolongation de la scolarité à l’enseignement technique et professionnel ainsi qu’à l’orientation professionnelle, afin de former une main d’œuvre apte à s’intégrer dans un tissu économique et industriel en profonde mutation. Les questions connexes de la formation des travailleurs et de leur insertion dans le marché du travail n’étaient pas nouvelles pour le BIT, mais leurs liens avec la question du chômage des jeunes vont leur redonner une actualité brûlante. C’est pourquoi dès 1931, le BIT s’associe à un réseau international d’experts en la matière qui vient de se constituer à Paris. Composé par les directeurs de l’enseignement technique des ministères de l’Instruction publique de plusieurs pays européens, le Bureau international de l’enseignement technique (BIET) constitue dès lors, une véritable clearing house à laquelle le BIT délègue le travail d’expertise dans le domaine de l’enseignement technique et professionnel [35]. De fait, le BIET entretient des relations symbiotiques avec le BIT. Pour les membres du BIET, l’organisation genevoise constitue un moyen pour étoffer leur statut d’expert international ainsi qu’une caisse de résonance pour leurs propositions. Pour sa part, le BIT se repose sur cet organisme qui bénéficie de contacts privilégiés avec les administrations nationales, et aussi de ressources financières indispensables pour organiser des congrès et mener des enquêtes.

17 Ce lien organique va déployer son efficience dans la question du chômage des jeunes : les experts du BIET proposent en effet de se servir de l’enseignement technique et professionnel comme d’un moyen de redressement économique pour résoudre la crise des apprentissages en transférant l’enseignement technique vers les écoles publiques [36]. Cette idée s’inscrit tout à la fois dans l’évolution longue des représentations de la main d’œuvre et dans le contexte spécifique lié à la crise économique. D’un côté en effet, les propositions du BIET participent pleinement au mouvement des partisans d’une organisation rationnelle de l’industrie, pour lesquels l’éducation et l’orientation professionnelle jouent un rôle essentiel [37]. Mais alors que les questions de rationalisation du travail (et avec elle l’orientation professionnelle) suscitaient des réactions mitigées dans le monde ouvrier, leur intégration dans un dispositif global de lutte contre le chômage des jeunes en rend l’adoption plus aisée : limitée à cette catégorie spécifique de travailleurs, et insérée dans l’espace-temps d’une scolarité prolongée, la rationalisation de l’insertion professionnelle des jeunes par la combinaison de l’enseignement et de l’orientation a tout pour satisfaire le mouvement ouvrier. Non seulement le dispositif préconisé lutte contre le chômage des adultes en retirant du marché du travail la classe d’âge des quatorze ou quinze ans, mais en outre il propose une solution acceptable à la pénurie structurelle de main d’œuvre qualifiée en organisant un enseignement professionnel scolarisé moins coûteux pour les parents que les apprentissages payants. Ce type d’enseignement répond aussi à la demande des mouvements de jeunesse dans la mesure où il assure le reclassement professionnel des jeunes chômeurs en les orientant vers les industries manquant d’ouvriers qualifiés. Enfin, le dispositif prôné par le BIT et ses experts ne peut manquer d’intéresser aussi les représentants des patrons : le transfert des formations professionnelles de l’atelier vers les bancs de l’école leur permet en effet de consacrer leurs efforts à leur appareil productif, reléguant les contraintes et les coûts de la formation vers le système scolaire.

18 La question du traitement scolaire du chômage des jeunes gens dans l’Entre-deux-guerres constitue un terrain d’étude privilégié pour saisir les processus d’internationalisation des politiques sociales et éducatives à l’échelle globale. La recommandation votée par l’OIT en 1935 cristallise en effet un processus de fabrication d’un problème social qui se veut « international » dès son origine, dans la mesure où elle est la résultante d’une synergie cultivée tout au long des années trente entre le BIT et plusieurs réseaux internationaux. Retracer les contours et les dénivelés des espaces de complémentarité ainsi que le déploiement de stratégies de subsidiarité entre les organisations et les réseaux internationaux a permis de clarifier un paysage d’interdépendances et de rapports de force fort complexe [38]. Ainsi, on a vu que tout en leur servant de caisse de résonance, le BIT exploite ses relais avec des réseaux spécialisés dans différents domaines afin de dégager un espace des possibles consensuels, qui agira par la suite comme la matrice de dispositifs exportables de maîtrise des risques sociaux (ici, le chômage des jeunes). D’autre part, les acteurs issus de la société civile (syndicalistes, experts, professeurs, réformateurs, etc.) se saisissent de la dimension transnationale comme d’une ressource supplémentaire pour asseoir leurs idées et leurs propositions. A leurs yeux, la sphère transnationale représente un horizon de validation qui confère une légitimité scientifique nécessaire pour rendre acceptables des propositions jusque là difficiles à implémenter au niveau national. Finalement, la question de l’encadrement scolaire prolongé joint les soucis classiques de la « question sociale » telle qu’elle se configure à partir du milieu du XIXe siècle tout en la transformant, dans la mesure où l’école est de plus en plus conçue comme un instrument voué à contrôler les flux de population.


Date de mise en ligne : 01/01/2016.

https://doi.org/10.3917/rhps.005.0047

Notes

  • [1]
    Saunier Pierre-Yves, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 57, 2007, p. 110-126. Pour une discussion plus générale, voir « AHR Conversation : On Transnational History », The American Historical Review, 111, 5, 2006, p. 1440-1464.
  • [2]
    Nardinelli Clark, Child Labor and the Industrial Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 1990.
  • [3]
    Pierrard Pierre, Enfants et jeunes ouvriers en France (XIXe – XXe siècles), Paris, Editions Ouvrières, 1987.
  • [4]
    Bureau international du travail, Conférence internationale du travail, 1ere session, Genève, 1919.
  • [5]
    En 1930, 6 pays membres de l’OIT ont encore un âge de fin de scolarité inférieur à quatorze ans. Cf. Bureau international du travail, Conférence internationale du travail, 1930, Genève, p. 182-183.
  • [6]
    Selon Marjatta Rahikainen, la contribution du travail des enfants au budget familial au XIXe siècle était non pas liée au gain rapporté (très bas), mais au fait que ceux vivant hors du foyer allégeaient les charges d’entretien du foyer. Cf. Rahikainen, Marjatta, Centuries of Child Labour : European Experiences from the 17th to the 20th Century, London, Ashgate, 2004.
  • [7]
    En Angleterre en 1914, 40 % des enfants quittent l’école primaire avant l’âge de quatorze ans. Cf. John Lawson & Harold Silver, A Social History of Education in England, London, Methuen and Co., 1979, p. 384.
  • [8]
    Sur la protection de l’enfance au XIXe siècle en Europe, voir Dupont Bouchat, Marie-Sylvie et Pierre Eric (éd.), Enfance et justice au XIXe siècle : essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance (1820-1914), Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
  • [9]
    Sur les conventions de l’OIT de 1933 concernant l’assurance-chômage et les bureaux de placement voir Lespinet-Moret Isabelle et Liebeskind Ingrid, « A. Thomas, le BIT et le chômage : expertise, catégorisation et action politique internationale », in Alya Aglan et al. (éd..), Albert Thomas, société mondiale et internationalisme. Réseaux et institutions des années 1890 aux années 1930, Paris, Les Cahiers Irice, n° 2, 2008.
  • [10]
    Archives d’Etat de Genève (AEG), AUISE, AP 92 R/12/1 : Mémorandum du BIT, 20 février 1934.
  • [11]
    AEG, AUISE, AP 92/1/9 : Comité exécutif du 2 septembre 1931.
  • [12]
    Archives du BIT (ABIT), Y 7/01/2/1, UISE : lettre de G. Thelin du BIT à l’UISE, 26 février 1931.
  • [13]
    Elle a en effet des comités affiliés dans les pays centre-européens qui sont les premières à visibiliser ce phénomène. ABIT, Y 7/01/2/1, UISE : Commission du chômage des jeunes gens, 13 septembre 1932.
  • [14]
    ABIT, U22/0 : Rapport au conseil d’administration sur le chômage des jeunes, février 1933.
  • [15]
    ABIT, Y 7/01/2/1, UISE : Enquiry on children and unemployment, 18 november 1932.
  • [16]
    Voir à ce sujet les analyses contemporaines dans Duthil Gérard et Paquet Estelle, Le chômage des jeunes en Europe, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [17]
    Bouneau Christine, « La jeunesse socialiste et l’action internationale durant l’Entre-deux-guerres », Le Mouvement social, n° 223, 2008, p. 42.
  • [18]
    Bureau international du travail, Procès verbaux de la 61e et de la 62e session du conseil d’administration du Bureau international du travail (1933), Genève, BIT, 1933.
  • [19]
    Sur cette organisation, voir Wynants Paul, « La Jeunesse ouvrière chrétienne face au chômage des jeunes (1931-1936) », Revue belge d’Histoire Contemporaine, 10, 3, 1979, p. 461-482.
  • [20]
    De Laubier Patrick, Histoire et sociologie du syndicalisme (XIXe-XXe siècle), Paris, Masson, 1985.
  • [21]
    ABIT, D 600/529 : rapports du BIT avec la CISC, notamment D600/529/12 : conseil de direction de la CISC, Strasbourg, juillet 1933.
  • [22]
    ABIT, D 600/529/14 : Réunion du Conseil de la CISC, mai 1935 à Metz.
  • [23]
    Bureau international du travail, Procès verbaux de la 62e session du conseil d’administration du Bureau international du travail, Genève, avril 1933, p. 146.
  • [24]
    C’est le conseil d’administration du BIT qui décide deux ans à l’avance de l’agenda de la CIT.
  • [25]
    ABIT, U 22/0 : Note de Fuss du 9 juin 1933. Le BIT aurait pu aussi proposer de baisser l’âge de la retraite, mais les systèmes d’assurance sociale qui ont été développés suivant les conventions de l’OIT durant les années vingt sont encore trop récents pour que des modifications du système soient envisageables sans remettre en cause leur fragile équilibre budgétaire.
  • [26]
    Un deuxième axe d’intervention cible le domaine parascolaire en préconisant un nouvel encadrement du « temps libre » des jeunes chômeurs et la création, d’ailleurs très contestée, de camps de travail dispensant une formation à la fois morale et professionnelle.
  • [27]
    AEG, AUISE, AP 92/1/10 : Comité exécutif du 30 octobre 1934. G. Thélin du BIT suggère justement à l’UISE de choisir comme sujet d’étude la question du chômage des jeunes en relation avec la prolongation de la scolarité obligatoire.
  • [28]
    ABIT, RL 01/4 : relations entre le BIT et le Comité d’entente des grandes organisations internationales, novembre 1933.
  • [29]
    AEG, AUISE, AP 92/1/10 : Résolution de l’UISE au CPE sur la prolongation de la scolarité obligatoire, 16 janvier 1935.
  • [30]
    ABIT, UISE, D 600/406/14 : Congrès balkanique de la protection de l’enfance, avril 1936. G. Thélin, membre de l’UISE et fonctionnaire du BIT assiste au congrès en tant que représentant du BIT. Le déroulement du congrès et les résolutions prises sur la question des jeunes chômeurs lui doivent beaucoup : par l’ensemble de ses résolutions, le congrès endosse en effet les mesures prônées par la CIT de 1935 et encourage les organisations privées qui y sont représentées à tout faire pour en hâter l’adoption dans leur propre pays.
  • [31]
    ABIT, ED 1000/13/8 : Educational activities. « La prolongation de la scolarité obligatoire » (note de Piaget pour le comité de liaison du 6 mars 1931).
  • [32]
    Piaget explique comment le partage des tâches d’expertise entre le BIE et le BIT devrait suivre les sphères de compétence et de légitimité scientifique des deux organisations. Le BIE se bornerait à étudier les expériences en vigueur dans les écoles des divers pays et à recueillir les opinions de psychologues, d’éducateurs, des autorités scolaires et des organisations pédagogiques. Sur les questions éducatives, le BIT s’occuperait des problèmes touchant au monde du travail et notamment à l’attitude du patronat et des organisations ouvrières. Voir ABIT, ED 1000/13/8, Educational activities. Comité de liaison entre le BIT et le BIE (1930-1946), 6 mars 1931.
  • [33]
    Dans ce sens, la présence du BIT à la Conférence internationale de l’instruction publique est conçue comme un moyen de pression sur les gouvernements nationaux. ABIT, ED 1000/13/8 : IIIe Conférence internationale de l’instruction publique, Genève, 1934.
  • [34]
    BIT, op. cit., 1935, p. 32.
  • [35]
    En 1931, le comité international de celui-ci regroupe les principaux responsables de l’enseignement technique français et belge, auxquels s’ajouteront en 1932-1933 un représentant allemand, anglais et italien.
  • [36]
    ABIT, ED1000/41/2 : « L’enseignement technique. Son rôle dans le redressement économique », 1936
  • [37]
    Chapoulie Jean-Marie, « Représentations de la main d’œuvre, actions parlementaires et administratives. Le développement de l’enseignement technique entre les deux guerres », Vingtième Siècle, n° 88, 2005, p. 33.
  • [38]
    Pour d’autres exemples de « relation symbiotique » entre le BIT et des associations internationales, voir Kott Sandrine, « Une « communauté épistémique » du social ? Experts de l’OIT et internationalisation des politiques sociales dans l’Entre-deux-guerres », Genèses, n° 71, 2008, p. 40-41 et Rosental Paul-André, « Géopolitique et État providence. Le BIT et la politique mondiale des migrations dans l’Entre-deux-guerres », Annales. Histoire, sciences sociales, 61, 1, 2006, p. 113.
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